Jackson Pollock - Petites histoires d`artistes

Transcription

Jackson Pollock - Petites histoires d`artistes
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JACKSON POLLOCK (1912-1956)
Danse autour de la toile
New York, 1943. Aux Etats-Unis, un artiste d’avant-garde invente un nouvel art de peindre…
Jackson Pollock raccrocha le téléphone.
Peggy Guggenheim était très en colère. Elle avait organisé une grande fête pour inaugurer sa nouvelle villa et elle
attendait le tableau de Jackson pour décorer son hall d’entrée. Cela faisait plus de six mois qu’elle lui avait
commandé une œuvre. Et maintenant, elle lui donnait 24 heures pour la lui apporter.
Jackson restait là, les bras ballants, dans la grande pièce vide.
Devant lui, une immense toile clouée au mur. Blanche.
Il avait dû abattre la cloison de son petit appartement pour l’installer. Elle faisait six mètres de large.
Il n’avait plus le choix. Les désirs de Peggy étaient des ordres.
Jackson Pollock :
Mural, 1943.
Il avala une grande rasade de whisky et se lança à l’assaut de la toile avec l’énergie du désespoir.
Engageant tout son corps comme un boxeur au dernier round, il zébra l’espace vertical d’une large écriture gestuelle.
Comme la toile était beaucoup plus grande que lui, il marchait le long du mur à grandes enjambées et peignait à
grandes brassées, rythmant les mouvements du pinceau au balancement de ses pas. Les premières figures qu’il avait
tracées avaient depuis longtemps disparu, ne laissant sur la toile qu’un réseau de lignes dynamiques organisées
comme des corps animés. Il travailla toute la nuit avec sauvagerie.
Le lendemain, à midi, il avait terminé le tableau de Peggy et tout son stock de whisky.
Copyright : Sylvie Léonard – Petites histoires d’artistes – 2012
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Peggy Guggenheim fut enchantée et, malgré quelques grincheux qui parlèrent de macaronis trop cuits, beaucoup,
parmi ses prestigieux invités, commencèrent à murmurer qu’un grand artiste était né. L’organisation de la toile était
tout à fait nouvelle, sans centre, sans marges, all over, comme une énergie brute se déployant à l’infini.
Avec l’argent du tableau, Jackson acheta une petite ferme à Long Island et s’y installa avec sa compagne.
Il aménagea dans la grange un vaste atelier où il allait enfin pouvoir travailler comme il le voulait.
Et dans le silence de la grange, Jackson déroula, pour la première fois, une immense toile par terre, sur une grande
bâche, et commença à la peindre, comme ça, à même le sol.
En peignant sur cette surface horizontale, il eut soudain l’impression de se libérer des lourdes contraintes de son
corps. Ses gestes n’étaient plus arrêtés par la dimension de ses bras ni par les limites de sa taille.
Jackson Pollock :
Full Fathom Five, 1947.
La comète, 1947.
Tournant autour de la toile, il découvrit qu’il pouvait lancer la peinture au bout de son pinceau dans un geste
beaucoup plus large, et que plus rien n’arrêtait.
Avec un pot de peinture percé, il balançait de grandes giclées de couleurs sur toute la surface. Il ne touchait même
plus le support, couvrant la toile d’un labyrinthe de coulures entrelacées, fouettées de giclures tourbillonnant au
rythme de ses pulsions.
Jackson peignait de tout son corps, avec une énergie farouche, animé comme un chamane d’une puissance soudaine
qui semblait le dépasser. A la fin de chaque séance, il s’effondrait, épuisé, comme s’il sortait d’une transe. Il avait
l’impression qu’à chaque fois, il engageait dans sa peinture toutes ses souffrances d’enfant et toutes ses colères
d’homme. Et ceux qui le regardaient travailler comprenaient que la véritable œuvre d’art n’était pas seulement sur la
toile, mais qu’elle était toute entière contenue dans ce moment intense de peinture en action, d’action painting.
Copyright : Sylvie Léonard – Petites histoires d’artistes – 2012
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Jackson utilisait pour peindre tout ce qui lui tombait sous la main : pinceau, bâton, couteau, brosse, truelle. Pour
donner plus de corps à la matière, il mélangeait sa peinture avec du sable, de la terre, du verre pilé, des goudrons,
des cendres. Et il n’était pas rare qu’on retrouve dans ses tableaux des boutons, des allumettes, des clous, des clés,
des mégots, des bouchons, des capsules qui étaient tombés de ses poches.
Lorsqu’ il avait terminé une toile, il la découvrait comme une chose étrangère, presque inconnue. Il mettait la toile
sur un mur et là, il la recadrait en ne gardant que l’espace le plus intense, le plus fort et le plus dynamique.
Jackson Pollock :
Peinture, 1948.
Hans Namuth :
Pollock dans son atelier, 1950.
Le bruit courut bientôt dans New York qu’un jeune peintre « expressionniste abstrait », très inspiré, avait
inventé une nouvelle manière de peindre, l’égouttage – le dripping.
Ce qui impressionnait le plus les critiques, c’était cette façon qu’avait Jackson de tout risquer sur une toile :
le risque de tout rater par maladresse, le risque de tout gâcher au dernier moment, le risque de se répéter, de perdre
sa force. Le risque de se perdre lui-même, aussi, dans cette sorte de folie sans contrôle.
Un jeune cinéaste, Hans Namuth, lui demanda un jour s’il pouvait filmer son travail.
Devant la caméra, Jackson entra dans l’espace de la toile comme dans une arène. A coups de pinceaux libres et
puissants, il se lança de tout son être dans un acte créatif total. Comme une danse chamanique autour de la toile.
Enfant, il était fasciné par les pratiques rituelles des Indiens Navajos.
Le film d’Hans Namuth fit le tour du monde et Jackson Pollock entra vivant dans la légende de l’art contemporain.
Copyright : Sylvie Léonard – Petites histoires d’artistes – 2012