naissance et renaissance des démocraties en amérique du sud
Transcription
naissance et renaissance des démocraties en amérique du sud
N° 17 • Janvier 2011 LA RÉPUBLIQUE EN DANGER Gérard RAMIREZ DEL VILLAR NAISSANCE ET RENAISSANCE DES DÉMOCRATIES EN AMÉRIQUE DU SUD Voyez comme ils sont beaux, tous ces bicente- naires ! Comment ne pas se réjouir, en effet, à la vue de la carte politique du continent sud-américain, en cette fin d’année 2010, quelques deux cents ans après son indépendance ? Voilà un territoire immense qui n’héberge ni dictateur, ni roi, ni empereur, ni ayatollah ! Fini le général-président, avec ses lunettes noires, ses moustaches, son uniforme chamarré et ses hommes en treillis. Dans le cortège de ceux qu’on ne veut plus trouver que dans les films ou dans les livres, il a rejoint, pour toujours, on l’espère, le conquistador sans pitié, sa soif de l’or et ses fusils. Quelle autre partie du monde peut en dire autant ? Aucune ! DEUX FOIS QUINZE ANS De manière assez étonnante, cette marche de l’Amérique du Sud vers le « tout démocratique » aura pris autant de temps qu’auront duré les guerres d’indépendance ayant conduit à la création des Etats qui le composent : une quinzaine d’années. La libération du sous-continent commencera, elle, en 1810 avec l’insurrection générale des colonies espagnoles d’Amérique du Sud et continuera jusqu’à ce que Simon Bolivar libère le Pérou en 1824. Quant au tournant démocratique qui a conduit à la situation d’aujourd’hui, il s’est s’amorcé avec la fin, au Chili, du régime Pinochet (1990) pour se poursuivre jusqu’en 2005-2006, période intense où le « Nouveau Monde » entra dans le « monde nouveau » ! Entre octobre 2005 et décembre 2006, onze élections présidentielles, très souvent couplées avec des élections législatives, se seront tenues en Amérique latine, dont sept en Amérique du Sud ! Soit 85 % de la population, appelée aux urnes en moins de quinze mois ! UNE FEMME SINGULIÈRE Sur le terrain, les opérations se sont correctement déroulées et l’on a pu assister à de belles et réjouissantes surprises. Au Chili, par exemple, c’est une femme très singulière, Michelle Bachelet, qui est élue Présidente en 2006. Non pas qu’elle fût la première dame à occuper un tel poste - rappelons-nous Violetta Chamorro en 1990 au Nicaragua et Mireya Moscoso au Panama en 1999 - mais en raison de son parcours : femme chirurgien, divorcée, mère de trois enfants, torturée sous la dictature de Pinochet, tout comme son père, général loyal à Allende et qui le paya de sa vie. Quelques mois auparavant, c’était Juan Evo Morales Ayma, dit Evo Morales, qui marquait les esprits en remportant l’élection présidentielle bolivienne de 2005. Là encore, un beau symbole donné au monde, non pas qu’il fût le premier Président indien (d’origine Aymara) élu - avant lui, Alejandro Toledo (d’origine Quechua) conduisit le Pérou entre 2001 et 2006 - mais parce qu’il venait du combat syndical après avoir connu la vie (pauvre) de bien des enfants de sa condition : le travail aux champs en guise d’école primaire... Alejandro Toledo, lui, avait eu la chance d’obtenir des bourses, pour finalement sortir, doctorat en poche, de la prestigieuse université californienne de Stanford. 39 LA RÉPUBLIQUE EN DANGER LULA, CHÁVEZ, OU L’ADIEU À LA MISÈRE Ce sont là quelques exemples de la vitalité de la démocratie en Amérique du Sud et de sa capacité à déplacer les lignes de force, mais l’on pourrait également citer Nestor Kirchner (en 2003) qui sortit l’Argentine de la crise économique, Rafael Correa Delgado (Equateur, 2007) et son engagement écologiste ou Dilma Rousseff (2010), nouvelle Présidente du Brésil, qui eut à souffrir de la prison et de la torture pendant sa jeunesse. Parallèlement à cette vague démocratique, malgré certaines inégalités parfois criantes et une violence pas toujours contenue, la situation du sous-continent a également été bouleversée sur le plan économique et social, des millions, voire des dizaines de millions de personnes, sont sorties de la misère : difficile de ne pas y voir une corrélation avec la politique. Cela s’est particulièrement vérifié dans deux pays, le Brésil et le Vénézuela, conduits par ces personnalités si charismatiques que sont Luiz Inacio Lula da Silva, dit Lula, et Hugo Rafael Chávez Frías, dit Hugo Chávez. D’une manière générale, le phénomène démocratique s’est installé durablement sur le continent. Les élections passent, les majorités se font et se défont, les Présidents sont réélus ou non. Les observateurs sont d’accord : ni la droite ni la gauche ne songeraient plus à prendre le pouvoir par la force ou hors du processus électoral : le jeu des alliances locales entre Etats s’y oppose et les peuples concernés (comme récemment en Equateur) ainsi que les Etats-Unis, le verraient aujourd’hui d’un très mauvais œil... L’ACCENT LATINO DE LA DÉMOCRATIE Pour d’autres raisons aussi, on peut se réjouir de cette traversée de l’Atlantique par la démocratie. C’est qu’au contact de ces terres de mythes, de légendes et d’immigration, la belle a fini par prendre un léger accent sud-américain dont nous-mêmes, nous nous imprégnons sans le savoir. Elle a ainsi adopté avant tout le monde la démocratie participative, dont la première manifestation d’ampleur s’est déroulée en 1989, avec le vote du budget participatif de la ville de Porto Alegre au Brésil. Une initiative que d’aucuns ont pu qualifier d’expérience de démocratie directe « sans équivalent dans le monde » et qui s’est reproduite, comme on le sait, de différentes façons en France. Dans un autre domaine, celui de la vie politique, l’ultra-médiatisation, voire la starisation des chefs d’Etat, parfois insupportable mais croissante, est une pratique qui nous vient de l’Amérique du Sud. Il suffit de revoir, avec grand 40 N° 17 • Janvier 2011 plaisir, ces bains de foule pris par Lula, l’euphorie qui l’habite et la ferveur de ses supporters, une frange de la population qui vient certes des favelas de Rio mais aussi des riches milieux de la haute finance de Sao Paulo. INÉPUISABLES, IMPRÉVISIBLES, INIMITABLES La fièvre est un peu la même au Venezuela, sans doute moins partagée par « ceux d’en haut », mais tout aussi tentante, vue du Vieux Continent. Cependant, que nos dirigeants se méfient s’ils se lancent dans ce jeu d’imitation, car l’original est hors normes ! D’abord, parce qu’il obtient des résultats (des promesses à la fois simples, concrètes et... tenues) mais aussi qu’il sait payer de sa personne : Hugo Chávez, par exemple, intervient régulièrement à la radio pendant plusieurs heures où il parle, discute en direct avec les auditeurs, prend des décisions, chante, commente le football... Quant à Lula, s’il a incarné le Brésil aux yeux de tous, c’est pour son bilan, mais aussi peut-être parce qu’il a, enfant, ciré des chaussures, vendu des cacahuètes et, ouvrier métallurgiste, perdu un doigt dans une machine. Un destin de lutte, de chair et de joie. On ne s’étonnera pas non plus que, sur ces terres où Pelé, Maradona et tant d’autres virtuoses ont vu le jour, les hommes d’Etat nous gratifient de temps en temps d’un dribble ou d’un contre-pied des plus déroutants... et des plus efficaces. C’est Lula, l’ancien syndicaliste, qui nomme à l’Industrie le tout-puissant Président du patronat de São Paulo, Gilberto Gil à la Culture et qui fait de sa « terre d’avenir » un acteur très présent du monde multipolaire qui se dessine aujourd’hui. Difficile à imaginer sous nos latitudes, tout comme on verrait mal un Président annoncer comme Rafael Correa, une fois élu, la division par deux de son salaire - tiens, tiens… - et la diminution du traitement de ses hauts fonctionnaires. « J’AI LABOURÉ LA MER » Pour autant, si vif et chantant que puisse être cet accent sud-américain de la démocratie et de la République, il se teinte aussi d’une nuance de mélancolie et de tristesse. Celle de Simon Bolivar, le Libertador, au soir de sa vie, quand il sait que l’intégration latino-américaine ne se fera finalement pas. « J’ai labouré la mer », écrira-t-il à propos de ce rêve perdu de l’unité d’un continent qui, pourtant, possédait une langue en partage (à part le Brésil) et avait combattu un ennemi commun. Là encore, ce N° 17 • Janvier 2011 LA RÉPUBLIQUE EN DANGER projet commun d’une union pacifique, à l’instar de la démocratie participative ou du dynamisme parfois exubérant de ses élus, nous est parvenu comme un parfum d’Amérique du Sud. On pense évidemment au projet qu’ont porté les Pères de l’Europe, au-delà de Napoléon et des deux Guerres mondiales. Et quelle que soit la forme qu’on lui souhaite, cette inspiration (aspiration ?) qui faillit voir le jour sur une terre ou nombre d’Italiens, d’Espagnols, d’Allemands, de Français vinrent émigrer en leur temps, fait plus que jamais partie de notre condition de Français. PAROLE AUX FORÊTS, AUX OCÉANS, AUX ANIMAUX A l’heure où la démocratie et les usages républicains semblent bousculés, cette relation si personnelle de l’Amérique du Sud avec la démocratie peut, et doit, nous servir d’exemple. A nous d’imprimer une nouvelle marque, de nouveaux rêves et de nouveaux desseins à la démocratie. Qui sait s’ils n’iront pas poursuivre leurs chemins en Amérique, en Asie, en Afrique sous leur forme et avec leur personnalité FONDATION SELIGMANN propre ? Les pistes pour améliorer le « système » ne manquent pas. On pourrait peut-être d’abord faire en sorte que l’élection présidentielle de 2012 ne soit plus cette « obsession française » - du moins celle des « élites » - qui finit par nous paralyser un peu plus chaque jour. En outre, et afin de renforcer l’intérêt de tous autour de projets communs, pourquoi ne pas abaisser l’âge de la majorité électorale à quinze ans ? Après tout, les plus jeunes descendent bien dans la rue quand il le faut, eux qui vont « payer » nos retraites et « hériter » des excès de leurs aînés (changement climatique, pollution, précarité...). Dans le même temps, on accorderait une « voix double » aux plus de cinquante ans, préoccupés à la fois par leur présent et par l’avenir de leurs enfants. Et puis, projet encore plus global et universel, il serait enfin temps pour nous, dans les instances délibérantes, de donner, comme le propose Michel Serres, la parole aux représentants des forêts, des océans, des animaux... A moins que l’Amérique du Sud ne le fasse avant nous. Elle en est bien capable ! Gérard RAMIREZ DEL VILLAR Journaliste www.fondation-seligmann.org Le site de la Fondation Seligmann évolue. Vous y trouvez : POUR VIVRE ENSEMBLE - Toutes les informations sur la Fondation Seligmann ; - Ses activités : projets aidés à Paris et en Essonne, bourses attribuées ; - Le journal Après-demain avec les sommaires des numéros depuis 1957. Vous pouvez télécharger les fiches de demande d’aides, les fiches projets pour le concours ainsi que le bon de commande pour le journal Après-demain. Vous pouvez vous abonner ou commander des numéros en ligne. Vous pouvez télécharger des articles parus depuis 2007. Sur ce site vous retrouvez toutes les informations sur le Prix Seligmann contre le racisme. 41