1- L`affirmation et l`autonomie du monde ouvrier dans un ordre

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1- L`affirmation et l`autonomie du monde ouvrier dans un ordre
Histoire des Arts : la représentation de la figure ouvrière
Les supports
 La grève, R. Koehler, 1886
 Blood ist die beste sauce, in Gott mit uns, Grosz, 1919
 La fresque murale du Ministère des Finances, Berlin, Max Lingner, 1952
Sitographie
 http://www.dhm.de
Le tableau de R. Koehler est exposé au Deusches Historisches Museum de Berlin. On trouve sur le site du musée, une
brève notice de l’œuvre mais surtout une exposition en ligne « La grève : mythe et réalité ».
 http://www.moma.org/explore/collection/ge
Une partie des œuvres de Grosz sont visibles sur le site du MoMa dans la rubrique « German Expressionism, works
online ». De nombreuses lithographies de la période révolutionnaire sont accessibles avec des notices en anglais.
 www.mesallemagnes.net
Une présentation de la fresque a été réalisée par un collègue, J. Omnès : elle est disponible sur son blog et
développe les enjeux de mémoire autour de la fresque et de ce bâtiment officiel.
Le choix de ces trois œuvres répond aux mêmes investigations que celles tentées dans le travail précédent. On
cherche à montrer comment la représentation de la figure ouvrière ne s’inscrit pas seulement dans la vision
particulière d’un auteur mais aussi dans un contexte idéologique fort et qui la nourrit. Ce travail sur des œuvres
d’art doit permettre d’entrer dans le thème.
On reprend les trois moments déjà évoqués :
 La figuration du monde industriel qui s’épanouit dans l’Allemagne impériale à la fin du 19 ème siècle. Le
tableau de R. Koehler sert à montrer les évolutions sociales d’un monde ouvrier qui se structure par le bas
et d’un monde bourgeois, méfiant à l’égard de cette forme de contestation de sa domination.
 La figuration du spectacle des rues des grandes villes pendant les années révolutionnaires de la
République de Weimar. Ce thème majeur de l’expressionnisme allemand montre le discrédit profond des
élites et des classes dirigeantes et la recherche par l’intelligentsia et les avant-gardes de nouveaux
modèles.
 La figuration de la société socialiste « réelle » au début de la RDA. Les pressions politiques tant sur le fond
que sur la forme illustrent les ambiguïtés de la question ouvrière en RDA : les travailleurs sont convoqués
comme modèle mais dans un cadre si ferme tel que cette idéalisation devient démobilisatrice, coercitive
et criminelle.
1- L’affirmation et l’autonomie du monde ouvrier
dans un ordre bourgeois et impérial : La grève, R. Koehler (1886)
 Eléments biographiques
Robert Koehler (1850-1917) est un peintre germano-américain : sa famille originaire de Hambourg en Allemagne,
émigre aux Etats-Unis, à Milwaukee, un des principaux foyers de cette immigration germanique après la révolution
de Mars 1848. Cette communauté installée sur les Grands Lacs est animée d’une vie culturelle et politique intense (la
ville comptera trois maires socialistes) et elle s’ancre dans une industrialisation que reconnaitra Koehler en
Allemagne.
Issu d’une famille modeste, fait des études pratiques (lithographie) avant de se tourner vers les Beaux Arts et, c’est
dans ce cadre, qu’il réalise plusieurs aller-retour avec sa terre natale. Il peint La Grève à Munich en 1886 mais expose
le tableau aux Etats-Unis avec un certain succès en pleine vague de grèves pour la revendication des huit heures
(Massacre de Haymarket). Koehler est aussi connu pour sa toile Le Socialiste mais l’essentiel de sa carrière sera
consacrée à des portraits et à l’enseignement académique.
 Analyse de l’oeuvre
On peut aisément rattacher cette œuvre au courant réaliste. Le tableau montre une certaine familiarité de l’artiste
avec le sujet et l’évocation de la vie ouvrière et même une certaine empathie : à la réaction entière et humaine des
ouvriers correspond une attitude froide et statique du patron. Pourtant ce tableau n’est pas un brûlot pour la lutte
des classes.
Certes le tableau construit un jeu d’oppositions entre le monde bourgeois (ses vêtements, son « château », ses
attitudes corporelles hiératiques) et le monde ouvrier (le faubourg, les vêtements déguenillés) et il légitime la
Histoire des Arts : la représentation de la figure ouvrière
revendication ouvrière contre l’indignité des conditions de vie imposée aux travailleurs. La mère de famille en retrait
avec ses deux enfants, ses guenilles ou l’enfant pieds nus expriment cette détresse.
Le face à face est tendu. A l’attitude fermée du patron répond la colère : celle d’attroupements en train de naître,
celle du leader en chemise rouge qui hausse le ton et point un doigt dénonciateur, celles des ouvriers poings fermés,
manches retroussées, de celui bras ouverts qui fait part de son exaspération à une femme et bien sûr de cet autre
qui est sur le point de jeter une pierre. On devine que la scène puisse dégénérer en affrontements violents.
Le tableau met en scène le modèle « paternaliste » qui prévaut alors largement. Le « château » du patron marque un
territoire dominé (l’usine et ses faubourgs), les relations sont individuelles (les ouvriers identifient, connaissent leur
patron, une des domestiques connait les grévistes, signe qu’elle est sûrement issue de ces familles ouvrières). Le
patron se tient en haut des marches, sûr de son bon droit, il n’a pas peur contrairement à son contremaître ou à son
comptable et son attitude hiératique traduit un certain aristocratisme.
La tension exprimée par ce tableau résulte aussi du constat que ce modèle ne tient plus, la crainte n’est plus
suffisante pour contenir la colère. Le tableau met en scène cependant une alternative avec le surgissement de ce
leader ouvrier en chemise rouge, qui s’interpose entre le patron et ses camarades et leur sert de porte-parole. Ce
type de figure, celle de « l’homme de confiance » (qui correspondrait en France au délégué d’atelier) est la cheville
du mouvement syndical et socialiste car c’est autour de telles figures que l’organisation se coagule. La confrontation
sociale peut devenir une négociation, elle doit le devenir sous peine de péril, nous dit le tableau, les cartes sont dans
les mains de la bourgeoisie qui doit changer d’attitude.
2- La question du rôle historique du prolétariat
La brochure Gott mit uns, G. Grosz, 1919 à travers deux dessins.
 Eléments biographiques
George Grosz (1893-1953) participe à la 1ère Guerre Mondiale et prend une part active à la révolution allemande dès
novembre 1918 notamment aux combats dans Berlin. Politiquement, il rejoint le KPD et anime l’avant-garde
artistique berlinoise, notamment le Mouvement Dada puis l’Ecole de la Nouvelle Objectivité. Il ne disjoint pas ces
deux activités, l’art est au service de la propagande pour la révolution. Le choix du support, des dessins à l’encre,
destinés à être reproduits sous forme de brochures imprimées, est révélateur de cet art non académique et qui veut
prendre part au combat de rue. Ces choix valent alors de nombreux déboires à Grosz, des procès, des amendes et
comme d’autres de ses brochures, celle-ci, éditée en 1919-1920, est condamnée par la justice au pilon pour
diffamation contre l’armée.
 Analyse de l’oeuvre
On retrouve ici un thème cher à Grosz, celui d’une société duale, le monde bourgeois et le monde ouvrier se
côtoient mais s’excluent absolument.
Le monde ouvrier présenté ici est celui de la révolution avec une scène qui représente la répression d’une
manifestation par la police et l’armée : les Corps Francs sont des morceaux de l’armée impériale alors démobilisée et
qui conservent une organisation conservatrice et militariste symbolisée ici par le « casque à pointe » d’un officier
prussien. Cette scène de guerre civile où apparaissent les baïonnettes, les grenades les revolvers mais aussi le sabre
au clair fonctionne comme une réminiscence de la guerre mondiale dont elle n’est que l’aboutissement ultime.
L’ensauvagement de la société, sa brutalisation se lit dans les sourires de contentement des soldats qui massacrent
avec un plaisir sadique. A l’inverse, la gravure montre les ouvriers manifestants, armés de seuls drapeaux et livrés à
de véritables tortures. La figuration des ouvriers n’est pas centrale comme dans de nombreux tableaux de Grosz, son
communisme est d’abord celui d’un rejet du monde bourgeois et de ses valeurs et l’on est loin de l’ouvriérisme de
commande qui sera à l’œuvre de la période suivante.
Le monde bourgeois apparaît en bas de l’image. La juxtaposition peut faire penser à une scène de restaurant, le
spectacle de la rue s’offrant à travers une vitre. Le procédé est courant chez Grosz mais aussi chez Apollinaire en
France ou chez les futuristes italiens et traduit le goût nouveau pour le spectacle dynamique des grandes villes et
leur frénésie, la ville étant l’essence du monde moderne sans le fard de l’idéalisation idyllique. Symboliquement tout
de même, le choix de placer en bas la scène bourgeoise traduit aussi une inversion des valeurs communes : le basfond, c’est désormais le monde bourgeois décadent.
Le monde bourgeois est figuré avec deux personnages aux défauts physiques exagérés. Il s’agit de reprendre
l’opposition classique des « gros » et du « menu peuple », de ceux qui ont faim et de ceux qui se goinfrent. Ce choix
véristes permet aussi d’appuyer sur les effets de l’âge et il est le signe d’un monde arrivé à sa fin, dirigé par
d’impuissants vieillards et parvenu au stade de son pourrissement. Ce monde est au bord de la tombe, son
matérialisme le condamne car la matière est condamnée à la putréfaction. Comme pour les natures mortes, la
Histoire des Arts : la représentation de la figure ouvrière
sophistication de la table et des mets rappelle également ce thème de la décadence et de la corruption : « la
meilleure sauce, c’est le sang ». Effectivement, le sang du manifestant coule au-dessus des coupes. Finalement, l’on
n’est pas si loin de l’eschatologie chrétienne.
Des textes elliptiques apparaissent en sous-titres. « Ecrasez la famine » la formule lapidaire et violente est double : il
s’agit aussi bien de la revendication impérieuse d’en finir avec la faim et de dénoncer le chaos imposée par les
classes dirigeantes et leur guerre ; il s’agit aussi du cynisme des classes dirigeantes qui répondent aux revendications
par la répression. « Les communistes tombent, les profits montent » : l’aphorisme traduit l’antagonisme irréductible
des deux forces ennemis, le capitalisme et le communisme. « La meilleure sauce, c’est le sang » exprime le degré
ultime de la dégénérescence avec un retour à l’anthropophagie primaire. L’utilisation du français, de l’anglais et de
l’allemand sert de manifeste à un art qui se veut lui aussi internationaliste et à une revendication politique qui voit
au-delà des frontières. Il s’agit de dénoncer la barbarie à laquelle a mené le nationalisme chauvin.
3- Les ambiguïtés de l’idéalisation de la figure ouvrière
La fresque de la Maison des Ministères, M. Lingner, 1952
 Un lieu berlinois et ses mémoires
Le lieu mérite d’abord un commentaire. Le bâtiment a été érigé par le Troisième Reich pour abriter les locaux du
Ministère de l’Aviation de Goering et il était orné d’une première fresque en l’honneur des armées. Le bâtiment a
ensuite été occupé par l’administration soviétique avant d’être réaffecté au nouveau gouvernement de RDA qui veut
en faire une vitrine pour le régime. Un concours est lancé en 1950 pour remplacer la fresque nazie, il est remporté
par Max Lingner (1888-1959) ; le projet est réalisé en 1952, comme le dit la plaque commémorative, par « 14
peintres de la Manufacture d’Etat de porcelaine de Meissen ». Un an plus tard, en juin 1953 les manifestations de
protestation des ouvriers du bâtiment contre l'augmentation des normes de travail (qui équivalait à baisser le taux
des salaires) part des chantiers de la Stalinallee et débouche le 16 juin sur une manifestation devant la Maison des
ministères, siège du gouvenement. Aux revendications salariales s'ajoutent rapidement des revendications politiques
(élections libres). Les troupes soviétiques répriment le mouvement, qui fait tache d'huile dans plusieurs villes de
RDA. Il y a 55 victimes, puis des condamnations à mort et à des peines d'emprisonnement. La date anniversaire du
16 juin devient fête nationale en RFA. Dès 1993, des associations mémorielles obtiennent de pouvoir célébrer la
manifestation devant ce bâtiment devenu entretemps le Ministère des Finances. Deux projets concurrents voient le
jour : le premier émane du gouvernement (des photos géantes de la manifestation de 1953 sont installées dans la
dalle), un autre des associations mémorielles (des photos géantes imprimées sur tissu sur toute la hauteur des
bâtiments adjacents et qui recherchent une meilleure visibilité). Ces dispositifs traduisent à la fois le souci de
maintenir en place la fresque de Lingner comme témoignage du passé communiste et de lui répondre par
l’affirmation de contre-valeurs démocratiques.
 Eléments biographiques
Max Lingner (1888-1959) est devenu communiste dès la révolution de 1918, il a vécu en exil à Paris dans les Années
30 où il est illustrateur pour la CGT et le PCF, très inspiré notamment par l’esthétique du Front Populaire. Il est
interné à Gurs dès 1939 et a rejoint la Résistance avant de revenir en Allemagne pour servir à l’édification du
socialisme. Mais Lingner est vite rattrapé par le stalinisme puisque dès 1948, la SED reprend à son compte les
principes du « réalisme socialiste ». Le projet de Lingner est retenu par la direction du Parti mais il doit faire son
autocritique et s’amender : « manque de réalisme », « manque de message politique explicite », « un style et des
femmes trop « françaises » ! Gerhard Strauss, cité par Andrea Schmidt-Niemeyer, résume les reproches politiques
faits au premier projet :
"Dans le premier projet, le peintre n'avait pas suffisamment rendu compte de l'importance de l'industrie (…) pour le
développement menant au socialisme. (…) Il manquait aussi une représentation du principe progressiste du
centralisme démocratique. Enfin, le groupe si important de l'alliance [de classe, JO] au milieu du tableau présentait
un défaut. En son centre se trouvait l'intellectuel. C'est lui qui faisait se rejoindre l'ouvrier et le paysan travailleur. Or,
en fait c'est la classe ouvrière qui est l'initiatrice et la porteuse de cette alliance." Pour l’anecdote, Max Ligner se
reconnait si peu dans cette composition qu’il refusera le reste de sa vie de passer devant son travail.
 L’analyse de l’œuvre (d’après J. Omnès voir sitographie).
Gerhard Strauss, cité par Andrea Schmidt-Niemeyer, résume les reproches politiques faits au premier projet :
"Dans le premier projet, le peintre n'avait pas suffisamment rendu compte de l'importance de l'industrie (…) pour le
développement menant au socialisme. (…) Il manquait aussi une représentation du principe progressiste du
centralisme démocratique. Enfin, le groupe si important de l'alliance des classes au milieu du tableau présentait un
défaut. En son centre se trouvait l'intellectuel. C'est lui qui faisait se rejoindre l'ouvrier et le paysan travailleur. Or, en
Histoire des Arts : la représentation de la figure ouvrière
fait c'est la classe ouvrière qui est l'initiatrice et la porteuse de cette alliance." Lingner tient compte de ces remarques
dans la deuxième version. En fait, il devra remanier cinq fois son oeuvre à la demande du chef de l'Etat, Otto
Grotewohl, en personne. Ce peintre amateur a le sens du détail. Il fait corriger les attitudes des personnages, veille à
ce que les intellectuels portent cravate et chemise au lieu de pullovers, fait ajouter des policiers.
Voici comment Klaus Wettig, cité par Asayo Nakagawa, analyse les modifications apportées au premier projet :
"Au lieu du couple de parents à gauche, c'est un représentant de l'Etat nouveau qui marche en tête de la
manifestation. On veut que ce soit un député de la Chambre du peuple. Il est visible qu'il ne s'agit pas d'un vieux
communiste mais que du fait même de son âge il appartient aux temps nouveaux. On introduit dans le groupe de
manifestants la symbolique des drapeaux et des banderoles de la jeune RDA. Le cortège des manifestants est conduit
par un groupe de la FDJ (organisation de jeunesse du régime) qui se détache du fait de la couleur bleue des chemises.
Presque caché, derrière, le groupe de la police populaire. En comparaison avec ce groupe, le groupe des Jeunes
pionniers donne plutôt l'impression d'être là par hasard. Ici aussi la modification par rapport au premier projet est
évidente. Le groupe d'enfants, qui, au départ, ne portait pas de signe politique, est maintenant clairement identifié
par des foulards. Seul le groupe de musiciens du premier projet est conservé. Ce qui est au centre, c'est la symbolique
de la coopération des travailleurs et des intellectuels et les activités économiques sont élargies : bâtiment,
agriculture, chemins de fer, industrie lourde se voient attribuer des parties du tableau. La représentation du travail
est archaïque : par exemple la pose des rails se fait presque exclusivement à la main. Les gens ne sont heureux que
dans la manifestation publique, car dans la conception des années de cette époque la manifestation politique devait
être l'expression suprême de la culture politique, parce que c'est là que l'individu se fond de la manière la plus visible
dans l'action commune du collectif."
Conséquence de toutes ces modifications : initialement composée de six parties, l'oeuvre en comporte au final onze.
Les personnages ne se promènent pas tranquillement, ils défilent en rangs serrés. Les visages affichent des sourires
de commande. On brandit des drapeaux, on porte une banderole à la gloire du socialisme et une autre proclamant
"Vive la République démocratique allemande". A droite apparaît une famille. A l'arrière-plan on distingue le stade
Walter Ulbricht décoré pour les Jeux de la Paix mondiale.