La barbarie, c`est le progrès

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La barbarie, c`est le progrès
LA BARBARIE, C’EST LE PROGRES !
J’ai choisi délibérément ce titre par référence à G. Orwell et à son apparemment paradoxal
« l’ignorance, c’est la force ! » ou encore « la liberté, c’est l’esclavage ! » pour mieux
souligner que les concepts ne sont pas neutres et que leurs sens sont déterminés par
l’idéologie dominante.
Si les aphorismes orwelliens trouvent clairement leur signification dans un Etat ouvertement
totalitaire de type national-socialiste p. ex. ils peuvent aussi se comprendre dans un Etat
démocratique pour autant que l‘aliénante pensée unique et le politiquement correct ne
viennent pas anesthésier notre esprit critique.
Je m’explique : si nous perdons de vue que la liberté dans notre société capitaliste c’est aussi
la liberté d’exploiter, de devoir vendre sa force de travail pour survivre sans garantie d’être
achetée, on comprend mieux que pour une certaine classe sociale la liberté peut s’apparenter à
un forme d’esclavage moderne.
Pour moi le progrès en soi n’existe pas. Il y a une idéologie du progrès qui relève de notre
mode de production que les hommes au cours de leur histoire ont créé et reproduit au jour le
jour et qui en s’autonomisant les ont dépassé comme une transcendance devant laquelle ils se
résignent. Je veux parler de cette « fameuse « main invisible du marché »
Je pense que la bonne question est de se demander : progrès pour qui et en défaveur de qui.
Pour assurer son propre développement dans l’intérêt de la classe à son service, le capitalisme
a dû se débarrasser des entraves constituées par le servage pour lui substituer celle du salariat.
La libération des esclaves par les Nordistes aux USA a permis de fournir aux industriels une
main d’œuvre libre de vendre sa force de travail ou de crever de misère.
En associant barbarie et progrès, je tiens cependant à écarter deux interprétations fausses ou
réductrices.
D’abord celle qui consiste à nier les apports positifs de toute découverte technologique,
scientifique. Par exemple dénoncer les effets pervers du nucléaire (les déchets) n’implique pas
le retour à la bougie parfois bien nécessaire et pas seulement symboliquement en loge.
Ensuite l’interprétation « instrumentaliste » des technologies comme quoi elles seraient
neutres et que tout dépendrait de l’usage qu’on en fait. Cela n’est que partiellement vrai (voir
le clonage par exemple). Certaines recherches et découvertes ne sont-elles pas le produit
d’une volonté de profit marchand au risque de nuire à notre espèce ? (je pense aux OGM mais
les scientifiques parmi nous pourront être plus prolixes en la matière).
Pour en revenir au nucléaire et au vu des problèmes qu’il pose (déchets, armes de destruction
massive) je doute qu’il soit actuellement une source d’énergie au service de l’humanité. Son
choix a certes été déterminé par la concurrence et les profits à en tirer.
Autrement dit, et pour nous en tenir au terrain matériel, si le développement des forces
productives depuis l’aube de l’humanité jusqu’à aujourd’hui, a recelé une énorme potentialité
de bien-être matériel, la concrétisation de ce dernier, les choix effectués ont toujours été
conditionnés par une formation sociale donnée et son mode de production.
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Que produisons- nous, comment et à quelle fin ? Voilà me semble-t-il la question à poser.
Pour y répondre, il conviendrait de passer en revue les sociétés antérieures depuis les
communautés primitives et leur dissolution jusqu’au capitalisme actuel en passant par les
différentes types de sociétés marchandes. Nous constaterions alors que la notion de progrès
est toute relative et qu’elle ne se conçoit pas sans régression, qu’elle ne peut être isolée de tout
ce qui lui donne vie.
Pour moi il y a progrès si la société met ses potentialités en œuvre pour satisfaire tous les
besoins humains sur une base égalitaire. Par contre sa démarche s’enfonce dans la barbarie si
elle consiste à rechercher le profit par l’exploitation et la domination de ses semblables.
Quelques exemples glanés dans l’histoire pour illustrer mon propos
La découverte géniale de la géométrie
Dans la Grèce antique, ceux qui possédaient les terres avaient besoin d’un moyen pour
mesurer leurs domaines. D’où l’intervention de la géométrie. Aujourd’hui, grâce à elle on
peut construire des logements. Mais quand on voit les cages à lapins conçues pour le commun
des mortels, les cités dortoirs pour assurer la reproduction de notre force de travail, les
banlieues comme réserves de laissés pour compte et d’une main d’œuvre excédentaire, sans
parler des bidonvilles du dit tiers- monde, quelle homogénéité dans la misère ! Pour ne rien
dire des sans-logis et des pourvoyeurs de sommeil.
Qui aujourd’hui est encore capable de construire sa maison, plus solide et mieux conçue que
ce qui nous est imposé. Se loger c’est devoir bosser pour payer un loyer devenu exorbitant ou
rembourser un prêt avec les garanties bancaires que l’on connaît.
Les tisserands du Moyen-âge
Ils ont cassé les nouveaux métiers à tisser de leurs maîtres car ils étaient conçus non pas pour
le bien être des premiers mais pour le profit des seconds. Episode rendu célèbre par la
chanson des « Canuts » de Lyon.
Aujourd’hui, des jeunes prolétaires dans les banlieues, désœuvrés, sans perspective, en perte
d’identité sociale, en proie au nihilisme, cassent, sans discernement, tout ce qui symbolise
cette société d’exploitation, d’aliénation et d’exclusion.
Les grandes découvertes
Elles ont certes contribué à développer nos connaissances et à mieux maîtriser la nature mais
elles se sont accompagnées de massacres d’êtres humains, de pillages de richesses et, grâce
aux connaissances acquises, de créer de nouveaux marchés juteux pour la possession desquels
les capitalistes ont recouru aux guerres impérialistes et aux guerres coloniales avec les
conséquences que l’on connaît aujourd’hui quant à l’immigration p. ex.
L’électrification
Considérer cela comme un progrès en soi, c’est oublier qu’en permettant la nocivité du travail
de nuit, pour accroître la productivité, on augmentait le taux d’exploitation.
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Quelques autres exemples
On connaît les conséquences tragiques du soi-disant progrès du lait en poudre pour les
nourrissons dans les pays du tiers- monde manquant d’eau. De plus, dilué dans une eau
impure il provoque la mort des enfants. Pourtant l’utilisation a été encouragée par la publicité
pour le plus grand profit des firmes agro-alimentaires ou pharmaceutiques.
Pour ne rien dire de l’utilisation de l’uranium appauvri comme arme. Sans parler non plus des
conditions de travail qui minent la santé et nous contraignent à bouffer des médicaments soidisant toujours plus performants pour nous faire reprendre le boulot au plus vite et engraisser
les trusts pharmaceutiques. Et encore moins des nouvelles technologies qui en augmentant la
productivité du travail, a libéré du temps pour soi mais ouvert toutes grandes les portes du
chômage et la récupération du temps libéré pour le bénéfice de l’industrie touristique.
J’arrêterai ici l’énumération de toutes ces inventions qui, comme l’ingénieux et utile lavevaisselle, à la durée de vie éphémère, ont pour finalité première de faire du fric, d’augmenter
la vitesse de rotation du capital pour davantage de valeur d’échange et favoriser
l’hyperconsommation.
Ainsi pour une certaine idéologie du progrès, l’histoire aurait atteint avec notre économie
marchande computérisée, son plus haut niveau de développement et les massacres qui
jalonnent sa propre histoire ne sont que des erreurs et que demain se sera vachement mieux !
D’où la nécessité de noircir les temps passés pour nous faire avaler les misères actuelles.
Que dire alors du progrès sous son angle éthique et moral pour autant que l’on puisse
dissocier notre façon d’être de la manière dont nous produisons et reproduisons nos conditions
d’existence ?
Si dans la tradition de la philosophie des Lumières, nos sociétés érigèrent en principe des
valeurs humanistes, force nous est de constater que le fossé est large entre les déclarations et
la réalité quotidienne.
Voltaire dénonçait l'obscurantisme religieux bon pour le peuple mais dénonçait aussi
l'athéisme. Diderot considérait que la moralité de l'homme avait pour principe
son aspiration au bonheur, ce qui ne l'empêchait pas de toucher les bénéfices de son
investissement dans la traite des noirs. Condorcet condamnait l’esclavage mais demandait un
moratoire de 80 ans pour ne pas léser les propriétaires. Goethe comparait l’humanité à un
coursier qui suit une spirale s’élargissant continuellement, ce qui ne l’empêchait pas, comme
recteur de l’université, de faire charger les forces de l’ordre sur les étudiants, sous prétexte
qu’une injustice vaut mieux qu’un désordre. Prôner l’émancipation de l’individu se limitait à
l'élite que représentait Les Lumières qui si elles « ont révoqué l’obscurantisme religieux, elles
se sont contentés d’éclairer la misère ».(R. Van Eigem).Ce côté ombre des Lumières n'est à
ma connaissance jamais évoqué en FM.
Pour des philosophes de l’Ecole de Francfort (Adorno, Horkheimer) il y a un lien de causalité
entre le monde actuel de la technicité et le sommet de la barbarie qui a été atteint. Ils tâchent
de comprendre « pourquoi l’humanité au lieu de s’engager dans des conditions vraiment
humaines, sombrait dans une nouvelle forme de barbarie. » Pour eux le moment du tournant
c’est l’Aufklärung. La raison de pensée critique est devenue calculatrice, la science a perdu sa
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dimension de connaissance et de critique pour devenir un appareil de maîtrise. « Le monde
pouvait être l’objet d’un calcul. »
Au plus on proclame les droits de l’homme, au plus on constate qu’ils sont systématiquement
violés et que les moyens pour leur donner consistance font défaut : droit au travail inscrit dans
la Constitution, comme le droit au logement à la santé…Sans invoquer le prétexte humanitaire
pour justifier les interventions armées. L’aide des ONG ne contribue-t-elle pas à faire accepter
aux populations concernées leur sort et casser les révoltes potentielles ou latentes ?
Je perçois l’histoire de l’humanité à travers le développement colossal des forces productives,
en dépit du fait qu’elles ont permis de surmonter des états de pénurie naturelle et donc permis
aux hommes de ne plus être totalement soumis aux lois naturelles, comme un
appauvrissement progressif du lien social, des rapports humains : la séparation des individus
entre eux et de leur collectivité en tant qu’espèce humaine.
La fracture s’élargit : on glorifie l’individu alors que la personne humaine n’a jamais autant
été méprisée.
Le paradoxe du progrès est là : à l’accroissement des capacités productives correspond une
augmentation de la misère physique et morale. Plus on est capable de nourrir des personnes,
plus la faim reste devient un problème et une cause de mortalité importante. Voir les dernières
révoltes dans le monde contre le coût croissant des denrées alimentaires.
A défaut d’un changement radical de notre mode de production, c’est bien dans la barbarie
que nous plongerons. Ce n’est pas la récente crise bancaire et économique qui viendra le
démentir. Les remèdes proposés aux défaillances du système, qui lui n’est toujours pas remis
en cause, ne font que le consolider, donc en reproduire les causes.
Rien n’étant tout à fait fortuit ni totalement déterminé, pas plus que l’on peut faire du neuf en
faisant abstraction des constructions passées, progresser n’est-ce pas, à la manière du
mouvement en spirale (puisqu’on ne revient jamais en arrière), renouer avec le sens
communautaire perdu, qui caractérisait les communautés dites primitives de nos ancêtres mais
dans un contexte d’ignorance et de pénurie qui n’existe plus aujourd’hui ? Quand je parle de
communauté j'entends la communauté humaine universelle (la « Gemeinwesen » au sens
marxien).
Encore faut-il que face à « l’horreur économique », les hommes renoncent, comme l’écrit W.
Reich, à « reproduire servilement leur propre oppression ».
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