To be or not to be

Transcription

To be or not to be
LE CINÉMA DU
123
COLLECTION DVD
To be or not to be
rue des archives
D’ERNST LUBITSCH
LE CINÉMA DU
123
Manière de vivre
L’être, la saveur
de l’instant, la plénitude
de la vie… En 1962, pour
les « Cahiers du cinéma »,
Jean Douchet parlait de
l’art de vivre et de filmer
d’Ernst Lubitsch
rue des archives
O
N a souvent écrit que
Lubitsch sacrifiait tout
au trait, au gag visuel, au
« mot », à l’ellipse allusive. La vision actuelle de
son œuvre, qui reste toujours aussi jeune, étincelante, neuve et
drôle, rend injuste cet emploi du mot « sacrifier ». C’est « consacrer » qu’il faudrait
dire. Si Lubitsch, en effet, consacre tout au
trait, cela vient de ce que ce trait constitue
l’épiphénomène de ce qui le préoccupe
profondément : la manière de vivre.
La grande idée – purement morale – qui
se dégage de To be or not to be (…) se résume à ceci : la vie est un bien précieux,
précieux comme un diamant, qui miroite
pareillement de mille reflets brillants et fugitifs, dont il faut savoir faire bon usage,
en appréciant jusqu’à la plus minime de
ses manifestations. Comment chacun use
de ce bien, de quels feux il est apte à le
faire briller, quelles flammes il donne, voilà
seulement ce qui passionne Lubitsch. De
quelle manière vivons-nous signifie pour
lui : de quelle manière brûlons-nous.
Voir To be or not to be (…), c’est assister à
une combustion, non pas en fixant la bûche, mais, au contraire, en ne regardant
que la pointe extrême des flammes. On en
saisit le jeu, la danse, la course aussi mouvante qu’incessante qui se nourrit de cha-
que instant pour s’empêcher de mourir.
L’instant – se livrer tout entier à son caprice et n’être qu’en lui – détermine une comédie contrainte à galoper après lui, de
peur qu’une seconde d’inattention, un instant offert et non saisi, la fasse sombrer
dans la tragédie.
Et pourtant, insidieusement, la tragédie,
sous la forme adoucie du drame, vient se
glisser au cœur de l’action comme des personnages. Comment être dans l’instant,
puisque y être c’est n’être point, dans To be
or not to be ? (…) Bref, les personnages de
Lubitsch sont animés d’un sentiment apparemment contradictoire : ils veulent éprouver la permanence de la vie, lorsqu’ils se livrent à l’éphémère, ou se livrer à l’éphé-
Fiche technique
To be or not to be
(Jeux dangereux,
EU, 1942, 100 min.)
Réalisation : Ernst Lubitsch.
Scénario : Ernst Lubitsch,
Melchior Lengyel,
Edwin Justus Mayer.
Photographie :
Rudolph Maté.
Décors : Vincent Korda.
Production : Romaine
Film Productions.
Interprètes : Carole Lombard,
Jack Benny, Robert Stack,
Stanley Ridges.
mère, lorsqu’ils éprouvent la permanence.
Mais le malicieux Ernst a une façon bien à
lui de résoudre cette ébauche d’angoisse.
Dans To be or not to be, il entremêle trois
genres de vie possibles : la vie professionnelle, la vie privée, et enfin ce que l’on
pourrait appeler la vie publique. Chacun
des personnages passe successivement par
ces trois phases (le monologue de Shylock). Mais les deux premières ne sont
qu’une façon d’user de la vie sans réellement l’approcher. Elle ne permet pas à ces
éphémères, perpétuellement attirés par le
superficiel et la pure apparence, d’en ressentir les attaches profondes. Aussi faut-il
les amener à défendre ce bien le plus précieux, leur vie, pour qu’ils en ressentent la
FILMOGRAPHIE
1924
THE MARRIAGE CIRCLE
(EU, muet, 92 min). Avec Marie
Prevost, Adolphe Menjou.
1925
L’ÉVENTAIL DE
LADY WINDERMERE
(EU, muet, 82 min). Avec
Ronald Colman, Irene Rich.
1926
SO THIS IS PARIS
(EU, muet, 80 min). Avec
Monte Blue, Patsy Ruth Miller.
1927
LE PRINCE ÉTUDIANT
(EU, muet, 106 min).
Avec Ramon Novarro,
Norma Shearer
1928
THE PATRIOT
(EU, muet, 113 min). Avec
Emil Jannings, Florence Vidor.
1929
ETERNAL LOVE
(EU, muet). Avec John
Barrymore, Camilla Horn.
THE LOVE PARADE
(GB-Fr., 107 min).
Avec Maurice Chevalier,
Jeanette MacDonald.
1930
MONTE CARLO
(EU, 90 min).
Avec Jack Buchanan,
Jeanette MacDonald.
1931
LE LIEUTENANT SOURIANT
(EU, 88 min).
Avec Maurice Chevalier,
Claudette Colbert.
SÉRÉNADE À TROIS
(EU, 90 min). Avec Miriam
Hopkins, Fredric March,
Edward Everett Horton.
II/LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 10-LUNDI 11 AVRIL 2005
1932
UNE HEURE PRÈS DE TOI
(EU, 80 min, filmé en deux
versions, l’une américaine
et l’autre française).
Avec Maurice Chevalier,
Jeanette MacDonald
ou Lili Damita.
L’HOMME QUE J’AI TUÉ
(EU, 97 min). Avec Lionel
Barrymore, Nancy Carroll,
Phillips Holmes.
HAUTE PÈGRE
(EU, 83 min).
Avec Kay Francis, Miriam
Hopkins, Herbert Marshall.
1934
LA VEUVE JOYEUSE
(EU, 98 min).
Avec Edward Everett Horton,
Maurice Chevalier,
Jeanette MacDonald.
1937
ANGE
(EU, 98 min).
Avec Marlene Dietrich,
Herbert Marshall, Melvyn
Douglas
1938
LA HUITIÈME FEMME
DE BARBE BLEUE
(EU, 80 min). Avec Claudette
Colbert, Gary Cooper,
Edward Everett Horton.
1939
NINOTCHKA
(EU, 110 min).
Avec Greta Garbo, Melvyn
Douglas, Ina Claire.
1940
THE SHOP AROUND
THE CORNER
(EU, 97 min). Avec James
Stewart, Margaret Sullavan.
1941
ILLUSIONS PERDUES
(EU, 84 min). Avec Merle
Oberon, Melvyn Douglas.
1942
TO BE OR NOT TO BE
(EU, 100 min).
1943
LE CIEL PEUT ATTENDRE
(EU, 112 min). Avec Gene
Tierney, Don Ameche.
1946
LA FOLLE INGÉNUE
(EU, 100 min).
Avec Charles Boyer, Jennifer
Jones, Peter Lawford.
1948
LA DAME
AU MANTEAU D’HERMINE
(EU, couleur, 89 min).
Avec Cesar Romero, Betty
Grable, Douglas Fairbanks Jr.
LE CINÉMA DU
L’art de la sophistication
en 1947, Ernst Lubitsch, qui n’a
pas encore 55 ans, succombe à
une crise cardiaque. Billy Wilder
et William Wyler soupirent sur sa
tombe. « Plus de Lubitsch », se
désole le premier. « Pire, rétorque
le second, plus de films de
Lubitsch. »
Né quasiment avec son art – en
1892, à Berlin –, Lubitsch est le fils
d’un tailleur prospère. Œil malicieux, silhouette enrobée et
humour ravageur : il est fait pour
le théâtre, où il débute à 16 ans,
malgré la réprobation paternelle.
Mais lorsqu’il est engagé par le célèbre Deutsches Theater de Max
Reinhardt, il n’est plus question de
confectionner des vêtements.
Mais Lubitsch préfère le métier de
cinéaste à celui d’acteur. En 1918, il
dirige la grande star de l’époque,
Pola Negri, dans deux drames. Il
enchaîne avec Madame du Barry,
grand spectacle produit par la UFA
au sortir de la première guerre
mondiale, qui passe avec virtuosité de la légèreté au mélodrame.
Il triomphe grâce à La Princesse des
huîtres, une comédie raffinée.
L’adaptation d’une pantomime
de Reinhardt, Sumurun, change
son destin. Le film attire l’attention de la « petite fiancée de
l’Amérique », Mary Pickford.
Quinze ans avant l’arrivée en
masse des cinéastes juifs fuyant
le nazisme, Lubitsch débarque à
Hollywood. Il inaugure son
contrat avec la Warner Bros par
une brillante adaptation d’Oscar
Wilde, L’Eventail de Lady Windermere, où s’imposent son sens de
l’ellipse et de l’allusion coquine,
sa vision subtile des rapports
amoureux.
Pendant la période du muet, Lubitsch affine son art de la comédie sans délaisser les films à
Le maître
d’un cinéma
d’une grâce
absolue,
suprêmement
intelligent
rue des archives
grandeur et en apprécient le prix inestimable. Mais point question pour eux de changer le mode de cette vie. Comédiens ils
sont, comédiens ils restent, c’est-à-dire,
plus que tout autre, livrés au caprice de
l’instant. (…)
La victoire est nécessairement du côté
de ceux qui puisent leur force dans le goûter le plus intime de toutes les sensations.
Le professeur-espion, dont la profession
s’apparente de très près à celle des comédiens et qui sait apprécier la vie privée et
tous ses plaisirs (une bonne table, une
belle robe, une jolie fille), part vainqueur,
dans la scène de son « enlèvement »,
contre Joseph Tura, étant donné que celui-ci « est » le colonel Eberhart. Or, ce dernier n’existe que par sa vie professionnelle,
donc est lié à la partie la plus externe de la
vie. C’est dire qu’il sera nécessairement
soumis à toutes les apparences et constamment abusé par elles. Aussi Tura se trahit-il, en introduisant dans son personnage
de colonel Eberhart une possibilité de vie
privée, donc de vie un peu plus riche.
Cette faille n’échappe pas au professeurespion qui démasque rapidement notre héros. Et pourtant le professeur sera abattu,
car sa conscience de la vie ne résiste pas à
celle de tous les comédiens qui le traquent,
ni à celle de tout un peuple, et encore
moins à celle de l’esprit. Inversement, dès
que Joseph Tura, déguisé en professeur, arrive chez le colonel Eberhart, il sera toujours vainqueur, non pas parce que Joseph
Tura, mais parce que professeur. On peut
résumer ceci, en disant que, pour Lubitsch,
« être » c’est être dans l’instant, donc ce
n’est pas être. Et pourtant, on peut être, si
à travers la richesse de chaque instant, on
communique avec la permanence et la plénitude de la vie.
De même, dans les rapports humains,
« est » celui qui éprouve cette impression
d’une façon plus intense que l’autre, qui
alors n’est pas. Tura et ses camarades puisant, par la force des choses, une invention
de chaque instant « seront », alors que les
nazis ne « seront » pas en face d’eux. C’est
la manière peut-être la plus futile, mais
non la moins élégante, pour l’esprit, de
triompher de la matière. To be or not to be
apparaît ainsi comme la plus pétillante, intelligente, subtile, dissertation jamais
écrite sur Hamlet. (…)
Jean Douchet
Cahiers du cinéma 1962
123
grand spectacle qui avaient fait
son succès en Allemagne. Le parlant venu, on lui confie des opérettes avec Maurice Chevalier et
Jeannette MacDonald, comme
Parade d’amour. Au début des années 1930, il met en scène une série de triangles amoureux avec
une audace étonnante (notamment Sérénade à trois), que l’Amérique accepte grâce à leur vernis
de sophistication européenne. Il
signe alors son film préféré,
Haute pègre, le ballet exquis,
entre Venise et Paris, d’un couple
de séduisants escrocs.
Avec l’appui de scénaristes
brillants (Samson Raphaelson, le
tandem Charles Brackett Billy
Wilder), Lubitsch devient le maître d’un cinéma d’une grâce absolue, suprêmement intelligent.
Dans Ninotchka, Garbo rit, et la
rigueur soviétique est vaincue
par la douceur parisienne. Dans
The Shop Around the Corner, il revisite l’Europe centrale de sa
jeunesse, en train de s’effondrer,
avec une tendresse romantique.
To be or not to be se déroule
dans la Pologne de 1942, contrôlée par les nazis. Aussi drôle que
tragique, le film reste incompris.
La mélancolie rêveuse de Gene
Tierney dans Le ciel peut attendre
cède la place à la drôlerie
sensuelle de Jennifer Jones dans
La Folle Ingénue. C’est dans les
bras d’une femme que Lubitsch
meurt pendant le tournage de La
Dame au manteau d’hermine,
qu’achèvera son vieil ami Otto
Preminger.
Florence Colombani
LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 10-LUNDI 11 AVRIL 2005/III
LE CINÉMA DU
123
Paroles de Lubitsch
rue des archives
S
UR les photos, Ernst Lubitsch arbore
souvent raie rectiligne, gros cigare,
mine de marrant. Dans le travail, il
était d’une discipline totale. Non pas
tyrannique, affable au contraire. Epris pourtant de perfection, tous ses collaborateurs
l’ont rapporté. Devant To be or not to be, il
faudrait se faire au moins un horizon de cette
exigence. A telle énième vision, toutes péripéties connues de l’affolant jeu de masques entre nazis et acteurs, se demander par exemple
quel gag vous paraît le plus drôle – et tenter
de relire le film à cette aune seule.
Mercredi 23 mars vers 19 heures, le grand
éclat de rire vint vite, après douze minutes
vingt-huit secondes de film, et aussitôt il fut
clair que ce jour-là rien ne le surclasserait. En
tenue d’Hamlet, « that great great Polish actor
Joseph Tura » (Jack Benny) entre par le fond
sur la scène du théâtre de Varsovie, dans un
silence solennel. S’avance lentement, un livre
ouvert à la main. S’arrête à quelques centimètres de la rampe, surplombant à sa gauche la
cage du souffleur. Silence. Plan rapproché
sur le souffleur, vieux visage débonnaire, béret et lunettes, cravate. L’acteur qui l’incarne
n’est pas connu, on ne le reverra pas du film.
Il se nomme Edgar Licho, renseignement
fourni par le numéro hors série Ernst Lubitsch
des Cahiers du cinéma (1985), dont la
page 124 s’orne justement du plan décrit à
l’instant. Et voici le gag : articulant chaque syllabe, terminant son intervention par un infime sourire, le souffleur souffle : « To be or
not to be. » Rires. Terrific laugh.
Le génie de ce gag ? Multiple, inépuisable
en trois feuillets. Génie d’abord, selon cet art
du dialogue avec le spectateur pour lequel Lubitsch fut, à raison, tellement loué, de déjouer un double suspense. Suspense de l’instant où surgira le mot de Shakespeare donnant son titre au film ; suspense de ce que déclenchera ce mot, puisque le début du monologue d’Hamlet est le moment qu’ont
convenu le bel aviateur assis au troisième
rang (Robert Stack) et l’épouse de Tura (Carole Lombard) pour se retrouver dans la loge
de celle-ci. Mais évidemment ce n’est pas
En tenue
d’Hamlet,
« that great
great Polish
actor Joseph
Tura » (Jack
Benny).
IV/LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 10-LUNDI 11 AVRIL 2005
tout, ce gag pouvant aussi bien ne s’affirmer
imparable qu’après n visions, toute surprise
éventée.
Son génie plus profond et plus durable,
c’est peut-être alors de révéler combien le
propre de la parole chez Lubitsch est, précisément, d’être soufflée. Adjectif qu’il faut entendre, on le devine, dans toute la gamme de
ses ambivalences.
Soufflée (1) : parole qui n’est rien qu’un
souffle, rien que ce qui épouse une bouche. Parole gratuite, sans intention, adéquate seulement à son évidence, à sa bêtise – et bien sûr
c’est ici l’intensification de cette évidence et
de cette bêtise par la célébrité planétaire des
mots articulés qui porte à rire. Parole à ce titre
toujours neuve, mais parole qui, étant l’œuvre
d’un souffleur, d’un répétiteur, se destine par
excellence à être reprise, répétée. Signaler
cette jeunesse non altérée par la répétition de
la langue lubitschienne, c’est déjà entrevoir
quelle put être l’influence du cinéaste sur Jean
Eustache, lequel consacra un de ses rares textes à To be or not to be – consultable à la même
page 124 du même hors-série des Cahiers.
Soufflée (2) : parole volée, le souffleur prenant ici de vitesse l’acteur, jouissant avant
lui des syllabes magiques de Shakespeare, et
jouissant d’elles grâce au privilège que lui
donne son métier de souffleur – et c’est cela
aussi qui fait rire, cette violence d’un rapt déguisé en simple professionnalisme. Chez Lubitsch, la langue est objet, chose gratuite, impondérable et qui pourtant se vole, chose
pour laquelle s’engagent sans cesse de féroces luttes d’appropriation : c’est un des sujets de son merveilleux film sur les voleurs,
Haute pègre.
Soufflée (3) : parole certes dérobée, mais
aussi et symétriquement offerte, exposée au
dehors et seulement au dehors. Parole qui est
moins un secret (rien de plus commun que
« To be or not to be ») qu’un sésame ou un furet traçant sa course avec une légèreté – celle
du souffle – qui l’ouvre à toutes les circulations, toutes les accélérations, toutes les interprétations. Suivez, toujours dans Haute pègre,
les aventures du mot « amygdales ». Suivez
ici, outre celles de notre citation, celles au
moins triples du monologue de Shylock ou du
surnom « Camp de Concentration Ehrhardt ».
Soufflée (4) : parole dont la matérialité spéciale est pareille à celle d’une flamme. Pur plaisir, pur présent, pure et insaisissable étincelle
de vie, selon les mots célèbres et toujours
exacts de Jean Douchet.
Emmanuel Burdeau