Le procureur et le charretier : une altercation de rue
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Le procureur et le charretier : une altercation de rue
Le procureur et le charretier : une altercation de rue. BA 12 322. fol. 138 (verso) Il est juste de toucher un mot de quelques-uns des motifs de la haine de ce Procureur contre moi ( je dis quelques-uns des motifs, je ne parle pas des autres, on les sent assez). L’orgueil supérieurement fat et prodigieusement bas, dont ce Procureur est toujours dévoré, lui fait regarder tout le monde comme de la canaille, tout ce qui n’est pas bigot comme des imparisiens, tout ce qui n’est pas procureur comme de la racaille, des serfs, des roturiers. Il se dit membre (apparemment honteux) de la justice ; il n’estime au pair avec lui que les archers ( ?) et les ( ?). La soif de la justice tranchante dont il et toujours dévoré, lui fait faire les plus grands éloges de ces sortes de gens. A cause qu’il est procureur et qu’il se dit membre (apparemment honteux) de la justice, il s’estime un noble homme, un homme en place ; en un mot, tout ce qui n’est pas procureur et apparemment aussi des deux sortes de gens dont il fait l’éloge, est indigne de frayer avec lui ; tout ce qui n’est pas bigot est capable de le souiller, les uns sont des serfs, les autres des ( ?) soumis aux ordres des démons ennemis de tout bien. Voici un ou deux traits de l’orgueil prodigieusement sot de ce procureur. Vous avez la complaisance de le mener promener à Saint-Denis en carrosse. Le cocher, qui avait une sorte de politesse rare aux gens de son état, me prévint instamment, puisque je connaissais les trésoriers, de lui faire voir le trésor. Comme nous remontions dans sa voiture, ce garçon me témoignait sa gratitude, lorsque le procureur, choqué et indigné, d’un air furieux, m’imposa silence. « Apprenez, me dit-il, d’un ton et d’un air pour le moins aussi enflés que la Grenouille de ( ?), apprenez, Monsieur que vous êtes, à vous taire, et quand vous êtes en compagnie d’honnête gens de ne point parler à la canaille. C’est toujours par cette profonde humilité qui le caractérise qu’il ne voulait point que je parle familièrement à mes ouvriers, ou à ceux qui me servaient, q u’il me reprochait que je me familiarisais avec la fange, ce sont ses termes. Toujours animé par cet orgueil comique, il se prend de temps en temps avec les gens des rues. Je l’ai vu plusieurs fois disputant le pas aux charretiers, se prendre de bouche avec eux, et par la force de ses discours beaucoup plus énergiques que les leurs et apparemment plus animés, réduire ces charretiers au silence ; et les traitant de gueux, de marauds, de canaille, et de bien d’autres épithètes qu’il n’est pas nécessaire de rendre ici, les menacer de la colère de Dieu, de la police, du procureur général et des cachets, ce qui apprêtait à rire à la populace. Je tremble encore tous les jours pour le Procureur, que quelqu’un de ses ennemis les charretiers qu’il a maltraités ne le trouvant un jour à leur avantage ne lui infligent quelques centaines de coups de fouets pour se venger des paroles dures et outrageantes que dans la dispute il leur a prodiguées ; que quelques-unes des bonnes âmes de la place Maubert et du pont Saint-Bernard, que par la vivacité et la force de ses discours bien plus énergiques que les leurs il a souvent réduites au silence, ne le gratifie de quelque correction manuelle, afin de lui apprendre fraternellement à ne point se répandre si fort en paroles outrageantes, lorsque l’on controverse avec ses frères. Un jour, il m’en souvient, un jour il se prit de bouche dans la rue Saint-jean de Beauvais avec un charretier qui, quoiqu’il y eut la place d’un carrosse entre le Procureur et le charretier, n’avait pas voulu arrêter à ses ordres pour lui céder le pas et le laisser passer. (en note : En Angleterre, où le peuple en qualité d’hommes s’estime autant que la noblesse, et où la populace est pour le moins aussi orgueilleuse comme le peut être la noblesse d’Allemagne, le premier n’au aucun égard pour la dernière, et souvent lui dispute le pas. Souvent il arrive qu’un milord, par distraction ou par malice veut prendre le haut du pavé ou forcer le pas sur un portefaix chargé, un charretier, un porteur de chaises etc ; alors ceux-ci peuvent obliger le milord à mettre l’habit bas et faire le coup de poing, pour décider à qui la préséance. Le milord se croirait déshonoré s’il refusait le combat, et plus d’un s’est félicité en compagnie d’avoir terrassé de vigoureux porteurs de chaises qui leur avaient bien fait sentir avant les pesanteurs de leurs poings. Cependant, si le milord appréhende de se gâter en se roulant dans la boue, dont les rues de Londres, toujours malpropres, sont assez bien pourvues, il peut louer un champion, c’est-à-dire que pour une demi-guinée ou même moins, il peut faire battre pour lui le premier crocheteur etc. qu’il trouve sous sa main. N’est-il pas vraie que si cette règle était établie en France et que les charretiers et autres gens des rues eussent le droit d’exiger le coup de poing de ceux qui leur disputent des égards, il y aurait longtemps que le Procureur serait vaincu totalement, ( ?) à ne donner qu’un pièce de deux sols à ceux qu’il aurait loués pour se battre à sa place. Aujourd’hui faute d’argent, il faudrait bien qu’il ne fût plus tapageur ou bien il faudrait qu’il se batte en personne, alors rien serait-il plus plaisant que de voir un gros petit bonhomme mettre l’habit bas, déposer la gravité de procureur, pour charpenter avec un charretier crasseux ; ou bien de voir le Procureur en veste et la respectable perruque à trois boudins sur la tête, se rouler dans le ruisseau avec les poissardes ou les portefaix. Pour moi, je trouve que le Procureur aurait encore un grand privilège qu’il avait jamais eu à faire à des gens de robe, c’est-à-dire des charretiers, ce serait celui de se battre avec sa robe de procureur, ou de les obliger à quitter la leur avant d’en venir aux mains avec lui. Pour moi, j’avoue que ce serait pour moi un spectacle plaisant de voir le Procureur en robe noire se torcher avec un charretier en robe grise ou blanche. ) Le Procureur ne trouvait pas assez de place, le charretier qui en trouvait trop n’avait pas voulu déferrer à son commandement pour lui laisser prendre le pas. C’était quelque chose de plaisant de voir la rage du Procureur : « Va, drôle, lui disait-il, en étouffant de colère, va coquin, va maraud, va canaille que tu es, tu ne coucheras pas ce soir chez toi ; va, je te ferai donner un logis, va gueux, va maroufle, je te ferai pourrir dans les cachots ! Je te ferai voir, maraud, à qui tu oses t’adresser : je vais chercher des témoins ». Au même temps, il monta chez vous, pendant que le charretier, étonné de la prodigieuse volubilité de langue du membre de la justice, qui l’avait réduit au silence, et que je ne rends ici que faiblement, riait avec ceux qui passaient des extravagances du petit bonhomme. A me dire à un homme aussi comico-extravagant et orgueilleux, pour moi je vous avoue que je ne pouvais m’empêcher d’en rire ; mais le Procureur ne riait point, et rire de ses folies et extravagances est un de ses griefs contre moi.