FOCUS 19_La théologie de la libération de Abu Ala Mawdudi

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FOCUS 19_La théologie de la libération de Abu Ala Mawdudi
Le défi du fondamentalisme
au coeur des trois religions abrahamiques
PROF CLAUDIO MONGE
Université de Fribourg
Faculté de Théologie
SP. - AA. 2011-2012
La théologie de la libération de Abu Ala Mawdudi
par Mohamed Tahar Bensaada
Le cadre historique particulier dans lequel a évolué l’Islam indo-pakistanais a déterminé dans une
large mesure les caractères propres de la théologie politique dans cette aire géoculturelle. Dans la
plupart des pays musulmans soumis à la domination coloniale, le rapport entre théologie et
nationalisme a, dès le départ, été significatif. En revanche, dans une Inde peuplée majoritairement
d’hindous, l’indépendance n’était pas nécessairement perçue comme un mieux par les musulmans
minoritaires. Cette réalité alimentera un rapport ambigu des musulmans indiens vis-à-vis de la
question de l’indépendance nationale que la puissance colonial britannique n’a pas manqué
d’utiliser dans sa célèbre politique « diviser pour régner ».
La théologie musulmane de la libération en Inde s’en ressentira à un double titre. D’une part, la
cristallisation de l’opposition politique non seulement par rapport au colonialisme mais aussi par
rapport à ‘l’adversaire intérieur » hindou ne pouvait qu’infléchir la dimension anti-impérialiste du
mouvement de renaissance islamique et orienter le mouvement irrésistible vers l’indépendance
vers la solution d’un séparatisme musulman à l’égard de la majorité hindoue qui conduira par la
suite à la scission de l’Inde et à la création d’un Etat musulman indépendant, le Pakistan.
D’autre part, la naissance d’un Etat fondé sur une identité religieuse n’a pas manqué de
compliquer l’œuvre des théologiens musulmans dont le soutien au nouvel Etat pakistanais risquait
d’âtre payé en retour d’une démission théologico-politique importante. C’est dans un tel contexte
qu’il faut lire l’œuvre du plus grand représentant de la théologie politique indo-pakistanaise, Abu
Ala Mawdudi (1903-1979).
Sa lecture de l’islam reste marquée du sceau de la tradition. Pour lui, la Oumma (communauté
musulmane) qui transcende les frontières nationales et culturelles constitue l’instance politique
fondamentale. Il n’est pas étonnant qu’il se soit méfié du nationalisme indien, lequel, comme tout
nationalisme, constitue pour les islamistes traditionalistes une idéologie occidentale.
La « Jamaat islamia » qu’il créera avant la scission de l’Inde est une organisation sociale et
culturelle qui vise à amener les musulmans à vivre selon les préceptes de leur religion. Dans une
Inde pluriconfessionnelle, cette organisation ne pouvait qu’avoir un caractère communautaire
tranché.
Après la naissance du Pakistan, Mawdudi choisira logiquement d’y travailler dans un contexte
différent. A partir de ce moment, l’œuvre de Mawdudi se rapproche sensiblement de celle des
représentants du courant salafiste dans les autres pays arabo-musulmans. Dans une société
musulmane et face à un Etat qui se définit comme musulman, il s’agit de prêcher un islam
débarrassé des aspects rétrogrades hérités de la longue période de « décadence » en vue de fonder
une véritable « société islamique ». La « Jamaat islamia » devient un parti politique. Dans le cas
particulier du Pakistan où l’Etat tire sa légitimité de l’identité religieuse, l’œuvre de Mawdudi sera
de fait en compétition, et parfois en conflit, avec le pouvoir établi.
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Du principe du Tawhid qui est à la base de la doctrine islamique, Mawdudi tire sa conception
d’une « théo-démocratie » dans laquelle la souveraineté n’appartenant qu’à Dieu, les gouvernants
et gouvernés doivent être égaux dans ce sens qu’ils ont l’égal devoir d’agir conformément aux
principes divins qui prêchent le bien et condamnent le mal : « L’Islam désire par-dessus tout que
les gens s’en remettent entièrement à la Vérité de Dieu, qu’ils le servent et l’honorent.
De même, il souhaite que la loi de Dieu devienne pour chacun la loi selon laquelle il ordonne sa
vie. Il exige aussi que l’injustice soit combattue, que les maux soient éliminés, car ils provoquent la
colère de Dieu, et que les vertus et valeurs de société soient valorisées, car elles rencontrent la
faveur divine »1 (1)
Comme chez la plupart des penseurs réformistes musulmans, la « décadence » est assimilée par
Mawdudi à une sorte de rechute dans la « Jahilia », c’est-à-dire l’état antérieur à la révélation
divine. Cette « Jahilia » est plus un état d’esprit qu’une structure sociale proprement dite. Elle peut
se retrouver à toutes les époques et sous divers masques y compris celui d’un islam formel et
apparent. Le principal élément constitutif de cette « Jahilia » en contradiction flagrante avec le
principe du Tawhid est l’adoration de la matière.
La fréquentation des ordres soufis durant sa jeunesse a sans doute facilité chez Mawdudi la prise
de conscience du rapport existant entre matière et décadence humaine mais elle ne le conduit
nullement à idéaliser un quelconque renoncement au monde à la manière bouddhiste. L’exigence
morale reste ancrée dans ce monde comme le stipule la tradition islamique. C’est la raison pour
laquelle la rencontre de cette exigence n’est pas une chose aisée et demande un « Jihad » (effort et
abnégation) sur soi-même.
Le « Jihad » est souvent traduit par l’expression impropre de « guerre sainte ». En effet, la tradition
islamique distingue le grand « Jihad » qui est l’effort sur soi-même pour atteindre la morale
islamique et le petit « Jihad » qui est la guerre pour la défense et le triomphe de l’islam. C’est donc
en conformité avec la tradition islamique que Mawdudi conçoit le « Jihad » comme lutte
permanente contre l’intrusion de l’esprit de la « Jahilia » : « Le Jihad n’est qu’un autre nom pour la
volonté de faire régner l’ordre de Dieu ; c’est pourquoi le Coran y voit la pierre de touche de la foi. En
d’autres termes, les personnes qui ont la foi rivée au cœur ne cèderont jamais à la domination d’un système
mauvais ; ils n’hésiteront pas à faire le sacrifice de leur vie, dans la lutte pour établir l’islam. »2 (2)
Mais là où Mawdudi entend le plus que le « Jihad » est avant tout un effort sur soi c’est lorsque,
sur la base d’un bilan des révolutions modernes et contemporaines (française, russe, turque), il
conclut que le changement au niveau des structures politiques, économiques et sociales n’a pas
débarrassé ces sociétés des maux sociaux. Pour Mawdudi, l’échec de ces révolutions renvoie à la
négligence du facteur éducatif, qui seul peut transformer les mentalités et les conduites sociales.
Cette relecture de la notion capitale de « Jihad » rehausse la position de Mawdudi dans le
mouvement contemporain de renaissance islamique.
1
2
Abu Ala Mawdudi, The Islamic Movement, Leicester, Islamic Foundation, 1984, p.79
Op.cit, p.79
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Le théologien jésuite indien, Michael Amaladoss, a pu rendre compte avec une grande honnêteté
intellectuelle de l’importance théologico-politique de cette relecture : « Le Jihad n’est donc pas d’abord
orientée vers les non-musulmans, à moins que ces derniers ne s’opposent aux musulmans dans leur effort
pour établir un ordre social islamique. Mawdudi insiste pour que les buts aussi bien que les moyens soient
honnêtes, la fin ne justifie pas les moyens. Il précise aussi que l’usage de la force doit être restreint au
minimum indispensable et moralement justifiable. Des perspectives matérialistes et des visées politicoexpansionnistes ne sauraient légitimer la Jihad. »3.
A ce titre, Amaladoss rappelle que la première incarcération de Mawdudi par le gouvernement
pakistanais est due à sa déclaration publique délégitimant religieusement l’invasion du Cachemire
par l’armée pakistanaise, ce qui témoigne de la parfaite concordance des actes de Mawdudi avec
ses paroles. Dans le contexte d’un antagonisme historique indo-pakistanais propice à tous les
dérapages nationalistes chauvins, la position de Mawdudi se distinguait par un sens moral et un
courage élevés qui forcent le respect.
Certes, l’œuvre de Mawdudi ne connaît pas cette ouverture au patrimoine philosophique et
épistémologique contemporain telle que nous avons pu la déceler, par exemple, chez Ali Shariati.
Même dans le contexte indo-pakistanais, il faut reconnaître que Mawdudi n’a pas eu la même
ambition de reconstruction métaphysique qu’un Mohammed Iqbal.
Il n’en reste pas moins que cette œuvre illustre la complexité des défis théologico-politiques devant
lesquels s’est trouvé le salafisme (réformisme) musulman à une époque où l’exigence de réforme
morale et sociale se devait de rester solidement arrimée au principe du Tawhid sans sacrifier à
certaines modes intellectuelles. A l’instar d’autres théologiens salafistes contemporains, la
méfiance de Mawdudi à l’égard des concepts « importés », dans lesquels il n’a vu que l’influence
néfaste des écoles de l’ancien colonisateur, a été payée, en retour, d’une renonciation regrettable au
travail pourtant inévitable d’une autocritique salutaire de la Tradition.
3
Michael Amaladoss, Vivre en liberté, Bruxelles, Lumen Vitae, 1998, p.180.
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