Le Monde du 23 octobre 2015

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Le Monde du 23 octobre 2015
ftlllorult
Vendredi 23 octobre 2015
Philippe Sollers : «En plus
d'être affective, notre alliance
était militaire et littéraire >>
B:NTRBTIB:N
PROPOS RECUEILLIS PAR
RAPHAËLLE LEYRIS
n 1965, Roland Barthes
consacre pour la première fois un article, dans
la revue Critique, à un
ouvrage de Ph ilippe Sollers,
Drame. Cinq suivront, rassemblés
en 1978 dans Sollers écrivain,
aujourd'hui republié en poche
(Points, 96 p., 6,50 €}, alors que
Philippe Sollers propose, avec
!:Amitié de Roland Barthes, une
sorte de livre miroir. Outre des
textes de 1971 et 2009 consacrés à
«RB>>, ainsi qu'une interview
donnée au Monde en 2015, le volume comprend surtout des lett res de Barthes et une évocation
inédite par Sollers du lien qui les
unissait, et qui a fort à voir, nous
dit l'auteur de H., avec« les lumières du Sud-Ouest>>, leur région
d'origine commune, ainsi qu'avec
les Lumières tout court - «Nos
dernières conversations portaient
sur la nécessité de refaire l'Encyclopédie. >>
Dans « L'Amitié de Roland
Barthes», vous rappelez
à plusieurs reprises que «la
littérature, c'est la guerre>> ;
et à ce titre, Roland Barthes,
autant qu'un ami, semble avoir
été un allié, un compagnon
d'armes.
Oui, en plus d'être évidemment
affective, notre alliance ét ait milit aire et littéraire. Nous avions des
ennemis communs. Lesquels ?
Les mêmes, éternellement,
même si leurs habits changent:
l'ignorance, le fanatisme... Après
la polémique [en 1965] autour de
son Sur Racine, dont on n'imagine pas aujourd'hui la violence,
il était t rès isolé; il a alors pensé
qu'il serait bon de se rapprocher d'un groupe d'avant-garde
comme Tel Quel, y compris avec
ses acrobaties multiples (Dieu
sait si j'ai pu l'énerver, ce qui
n'avait aucune importance, l'affection profonde et la fidélité
étaient là}. Le premier texte de lui
que j'ai édité chez «Tel Quel»
ét ait Critique et vérité (1966}. Il
préférait quelque chose qui fasse
mouvement à l'espèce de suffocation du début des années 1960.
Je voudrais insister sur le fait
que Barthes était un être profondément politique. Pas du tout
dans l'idéologie, mais dans une
remarquable faculté de décrire
les apparences mensongères, ou
superflues, ou routinières - publicitaires, si vous voulez. Il y a
des livres de lui oubliés, alors que
c'est là où porte son intelligence
corrosive, fort grande: notamment Le Système de la mode
[1973] et tout ce qui a trait au devenir-image de la société. Dans le
recueil Sollers écrivain, il y a un
cours au Collège de France, intitulé «Oscillations», dans lequel il
explique que la société va être de
plus en plus une quest ion
d'image - et il me crédite du fait
de déjouer sans cesse la pétrification par l'image.
Justement, un centenaire
officiel, comme celui qui est
célébré pour Barthes, ne fait-il
pas courir à celui qui en est
l'objet le risque d'une telle
pétrification ?
Un centenaire comme
ça ne lui convient absoLAMITIÉ
lument pas. C'est ce que
DE ROLAND
BARTHES,
j'essaie de dire avec
de Philippe
Sollers,
Seuil,
!:Amitié de Roland Barthes. Il est moins im-
portant de parler de
l'homme que de ce qu'il
<<Fiction
&Cie»,
a écrit . On se lisait
très attentivement l'un
192p., 19€.
l'aut re. C'est très peu
Signalons,
courant. Et cependant,
du même
auteur,
j'ai l'impression que les
gens préfèrent de beaula parution
coup qu'on donne de lui
en poche
de Médium,
une image anecdotique
plutôt que l'on leur parle
Folio,
de l'écrivain.
192 p., 6,40€.
A mon avis, ce qui est
en t rain de se passer est à côté de
la plaque. Il faudrait pouvoir faire
vivre Barthes dans la puissance
politique qui peut être celle de la
littérature, contre les idéologues,
les plus ou moins philosophes
qui occupent le terrain matin et
soir, et qui veulent éradiquer tout
ce qui a pu essayer de penser dans
les années dangereuses - on
connaît le refrain: 1968, c'est dan-
gereux, Sartre s'est t rompé, Simone de Beauvoir aussi... Notre
époque est probablement la plus
réactionnaire que la France ait
connue, comme si on ét ait revenu avant le moment où tous
ces effort s de pensée avaient eu
lieu. Je rêve du Mythologies que
Bart hes
pourrait
écrire
aujourd'hui. Un portrait par lui
de la famille Le Pen, ce serait extraordinaire - dans la distance et
pas du tout dans l'invective. Mais
pour ça, il faut savoir écrire...
Vous notez, à ce propos :
«Je ne suis pas sûr
qu'il ait été convaincu d'être
un grand écrivain. »
Mais se considérait-il
seulement comme un
écrivain?
Moi, en tout cas, je le considère
seulement comme un écrivain, et
il me semble que ce qu'il a pensé
de très intéressant venait de ce
qu'il était écrivain, contrairement
à ceux qui bavardent sans arrêt et
vont presque forcément là où on
les attend.
Barthes était très peu dans la représentation sociale, il se méfiait
beaucoup de ce qui aurait pu le
contraindre à donner de luimeme une rmage qm ne correspondait pas à son travail ou à sa
vie intérieure. Avoir été élu, de
très peu, au Collège de France, l'a
rassuré, mais pas tout à fait
convaincu. Donc grand écrivain,
ça ne voulait pas forcément dire
quelque chose pour lui. Sauf qu'il
aimait beaucoup les grands écrivains - je ne parle pas ici de moi,
mais de ce qu'il a pu écrire sur
ceux qu'il tenait pour tels, Michelet, Racine, Balzac, Sade, Chateaubriand. Ça, pour lui, c'ét ait
quelque chose de sacré.
A
•
o
Quels sont ses textes
que vous tenez pour majeurs?
L'étonnant Roland Barthes par
Roland Barthes [1975], son livre le
plus heureux. L'Empire des signes
[1970], un livre essentiel pour le
comprendre vraiment, SZ, un livre magnifique sur le Sarrasine
de Balzac, Fragments d'un discours amoureux [1970, 1977], et
puis le très émouvant La Chambre claire [1980]. Sans oublier Le
Journal de deuil [2009]. •