M. Mekki charge de la preuve
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M. Mekki charge de la preuve
1 Regard substantiel sur le « risque de la preuve ». Essai sur la notion de charge probatoire Mustapha Mekki Agrégé des Facultés de droit Professeur à l’Université Paris 13 – Sorbonne Paris Cité Directeur de l’I.R.D.A. 1. Faux sujet – Porter un « regard substantiel » sur le risque de la preuve est une tâche complexe à plusieurs égards. La charge de la preuve, tout d’abord, ne semble pas exister pas en tant que telle. Quant au risque de la preuve, il paraît ne pas relever du champ probatoire et constituerait davantage une anti-preuve. Enfin, porter un regard exclusivement substantiel sur le sujet constitue une vue de l’esprit. Manifestement, toute réflexion sur le sujet du « risque de la preuve » apparaît comme une véritable épreuve. Il faut ajouter à cela une réglementation qui n’est pas toujours très claire, des juges formalisent rarement leur mode de raisonnement et une doctrine relativement dense et aux théories parfois difficilement conciliables. Une réflexion cohérente sur le risque de la preuve exige au préalable des précisions et des adaptations terminologiques. 2. Les notions – La preuve se définit couramment comme une opération à la fois intellectuelle et matérielle. Opération intellectuelle, elle est un processus, une démonstration proprement juridique. Opération matérielle, elle renvoie au fait, au document qui prouve quelque chose1. « La preuve se réalise grâce à des preuves », disait Raymond Legeais2. En droit, la preuve est essentiellement judiciaire. Quant au risque de la preuve, il renvoie à trois concepts distincts mais complémentaires. C’est tout d’abord concevoir la preuve comme « un danger éventuel plus ou moins prévisible ». La preuve est ici rattachée au doute, à l’aléa que véhicule l’existence même d’un procès. Le risque de la preuve renvoie également à la charge de la preuve. Classiquement, parler de charge de la preuve, c’est répondre à la question de savoir qui, lors d’un procès, doit prouver ce qu’il prétend. Par une induction amplifiante, l’article 1315 du Code civil a été sacralisé comme le pilier d’un principe général : actori incumbit probatio3. C’est au demandeur de prouver ce qu’il allègue. Enfin, au sens le plus strict, le risque de la preuve s’entend du risque du doute : « à qui le juge devra-t-il donner satisfaction lorsque la lumière ne sera pas faite »4. Ces trois aspects inextricablement liés du risque de la preuve seront abordés. Quant au « regard substantiel », il faut revenir au mot substance pour en comprendre le sens. La substance du risque de la preuve ne peut pas renvoyer exclusivement au droit substantiel, au fond du droit, car la preuve se situe aux confins du droit substantiel et du droit processuel 5. Il s’agit surtout de retrouver la substance du risque de la preuve, substance au sens de chose abstraite, de contenu, de matière6. En d’autres termes, il convient de rechercher la rationalité que recouvre la notion de risque de la preuve et qui lui donne toute sa cohérence et sa légitimité. L. Cadiet, J. Normand et S. Amrani-Mekki, Théorie générale du procès, 2ème édition, P.U.F., coll. Thémis, 2013, n° 250, p. 839 et s. 2 R. Legeais, Les règles de preuve en droit civil. Permanences et transformations, Préf. R. Savatier, L.G.D.J., 1955, spéc. p. 144. 3 Sur cette induction, J. Ghestin et G. Goubeaux, Introduction générale, 3ème édition, L.G.D.J., 1990, n° 582 et 583, p. 539 et s. 4 R. Legeais, th. préc., p. 101. 5 F. Girard, Essai sur la preuve dans son environnement culturel, P.U.A.M., 2013, 2 tomes, n° 4 et s., p. 26 et s. Adde, E. Vergès, La réforme du droit de la preuve civile : enjeux et écueils d’une occasion à ne pas manquer, D. 2014, p. 617 et s., spéc. p. 618 et 619. 6 Dictionnaire Le Petit Robert, V° Substance. 1 2 3. Relativité des distinctions – Une conception élargie du risque de la preuve met en lumière la relativité des dichotomies qui structurent le droit de la preuve. Ainsi de la summa divisio objet/charge/mode de preuve. Les vertus explicatives de ce triptyque sont indéniables. Cependant, entre objet, charge et modes de preuve, la frontière est souvent poreuse. La même relativité innerve la distinction entre les procédures accusatoire et inquisitoire. Certains auteurs soutiennent pourtant que le raisonnement en terme de charge de la preuve ne serait pas concevable dans les procédures inquisitoires, où le juge domine, telles que la procédure administrative 7 et certaines phases de la procédure pénale 8 . Cependant, la convergence des procédures et l’émergence d’un principe de coopération entre les parties et le juge9 autorisent à douter d’une telle affirmation. Cette remarque invite à dépasser également la répartition des rôles entre les parties et le juge. La distinction entre la charge de la preuve attribuée aux parties et l’administration de la preuve confiée au juge s’estompe devant l’augmentation des pouvoirs du juge 10 , spécialement le juge civil11. Dans le même esprit, l’attribution de la charge des faits aux parties et de la charge du droit au juge n’est plus représentative de la réalité procédurale12. Pour comprendre le risque de la preuve, il faut l’aborder comme une technique au service d’une politique, selon la célèbre réflexion de François Gény. 4. Des techniques juridiques – Charge de la preuve et risque de la preuve sont avant tout des techniques juridiques, des instruments qui permettent de répartir les rôles et de préciser les incidences du doute dans un procès. Cette organisation probatoire des rôles, même si elle varie selon les procédures concernées, repose sur un certain nombre de dénominateurs communs qui apparaissent au prix de quelques adaptations conceptuelles. Beaucoup de choses ont été écrites sur cette partie du raisonnement probatoire et certains des développements qui vont suivre sont parfois davantage prospectifs. Une certitude, cependant : la charge de la preuve est mal nommée et le risque de la preuve est mal connu. 5. La charge de la preuve, la mal nommée – La charge de la preuve est mal nommée car elle n’existe pas en tant que telle dans les procès. L’image d’une horloge, d’un match de ping-pong13 ou d’une partie de tennis14 est exacte mais la notion de charge de la preuve ne rend pas suffisamment compte de la complexité du processus. On serait victime de la bipolarité des erreurs si, par un excès inverse, on soutenait que la charge de la preuve En ce sens, Y. Galmot, conclusions sur C.E. Sect. 22 avril 1966, Tochou, Lebon, p. 279 ; P. Duez, La responsabilité de la puissance publique en dehors du contrat, 1938, th. Dactyl., p. 179 et s. Comp. P. Pactet préfère parler de « répartition de la charge de la preuve », P. Pactet, Essai d’une théorie de la preuve devant les juridictions administratives, Thèse dactyl. 1950, A. Pédone, spéc. p. 58 et s.. Comp. B. Pacteau, Le juge de l’excès de pouvoir et les motifs de l’acte administratif, dactyl., 1971, spéc. n° 87 et s. 8 Sur la relativité de la distinction, C. Ambroise-Castero, Dictionnaire de la justice, PUF, V° Procédure accusatoire/procédure inquisitoire, p. 1058 et s. ; L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, 5ème édition, Litec, 2006, n° 516, p. 328. 9 L. Cadiet et E. Jeuland, op. cit., n° 535. Le même principe émerge en droit administratif, B. Pacteau, th. préc., n° 91. 10 Th. le Bars, De la théorie générale des charges de la preuve et de l’allégation à la théorie globale des risques processuels, in Mélanges G. Goubeaux, Dalloz-L.G.D.J., 2009, p. 319 et s. 11 Art. 10, 11 al. 2, 132 al. 2, 138, 145, 146 al. 1 CPC 12 Th. le Bars, De la théorie…, op. cit., p. 321. 13 Ph. Malinvaud, Introduction au droit, note 61, n° 522, p. 457. 14 H. Roland et L. Boyer, Adages du droit français, Litec, n° 10, p. 16. 7 3 n’existe pas15 ou qu’elle est absorbée par le risque de la preuve16. Les deux, à dire le vrai, coexistent17. La charge de la preuve se comprendrait plus aisément sous le vocable de charge de la vraisemblance. Cette charge de la vraisemblance permet d’insister sur l’existence d’un processus dans lequel interviennent deux séries d’acteurs : les parties et le juge. La charge de la vraisemblance renvoie en effet à l’idée de répartition des rôles probatoires, entre juge et parties, au cours d’un procès18. Cette répartition ne porte pas de manière réductrice sur la preuve mais de manière plus large sur les allégations ; allégations essentiellement factuelles permettant de convaincre le juge d’une certaine vraisemblance, vraisemblance à degré variable selon les règles de droit applicables. 6. Le risque de la preuve, le mal connu – Quant au risque de la preuve, au sens strict, sa rationalité demeure mal connue. Le juge va devoir imputer le risque du doute à l’une des parties. Cette attribution n’est pas une œuvre de magie. Il faut ainsi se demander quels sont les instruments permettant au juge d’attribuer ce risque à l’une des parties tout en ne portant pas atteinte à la légitimité de sa décision19. 7. Charge de la vraisemblance + risque du doute = Charge probatoire – Charge de la vraisemblance et risque du doute rendent davantage compte d’un raisonnement probatoire qui s’appuie entièrement sur une répartition des rôles entre les parties et le juge. Pour conceptualiser ce travail probatoire dans la recherche des preuves, la notion de charge probatoire paraît être la plus pertinente. Parler de charge probatoire, c’est englober dans un processus dynamique à la fois la charge de la vraisemblance et le risque du doute. Cependant, la rationalité de la charge probatoire ne peut être entièrement perçue qu’à la condition de garder à l’esprit qu’il s’agit d’une technique juridique au service d’une politique juridique. 8. Des politiques juridiques – Comme l’affirment Philippe Malaurie et Patrick Morvan, « La charge de la preuve (il faut entendre charge probatoire) obéit (…) à une politique juridique visant à protéger » divers intérêts. Ils ajoutent que ces considérations « brouillent la cohérence du droit de la preuve »20. Au contraire, ces considérations confèrent au droit de la preuve en général et à la charge probatoire en particulier une autre cohérence d’ordre non pas technique mais téléologique et axiologique. Ce faisant, le juge et la doctrine sont amenés à dépasser la logique formelle de la charge probatoire en recherchant une logique matérielle, en se livrant à une forme de « libre recherche scientifique » afin de tenir compte des enjeux moraux, politiques, sociaux et économiques lors de l’interprétation de la règle de droit applicable21. 9. Rationalité formelle et rationalité matérielle – Finalement, charge de la vraisemblance et risque du doute ne sont pas le produit d’un quelconque arbitraire judiciaire. Il s’agit d’une opération rationnelle qui renforce la légitimité de la décision du juge. Tout est fait pour que sa décision soit acceptable pour les destinataires immédiats de la décision, les Selon X. Lagarde, la charge de la preuve serait un faux problème. Il s’agirait d’une simple facilité de jugement, X. Lagarde, Réflexion critique sur le droit de la preuve, L.G.D.J., 1994, spéc. p. 205. Cette notion serait inutile, v. sur ce point, F. Girard, th. préc., p. 459. Rappr. Th. le Bars, De la théorie…, op. cit., p. 322 citant les art. 10 et 143 CPC. 16 J. Ghestin et G. Goubeaux, Introduction…, op. cit., n° 581 ; J.-Fr. Cesaro, Le doute en droit privé, Editions Panthéon-Assas, 2003, spéc. n° 115. 17 En ce sens, R. Legeais, th. préc., p. 169. 18 Comp. Th. le Bars qui parle de « dilution » de la preuve, De la théorie…, op. cit., p. 322. Le même constat peut être fait en droit administratif, P. Pactet th. préc., p. 59. 19 Sur cette question de légitimité, X. Lagarde, th. préc., p. 205. 20 Ph. Malaurie et P. Morvan, Introduction générale, 3ème édition, Defrénois, 2009, n° 174, p. 148. 21 Fr. Gény, Méthodes d’interprétation et sources en droit positif. Essai critique, LGDJ, 1919, Tome 2. En ce sens égal., J.-Fr. Césaro, th. préc., spéc. p. 230 et s. Adde, J. Chevalier, La charge de la preuve. Cours de droit civil approfondi, les Cours de droit, 1958-1959, spéc. p. 231 et s. 15 4 parties, justice de près, et soit acceptable pour les destinataires médiats, les justiciables, justice de loin, selon la distinction de Paul Ricoeur22. Ce découpage renvoie alors à deux formes de rationalité mises en exergue par Max Weber23 et qui constituent la substance de la charge probatoire : la rationalité formelle et la rationalité matérielle. La rationalité formelle désigne un droit qui « s’érige en un système logiquement cohérent, par construction et mise en relation de propositions juridiques abstraites, notamment par utilisation du syllogisme »24. Tel est l’aspect technique de la charge probatoire. La rationalité matérielle signifie que « des normes qualitativement différentes (…) doivent influer sur le règlement des problèmes juridiques : ce sont des impératifs éthiques ou des règles utilitaires, des règles d’opportunité ou des maximes politiques qui brisent le formalisme (…) de l’abstraction logique »25. Tel est l’aspect politique de la charge probatoire. 10. En définitive, la substance de la charge probatoire renvoie, en premier lieu, à une rationalité formelle (I) et renvoie, en second lieu, à une rationalité matérielle (II). I. La rationalité formelle de la charge probatoire 11. Cette rationalité formelle s’appuie sur un postulat et un processus. Le postulat est l’omniprésence du doute en matière probatoire. La fonction de la preuve est de lever ce doute. Le processus consiste essentiellement dans une répartition des rôles probatoires entre le juge et les parties. La charge probatoire renvoie donc, d’une part, à la gestion d’un doute omniprésent (A) et renvoie, d’autre part, à une répartition de la charge probatoire entre les acteurs du procès (B). A. La gestion du doute 12. Les parties tentent de dissiper ce doute pendant le procès en apportant la preuve des faits allégués. Ce doute peut également être réduit en amont par la loi ou par la convention des parties. 1°/ L’existence d’un doute 13. Du doute substantiel au doute processuel – A l’analyse, la charge probatoire n’entre en jeu que s’il y a un doute. Contrairement à une certaine opinion doctrinale, il n’est pas interdit au juge de douter. Le doute fait partie intégrante du raisonnement probatoire et du procès. Les arrêts sont nombreux à rappeler qu’un juge qui refuse de juger au motif qu’il existerait un doute commettrait un déni de justice26. En outre, en matière pénale, le doute profite à l’accusé. Quant au contentieux administratif, le doute profite au demandeur si l’administration persiste dans sa mauvaise foi et entretient le doute27. Le lien entre doute et charge probatoire a à vrai dire une double source. Tout d’abord, l’incertitude réside, en amont, dans le droit substantiel litigieux. La prégnance d’un monde où règne en maître l’incertitude que ce soit dans le domaine de la santé ou de l’environnement rejaillit sur la charge probatoire. Ensuite, cette persistance du doute est, P. Ricoeur, Histoire et vérité, Seuil, 1955, spéc. p. 143 et s. Rationalités appliquées dans une thèse très stimulante, F. Girard, Essai sur la preuve dans son environnement culturel, 2 tomes, P.U.A.M., 2013, spéc. n° 10 et s., p. 46 et s. 24 M. Coutu, Max Weber et les rationalités du droit, L.G.D.J. et les Presses de l’Université Laval, coll. Droit et société, n° 15, Paris, 1995, spéc. p. 49. 25 M. Weber, Sociologie du droit, P.U.F., Quadrige, 2007 (1re édition, 1986), p. 42 et 43. Précisons que l’auteur défend une conception formelle du droit seule à même d’instaurer un système cohérent. 26 V. par ex. Cass. 2ème civ., 21 janvier 1993, Bull. civ. II, n° 28 ; Cass. 2ème civ., 28 juin 2006, Bull. civ. II, n° 174 ; Cass. 2ème civ., 5 avril 2007, Bull. civ. II, n° 76. 27 M. Paillet, Faute de service, preuve et qualification, Jurisclasseur, contentieux administratif, Fasc. 820. 22 23 5 en aval, une condition sine qua non du raisonnement fondé sur le risque de la preuve entendu au sens strict, car il s’agit de faire supporter la perte du procès à celui qui est censé supporter le doute persistant. Cette irréductibilité du doute n’empêche cependant pas les différents acteurs du procès d’en réduire le champ d’action. Il s’agit en quelque sorte de réduire la part du doute. 2°/ La réduction de la part du doute 14. Réduction légale de la part du doute – La réduction du doute, en amont du procès, peut être tout d’abord l’œuvre de la loi. Ainsi en instaurant un système de preuve légale et en imposant une hiérarchie entre les modes de preuve, le législateur réduit la part de doute et incite en quelque sorte les parties à préconstituer une preuve. Dans le même esprit, en posant un certain nombre de présomptions irréfragables, le législateur réduit encore le champ du doute. Ces présomptions ne dictent pas au juge ce qu’il doit faire en cas de doute persistant mais suppriment en amont tout débat probatoire28. La même analyse pourrait être faite de l’acte authentique notarié qui est un acte normatif, une antipreuve évinçant en amont une grande part du doute probatoire29. Le législateur peut également mettre à la disposition des parties des instruments judiciaires permettant de réduire cette part du doute. Ainsi en est-il des mesures in futurum de l’article 145 du Code de procédure civile. Cette procédure constitue une sorte de pré-jugement permettant aux parties, sinon de se préconstituer une preuve, du moins de mettre leurs preuves à l’épreuve d’un débat. Cette phase probatoire permet de réduire la part d’incertitude qui peut entourer le litige avant même le procès au fond. 15. Réduction conventionnelle de la part du doute – Par convention, les parties peuvent de leur côté contribuer à la réduction du doute et réduire, par voie de conséquence, le champ du raisonnement fondé sur la charge probatoire. Les conventions portant directement sur la preuve sont par principe valables, y compris celles qui sont relatives à la charge probatoire 30 . Certaines conventions ou clauses contractuelles ont un effet probatoire indirect. Tel est le cas des clauses de constatation 31 , car le fait contractuellement constaté peut plus difficilement être contesté. Enfin, les clauses relatives au litige, mettant en place une sorte de débat probatoire avant le procès, contribuent à leur manière à réduire la part du doute. Un rapprochement est possible avec les pre action protocols de common law32 qui invitent à opérer un rapprochement avec la proposition faite par J. Bentham d’instaurer une séance préalable à l’issue de laquelle le juge pourrait déterminer celui qui devra supporter la charge probatoire33. La rationalité formelle de la charge probatoire ne peut donc être comprise sans avoir conscience de cette omniprésence du doute. Une fois cette toile de fond posée, la recherche d’une rationalité formelle suppose de préciser de quelle manière, au cours d’un procès, la charge probatoire est répartie entre les différents acteurs. En ce sens not. J.-Fr. Cesaro, th. préc., n° 183, p. 226, note 285. Sur cette analyse, M.-A. Frison-Roche, Acte authentique, acte du marché, J.C.P. (N), n° 39, 1er octobre 2010, 1290. 30 Cass. 1re civ., 28 janvier 2003, Bull. civ. I, n° 26, p. 21 ; Cass. com., 19 juillet 1965, Bull. civ. III, n° 456 ; Cass. com., 8 nov. 1989, D. 1990, p. 369 et s., note Chr. Gavalda. 31 J. Moret-Bailly, Les stipulations de constatation, R.R.J., 2001, p. 489 et . ; M. Lamoureux, L’aménagement des pouvoirs du juge par les contractants. Recherche sur un possible imperium des contractants, Préf. J. Mestre, P.U.A.M., 2006, n°201 et s., p. 2014 et s. 32 M. Partington, Introduction to the English legal system, Oxford, 2012, spéc., p. 207 s. ; S. Sime, A practical approach to civil procedure, 14e éd., Oxford, 2011, spéc. p. 61 s. 33 J. Bentham, Traité des preuves judiciaires, Tome I, 3ème éd., Bruxelles, 1840. 28 29 6 B. La répartition de la charge probatoire 16. Charge de l’allégation vraisemblable et risque du doute – Cette notion de charge probatoire rend compte d’une véritable répartition des rôles au sein du procès. Elle met en exergue l’existence d’un processus probatoire où la preuve est apportée par étapes successives, sorte de punctation probatoire. Raisonner sous l’angle de la charge probatoire permet de comprendre qui a perdu son procès et pourquoi ? L’analyse révèle qu’il existe deux situations complémentaires mais distinctes. Il y a ceux qui perdent leur procès car ils n’ont pas allégué de faits suffisants pour emporter la conviction du juge. Il y a ceux qui perdent leur procès car il persiste un doute, risque du doute qui leur a été attribué. Ces deux hypothèses renvoient aux deux déclinaisons, aux deux étapes de la charge probatoire : la charge de l’allégation vraisemblable, tout d’abord, et le risque du doute, ensuite. 1°/ La charge de l’allégation vraisemblable 17. Charge de la vraisemblance = allégation de faits déclenchant des effets + allégation de faits vraisemblables – Mieux que la charge de la preuve, la charge de l’allégation vraisemblable rend compte de l’échange probatoire qui se crée entre les acteurs du procès. Que ce soit en matière civile, pénale ou administrative, une répartition de la charge probatoire s’opère entre les parties et le juge autour de la notion de charge de l’allégation vraisemblable ou charge de la vraisemblance. Que faut-il entendre par charge de l’allégation vraisemblable ? Le point de départ du raisonnement s’appuie sur la théorie de la charge de l’allégation des faits développée par Henri Motulsky. Sans entrer dans le détail, celui qui invoque un droit doit alléguer les faits qui figurent dans le présupposé de la règle. La charge de l’allégation accompagne en quelque sorte le syllogisme formel. Cependant, à mon sens, cette présentation doit être complétée. Une première précision exige de rappeler que l’allégation de certains faits va déclencher certains effets. Une deuxième précision réside dans l’affirmation que n’importe quels faits ne suffit pas car les faits allégués doivent faire naître une certaine vraisemblance. a) Allégation de faits déclencheurs de certains effets 18. Effets substantiels et effets processuels de l’allégation – Les faits une fois allégués déclenchent des effets substantiels, le bénéfice du doute, ou des effets processuels, un avantage de nature procédurale. 19. Effets substantiels des faits allégués – L’allégation de certains faits va déclencher le bénéfice d’une règle substantielle en faisant peser le risque du doute sur la partie adverse. Cette charge de l’allégation n’est pas une preuve. Il s’agit d’avancer dans le débat un ensemble d’éléments. Ainsi en est-il en droit du travail. En cas de discrimination, le salarié doit, en vertu de l’article 1134-1 du Code du travail, alléguer « des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte (…). Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ». Dans le même esprit, aurait pu être cité le cas du harcèlement moral ou sexuel ou celui de la preuve des heures effectives de travail34. 34 V. infra, L. Gamet, Le risque de la preuve en droit du travail. 7 20. Effets processuels des faits allégués – L’allégation de certains faits est parfois exigée afin de pouvoir bénéficier de certains avantages processuels. En ce sens, la charge de l’allégation ne conditionne pas ici la solution au fond mais elle conditionne soit la recevabilité de la preuve judiciaire, soit et, le plus souvent, le droit d’obtenir du juge une mesure d’instruction ou la production forcée des pièces. L’hypothèse où l’allégation de certains faits conditionne la recevabilité d’une preuve judiciaire est plus rare aujourd’hui. Tel fut le cas des adminicules qui étaient autrefois exigés, par les anciens articles 340 et 341 du Code civil, pour pouvoir exercer une action en recherche de paternité. Le demandeur devait produire des « présomptions ou indices graves ». Ce filtrage probatoire a aujourd’hui disparu. La charge de l’allégation permet surtout, sur le plan procédural, de répartir la charge probatoire entre les parties et le juge. La charge de l’allégation devient une condition préalable à l’obtention par le juge d’une mesure d’instruction ou la production forcée d’une pièce. La référence à la charge de l’allégation permet de comprendre de quelle manière le juge est susceptible d’aider les parties sans suppléer à leur carence. En vertu des articles 144 et 146 C.P.C., le juge civil ne peut ordonner une mesure d’instruction si les parties n’ont pas rempli leur charge probatoire. Ce n’est qu’une fois fourni cet effort probatoire que le juge peut compléter le dossier probatoire 35 . Le renfort judiciaire présuppose un effort probatoire des parties. Ce lien entre allégation des parties et mesures d’instruction est formellement établi en droit du travail que ce soit en matière de discrimination ou de harcèlement, où le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu’il estime utiles. Ce qui vaut pour les mesures d’instruction semble également valoir pour la production forcée de pièces. Cependant, cette affirmation selon laquelle le renfort du juge présuppose l’allégation de certains faits doit être relativisée en présence d’une partie qui ne semble pas « apte » à les alléguer. 21. Le tempérament de « l’aptitude à la preuve » – La directive de l’aptitude probatoire d’une partie permet d’expliquer pourquoi certaines mesures d’instruction ou injonctions de produire des pièces ont été ordonnées en allégeant la charge d’une partie. L’aptitude probatoire a ici une vertu directive ou normative car elle guide le juge dans le degré d’exigence quant aux éléments de faits devant être allégués par une partie au procès. En quelque sorte, les parties seraient chargées de contribuer à la recherche de la vérité mais dans la limite de leurs capacités respectives. Cette remarque donne plus de sens à la règle selon laquelle la carence à laquelle le juge ne peut suppléer est la carence fautive36. En revanche, dès qu’il est établi qu’une partie n’a pas un accès à un élément ou a un accès plus difficile à un élément que la partie adverse, le juge peut ordonner une mesure d’instruction ou la production forcée d’une pièce. b) Allégation de faits vraisemblables 22. Allégation de faits vraisemblables et « commencement de preuve » – La charge de l’allégation s’entend surtout de la charge de la vraisemblance37. Les éléments allégués ne sont pas des éléments quelconques. Ils doivent être concrets, suffisants, réels, sérieux. Pour apprécier les faits allégués et leur vraisemblance, il convient de solliciter certaines directives, telles que la normalité, la probabilité ou les situations acquises, qui ne sont pas des principes d’attribution de la charge de la preuve. Ces directives permettent au juge L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire…, op. cit., n° 566 et 584. Adde, Fr. Ferrand, La preuve, Répertoire Dalloz, n° 363. Sur la notion singulière de « dossier probatoire », E. Vergès, La réforme…, op. cit., spéc. p. 623. 36 F. Girard, th. préc., n° 263 et s., p. 467 et s. p. 468 et s. 37 En ce sens, F. Girard, th. préc., n° 262 et s., p. 465 et s. 35 8 d’être plus ou moins exigeants à l’égard des éléments pouvant établir une certaine vraisemblance. Cette charge de la vraisemblance renvoie à la notion de « commencement de preuve »38. C’est ce commencement de preuve que doit apporter le salarié pour faire porter le risque du doute sur les épaules de l’employeur39. C’est ce commencement de preuve qui est exigé pour justifier une mesure d’instruction du juge ou pour qu’il ordonne la production forcée des pièces. Cette précision permet alors d’opérer un rapprochement entre les différentes procédures. 23. Convergence des procès – Cette charge de la vraisemblance est manifeste en procédure civile. La répartition de la charge probatoire en droit du travail le confirme. Le salarié ne doit pas se contenter, en matière de discrimination, de harcèlement ou dans le contentieux des heures effectives de travail, d’alléguer des faits quelconque. Il doit produire des éléments sérieux, précis qui font naître une vraisemblance40. Cette charge de la vraisemblance existe également dans le contentieux administratif41 . Ainsi celui qui attaque un acte administratif doit au moins apporter un « commencement de preuve ». Face à des allégations précises et sérieuses, l’adversaire doit répliquer par d’autres éléments. Il se met en place une « dialectique de la vraisemblance »42 surtout dans certains contentieux tels que celui du contrat où requérant et administration ont une position identique 43 . Dans le même esprit, le juge administratif n’ordonne pas de mesures d’instruction en l’absence d’un commencement de preuve44. La même exigence d’un commencement de preuve existe pour toutes les injonctions notamment en matière de production forcée de pièces45. Pour que le juge mette en œuvre ses pouvoirs d’instruction, il faut un « début de conviction »46. Le contentieux administratif accorde également une place au tempérament de l’aptitude à la preuve qui amène en la matière à distinguer la charge effective et la charge juridique47. Par charge effective, il faut entendre « la charge pesant sur la partie qui rencontre en fait les difficultés les plus grandes pour emporter l’intime conviction du juge »48. En matière fiscale, par exemple, il a été jugé que « les éléments de preuve qu’une partie est seule en mesure de détenir ne sauraient être réclamés qu’à celle-ci »49. La même référence implicite à l’aptitude existe dans le contentieux pour excès de pouvoir à propos des formalités administratives ayant précédé l’acte et que seule l’administration est en mesure En droit administratif, v. C. Foulquier, la preuve et la justice administrative, L’Harmattan, 2013, spéc. p. 324 et s. Adde, L. Cadoux, La charge de la preuve devant le Conseil d'Etat, E.D.C.E. 1953, p. 85. 39 Certains arrêts parlent d’un « début de preuve », Cass. Soc., 8 juin 2010, n° 09-40148 ; 5 décembre 2010, n° 08-45242. 40 V. not. Cass. Soc. 8 juin 2010, préc. ; Cass. soc., 23 novembre 2011, n° 10-16530. 41 Rejet d’une requête invoquant un manquement administratif car elle « n'est pas assortie de précisions suffisantes permettant d'en apprécier le bien-fondé », CE, sect., 7 mars 1969, Ville de Lille, Lebon 149. V. déjà, C.E. 22 juin 1963, Poncin, Recueil Lebon, p. 393 ; AJDA, 1963, p. 649, qui rappelle que de simples allégations ne suffisent pas car il faut un commencement de preuve sérieux. 42 J. Arrighi de Casanova, concl. Sous C.E. SA Procès international, 29 juillet 1994, req. n° 111884, p. 587. 43 C. Foulquier, th. préc., p. 334 et s. 44 (10) deux triangles. 45 « C’est une commencement de preuve qui le conduira à mettre en mouvement ses pouvoirs d’instruction », J. Boulay, La preuve par témoins devant le juge administratif, … cité par l’harmattan note 1213. 46 Th. l’harmattant, note 1142. 47 P. Pacteau ; B. Pactet, Preuve, n° 87 cité par harmattan, note 2135(15) rond et (16). Et aptitude (10). Aussi (55) triangle. 48 P. Pactet, th. préc., p. 86 et s. 49 C.E., sect. 20 juin 2003, Sté Ets Lebreton, Comptoir général de peintures, Lebon 273, concl. P. Collin, Procédures, 2003, n° 230, note J.-L. Pierre ; C.E. 21 mai 2007, Min. Economie et finances c/ Sté Sylvain Joyeux, Lebon 212, Dr. Fisc. 2007, 970, concl. Glaser et note Ch. De la Marnière, R.J.F., 2007, p. 631, note O. Fouquet ; C.E. 16 mai 2008, Sté Sélafa Geomat, req. n° 288101. Pour une vue d’ensemble, C. Foulquier, th. préc., spéc. n° 45 et s. 38 9 d’établir si elles ont été accomplies50. Le procès pénal demeure lui plus singulier mais peut aussi être appréhendé sous l’angle de la charge de l’allégation et de la charge de la vraisemblance. Dans une structure classique du procès pénal, l’accusation a la charge probatoire notamment au nom de la présomption d’innocence51. D’une certaine manière, la charge de la vraisemblance pèse sur le ministère public. Il est ainsi question dans les articles 63 et 105 C.P.P. d’« indices graves et concordants » ou « de raisons plausibles de soupçonner ». Quant au juge d’instruction52, il instruit à charge et à décharge et doit démontrer l’existence de « charges suffisantes » pour renvoyer à la juridiction de jugement (art. 176 et 177 CPP). Cette recherche de la vraisemblance existe dans toutes les procédures mais elle est à degré variable et diffère selon les circonstances, les règles invoquées et la situation des parties. La partie peut ainsi perdre son procès parce qu’elle n’a pas établi une vraisemblance susceptible de convaincre le juge. Le juge peut également débouter l’une des parties de ses prétentions non pas en raison de preuves insuffisantes mais en raison d’un doute persistant. Il s’agit alors de la dernière étape du raisonnement de la charge probatoire : le risque de la preuve ou risque du doute. 2°/ Le risque du doute 24. Le risque du doute n’est pas au sens strict une question probatoire. Plus exactement, il s’agit d’une question de fond intervenant dans un raisonnement probatoire53. Comme le fait observer le Rapport de la Cour de cassation consacré à la preuve, le risque de la preuve revient à s’interroger sur la preuve qui se joue avant la preuve54. Classiquement, le risque de la preuve répond à la question de savoir qui doit supporter le fardeau du doute. Le raisonnement attaché au risque du doute convient à l’ensemble des procédures. Le risque de la preuve est un motif permettant au juge de légitimer sa décision55. Cependant, cette légitimité présuppose une certaine rationalité. Cette rationalité formelle consiste, pour le juge, à se référer aux choix opérés par le législateur. A défaut de précision dans le texte, il appartient au juge, avec l’aide de la doctrine, de se livrer à une interprétation des règles de droit applicables56. a) Attribution du risque de la preuve et choix substantiel du législateur C.E., sect., 20 nov. 1964, Josselin, Lebon, 566 ;C.E. 7 juillet 2000, Confédération paysanne des Bouches-du-Rhône, Lebon, 310. Adde pour la preuve d’une formalité accomplie telle qu’une décision ou une notification, C.E. 22 mars 1907, Veuve Desplanches, Lebon, 293. 51 « La partie poursuivante doit établir tous les éléments constitutifs de l’infraction et l’absence de tous les éléments susceptibles de la faire disparaître », Cass. crim., 24 mars 1949, Bull. crim., n° 114. 52 Sur ce point, v. F. Girard, th. préc., p. 460. 53 En ce sens égal., J. Chevalier, op. cit., p. 186 ; A. Bergeaud, Le droit à la preuve, LGDJ, 2010, spéc. n° 24, p. 28 ; Ph. Théry, Les finalités du droit de la preuve, Droits, n° 23, 1996, p. 42 et s., spéc. p. 42 ; J. Chevalier, op. cit., p. 227. 54 Rapport annuel de la Cour de cassation 2012, La preuve, spéc., p. 139. 55 Comp. X. Lagarde, th. préc., n° 147, p. 244 : « Dès à présent, on soulignera la vertu légitimante de l’idée d’aptitude à la preuve. Celle-ci est invoquée pour justifier l’existence de prétendues règles de preuve, censées tempérer la rigueur de règles de fond (…). Le recours à cette idée sert donc à donner l’impression que le droit cherche à rétablir l’équilibre des forces entre les parties au litige dans des situations où c’est en fait la situation du juge qui est protégée (…). L’effet de légitimation qui résulte de cette présentation consiste dans le fait que l’échec des prétentions sera imputé à une défaillance de leur auteur. Au fond, ce n’est plus le juge qui condamne les parties, ce sont ces dernières qui se condamnent elles-mêmes ». 56 Cette libre recherche scientifique est d’abord axée sur l’intention du législateur ; elle peut ensuite aller au-delà, v. not. J.-Fr. Cesaro, th. préc., n° 182 et s., p. 225 et s. Adde, J. Chevalier, op. cit., p. 231. 50 10 25. Risque de la preuve et « présomptions antéjudiciaires » – Le risque de la preuve est essentiellement une question de fond57. Selon la terminologie de Jérémy Bentham reprise par J. Chevalier, il existe un ensemble de « présomptions antéjudiciaires » à partir desquelles le risque de la preuve est réglé en amont et qui permettent au juge de procéder à l’attribution rationnelle du risque du doute58. Ces présomptions sont mal nommées car elles relèvent davantage de la « présomption postulat » que de la « présomption preuve »59. En effet, la présomption légale ou judiciaire opère un déplacement de l’objet de la preuve en déduisant un fait inconnu d’un fait connu60. En revanche, la présomption postulat est selon la formule d’un auteur un présupposé légal61. Les présomptions-postulats indiquent la solution à choisir dans l’hypothèse où un doute persiste62. Il s’agit en quelque sorte d’une preuve hors les murs du procès63. 26. Les illustrations : détermination directe et indirecte – Les exemples sont légions. Une série de textes déterminent parfois directement qui devra supporter les conséquences d’un doute persistant. La présomption d’innocence de l’article 9 de la DDHC et de l’article 9-1 du Code civil est, en ce sens, moins une présomption qu’un principe général guidant le juge répressif64. Le doute profite à l’accusé. Ce doute profite au salarié dans le contentieux du licenciement pour cause réelle et sérieuse aux termes de l’article 1235-1 al. 2 C. trav. Il profite au transfusé contaminé au sens de l’article L. 3122-2 C.S.P., au consommateur en vertu de l’article L. 133-2 C. cons., au cocontractant débiteur et est supporté par le rédacteur-créancier selon l’article 1162 du Code civil. D’autres dispositions, sans aborder directement la question du doute, déterminent une préférence légale qui s’impose au juge : la bonne foi est présumée selon l’article 2272 du Code civil ; la solidarité ne se présume par selon l’article 1202 du même code ; le dol doit être prouvé selon l’article 1116 du Code civil ; un bien acquis pendant le mariage est présumé commun jusqu'à preuve contraire (art. 1402 C. civ.)65. Dans le même ordre d’idées, l’article 1315 du Code civil fait peser le risque sur le créancier, s’il ne prouve pas l’existence de sa créance, et sur le débiteur s’il ne prouve pas avoir exécuté son obligation. Cependant, comment raisonner dans l’hypothèse de textes qui n’abordent pas directement ni même indirectement la question du risque de la preuve. L’interprète fait alors appel à la libre recherche scientifique66. b) Attribution du risque de la preuve et « libre recherche scientifique » J. Chevalier, op. cit. p. 227 ; Ph. Théry, Les finalités…, p. 42 ; J. Devèze, Contribution à l’étude de la charge de la preuve en matière civile, Thèse Toulouse, 1980, p. 517 note 29. 58 J. Bentham, Traité des preuves judiciaires, 3ème édition, Bruxelles, 1840, Tome II, Chap. II, p. 11 et s. ; J. Chevalier, op. cit., p. 219 : « entre les deux propositions contraires relativement au fait à prouver, [la présomption anté-judiciaire] indique celle qui devra être prouvée de telle manière que l’autre sera retenue comme motif de décision si la preuve n’est pas faite ou est insuffisante et comme ce choix est nécessairement préalable à l’examen de la preuve et (…) à son mécanisme, elle ne comporte par elle-même et à elle seule aucune indication sur le déroulement ultérieur de la preuve soit quant à sa décomposition du fait à prouver soit quant aux moyens qui seront recevables pour faire la preuve » 59 A.-B. Caire, Relecture du droit des présomptions à la lumière du droit européen des droits de l’homme, Pédone, 2012, spéc. p. 35 et s. 60 Sur ce point, A. Bergeaud, th. préc., n° 209, p. 175 et s. 61 Ibid, p. 76. 62 Dans le même esprit, les présomptions irréfragables sont davantage des règles de fond que des règles de preuve, en ce sens, Fr. Gény, Science et technique en droit positif, Tome III, Paris, Sirey, 1927, n° 234, p. 299. 63 Sur le fait que le risque de la preuve constitue une raisonnement a priori, Fr. Gény, Sciences et technique en droit privé, Tome 3, élaboration technique du droit positif, 1914-1924, n° 237, p. 336 ; J. Ghestin et G. Goubeaux, introduciton…, op. cit., n° 646 ; J. Devèze, th. préc., n° 360, p. 483. 64 En ce sens, Ph. Merle, Les présomptions en droit pénal, Thèse Nancy, Dactyl., 1968. 65 On peut ajouter les articles 312, 804, 1187, 1731, 1349, 1350 du Code civil. 66 J.-Fr. Césaro, th. préc., n° 183 et s., p. 225 et s. ; J. Devèze, th. préc., spéc. p. 177 et s. 57 11 Mettant en œuvre une forme de « libre recherche scientifique », le juge peut faire appel à un ensemble d’indices et peut être aidé d’un ensemble de directives. 27. Un faisceau d’indices – Le juge tente de retrouver l’intention du législateur, l’esprit de la loi qui n’est pas sans lien avec la théorie des normes du droit allemand67. Les méthodes d’interprétation utilisées par le juge pour retrouver l’esprit de la loi sont nombreuses : interprétation littérale, systématique, téléologique68… Le juge peut également user de la dialectique du principe et de l’exception. Le risque pèse sur celui qui tenterait de se prévaloir d’une exception à la règle69. Le raisonnement judiciaire peut s’appuyer sur la distinction entre la règle générale et la règle spéciale. Le doute profite à celui qui se prévaut de la règle générale par application de l’adage selon lequel le spécial est censé déroger au général. Dans le même esprit, l’existence d’une règle supplétive oriente le juge qui doit faire supporter le risque du doute à celui qui souhaiterait évincer le modèle qu’impose la règle supplétive70. 28. Un ensemble de directives – Ce faisceau d’indices peut être complété par un ensemble d’arguments ou de directives. La contestation d’une situation acquise71, se prévaloir d’une situation anormale déterminée de manière « mi-empirique mi-axiologique »72, invoquer une situation peu probable, être intellectuellement ou matériellement le plus apte à se préconstituer73 ou à produire un élément de preuve, sont des directives qui peuvent orienter le choix du juge dans l’attribution du risque du doute. Certes, le choix sera plus casuistique mais il ne peut être qualifié d’arbitraire. 29. En définitive, la notion de charge probatoire rend mieux compte des raisons pour lesquelles une personne peut perdre un procès. Cela s’explique soit par la production d’éléments de preuve insuffisants, ce qui renvoie à la charge de l’allégation et à la charge de la vraisemblance, soit par la persistance d’un doute, ce qui renvoie au risque de la preuve au sens strict. Cependant, à l’analyse, on se rend bien compte des limites de la A rapprocher du droit allemand, Prütting, in Münchener Kommentar zur ZPO, 3. Aufl. 2008, § 286, n° 113-115. Selon R. Callsen, Disponibilité de la preuve et répartition de la clahrge de la preuve : une mise en perscpective à partir du droit allemand, 2009, http://m2bde.u-paris10.fr/content/disponibilité-de-la-preuve-et-répartition-de-lacharge-de-la-preuve-une-mise-en-perspective: « La règle de preuve n’est pas donc pas une règle à part, indépendante du droit matériel. Elle est plutôt implicitement contenue dans et intrinsèquement liée au droit matériel ». 68 J. Fr. Césaro, th. préc., spéc. n° 188 et s., p. 230 et s. consacrés aux « arguments non textuels ». 69 V. not. Cass. com., 27 octobre 1981, Bull. civ. IV, n° 372 : il appartient au défendeur de rapporter la preuve des faits qu’il invoque à titre d’exception ; Cass. 1re civ., 17 juillet 1985, Gaz. Pal. 1986, 1, p. 127, note J. M. : c’est au conjoint tenu par principe du devoir de secours de prouver qu’il en serait dispenser en raison de circonstances particulières. Finalement, cela revient souvent soit à mettre le risque sur les épaules de celui qui prétend être libéré de ses obligations (art. 1315 al. 2 C. civ.) soit sur celles de celui qui se prévaut d’une situation anormale, selon la norme juridique (règle supplétive par ex.) ou selon la norme sociale. 70 C. Pérès, La règle supplétive, Préf. G. Viney, L.G.D.J., Tome 421, 2004, n° 493, p. 467 : la règle supplétive est « un type idéal, un modèle à reproduire (…) la solution dont l’ordre juridique considère qu’elle tranche, au mieux, les intérêts en cause (…). En un mot elle jouit d’une préférence de principe ». Elle « reflète les vues idéales de l’ordre juridique (…).Dans cette perspective, la règle supplétive remplit aussi une fonction directrice ». 71 Le doute profite à celui qui invoque la possession car il s’agit d’une situation acquise. L’art. 2276 est également une situation acquise privilégiée, J.-Fr. Césaro, th., n° 192, p. 233. 72 J.-Fr. Césaro, th. préc., n° 191, p. 232, note 308 : la liberté du propriétaire est la situation normale, la servitude l’exception à prouver. 73 Celui qui prête une somme d’argent supérieure à 1500 euros sans constituer d’écrit, le risque de la preuve en cas de doute peut peser sur lui en raison de son imprudence qui est d’une certaine manière sanctionnée. On retrouve cette idée développée par X. Lagarde, Vérité et légitimité dans le droit de la preuve, Droits, n° 23, 1996, p. 31 et s., spéc. p. 38. Dans le même sens, J.-Fr. Cesaro, th. préc., n° 194, p. 235. 67 12 rationalité formelle. En effet, les choix opérés ne relèvent pas uniquement de la logique formelle mais relèvent d’une autre rationalité dite matérielle. II. La rationalité matérielle de la charge probatoire 30. La rationalité matérielle renvoie aux objectifs que peut servir l’attribution de la charge probatoire, objectifs qui confèrent à cette question une rationalité matérielle qui vient compléter la rationalité formelle précédemment exposée74. La charge probatoire est une technique au service d’une politique75. Cette politique prend une coloration particulière, bien que complémentaire, selon qu’il s’agit du droit substantiel ou du droit processuel. Il convient ainsi de distinguer, d’une part, la charge probatoire au service d’une politique substantielle et, d’autre part, la charge probatoire au service d’une politique processuelle. A. La charge probatoire au service d’une politique substantielle 31. En se livrant à l’analyse des règles et décisions relatives à la charge probatoire, il est possible de distinguer deux types d’instrumentalisation, avec les limites que comporte toute tentative de classification. La charge probatoire se présente tantôt comme un instrument axiologique, par la promotion de certaines valeurs, tantôt comme un instrument normatif, en ce qu’il impose ou incite à adopter un certain comportement. 1°/ La charge probatoire, un instrument axiologique 32. Charge probatoire et égalité – Le législateur et le juge utilisent surtout la technique de la charge probatoire afin de garantir l’efficacité et l’effectivité des règles de droit applicables76. En garantissant l’efficacité et l’effectivité des règles de droit applicables, le législateur et le juge protègent un ensemble de valeurs77. Trois catégories de valeurs pourraient servir d’exemple : l’égalité, la sécurité et la dignité. La répartition de la charge probatoire permet, en garantissant l’effectivité de certaines règles, de protéger certaines catégories de personnes et de rétablir une certaine égalité78. L’exemple le plus topique reste celui des personnes victimes d’une discrimination79, d’un harcèlement moral ou Selon la formule de Jean Devèze, qui a articulé sa thèse autour de cette idée que les politiques juridiques guident la question de la charge probatoire, « la poursuite des finalités du Droit peut être menée, aussi bien par voie de disposition directe, d’élaboration de règles substantielles, que par une voie indirecte, la création ou l’infléchissement des dispositions qui assurent l’application effective du droit au travers de son passage en justice ». Le risque de la preuve est alors utilisé par « le législateur et la jurisprudence pour infléchir l’application effective des règles substantielles dans le sens de la justice », J. Devèze, th. préc., p. 517. 75 Fr. Gény, Science et technique en droit privé positif, Tome III, Sirey, 1931, n° 233. Adde, Fr. Terré et Y. Lequette, G.A.J.C., 12ème édition, Dalloz, 2007, n° 17, spéc. p. 127. 76 V. art. 134 de l’avant-projet de réforme du droit des obligations du 23 octobre 2013 qui, en matière de rupture unilatérale hors le juge, fait peser la charge de la preuve de la gravité de l’inexécution sur le créancier auteur de la rupture. 77 En ce sens, à propos des présomptions, A.-B. Caire, Relecture du droit des présomptions à la lumière du droit européen des droits de l’homme, édition Pédone, 2012 ; P. Deumier, introduction générale au droit, 2ème édition, LGDJ, n° 91, p. 82 : « Les présomptions ne sont pas que des outils techniques de preuve : elles fondent également une politique juridique en privilégiant une situation ». 78 La répartition de la charge probatoire permet de faciliter la protection de certains droit subjectifs (v. par ex. la titularité des droits d’auteur des personnes morales sur les œuvres collectives, Rapport annuel de la Cour de cassation, op. cit., p. 145), protection d’un intérêt catégoriel (intérêt général des agriculteurs et présomption de pas de porte, art. L. 411-11 du Code rural et article L. 411-74 du Code rural, v. Rapport annuel de la Cour de cassation, op. cit., p. 147), de lutter efficacement contre certaines fraudes, de préserver la stabilité de certains actes juridiques, pour une série d’exemples, v. Rapport de la Cour de cassation, Ibid, p. 204. 79 C. Michaud, La preuve des discriminations en droit du travail, J.C.P. (S), n° 46, 13 novembre 2012, 1481. 74 13 sexuel ou encore celui d’un salarié devant établir les heures effectives de travail80. La répartition probatoire évoquée précédemment est d’abord destinée à garantir la mise en œuvre d’un arsenal juridique important que des règles de preuve trop strictes auraient pu priver de toute efficacité et de toute effectivité81. Cette répartition de la charge probatoire rétablit aussi un équilibre entre les parties car l’accès aux éléments de preuve est parfois plus limité pour le salarié que pour l’employeur. Le même raisonnement est transposable au contentieux administratif depuis l’arrêt « Perreux » du 30 octobre 200982, bien avant que la loi du 27 mai 2008 ne vienne modifier la répartition de la charge probatoire. 33. Charge probatoire et sécurité – La répartition de la charge probatoire est parfois réalisée en fonction de l’efficacité des sanctions, notamment en matière pénale. C’est l’impératif de sécurité publique qui l’emporte. L’effectivité des sanctions pénales peut être menacée par une application trop stricte du principe de présomption d’innocence. La charge probatoire est ainsi mise au service d’une politique pénale. C’est la raison pour laquelle existe un certain nombre de présomptions de culpabilité, présomptions simples et respectant les droits de la défense83, qui permettent de garantir aux infractions pénales leur pleine effectivité. Tel est le cas de certaines présomptions de culpabilité en matière d’infractions routières ou en matière de lutte contre la corruption ou le trafic d’influence. 34. Charge probatoire et dignité – Les valeurs peuvent également se rapporter à la dignité. En matière pénale, la dignité renvoie à la protection des droits fondamentaux et justifie le principe de la présomption d’innocence. La protection de l’intégrité physique peut également justifier un allègement de la charge probatoire. Tel est le cas des victimes d’une contamination suite à une transfusion. En matière de contamination par l’hépatite C, « le doute profite au demandeur », à l’instar des personnes contaminées par le VIH. A l’avenir ne faudrait-il pas, pour assurer une égalité de traitement des victimes de dommages corporels, poser à titre de principe qu’en cas de doute, ces victimes devraient être indemnisées 84 ? Dans le même esprit, dans les domaines tels que la santé ou l’environnement où les incertitudes scientifiques sont fréquentes, ne faudrait-il pas poser un principe selon lequel le doute devrait profiter aux victimes ou à la nature elle-même ? In dubi pro natura en quelque sorte, le doute profite à la nature, certains fondant cette répartition de la charge probatoire sur le principe de précaution85. Si la répartition de la charge probatoire révèle, au sens photographique, une échelle des valeurs, elle remplit à titre complémentaire une fonction normative en encourageant à ou en dissuadant d’adopter certains comportements. Sur ce point, G. Pignarre, Sur la répartition de la charge de la preuve dans l’article L. 3171-4 du Code du travail : vers un retour aux principes directeurs du procès ? Essai d’analyse à partir de quelques décisions inédites et récentes de la chambre sociale, Revue de droit du travail, 2012, p. 503 et s. 81 Sur cette idée, D. Jacotot, Effectivité des règles de droit, aptitude à la preuve : vers une nouvelle attribution de la charge de la preuve, in Au cœur des combats juridiques. Pensées et témoignages de juristes engagés, sous la dir. De E. Dockès, Dalloz, Thèmes et commentaires, Actes, 2007, p. 277 et s. 82 C.E., 30 oct. 2009, A.J.D.A., 2009, p. 2391, Chr. Liéger et Botteghi. Pour une solution rendue postérieurement à la loi du 27 mai 2008, v. C.E. 10 janvier 2011, Mme Leveque, req. n° 325268 ; A.J.D.A., 2011, p. 14, obs. M.-C. M. 83 Selon les conditions posées par le Conseil constitutionnel, Rapport de la Cour de cassation, op. cit., p. 209 ; Cons. const. 16 juin 1999, no 411 DC, loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière, AJDA 1999. 694, note J.É. Schoettl ; 10 juin 2009, no 580 DC, loi favorisant la diffusion et la protection de création sur Internet, LPA, 24 juin 2009, note F. Chaltiel. 84 En ce sens, L. Raschel, Le droit processuel de la responsabilité civile, éditions IRJS, 2010, n° 394 et s., p. 279 et 280, spéc. n° 395, p. 280 : « le renversement du risque de la preuve va permettre de gommer partiellement les disparités engendrées par la diversité des présupposés des règles du droit substantiel ». 85 V. not. M. Mekki, Le droit privé de la preuve… à l’épreuve du principe de précaution, D. 2014. 1391. 80 14 2°/ La charge probatoire, un instrument normatif 35. Fonction normative : inciter et/ou dissuader – La répartition de la charge probatoire déterminée par le législateur et/ou adaptée par le juge remplit une fonction normative de nature incitative ou dissuasive. Elle impose, indique, oriente, incite à adopter certains comportements. Cette fonction incitative réside dans un grand nombre de dispositions qui prévoient formellement qui profitera du doute persistant. Dans le cadre de l’interprétation d’un contrat, le doute persistant est souvent supporté par celui qui l’a rédigé. Il suffit de lire l’article 1162 du Code civil. La rédaction montre clairement le caractère punitif et incitatif de la disposition. L’interprétation se fait contre le rédacteur et créancier en cas de doute persistant. Dans le même ordre d’idées, on peut citer l’article L. 133-2 du Code de la consommation qui énonce que les clauses proposées par les professionnels « s'interprètent en cas de doute dans le sens le plus favorable au consommateur ou au non-professionnel (…) ». Le message normatif de cette dernière disposition s’adresse tant au professionnel qu’au consommateur. Du côté des professionnels, il s’agit de les inciter à faire preuve de rigueur, de clarté et d’intelligibilité dans la rédaction des contrats. Du côté du consommateur, il s’agit d’instaurer une situation de confiance afin d’inciter cet acteur économique à consommer sans crainte. En complément de cette politique d’ordre substantiel, l’instrument de la charge probatoire est mis au service d’une politique processuelle. B. La charge probatoire au service d’une politique processuelle 36. La politique processuelle est articulée autour de deux principaux axes : l’accès au juge et la vérité judiciaire. 1. La charge probatoire au service de l’accès au juge 37. « Jeu de rentes » et charge probatoire – Agir sur la charge probatoire amène à réguler l’accès au juge. La répartition de la charge probatoire fait naître une sorte de jeu de rentes, selon la formule des économistes, qui va orienter les parties vers le choix d’une stratégie judiciaire 86. Ce lien entre charge probatoire et accès au procès invite à penser, tout d’abord, qu’en posant le principe selon lequel le doute profite à une certaine catégorie de personnes, ces dernières sont davantage incitées à agir en justice. Au contraire, en instaurant des adminicules, condition de recevabilité d’une preuve judiciaire notamment dans l’ancien système de filiation, on décourage les personnes d’agir en justice. A ce titre, la charge probatoire est un véritable « instrument de régulation de l’accès au juge »87. L’une des données contribuant également à inciter à ou à décourager d’agir en justice est le coût de la charge financière de la preuve. Le coût peut être un obstacle, ce qui explique que Jérémy Bentham prônait, dans une procédure idéale qu’il qualifiait de naturelle, que « L’obligation de la preuve doit être, dans chaque cas individuel, imposée à celle des parties qui peut la remplir avec le moins d’inconvénient, c’est-à-dire le moins de délais, de vexations et de frais » 88. Enfin, la répartition de la charge probatoire plutôt que d’encourager les parties à accéder au juge, peut servir à orienter les justiciables vers un règlement amiable du litige. A ce titre, les B. Deffains, Le risque de la preuve. Le point de vue de l'économiste, in Droit et économie du procès civil, LGDJ, coll. Droit & Economie, 2010, p. 181 et s. 87 G. Vial, La preuve en droit extrapatrimonial de la famille, Dalloz, Coll. Thèses, 2008, p. 335. 88 J. J. Bentham, op. cit., Tome II, p. 172. V. égal. J. Carbonnier, Droit civil, introduction, 26ème éd., P.U.F., coll. Thémis, 1999, p. 346 ; P. Esmein, Le fondement de la responsabilité contractuelle rapprochée de la responsabilité délictuelle, R.T.D. civ., 1933, p. 627 et s., spéc. n° 9 et s. 86 15 mesures d’instruction in futurum de l’article 145 C.P.C. peuvent être analysées comme une mise à l’épreuve des preuves afin de dissuader l’autre partie d’agir au fond. Dans le contentieux administratif, ce lien entre preuve et règlement amiable concerne l’expert luimême qui, à la différence de la procédure civile (art. 240 C.P.C.), peut concilier les parties89. L’expertise dans tous les cas, en droit civil ou administratif, peut inciter les parties à se concilier. En ce sens René Chapus disait qu’on « constate que la connaissance exacte qu’une expertise (…) peut donner (des faits litigieux aux parties) a souvent pour effet de les inciter à la conciliation »90. Enfin, la charge probatoire renseigne sur les finalités du procès et sur la place de la vérité. 2°/ La charge probatoire au service des finalités du procès 38. Charge probatoire et recherche d’une vérité relative – L’existence du débat probatoire, charge de l’allégation, de la vraisemblance, mesures d’instruction, risque du doute, renforce l’idée d’une vérité judiciaire toute relative, qui constitue souvent une vérité dialogique, discursive91. Cela est également des procédures dites inquisitoires telles que les procédures administratives. Selon B. Pacteau, « Telle est bien la finalité de tout le dialogue des parties au cours de l'instruction, ou de ce combat probatoire comme on dit parfois, dirigé et orienté par le juge à partir des allégations du requérant et des justifications de l'Administration (…) »92. 39. Charge probatoire et recherche du juste – La charge probatoire révèle également que la vérité n’est pas la seule finalité poursuivie au sein d’un procès. Comme le soulignait justement Paul Ricoeur, la recherche du juste est plus importante que la recherche du vrai93. Jean Devèze à propos de la charge de la preuve ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme « pas plus (…) qu’elle ne constitue la finalité première du droit substantiel, la recherche de la vérité ne fournit l’unique clef de sa réalisation judiciaire »94. Ainsi l’autorité de chose jugée n’est pas tant une présomption de vérité qu’une présomption du juste. Cette recherche du juste existe à l’évidence en matière civile où les hypothèses d’incertitude scientifique ne font pas obstacle à l’établissement d’une certitude juridique, soit en faisant bénéficier une partie du doute persistant, soit en usant des présomptions-preuve et spécialement des présomptions du fait de l’homme de l’article 1353 du Code civil95. La même primauté du juste sur le vrai existe dans le procès administratif. Dans le procès pénal, dans le même esprit, le bénéfice du doute n’est pas une question de vérité mais de justice96. 40. Ce regard de droit substantiel sur le risque de la preuve se termine alors avec une conviction : la charge probatoire est une répartition des rôles entre les acteurs du procès au service d’une vérité dialogique davantage destinée à dire le juste que le vrai. Finalement, cet exposé n’a manifestement pas pu faire toute la lumière sur le sujet. Il s’agit comme toute vérité d’une vérité subjective et selon la sage réflexion du sophiste Protagoras : « Ce que l’homme appelle vérité, c’est toujours sa vérité, c’est-à-dire l’aspect sous lequel les C. Landais et F. Lenica, Le renouvellement des pouvoirs de l’expert désigné par le juge administratif, note sous C.E. Section, 11 février 2005, organisme de gestion du Cours du Sacré-Cœur, A.J.D.A., 2005, p. 652. 90 R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 11ème édition, n° 1643. 91 Sur ce point, M. Mekki, Preuve et vérité, in La preuve, Journées internationales de l’association Henri Capitant, Dalloz thèmes et commentaires, à paraître, 2015. 92 B. Pacteau, th. préc., n° 135. 93 P. Ricoeur, op. cit., p. 156. Adde, B. Latour, La fabrique du droit : une ethnographie du Conseil d'Etat, Paris, La Découverte, 2002, p. 257. 94 J. Devèze, th. préc., p. 596. 95 Cass. 1re civ., 22 mai 2008, n° 06-14.952, n° 06-10.967 et n° 06-18.848 96 Th. Fossier et Lévêque, Le presque vrai et le pas tout à fait faux : probabilités et décision juridictionnelle, J.C.P. (G), n° 14, 2 avril 2012, 427. 89 16 choses lui apparaissent ». Il reste, il faut l’avouer, de nombreuses zones d’ombre et cette étude n’est qu’un croquis léger de ce mystère qu’est la charge probatoire. J’espère qu’elle suscite au moins la réflexion. Comme le disait Harry Truman « si vous ne pouvez les convaincre, semez le doute dans leur esprit ». J’espère que le lecteur m’accordera au moins ce bénéfice du doute !