M. Mekki charge de la preuve

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M. Mekki charge de la preuve
 1 Regard substantiel sur le « risque de la preuve ».
Essai sur la notion de charge probatoire
Mustapha Mekki
Agrégé des Facultés de droit
Professeur à l’Université Paris 13 – Sorbonne Paris Cité
Directeur de l’I.R.D.A.
1. Faux sujet – Porter un « regard substantiel » sur le risque de la preuve est une tâche
complexe à plusieurs égards. La charge de la preuve, tout d’abord, ne semble pas exister
pas en tant que telle. Quant au risque de la preuve, il paraît ne pas relever du champ
probatoire et constituerait davantage une anti-preuve. Enfin, porter un regard
exclusivement substantiel sur le sujet constitue une vue de l’esprit. Manifestement, toute
réflexion sur le sujet du « risque de la preuve » apparaît comme une véritable épreuve. Il
faut ajouter à cela une réglementation qui n’est pas toujours très claire, des juges
formalisent rarement leur mode de raisonnement et une doctrine relativement dense et
aux théories parfois difficilement conciliables. Une réflexion cohérente sur le risque de la
preuve exige au préalable des précisions et des adaptations terminologiques.
2. Les notions – La preuve se définit couramment comme une opération à la fois
intellectuelle et matérielle. Opération intellectuelle, elle est un processus, une
démonstration proprement juridique. Opération matérielle, elle renvoie au fait, au
document qui prouve quelque chose1. « La preuve se réalise grâce à des preuves », disait
Raymond Legeais2. En droit, la preuve est essentiellement judiciaire. Quant au risque de la
preuve, il renvoie à trois concepts distincts mais complémentaires. C’est tout d’abord
concevoir la preuve comme « un danger éventuel plus ou moins prévisible ». La preuve est ici
rattachée au doute, à l’aléa que véhicule l’existence même d’un procès. Le risque de la
preuve renvoie également à la charge de la preuve. Classiquement, parler de charge de la
preuve, c’est répondre à la question de savoir qui, lors d’un procès, doit prouver ce qu’il
prétend. Par une induction amplifiante, l’article 1315 du Code civil a été sacralisé comme
le pilier d’un principe général : actori incumbit probatio3. C’est au demandeur de prouver ce
qu’il allègue. Enfin, au sens le plus strict, le risque de la preuve s’entend du risque du
doute : « à qui le juge devra-t-il donner satisfaction lorsque la lumière ne sera pas faite »4. Ces trois
aspects inextricablement liés du risque de la preuve seront abordés.
Quant au « regard substantiel », il faut revenir au mot substance pour en comprendre le
sens. La substance du risque de la preuve ne peut pas renvoyer exclusivement au droit
substantiel, au fond du droit, car la preuve se situe aux confins du droit substantiel et du
droit processuel 5. Il s’agit surtout de retrouver la substance du risque de la preuve,
substance au sens de chose abstraite, de contenu, de matière6. En d’autres termes, il
convient de rechercher la rationalité que recouvre la notion de risque de la preuve et qui
lui donne toute sa cohérence et sa légitimité.
L. Cadiet, J. Normand et S. Amrani-Mekki, Théorie générale du procès, 2ème édition, P.U.F., coll. Thémis, 2013, n° 250,
p. 839 et s.
2 R. Legeais, Les règles de preuve en droit civil. Permanences et transformations, Préf. R. Savatier, L.G.D.J., 1955, spéc. p. 144.
3 Sur cette induction, J. Ghestin et G. Goubeaux, Introduction générale, 3ème édition, L.G.D.J., 1990, n° 582 et 583, p.
539 et s.
4 R. Legeais, th. préc., p. 101.
5 F. Girard, Essai sur la preuve dans son environnement culturel, P.U.A.M., 2013, 2 tomes, n° 4 et s., p. 26 et s. Adde, E.
Vergès, La réforme du droit de la preuve civile : enjeux et écueils d’une occasion à ne pas manquer, D. 2014, p. 617
et s., spéc. p. 618 et 619.
6 Dictionnaire Le Petit Robert, V° Substance.
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2 3. Relativité des distinctions – Une conception élargie du risque de la preuve met en
lumière la relativité des dichotomies qui structurent le droit de la preuve. Ainsi de la
summa divisio objet/charge/mode de preuve. Les vertus explicatives de ce triptyque sont
indéniables. Cependant, entre objet, charge et modes de preuve, la frontière est souvent
poreuse. La même relativité innerve la distinction entre les procédures accusatoire et
inquisitoire. Certains auteurs soutiennent pourtant que le raisonnement en terme de
charge de la preuve ne serait pas concevable dans les procédures inquisitoires, où le juge
domine, telles que la procédure administrative 7 et certaines phases de la procédure
pénale 8 . Cependant, la convergence des procédures et l’émergence d’un principe de
coopération entre les parties et le juge9 autorisent à douter d’une telle affirmation. Cette
remarque invite à dépasser également la répartition des rôles entre les parties et le juge. La
distinction entre la charge de la preuve attribuée aux parties et l’administration de la
preuve confiée au juge s’estompe devant l’augmentation des pouvoirs du juge 10 ,
spécialement le juge civil11. Dans le même esprit, l’attribution de la charge des faits aux
parties et de la charge du droit au juge n’est plus représentative de la réalité procédurale12.
Pour comprendre le risque de la preuve, il faut l’aborder comme une technique au service
d’une politique, selon la célèbre réflexion de François Gény.
4. Des techniques juridiques – Charge de la preuve et risque de la preuve sont avant tout
des techniques juridiques, des instruments qui permettent de répartir les rôles et de
préciser les incidences du doute dans un procès. Cette organisation probatoire des rôles,
même si elle varie selon les procédures concernées, repose sur un certain nombre de
dénominateurs communs qui apparaissent au prix de quelques adaptations conceptuelles.
Beaucoup de choses ont été écrites sur cette partie du raisonnement probatoire et certains
des développements qui vont suivre sont parfois davantage prospectifs. Une certitude,
cependant : la charge de la preuve est mal nommée et le risque de la preuve est mal
connu.
5. La charge de la preuve, la mal nommée – La charge de la preuve est mal nommée car
elle n’existe pas en tant que telle dans les procès. L’image d’une horloge, d’un match de
ping-pong13 ou d’une partie de tennis14 est exacte mais la notion de charge de la preuve ne
rend pas suffisamment compte de la complexité du processus. On serait victime de la
bipolarité des erreurs si, par un excès inverse, on soutenait que la charge de la preuve
En ce sens, Y. Galmot, conclusions sur C.E. Sect. 22 avril 1966, Tochou, Lebon, p. 279 ; P. Duez, La responsabilité
de la puissance publique en dehors du contrat, 1938, th. Dactyl., p. 179 et s. Comp. P. Pactet préfère parler de
« répartition de la charge de la preuve », P. Pactet, Essai d’une théorie de la preuve devant les juridictions
administratives, Thèse dactyl. 1950, A. Pédone, spéc. p. 58 et s.. Comp. B. Pacteau, Le juge de l’excès de pouvoir et
les motifs de l’acte administratif, dactyl., 1971, spéc. n° 87 et s.
8 Sur la relativité de la distinction, C. Ambroise-Castero, Dictionnaire de la justice, PUF, V° Procédure
accusatoire/procédure inquisitoire, p. 1058 et s. ; L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, 5ème édition, Litec,
2006, n° 516, p. 328.
9 L. Cadiet et E. Jeuland, op. cit., n° 535. Le même principe émerge en droit administratif, B. Pacteau, th. préc., n°
91.
10 Th. le Bars, De la théorie générale des charges de la preuve et de l’allégation à la théorie globale des risques
processuels, in Mélanges G. Goubeaux, Dalloz-L.G.D.J., 2009, p. 319 et s.
11 Art. 10, 11 al. 2, 132 al. 2, 138, 145, 146 al. 1 CPC
12 Th. le Bars, De la théorie…, op. cit., p. 321.
13 Ph. Malinvaud, Introduction au droit, note 61, n° 522, p. 457.
14 H. Roland et L. Boyer, Adages du droit français, Litec, n° 10, p. 16.
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3 n’existe pas15 ou qu’elle est absorbée par le risque de la preuve16. Les deux, à dire le vrai,
coexistent17. La charge de la preuve se comprendrait plus aisément sous le vocable de
charge de la vraisemblance. Cette charge de la vraisemblance permet d’insister sur
l’existence d’un processus dans lequel interviennent deux séries d’acteurs : les parties et le
juge. La charge de la vraisemblance renvoie en effet à l’idée de répartition des rôles
probatoires, entre juge et parties, au cours d’un procès18. Cette répartition ne porte pas de
manière réductrice sur la preuve mais de manière plus large sur les allégations ; allégations
essentiellement factuelles permettant de convaincre le juge d’une certaine vraisemblance,
vraisemblance à degré variable selon les règles de droit applicables.
6. Le risque de la preuve, le mal connu – Quant au risque de la preuve, au sens strict, sa
rationalité demeure mal connue. Le juge va devoir imputer le risque du doute à l’une des
parties. Cette attribution n’est pas une œuvre de magie. Il faut ainsi se demander quels
sont les instruments permettant au juge d’attribuer ce risque à l’une des parties tout en ne
portant pas atteinte à la légitimité de sa décision19.
7. Charge de la vraisemblance + risque du doute = Charge probatoire – Charge de la
vraisemblance et risque du doute rendent davantage compte d’un raisonnement
probatoire qui s’appuie entièrement sur une répartition des rôles entre les parties et le
juge. Pour conceptualiser ce travail probatoire dans la recherche des preuves, la notion de
charge probatoire paraît être la plus pertinente. Parler de charge probatoire, c’est englober
dans un processus dynamique à la fois la charge de la vraisemblance et le risque du doute.
Cependant, la rationalité de la charge probatoire ne peut être entièrement perçue qu’à la
condition de garder à l’esprit qu’il s’agit d’une technique juridique au service d’une
politique juridique.
8. Des politiques juridiques – Comme l’affirment Philippe Malaurie et Patrick Morvan,
« La charge de la preuve (il faut entendre charge probatoire) obéit (…) à une politique juridique visant à
protéger » divers intérêts. Ils ajoutent que ces considérations « brouillent la cohérence du droit de
la preuve »20. Au contraire, ces considérations confèrent au droit de la preuve en général et
à la charge probatoire en particulier une autre cohérence d’ordre non pas technique mais
téléologique et axiologique. Ce faisant, le juge et la doctrine sont amenés à dépasser la
logique formelle de la charge probatoire en recherchant une logique matérielle, en se
livrant à une forme de « libre recherche scientifique » afin de tenir compte des enjeux moraux,
politiques, sociaux et économiques lors de l’interprétation de la règle de droit applicable21.
9. Rationalité formelle et rationalité matérielle – Finalement, charge de la vraisemblance
et risque du doute ne sont pas le produit d’un quelconque arbitraire judiciaire. Il s’agit
d’une opération rationnelle qui renforce la légitimité de la décision du juge. Tout est fait
pour que sa décision soit acceptable pour les destinataires immédiats de la décision, les
Selon X. Lagarde, la charge de la preuve serait un faux problème. Il s’agirait d’une simple facilité de jugement, X.
Lagarde, Réflexion critique sur le droit de la preuve, L.G.D.J., 1994, spéc. p. 205. Cette notion serait inutile, v. sur ce
point, F. Girard, th. préc., p. 459. Rappr. Th. le Bars, De la théorie…, op. cit., p. 322 citant les art. 10 et 143 CPC.
16 J. Ghestin et G. Goubeaux, Introduction…, op. cit., n° 581 ; J.-Fr. Cesaro, Le doute en droit privé, Editions
Panthéon-Assas, 2003, spéc. n° 115.
17 En ce sens, R. Legeais, th. préc., p. 169.
18 Comp. Th. le Bars qui parle de « dilution » de la preuve, De la théorie…, op. cit., p. 322. Le même constat peut
être fait en droit administratif, P. Pactet th. préc., p. 59.
19 Sur cette question de légitimité, X. Lagarde, th. préc., p. 205.
20 Ph. Malaurie et P. Morvan, Introduction générale, 3ème édition, Defrénois, 2009, n° 174, p. 148.
21 Fr. Gény, Méthodes d’interprétation et sources en droit positif. Essai critique, LGDJ, 1919, Tome 2. En ce sens
égal., J.-Fr. Césaro, th. préc., spéc. p. 230 et s. Adde, J. Chevalier, La charge de la preuve. Cours de droit civil approfondi, les
Cours de droit, 1958-1959, spéc. p. 231 et s.
15
4 parties, justice de près, et soit acceptable pour les destinataires médiats, les justiciables,
justice de loin, selon la distinction de Paul Ricoeur22. Ce découpage renvoie alors à deux
formes de rationalité mises en exergue par Max Weber23 et qui constituent la substance de
la charge probatoire : la rationalité formelle et la rationalité matérielle. La rationalité
formelle désigne un droit qui « s’érige en un système logiquement cohérent, par construction et mise
en relation de propositions juridiques abstraites, notamment par utilisation du syllogisme »24. Tel est
l’aspect technique de la charge probatoire. La rationalité matérielle signifie que « des normes
qualitativement différentes (…) doivent influer sur le règlement des problèmes juridiques : ce sont des
impératifs éthiques ou des règles utilitaires, des règles d’opportunité ou des maximes politiques qui brisent
le formalisme (…) de l’abstraction logique »25. Tel est l’aspect politique de la charge probatoire.
10. En définitive, la substance de la charge probatoire renvoie, en premier lieu, à une
rationalité formelle (I) et renvoie, en second lieu, à une rationalité matérielle (II).
I. La rationalité formelle de la charge probatoire
11. Cette rationalité formelle s’appuie sur un postulat et un processus. Le postulat est
l’omniprésence du doute en matière probatoire. La fonction de la preuve est de lever ce
doute. Le processus consiste essentiellement dans une répartition des rôles probatoires
entre le juge et les parties. La charge probatoire renvoie donc, d’une part, à la gestion d’un
doute omniprésent (A) et renvoie, d’autre part, à une répartition de la charge probatoire
entre les acteurs du procès (B).
A. La gestion du doute
12. Les parties tentent de dissiper ce doute pendant le procès en apportant la preuve des faits
allégués. Ce doute peut également être réduit en amont par la loi ou par la convention des
parties.
1°/ L’existence d’un doute
13. Du doute substantiel au doute processuel – A l’analyse, la charge probatoire n’entre
en jeu que s’il y a un doute. Contrairement à une certaine opinion doctrinale, il n’est pas
interdit au juge de douter. Le doute fait partie intégrante du raisonnement probatoire et
du procès. Les arrêts sont nombreux à rappeler qu’un juge qui refuse de juger au motif
qu’il existerait un doute commettrait un déni de justice26. En outre, en matière pénale, le
doute profite à l’accusé. Quant au contentieux administratif, le doute profite au
demandeur si l’administration persiste dans sa mauvaise foi et entretient le doute27. Le lien
entre doute et charge probatoire a à vrai dire une double source. Tout d’abord,
l’incertitude réside, en amont, dans le droit substantiel litigieux. La prégnance d’un monde
où règne en maître l’incertitude que ce soit dans le domaine de la santé ou de
l’environnement rejaillit sur la charge probatoire. Ensuite, cette persistance du doute est,
P. Ricoeur, Histoire et vérité, Seuil, 1955, spéc. p. 143 et s.
Rationalités appliquées dans une thèse très stimulante, F. Girard, Essai sur la preuve dans son environnement culturel, 2
tomes, P.U.A.M., 2013, spéc. n° 10 et s., p. 46 et s.
24 M. Coutu, Max Weber et les rationalités du droit, L.G.D.J. et les Presses de l’Université Laval, coll. Droit et société, n°
15, Paris, 1995, spéc. p. 49.
25 M. Weber, Sociologie du droit, P.U.F., Quadrige, 2007 (1re édition, 1986), p. 42 et 43. Précisons que l’auteur défend
une conception formelle du droit seule à même d’instaurer un système cohérent.
26 V. par ex. Cass. 2ème civ., 21 janvier 1993, Bull. civ. II, n° 28 ; Cass. 2ème civ., 28 juin 2006, Bull. civ. II, n° 174 ;
Cass. 2ème civ., 5 avril 2007, Bull. civ. II, n° 76.
27 M. Paillet, Faute de service, preuve et qualification, Jurisclasseur, contentieux administratif, Fasc. 820.
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5 en aval, une condition sine qua non du raisonnement fondé sur le risque de la preuve
entendu au sens strict, car il s’agit de faire supporter la perte du procès à celui qui est
censé supporter le doute persistant. Cette irréductibilité du doute n’empêche cependant
pas les différents acteurs du procès d’en réduire le champ d’action. Il s’agit en quelque
sorte de réduire la part du doute.
2°/ La réduction de la part du doute
14. Réduction légale de la part du doute – La réduction du doute, en amont du procès,
peut être tout d’abord l’œuvre de la loi. Ainsi en instaurant un système de preuve légale et
en imposant une hiérarchie entre les modes de preuve, le législateur réduit la part de
doute et incite en quelque sorte les parties à préconstituer une preuve. Dans le même
esprit, en posant un certain nombre de présomptions irréfragables, le législateur réduit
encore le champ du doute. Ces présomptions ne dictent pas au juge ce qu’il doit faire en
cas de doute persistant mais suppriment en amont tout débat probatoire28. La même
analyse pourrait être faite de l’acte authentique notarié qui est un acte normatif, une antipreuve évinçant en amont une grande part du doute probatoire29. Le législateur peut
également mettre à la disposition des parties des instruments judiciaires permettant de
réduire cette part du doute. Ainsi en est-il des mesures in futurum de l’article 145 du Code
de procédure civile. Cette procédure constitue une sorte de pré-jugement permettant aux
parties, sinon de se préconstituer une preuve, du moins de mettre leurs preuves à
l’épreuve d’un débat. Cette phase probatoire permet de réduire la part d’incertitude qui
peut entourer le litige avant même le procès au fond.
15. Réduction conventionnelle de la part du doute – Par convention, les parties peuvent
de leur côté contribuer à la réduction du doute et réduire, par voie de conséquence, le
champ du raisonnement fondé sur la charge probatoire. Les conventions portant
directement sur la preuve sont par principe valables, y compris celles qui sont relatives à
la charge probatoire 30 . Certaines conventions ou clauses contractuelles ont un effet
probatoire indirect. Tel est le cas des clauses de constatation 31 , car le fait
contractuellement constaté peut plus difficilement être contesté. Enfin, les clauses
relatives au litige, mettant en place une sorte de débat probatoire avant le procès,
contribuent à leur manière à réduire la part du doute. Un rapprochement est possible avec
les pre action protocols de common law32 qui invitent à opérer un rapprochement avec la
proposition faite par J. Bentham d’instaurer une séance préalable à l’issue de laquelle le
juge pourrait déterminer celui qui devra supporter la charge probatoire33.
La rationalité formelle de la charge probatoire ne peut donc être comprise sans avoir
conscience de cette omniprésence du doute. Une fois cette toile de fond posée, la
recherche d’une rationalité formelle suppose de préciser de quelle manière, au cours d’un
procès, la charge probatoire est répartie entre les différents acteurs.
En ce sens not. J.-Fr. Cesaro, th. préc., n° 183, p. 226, note 285.
Sur cette analyse, M.-A. Frison-Roche, Acte authentique, acte du marché, J.C.P. (N), n° 39, 1er octobre 2010, 1290.
30 Cass. 1re civ., 28 janvier 2003, Bull. civ. I, n° 26, p. 21 ; Cass. com., 19 juillet 1965, Bull. civ. III, n° 456 ; Cass.
com., 8 nov. 1989, D. 1990, p. 369 et s., note Chr. Gavalda.
31 J. Moret-Bailly, Les stipulations de constatation, R.R.J., 2001, p. 489 et . ; M. Lamoureux, L’aménagement des pouvoirs
du juge par les contractants. Recherche sur un possible imperium des contractants, Préf. J. Mestre, P.U.A.M., 2006, n°201 et s., p.
2014 et s.
32 M. Partington, Introduction to the English legal system, Oxford, 2012, spéc., p. 207 s. ; S. Sime, A practical approach to civil
procedure, 14e éd., Oxford, 2011, spéc. p. 61 s.
33 J. Bentham, Traité des preuves judiciaires, Tome I, 3ème éd., Bruxelles, 1840.
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6 B. La répartition de la charge probatoire
16. Charge de l’allégation vraisemblable et risque du doute – Cette notion de charge
probatoire rend compte d’une véritable répartition des rôles au sein du procès. Elle met
en exergue l’existence d’un processus probatoire où la preuve est apportée par étapes
successives, sorte de punctation probatoire. Raisonner sous l’angle de la charge probatoire
permet de comprendre qui a perdu son procès et pourquoi ? L’analyse révèle qu’il existe
deux situations complémentaires mais distinctes. Il y a ceux qui perdent leur procès car ils
n’ont pas allégué de faits suffisants pour emporter la conviction du juge. Il y a ceux qui
perdent leur procès car il persiste un doute, risque du doute qui leur a été attribué. Ces
deux hypothèses renvoient aux deux déclinaisons, aux deux étapes de la charge
probatoire : la charge de l’allégation vraisemblable, tout d’abord, et le risque du doute,
ensuite.
1°/ La charge de l’allégation vraisemblable
17. Charge de la vraisemblance = allégation de faits déclenchant des effets +
allégation de faits vraisemblables – Mieux que la charge de la preuve, la charge de
l’allégation vraisemblable rend compte de l’échange probatoire qui se crée entre les
acteurs du procès. Que ce soit en matière civile, pénale ou administrative, une répartition
de la charge probatoire s’opère entre les parties et le juge autour de la notion de charge de
l’allégation vraisemblable ou charge de la vraisemblance. Que faut-il entendre par charge
de l’allégation vraisemblable ? Le point de départ du raisonnement s’appuie sur la théorie
de la charge de l’allégation des faits développée par Henri Motulsky. Sans entrer dans le
détail, celui qui invoque un droit doit alléguer les faits qui figurent dans le présupposé de
la règle. La charge de l’allégation accompagne en quelque sorte le syllogisme formel.
Cependant, à mon sens, cette présentation doit être complétée. Une première
précision exige de rappeler que l’allégation de certains faits va déclencher certains effets.
Une deuxième précision réside dans l’affirmation que n’importe quels faits ne suffit pas
car les faits allégués doivent faire naître une certaine vraisemblance.
a) Allégation de faits déclencheurs de certains effets
18. Effets substantiels et effets processuels de l’allégation – Les faits une fois allégués
déclenchent des effets substantiels, le bénéfice du doute, ou des effets processuels, un
avantage de nature procédurale.
19. Effets substantiels des faits allégués – L’allégation de certains faits va déclencher le
bénéfice d’une règle substantielle en faisant peser le risque du doute sur la partie adverse.
Cette charge de l’allégation n’est pas une preuve. Il s’agit d’avancer dans le débat un
ensemble d’éléments. Ainsi en est-il en droit du travail. En cas de discrimination, le salarié
doit, en vertu de l’article 1134-1 du Code du travail, alléguer « des éléments de fait laissant
supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte (…). Au vu de ces éléments, il incombe à la
partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute
discrimination ». Dans le même esprit, aurait pu être cité le cas du harcèlement moral ou
sexuel ou celui de la preuve des heures effectives de travail34.
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V. infra, L. Gamet, Le risque de la preuve en droit du travail.
7 20. Effets processuels des faits allégués – L’allégation de certains faits est parfois exigée
afin de pouvoir bénéficier de certains avantages processuels. En ce sens, la charge de
l’allégation ne conditionne pas ici la solution au fond mais elle conditionne soit la
recevabilité de la preuve judiciaire, soit et, le plus souvent, le droit d’obtenir du juge une
mesure d’instruction ou la production forcée des pièces.
L’hypothèse où l’allégation de certains faits conditionne la recevabilité d’une preuve
judiciaire est plus rare aujourd’hui. Tel fut le cas des adminicules qui étaient autrefois
exigés, par les anciens articles 340 et 341 du Code civil, pour pouvoir exercer une action
en recherche de paternité. Le demandeur devait produire des « présomptions ou indices
graves ». Ce filtrage probatoire a aujourd’hui disparu.
La charge de l’allégation permet surtout, sur le plan procédural, de répartir la charge
probatoire entre les parties et le juge. La charge de l’allégation devient une condition
préalable à l’obtention par le juge d’une mesure d’instruction ou la production forcée
d’une pièce. La référence à la charge de l’allégation permet de comprendre de quelle
manière le juge est susceptible d’aider les parties sans suppléer à leur carence. En vertu
des articles 144 et 146 C.P.C., le juge civil ne peut ordonner une mesure d’instruction si
les parties n’ont pas rempli leur charge probatoire. Ce n’est qu’une fois fourni cet effort
probatoire que le juge peut compléter le dossier probatoire 35 . Le renfort judiciaire
présuppose un effort probatoire des parties. Ce lien entre allégation des parties et mesures
d’instruction est formellement établi en droit du travail que ce soit en matière de
discrimination ou de harcèlement, où le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en
cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu’il estime utiles. Ce qui vaut pour les
mesures d’instruction semble également valoir pour la production forcée de pièces.
Cependant, cette affirmation selon laquelle le renfort du juge présuppose l’allégation de
certains faits doit être relativisée en présence d’une partie qui ne semble pas « apte » à les
alléguer.
21. Le tempérament de « l’aptitude à la preuve » – La directive de l’aptitude probatoire
d’une partie permet d’expliquer pourquoi certaines mesures d’instruction ou injonctions
de produire des pièces ont été ordonnées en allégeant la charge d’une partie. L’aptitude
probatoire a ici une vertu directive ou normative car elle guide le juge dans le degré
d’exigence quant aux éléments de faits devant être allégués par une partie au procès. En
quelque sorte, les parties seraient chargées de contribuer à la recherche de la vérité mais
dans la limite de leurs capacités respectives. Cette remarque donne plus de sens à la règle
selon laquelle la carence à laquelle le juge ne peut suppléer est la carence fautive36. En
revanche, dès qu’il est établi qu’une partie n’a pas un accès à un élément ou a un accès
plus difficile à un élément que la partie adverse, le juge peut ordonner une mesure
d’instruction ou la production forcée d’une pièce.
b) Allégation de faits vraisemblables
22. Allégation de faits vraisemblables et « commencement de preuve » – La charge de
l’allégation s’entend surtout de la charge de la vraisemblance37. Les éléments allégués ne
sont pas des éléments quelconques. Ils doivent être concrets, suffisants, réels, sérieux.
Pour apprécier les faits allégués et leur vraisemblance, il convient de solliciter certaines
directives, telles que la normalité, la probabilité ou les situations acquises, qui ne sont pas
des principes d’attribution de la charge de la preuve. Ces directives permettent au juge
L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire…, op. cit., n° 566 et 584. Adde, Fr. Ferrand, La preuve, Répertoire Dalloz,
n° 363. Sur la notion singulière de « dossier probatoire », E. Vergès, La réforme…, op. cit., spéc. p. 623.
36 F. Girard, th. préc., n° 263 et s., p. 467 et s. p. 468 et s.
37 En ce sens, F. Girard, th. préc., n° 262 et s., p. 465 et s.
35
8 d’être plus ou moins exigeants à l’égard des éléments pouvant établir une certaine
vraisemblance. Cette charge de la vraisemblance renvoie à la notion de « commencement
de preuve »38. C’est ce commencement de preuve que doit apporter le salarié pour faire
porter le risque du doute sur les épaules de l’employeur39. C’est ce commencement de
preuve qui est exigé pour justifier une mesure d’instruction du juge ou pour qu’il ordonne
la production forcée des pièces. Cette précision permet alors d’opérer un rapprochement
entre les différentes procédures.
23. Convergence des procès – Cette charge de la vraisemblance est manifeste en procédure
civile. La répartition de la charge probatoire en droit du travail le confirme. Le salarié ne
doit pas se contenter, en matière de discrimination, de harcèlement ou dans le
contentieux des heures effectives de travail, d’alléguer des faits quelconque. Il doit
produire des éléments sérieux, précis qui font naître une vraisemblance40. Cette charge de
la vraisemblance existe également dans le contentieux administratif41 . Ainsi celui qui
attaque un acte administratif doit au moins apporter un « commencement de preuve ».
Face à des allégations précises et sérieuses, l’adversaire doit répliquer par d’autres
éléments. Il se met en place une « dialectique de la vraisemblance »42 surtout dans certains
contentieux tels que celui du contrat où requérant et administration ont une position
identique 43 . Dans le même esprit, le juge administratif n’ordonne pas de mesures
d’instruction en l’absence d’un commencement de preuve44. La même exigence d’un
commencement de preuve existe pour toutes les injonctions notamment en matière de
production forcée de pièces45. Pour que le juge mette en œuvre ses pouvoirs d’instruction,
il faut un « début de conviction »46. Le contentieux administratif accorde également une
place au tempérament de l’aptitude à la preuve qui amène en la matière à distinguer la
charge effective et la charge juridique47. Par charge effective, il faut entendre « la charge
pesant sur la partie qui rencontre en fait les difficultés les plus grandes pour emporter l’intime conviction
du juge »48. En matière fiscale, par exemple, il a été jugé que « les éléments de preuve qu’une
partie est seule en mesure de détenir ne sauraient être réclamés qu’à celle-ci »49. La même référence
implicite à l’aptitude existe dans le contentieux pour excès de pouvoir à propos des
formalités administratives ayant précédé l’acte et que seule l’administration est en mesure
En droit administratif, v. C. Foulquier, la preuve et la justice administrative, L’Harmattan, 2013, spéc. p. 324 et s.
Adde, L. Cadoux, La charge de la preuve devant le Conseil d'Etat, E.D.C.E. 1953, p. 85.
39 Certains arrêts parlent d’un « début de preuve », Cass. Soc., 8 juin 2010, n° 09-40148 ; 5 décembre 2010, n° 08-45242.
40 V. not. Cass. Soc. 8 juin 2010, préc. ; Cass. soc., 23 novembre 2011, n° 10-16530.
41 Rejet d’une requête invoquant un manquement administratif car elle « n'est pas assortie de précisions suffisantes permettant
d'en apprécier le bien-fondé », CE, sect., 7 mars 1969, Ville de Lille, Lebon 149. V. déjà, C.E. 22 juin 1963, Poncin, Recueil
Lebon, p. 393 ; AJDA, 1963, p. 649, qui rappelle que de simples allégations ne suffisent pas car il faut un
commencement de preuve sérieux.
42 J. Arrighi de Casanova, concl. Sous C.E. SA Procès international, 29 juillet 1994, req. n° 111884, p. 587.
43 C. Foulquier, th. préc., p. 334 et s.
44 (10) deux triangles.
45 « C’est une commencement de preuve qui le conduira à mettre en mouvement ses pouvoirs d’instruction », J.
Boulay, La preuve par témoins devant le juge administratif, … cité par l’harmattan note 1213.
46 Th. l’harmattant, note 1142.
47 P. Pacteau ; B. Pactet, Preuve, n° 87 cité par harmattan, note 2135(15) rond et (16). Et aptitude (10). Aussi (55)
triangle.
48 P. Pactet, th. préc., p. 86 et s.
49 C.E., sect. 20 juin 2003, Sté Ets Lebreton, Comptoir général de peintures, Lebon 273, concl. P. Collin, Procédures,
2003, n° 230, note J.-L. Pierre ; C.E. 21 mai 2007, Min. Economie et finances c/ Sté Sylvain Joyeux, Lebon 212, Dr.
Fisc. 2007, 970, concl. Glaser et note Ch. De la Marnière, R.J.F., 2007, p. 631, note O. Fouquet ; C.E. 16 mai 2008,
Sté Sélafa Geomat, req. n° 288101. Pour une vue d’ensemble, C. Foulquier, th. préc., spéc. n° 45 et s.
38
9 d’établir si elles ont été accomplies50. Le procès pénal demeure lui plus singulier mais peut
aussi être appréhendé sous l’angle de la charge de l’allégation et de la charge de la
vraisemblance. Dans une structure classique du procès pénal, l’accusation a la charge
probatoire notamment au nom de la présomption d’innocence51. D’une certaine manière,
la charge de la vraisemblance pèse sur le ministère public. Il est ainsi question dans les
articles 63 et 105 C.P.P. d’« indices graves et concordants » ou « de raisons plausibles de
soupçonner ». Quant au juge d’instruction52, il instruit à charge et à décharge et doit
démontrer l’existence de « charges suffisantes » pour renvoyer à la juridiction de jugement
(art. 176 et 177 CPP). Cette recherche de la vraisemblance existe dans toutes les
procédures mais elle est à degré variable et diffère selon les circonstances, les règles
invoquées et la situation des parties. La partie peut ainsi perdre son procès parce qu’elle
n’a pas établi une vraisemblance susceptible de convaincre le juge.
Le juge peut également débouter l’une des parties de ses prétentions non pas en raison de
preuves insuffisantes mais en raison d’un doute persistant. Il s’agit alors de la dernière
étape du raisonnement de la charge probatoire : le risque de la preuve ou risque du doute.
2°/ Le risque du doute
24. Le risque du doute n’est pas au sens strict une question probatoire. Plus exactement, il
s’agit d’une question de fond intervenant dans un raisonnement probatoire53. Comme le
fait observer le Rapport de la Cour de cassation consacré à la preuve, le risque de la
preuve revient à s’interroger sur la preuve qui se joue avant la preuve54. Classiquement, le
risque de la preuve répond à la question de savoir qui doit supporter le fardeau du doute.
Le raisonnement attaché au risque du doute convient à l’ensemble des procédures. Le
risque de la preuve est un motif permettant au juge de légitimer sa décision55. Cependant,
cette légitimité présuppose une certaine rationalité. Cette rationalité formelle consiste,
pour le juge, à se référer aux choix opérés par le législateur. A défaut de précision dans le
texte, il appartient au juge, avec l’aide de la doctrine, de se livrer à une interprétation des
règles de droit applicables56.
a) Attribution du risque de la preuve et choix substantiel du législateur
C.E., sect., 20 nov. 1964, Josselin, Lebon, 566 ;C.E. 7 juillet 2000, Confédération paysanne des Bouches-du-Rhône,
Lebon, 310. Adde pour la preuve d’une formalité accomplie telle qu’une décision ou une notification, C.E. 22 mars
1907, Veuve Desplanches, Lebon, 293.
51 « La partie poursuivante doit établir tous les éléments constitutifs de l’infraction et l’absence de tous les éléments susceptibles de la faire
disparaître », Cass. crim., 24 mars 1949, Bull. crim., n° 114.
52 Sur ce point, v. F. Girard, th. préc., p. 460.
53 En ce sens égal., J. Chevalier, op. cit., p. 186 ; A. Bergeaud, Le droit à la preuve, LGDJ, 2010, spéc. n° 24, p. 28 ; Ph.
Théry, Les finalités du droit de la preuve, Droits, n° 23, 1996, p. 42 et s., spéc. p. 42 ; J. Chevalier, op. cit., p. 227.
54 Rapport annuel de la Cour de cassation 2012, La preuve, spéc., p. 139.
55 Comp. X. Lagarde, th. préc., n° 147, p. 244 : « Dès à présent, on soulignera la vertu légitimante de l’idée d’aptitude à la preuve.
Celle-ci est invoquée pour justifier l’existence de prétendues règles de preuve, censées tempérer la rigueur de règles de fond (…). Le recours à
cette idée sert donc à donner l’impression que le droit cherche à rétablir l’équilibre des forces entre les parties au litige dans des situations où
c’est en fait la situation du juge qui est protégée (…). L’effet de légitimation qui résulte de cette présentation consiste dans le fait que
l’échec des prétentions sera imputé à une défaillance de leur auteur. Au fond, ce n’est plus le juge qui condamne les parties, ce sont ces
dernières qui se condamnent elles-mêmes ».
56 Cette libre recherche scientifique est d’abord axée sur l’intention du législateur ; elle peut ensuite aller au-delà, v.
not. J.-Fr. Cesaro, th. préc., n° 182 et s., p. 225 et s. Adde, J. Chevalier, op. cit., p. 231.
50
10 25. Risque de la preuve et « présomptions antéjudiciaires » – Le risque de la preuve est
essentiellement une question de fond57. Selon la terminologie de Jérémy Bentham reprise
par J. Chevalier, il existe un ensemble de « présomptions antéjudiciaires » à partir
desquelles le risque de la preuve est réglé en amont et qui permettent au juge de procéder
à l’attribution rationnelle du risque du doute58. Ces présomptions sont mal nommées car
elles relèvent davantage de la « présomption postulat » que de la « présomption preuve »59. En
effet, la présomption légale ou judiciaire opère un déplacement de l’objet de la preuve en
déduisant un fait inconnu d’un fait connu60. En revanche, la présomption postulat est
selon la formule d’un auteur un présupposé légal61. Les présomptions-postulats indiquent
la solution à choisir dans l’hypothèse où un doute persiste62. Il s’agit en quelque sorte
d’une preuve hors les murs du procès63.
26. Les illustrations : détermination directe et indirecte – Les exemples sont légions.
Une série de textes déterminent parfois directement qui devra supporter les conséquences
d’un doute persistant. La présomption d’innocence de l’article 9 de la DDHC et de
l’article 9-1 du Code civil est, en ce sens, moins une présomption qu’un principe général
guidant le juge répressif64. Le doute profite à l’accusé. Ce doute profite au salarié dans le
contentieux du licenciement pour cause réelle et sérieuse aux termes de l’article 1235-1 al.
2 C. trav. Il profite au transfusé contaminé au sens de l’article L. 3122-2 C.S.P., au
consommateur en vertu de l’article L. 133-2 C. cons., au cocontractant débiteur et est
supporté par le rédacteur-créancier selon l’article 1162 du Code civil. D’autres
dispositions, sans aborder directement la question du doute, déterminent une préférence
légale qui s’impose au juge : la bonne foi est présumée selon l’article 2272 du Code civil ;
la solidarité ne se présume par selon l’article 1202 du même code ; le dol doit être prouvé
selon l’article 1116 du Code civil ; un bien acquis pendant le mariage est présumé
commun jusqu'à preuve contraire (art. 1402 C. civ.)65. Dans le même ordre d’idées,
l’article 1315 du Code civil fait peser le risque sur le créancier, s’il ne prouve pas
l’existence de sa créance, et sur le débiteur s’il ne prouve pas avoir exécuté son obligation.
Cependant, comment raisonner dans l’hypothèse de textes qui n’abordent pas
directement ni même indirectement la question du risque de la preuve. L’interprète fait
alors appel à la libre recherche scientifique66.
b) Attribution du risque de la preuve et « libre recherche scientifique »
J. Chevalier, op. cit. p. 227 ; Ph. Théry, Les finalités…, p. 42 ; J. Devèze, Contribution à l’étude de la charge de la preuve
en matière civile, Thèse Toulouse, 1980, p. 517 note 29.
58 J. Bentham, Traité des preuves judiciaires, 3ème édition, Bruxelles, 1840, Tome II, Chap. II, p. 11 et s. ; J. Chevalier, op.
cit., p. 219 : « entre les deux propositions contraires relativement au fait à prouver, [la présomption anté-judiciaire] indique celle qui
devra être prouvée de telle manière que l’autre sera retenue comme motif de décision si la preuve n’est pas faite ou est insuffisante et comme
ce choix est nécessairement préalable à l’examen de la preuve et (…) à son mécanisme, elle ne comporte par elle-même et à elle seule
aucune indication sur le déroulement ultérieur de la preuve soit quant à sa décomposition du fait à prouver soit quant aux moyens qui
seront recevables pour faire la preuve »
59 A.-B. Caire, Relecture du droit des présomptions à la lumière du droit européen des droits de l’homme, Pédone, 2012, spéc. p. 35
et s.
60 Sur ce point, A. Bergeaud, th. préc., n° 209, p. 175 et s.
61 Ibid, p. 76.
62 Dans le même esprit, les présomptions irréfragables sont davantage des règles de fond que des règles de preuve, en
ce sens, Fr. Gény, Science et technique en droit positif, Tome III, Paris, Sirey, 1927, n° 234, p. 299.
63 Sur le fait que le risque de la preuve constitue une raisonnement a priori, Fr. Gény, Sciences et technique en droit privé,
Tome 3, élaboration technique du droit positif, 1914-1924, n° 237, p. 336 ; J. Ghestin et G. Goubeaux, introduciton…, op.
cit., n° 646 ; J. Devèze, th. préc., n° 360, p. 483.
64 En ce sens, Ph. Merle, Les présomptions en droit pénal, Thèse Nancy, Dactyl., 1968.
65 On peut ajouter les articles 312, 804, 1187, 1731, 1349, 1350 du Code civil.
66 J.-Fr. Césaro, th. préc., n° 183 et s., p. 225 et s. ; J. Devèze, th. préc., spéc. p. 177 et s.
57
11 Mettant en œuvre une forme de « libre recherche scientifique », le juge peut faire appel à
un ensemble d’indices et peut être aidé d’un ensemble de directives.
27. Un faisceau d’indices – Le juge tente de retrouver l’intention du législateur, l’esprit de la
loi qui n’est pas sans lien avec la théorie des normes du droit allemand67. Les méthodes
d’interprétation utilisées par le juge pour retrouver l’esprit de la loi sont nombreuses :
interprétation littérale, systématique, téléologique68… Le juge peut également user de la
dialectique du principe et de l’exception. Le risque pèse sur celui qui tenterait de se
prévaloir d’une exception à la règle69. Le raisonnement judiciaire peut s’appuyer sur la
distinction entre la règle générale et la règle spéciale. Le doute profite à celui qui se
prévaut de la règle générale par application de l’adage selon lequel le spécial est censé
déroger au général. Dans le même esprit, l’existence d’une règle supplétive oriente le juge
qui doit faire supporter le risque du doute à celui qui souhaiterait évincer le modèle
qu’impose la règle supplétive70.
28. Un ensemble de directives – Ce faisceau d’indices peut être complété par un ensemble
d’arguments ou de directives. La contestation d’une situation acquise71, se prévaloir d’une
situation anormale déterminée de manière « mi-empirique mi-axiologique »72, invoquer
une situation peu probable, être intellectuellement ou matériellement le plus apte à se
préconstituer73 ou à produire un élément de preuve, sont des directives qui peuvent
orienter le choix du juge dans l’attribution du risque du doute. Certes, le choix sera plus
casuistique mais il ne peut être qualifié d’arbitraire.
29. En définitive, la notion de charge probatoire rend mieux compte des raisons pour
lesquelles une personne peut perdre un procès. Cela s’explique soit par la production
d’éléments de preuve insuffisants, ce qui renvoie à la charge de l’allégation et à la charge
de la vraisemblance, soit par la persistance d’un doute, ce qui renvoie au risque de la
preuve au sens strict. Cependant, à l’analyse, on se rend bien compte des limites de la
A rapprocher du droit allemand, Prütting, in Münchener Kommentar zur ZPO, 3. Aufl. 2008, § 286, n° 113-115.
Selon R. Callsen, Disponibilité de la preuve et répartition de la clahrge de la preuve : une mise en perscpective à
partir du droit allemand, 2009, http://m2bde.u-paris10.fr/content/disponibilité-de-la-preuve-et-répartition-de-lacharge-de-la-preuve-une-mise-en-perspective: « La règle de preuve n’est pas donc pas une règle à part, indépendante
du droit matériel. Elle est plutôt implicitement contenue dans et intrinsèquement liée au droit matériel ».
68 J. Fr. Césaro, th. préc., spéc. n° 188 et s., p. 230 et s. consacrés aux « arguments non textuels ».
69 V. not. Cass. com., 27 octobre 1981, Bull. civ. IV, n° 372 : il appartient au défendeur de rapporter la preuve des
faits qu’il invoque à titre d’exception ; Cass. 1re civ., 17 juillet 1985, Gaz. Pal. 1986, 1, p. 127, note J. M. : c’est au
conjoint tenu par principe du devoir de secours de prouver qu’il en serait dispenser en raison de circonstances
particulières. Finalement, cela revient souvent soit à mettre le risque sur les épaules de celui qui prétend être libéré de
ses obligations (art. 1315 al. 2 C. civ.) soit sur celles de celui qui se prévaut d’une situation anormale, selon la norme
juridique (règle supplétive par ex.) ou selon la norme sociale.
70 C. Pérès, La règle supplétive, Préf. G. Viney, L.G.D.J., Tome 421, 2004, n° 493, p. 467 : la règle supplétive est « un type
idéal, un modèle à reproduire (…) la solution dont l’ordre juridique considère qu’elle tranche, au mieux, les intérêts en cause (…). En un
mot elle jouit d’une préférence de principe ». Elle « reflète les vues idéales de l’ordre juridique (…).Dans cette perspective, la règle
supplétive remplit aussi une fonction directrice ».
71 Le doute profite à celui qui invoque la possession car il s’agit d’une situation acquise. L’art. 2276 est également une
situation acquise privilégiée, J.-Fr. Césaro, th., n° 192, p. 233.
72 J.-Fr. Césaro, th. préc., n° 191, p. 232, note 308 : la liberté du propriétaire est la situation normale, la servitude
l’exception à prouver.
73 Celui qui prête une somme d’argent supérieure à 1500 euros sans constituer d’écrit, le risque de la preuve en cas de
doute peut peser sur lui en raison de son imprudence qui est d’une certaine manière sanctionnée. On retrouve cette
idée développée par X. Lagarde, Vérité et légitimité dans le droit de la preuve, Droits, n° 23, 1996, p. 31 et s., spéc. p. 38.
Dans le même sens, J.-Fr. Cesaro, th. préc., n° 194, p. 235.
67
12 rationalité formelle. En effet, les choix opérés ne relèvent pas uniquement de la logique
formelle mais relèvent d’une autre rationalité dite matérielle.
II. La rationalité matérielle de la charge probatoire
30. La rationalité matérielle renvoie aux objectifs que peut servir l’attribution de la charge
probatoire, objectifs qui confèrent à cette question une rationalité matérielle qui vient
compléter la rationalité formelle précédemment exposée74. La charge probatoire est une
technique au service d’une politique75. Cette politique prend une coloration particulière,
bien que complémentaire, selon qu’il s’agit du droit substantiel ou du droit processuel. Il
convient ainsi de distinguer, d’une part, la charge probatoire au service d’une politique
substantielle et, d’autre part, la charge probatoire au service d’une politique processuelle.
A. La charge probatoire au service d’une politique substantielle
31. En se livrant à l’analyse des règles et décisions relatives à la charge probatoire, il est
possible de distinguer deux types d’instrumentalisation, avec les limites que comporte
toute tentative de classification. La charge probatoire se présente tantôt comme un
instrument axiologique, par la promotion de certaines valeurs, tantôt comme un
instrument normatif, en ce qu’il impose ou incite à adopter un certain comportement.
1°/ La charge probatoire, un instrument axiologique
32. Charge probatoire et égalité – Le législateur et le juge utilisent surtout la technique de
la charge probatoire afin de garantir l’efficacité et l’effectivité des règles de droit
applicables76. En garantissant l’efficacité et l’effectivité des règles de droit applicables, le
législateur et le juge protègent un ensemble de valeurs77. Trois catégories de valeurs
pourraient servir d’exemple : l’égalité, la sécurité et la dignité. La répartition de la charge
probatoire permet, en garantissant l’effectivité de certaines règles, de protéger certaines
catégories de personnes et de rétablir une certaine égalité78. L’exemple le plus topique
reste celui des personnes victimes d’une discrimination79, d’un harcèlement moral ou
Selon la formule de Jean Devèze, qui a articulé sa thèse autour de cette idée que les politiques juridiques guident la
question de la charge probatoire, « la poursuite des finalités du Droit peut être menée, aussi bien par voie de disposition directe,
d’élaboration de règles substantielles, que par une voie indirecte, la création ou l’infléchissement des dispositions qui assurent l’application
effective du droit au travers de son passage en justice ». Le risque de la preuve est alors utilisé par « le législateur et la jurisprudence
pour infléchir l’application effective des règles substantielles dans le sens de la justice », J. Devèze, th. préc., p. 517.
75 Fr. Gény, Science et technique en droit privé positif, Tome III, Sirey, 1931, n° 233. Adde, Fr. Terré et Y. Lequette,
G.A.J.C., 12ème édition, Dalloz, 2007, n° 17, spéc. p. 127.
76 V. art. 134 de l’avant-projet de réforme du droit des obligations du 23 octobre 2013 qui, en matière de rupture
unilatérale hors le juge, fait peser la charge de la preuve de la gravité de l’inexécution sur le créancier auteur de la
rupture.
77 En ce sens, à propos des présomptions, A.-B. Caire, Relecture du droit des présomptions à la lumière du droit européen des
droits de l’homme, édition Pédone, 2012 ; P. Deumier, introduction générale au droit, 2ème édition, LGDJ, n° 91, p. 82 :
« Les présomptions ne sont pas que des outils techniques de preuve : elles fondent également une politique juridique en privilégiant une
situation ».
78 La répartition de la charge probatoire permet de faciliter la protection de certains droit subjectifs (v. par ex. la
titularité des droits d’auteur des personnes morales sur les œuvres collectives, Rapport annuel de la Cour de
cassation, op. cit., p. 145), protection d’un intérêt catégoriel (intérêt général des agriculteurs et présomption de pas de
porte, art. L. 411-11 du Code rural et article L. 411-74 du Code rural, v. Rapport annuel de la Cour de cassation, op.
cit., p. 147), de lutter efficacement contre certaines fraudes, de préserver la stabilité de certains actes juridiques, pour
une série d’exemples, v. Rapport de la Cour de cassation, Ibid, p. 204.
79 C. Michaud, La preuve des discriminations en droit du travail, J.C.P. (S), n° 46, 13 novembre 2012, 1481.
74
13 sexuel ou encore celui d’un salarié devant établir les heures effectives de travail80. La
répartition probatoire évoquée précédemment est d’abord destinée à garantir la mise en
œuvre d’un arsenal juridique important que des règles de preuve trop strictes auraient pu
priver de toute efficacité et de toute effectivité81. Cette répartition de la charge probatoire
rétablit aussi un équilibre entre les parties car l’accès aux éléments de preuve est parfois
plus limité pour le salarié que pour l’employeur. Le même raisonnement est transposable
au contentieux administratif depuis l’arrêt « Perreux » du 30 octobre 200982, bien avant
que la loi du 27 mai 2008 ne vienne modifier la répartition de la charge probatoire.
33. Charge probatoire et sécurité – La répartition de la charge probatoire est parfois
réalisée en fonction de l’efficacité des sanctions, notamment en matière pénale. C’est
l’impératif de sécurité publique qui l’emporte. L’effectivité des sanctions pénales peut être
menacée par une application trop stricte du principe de présomption d’innocence. La
charge probatoire est ainsi mise au service d’une politique pénale. C’est la raison pour
laquelle existe un certain nombre de présomptions de culpabilité, présomptions simples et
respectant les droits de la défense83, qui permettent de garantir aux infractions pénales
leur pleine effectivité. Tel est le cas de certaines présomptions de culpabilité en matière
d’infractions routières ou en matière de lutte contre la corruption ou le trafic d’influence.
34. Charge probatoire et dignité – Les valeurs peuvent également se rapporter à la dignité.
En matière pénale, la dignité renvoie à la protection des droits fondamentaux et justifie le
principe de la présomption d’innocence. La protection de l’intégrité physique peut
également justifier un allègement de la charge probatoire. Tel est le cas des victimes d’une
contamination suite à une transfusion. En matière de contamination par l’hépatite C, « le
doute profite au demandeur », à l’instar des personnes contaminées par le VIH. A l’avenir ne
faudrait-il pas, pour assurer une égalité de traitement des victimes de dommages
corporels, poser à titre de principe qu’en cas de doute, ces victimes devraient être
indemnisées 84 ? Dans le même esprit, dans les domaines tels que la santé ou
l’environnement où les incertitudes scientifiques sont fréquentes, ne faudrait-il pas poser
un principe selon lequel le doute devrait profiter aux victimes ou à la nature elle-même ?
In dubi pro natura en quelque sorte, le doute profite à la nature, certains fondant cette
répartition de la charge probatoire sur le principe de précaution85.
Si la répartition de la charge probatoire révèle, au sens photographique, une échelle des
valeurs, elle remplit à titre complémentaire une fonction normative en encourageant à ou
en dissuadant d’adopter certains comportements.
Sur ce point, G. Pignarre, Sur la répartition de la charge de la preuve dans l’article L. 3171-4 du Code du travail : vers un retour
aux principes directeurs du procès ? Essai d’analyse à partir de quelques décisions inédites et récentes de la chambre sociale, Revue de
droit du travail, 2012, p. 503 et s.
81 Sur cette idée, D. Jacotot, Effectivité des règles de droit, aptitude à la preuve : vers une nouvelle attribution de la charge de la
preuve, in Au cœur des combats juridiques. Pensées et témoignages de juristes engagés, sous la dir. De E. Dockès, Dalloz, Thèmes
et commentaires, Actes, 2007, p. 277 et s.
82 C.E., 30 oct. 2009, A.J.D.A., 2009, p. 2391, Chr. Liéger et Botteghi. Pour une solution rendue postérieurement à la
loi du 27 mai 2008, v. C.E. 10 janvier 2011, Mme Leveque, req. n° 325268 ; A.J.D.A., 2011, p. 14, obs. M.-C. M.
83 Selon les conditions posées par le Conseil constitutionnel, Rapport de la Cour de cassation, op. cit., p. 209 ; Cons.
const. 16 juin 1999, no 411 DC, loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière, AJDA 1999. 694, note J.É. Schoettl ; 10 juin 2009, no 580 DC, loi favorisant la diffusion et la protection de création sur Internet, LPA, 24
juin 2009, note F. Chaltiel.
84 En ce sens, L. Raschel, Le droit processuel de la responsabilité civile, éditions IRJS, 2010, n° 394 et s., p. 279 et 280, spéc.
n° 395, p. 280 : « le renversement du risque de la preuve va permettre de gommer partiellement les disparités engendrées par la diversité
des présupposés des règles du droit substantiel ».
85 V. not. M. Mekki, Le droit privé de la preuve… à l’épreuve du principe de précaution, D. 2014. 1391.
80
14 2°/ La charge probatoire, un instrument normatif
35. Fonction normative : inciter et/ou dissuader – La répartition de la charge probatoire
déterminée par le législateur et/ou adaptée par le juge remplit une fonction normative de
nature incitative ou dissuasive. Elle impose, indique, oriente, incite à adopter certains
comportements. Cette fonction incitative réside dans un grand nombre de dispositions
qui prévoient formellement qui profitera du doute persistant. Dans le cadre de
l’interprétation d’un contrat, le doute persistant est souvent supporté par celui qui l’a
rédigé. Il suffit de lire l’article 1162 du Code civil. La rédaction montre clairement le
caractère punitif et incitatif de la disposition. L’interprétation se fait contre le rédacteur et
créancier en cas de doute persistant. Dans le même ordre d’idées, on peut citer l’article L.
133-2 du Code de la consommation qui énonce que les clauses proposées par les
professionnels « s'interprètent en cas de doute dans le sens le plus favorable au consommateur ou au
non-professionnel (…) ». Le message normatif de cette dernière disposition s’adresse tant au
professionnel qu’au consommateur. Du côté des professionnels, il s’agit de les inciter à
faire preuve de rigueur, de clarté et d’intelligibilité dans la rédaction des contrats. Du côté
du consommateur, il s’agit d’instaurer une situation de confiance afin d’inciter cet acteur
économique à consommer sans crainte.
En complément de cette politique d’ordre substantiel, l’instrument de la charge
probatoire est mis au service d’une politique processuelle.
B. La charge probatoire au service d’une politique processuelle
36. La politique processuelle est articulée autour de deux principaux axes : l’accès au juge et la
vérité judiciaire.
1. La charge probatoire au service de l’accès au juge
37. « Jeu de rentes » et charge probatoire – Agir sur la charge probatoire amène à réguler
l’accès au juge. La répartition de la charge probatoire fait naître une sorte de jeu de rentes,
selon la formule des économistes, qui va orienter les parties vers le choix d’une stratégie
judiciaire 86. Ce lien entre charge probatoire et accès au procès invite à penser, tout
d’abord, qu’en posant le principe selon lequel le doute profite à une certaine catégorie de
personnes, ces dernières sont davantage incitées à agir en justice. Au contraire, en
instaurant des adminicules, condition de recevabilité d’une preuve judiciaire notamment
dans l’ancien système de filiation, on décourage les personnes d’agir en justice. A ce titre,
la charge probatoire est un véritable « instrument de régulation de l’accès au juge »87. L’une des
données contribuant également à inciter à ou à décourager d’agir en justice est le coût de
la charge financière de la preuve. Le coût peut être un obstacle, ce qui explique que
Jérémy Bentham prônait, dans une procédure idéale qu’il qualifiait de naturelle, que
« L’obligation de la preuve doit être, dans chaque cas individuel, imposée à celle des parties qui peut la
remplir avec le moins d’inconvénient, c’est-à-dire le moins de délais, de vexations et de frais » 88. Enfin, la
répartition de la charge probatoire plutôt que d’encourager les parties à accéder au juge,
peut servir à orienter les justiciables vers un règlement amiable du litige. A ce titre, les
B. Deffains, Le risque de la preuve. Le point de vue de l'économiste, in Droit et économie du procès civil, LGDJ, coll. Droit &
Economie, 2010, p. 181 et s.
87 G. Vial, La preuve en droit extrapatrimonial de la famille, Dalloz, Coll. Thèses, 2008, p. 335.
88 J. J. Bentham, op. cit., Tome II, p. 172. V. égal. J. Carbonnier, Droit civil, introduction, 26ème éd., P.U.F., coll. Thémis,
1999, p. 346 ; P. Esmein, Le fondement de la responsabilité contractuelle rapprochée de la responsabilité délictuelle, R.T.D. civ.,
1933, p. 627 et s., spéc. n° 9 et s.
86
15 mesures d’instruction in futurum de l’article 145 C.P.C. peuvent être analysées comme une
mise à l’épreuve des preuves afin de dissuader l’autre partie d’agir au fond. Dans le
contentieux administratif, ce lien entre preuve et règlement amiable concerne l’expert luimême qui, à la différence de la procédure civile (art. 240 C.P.C.), peut concilier les
parties89. L’expertise dans tous les cas, en droit civil ou administratif, peut inciter les
parties à se concilier. En ce sens René Chapus disait qu’on « constate que la connaissance
exacte qu’une expertise (…) peut donner (des faits litigieux aux parties) a souvent pour effet de les inciter
à la conciliation »90.
Enfin, la charge probatoire renseigne sur les finalités du procès et sur la place de la vérité.
2°/ La charge probatoire au service des finalités du procès
38. Charge probatoire et recherche d’une vérité relative – L’existence du débat
probatoire, charge de l’allégation, de la vraisemblance, mesures d’instruction, risque du
doute, renforce l’idée d’une vérité judiciaire toute relative, qui constitue souvent une
vérité dialogique, discursive91. Cela est également des procédures dites inquisitoires telles
que les procédures administratives. Selon B. Pacteau, « Telle est bien la finalité de tout le
dialogue des parties au cours de l'instruction, ou de ce combat probatoire comme on dit parfois, dirigé et
orienté par le juge à partir des allégations du requérant et des justifications de l'Administration (…) »92.
39. Charge probatoire et recherche du juste – La charge probatoire révèle également que
la vérité n’est pas la seule finalité poursuivie au sein d’un procès. Comme le soulignait
justement Paul Ricoeur, la recherche du juste est plus importante que la recherche du
vrai93. Jean Devèze à propos de la charge de la preuve ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme
« pas plus (…) qu’elle ne constitue la finalité première du droit substantiel, la recherche de la vérité ne
fournit l’unique clef de sa réalisation judiciaire »94. Ainsi l’autorité de chose jugée n’est pas tant
une présomption de vérité qu’une présomption du juste. Cette recherche du juste existe à
l’évidence en matière civile où les hypothèses d’incertitude scientifique ne font pas
obstacle à l’établissement d’une certitude juridique, soit en faisant bénéficier une partie du
doute persistant, soit en usant des présomptions-preuve et spécialement des
présomptions du fait de l’homme de l’article 1353 du Code civil95. La même primauté du
juste sur le vrai existe dans le procès administratif. Dans le procès pénal, dans le même
esprit, le bénéfice du doute n’est pas une question de vérité mais de justice96.
40. Ce regard de droit substantiel sur le risque de la preuve se termine alors avec une
conviction : la charge probatoire est une répartition des rôles entre les acteurs du
procès au service d’une vérité dialogique davantage destinée à dire le juste que le
vrai. Finalement, cet exposé n’a manifestement pas pu faire toute la lumière sur le sujet. Il
s’agit comme toute vérité d’une vérité subjective et selon la sage réflexion du sophiste
Protagoras : « Ce que l’homme appelle vérité, c’est toujours sa vérité, c’est-à-dire l’aspect sous lequel les
C. Landais et F. Lenica, Le renouvellement des pouvoirs de l’expert désigné par le juge administratif, note sous C.E. Section,
11 février 2005, organisme de gestion du Cours du Sacré-Cœur, A.J.D.A., 2005, p. 652.
90 R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 11ème édition, n° 1643.
91 Sur ce point, M. Mekki, Preuve et vérité, in La preuve, Journées internationales de l’association Henri Capitant, Dalloz
thèmes et commentaires, à paraître, 2015.
92 B. Pacteau, th. préc., n° 135.
93 P. Ricoeur, op. cit., p. 156. Adde, B. Latour, La fabrique du droit : une ethnographie du Conseil d'Etat, Paris, La
Découverte, 2002, p. 257.
94 J. Devèze, th. préc., p. 596.
95 Cass. 1re civ., 22 mai 2008, n° 06-14.952, n° 06-10.967 et n° 06-18.848
96 Th. Fossier et Lévêque, Le presque vrai et le pas tout à fait faux : probabilités et décision juridictionnelle, J.C.P. (G), n° 14, 2
avril 2012, 427.
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16 choses lui apparaissent ». Il reste, il faut l’avouer, de nombreuses zones d’ombre et cette
étude n’est qu’un croquis léger de ce mystère qu’est la charge probatoire. J’espère qu’elle
suscite au moins la réflexion. Comme le disait Harry Truman « si vous ne pouvez les
convaincre, semez le doute dans leur esprit ». J’espère que le lecteur m’accordera au moins ce
bénéfice du doute !