texte intégral
Transcription
texte intégral
ENJEUX ET STRATEGIES AUTOUR DE LA TELEDETECTION DANS LES BASSINSDE L’AMAZONIE ET DE L’ORENOQUE Michel POUYLLAU* La télédétection est utilisée d’une manière importante dans de nombreux programmes de développement nationaux en Amérique latine. Dans ce domaine, ce continent a fait figure de pionnier avec l’utilisation massive de capteurs, comme le radar, dès la fin des années 1960 : après le Brésil, la Colombie et le Venezuela ont procédé à l’exécution d’inventaires systématiques de leurs ressources naturelles renouvelables et non renouvelables dans les bassins des tributaires de l’Amazone et de l’Orénoque. La problématique amazonienne tant dans ses aspects socioéconomiques que géopolitiques et physico-écologiques requiert, du point de vue des planificateurs, des instruments de connaissances rapides afin de percevoir, ou tout au moins situer, des problèmes qui sont connus de tous: confrontations socioculturelles entre les populations originaires des périphéries amazoniennes, ou récemment acculturées, et indiens, développement anarchique, frontières, milieu forestier potentiellement instable, savanisation, feux de forêts. L’expérience tirée de recherches effectuées en Amazonie vénézuélienne, dans les haut-bassins du Rio Negro et du Rio Branco au Brésil, et les contacts scientifiques avec la Colombie permettent de présenter, en quelque sorte, un observatoire à échelle «réduite», de la problématique «télédétection» de l’ensemble d’un bassin qui couvre plus de 7 millions de km2 ! L’EMERGENCE DE NOUVELLES TECHNIQUES DANS LES CHOIX DE DEVELOPPEMENT Pays du Tiers-monde relativement avancés, le Brésil, la Colombie et le Venezuela ont très tôt inclus dans leurs projets de développement la télédétection, sous forme d’images analogiques traitées comme des * Chargé de recherche au CNRS. Centre d’Etudes de Géographie Tropicale. Cahiers du Brésil Contemporain, 1990, n°11 Michel POUYLLAU photographies aériennes. Il faut dire qu’une solide tradition de recherches bio-géographiques, géologiques et géomorpho-pédologiques, basée sur des techniques éprouvées, comme les photographies aériennes, existe depuis longtemps dans ces pays. C’est surtout à partir du début des années 50 que 1’élan décisif est donné dans le domaine de la photo interprétation par les prises de vues systématiques dans le bassin amazonien, puis orénoquien, effectuées dans le cadre d’une coopération nord-américaine. Ces réalisations favorisent l’émergence de bureaux d’études assurant la production de photographies aériennes ainsi que leur interprétation et très vite ces sociétés élargissent leur marché au-delà des frontières nationales vers d’autres pays d’Amérique latine. Mais la photographie aérienne rentre aussi dans les projets d’institutions développant des recherches appliquées, ministères, corporations de développement régional, administrations régionales et locales, ou des recherches fondamentales comme les universités. La formation de personnels entraînés aux méthodes de la photo interprétation va de pair avec des développements institutionnels. Il y a d’une part l’arrivée de coopérations bilatérales, nord-américaine, française, néerlandaise, latino-américaine parfois favorisées, au Venezuela, par les ressources liées à la rente pétrolière. Il y a ensuite l’envoi de chercheurs à l’étranger qui réalisent dans le cadre de Masters, de PhD ou de doctorats divers, des travaux cartographiques basés sur la photographie aérienne; parfois ces formations sont exclusivement dirigées vers des problèmes de photogrammétrie ou de traitements de photographies aériennes comme par exemple auprès du Centro Interamericano de Fotointerpretación (CIAF) de Bogota en Colombie ou, à l’époque, de l’International Training Center d’Enschede aux Pays-Bas. Ce capital intellectuel est ensuite utilisé dans ce que nous appellerions aujourd’hui une formation permanente des jeunes ingénieurs et techniciens recrutés dans les diverses institutions. Il faut cependant noter que le milieu universitaire local n’intègre guère la photointerprétation dans le cursus des études liées à l’environnement. A l’arrivée des premiers documents de télédétection radar, dans les années 60, on peut estimer qu’il existe cependant, dans ces trois pays, plus d’un millier de professionnels qui utilisent la photographie aérienne d’une manière courante, soit dans des travaux d’inventaires de ressources renouvelables ou non, sols, végétation, eaux, ressources minières, hydrocarbures, etc. soit dans des travaux de type géotechnie, tracés de routes, digues, barrages, etc. L’introduction de la télédétection au Brésil, en Colombie et au Venezuela se réalise à partir de choix volontaristes de développement des Amazonies. Les premières reconnaissances sur le terrain montrent très Enjeux et stratégies autour de la télédétection rapidement l’importance des handicaps de la méconnaissance totale du milieu de la cartographie. Afin de disposer des instruments nécessaires à une bonne perception de l’espace, le satellite n’existant pas encore, une société nordaméricaine, Aero Service Corporation, propose un système de couverture radar (Slar Good Year, bande X, avec un recouvrement de 60 %, ce qui permet donc théoriquement une vision stéréoscopique). Les couvertures radar sont réalisées au 1/400 000 (1/200 000 en Colombie) sous forme de bandes proches et lointaines, et pour faciliter la manipulation des images, les bandes ont été regroupées en photo-mosaïques radar, avec coordonnéées UTM, à l’échelle du 1/250 000. Complétant ces informations et contrôlées par vérifications barométriques, des profils d’altitudes suivant des transects méridiens ont été parfois réalisés. Du point de vue contrôle de qualité du matériel fourni, une évaluation a été faite à partir des normes fixées dans le cadre du projet colombien PRORADAM (Leberl F.1974, Deagostini D. 1975). Malgré certaines imperfections, ou la présence des effets des pluies intenses, ces imageries radar ont été largement utilisées dans le cadre de diverses recherches et inventaires de ressources et une véritable compétition scientifique, mais aussi géopolitique va donc s’engager entre le Brésil, la Colombie et le Venezuela. Les premières publications du Projeto RADAM brésilien sont suivis de celles du Projet PRORADAM colombien, et même si des lacunes apparaissent, compte-tenu de la méconnaissance des territoires à cartographier et des particularités d’interprétation du radar, ces actions incitent le gouvernement vénézuélien à définir, à partir de 1968-1970, un ambitieux programme de reconnaissance du sud du pays connu sous le nom de CODESUR ou Comision para el Desarrollo del Sur. A l’issue d’une période marquée par de nombreuses incertitudes, le Venezuela complètera l’étude de son Amazonie et d’une partie du massif guyanais en 1983. Cette formation à l’utilisation de la télédétection analogique, empirique par moment mais toujours enrichissante a cependant permis de préparer chercheurs, ingénieurs et techniciens à l’arrivée des satellites. LE TEMPS DES INTERROGATIONS Mais la venue des techniques strictement satellitaires, LANDSAT bien entendu, se fait d’une manière discrète pour ne pas dire détournée. Alors que le radar est entré par la grande porte et a été utilisé massivement, les réticences face au satellite vont très tôt se manifester; la question est de savoir pourquoi ? Michel POUYLLAU Il y a tout d’abord la qualité des imageries: les nuages et les qualités médiocres du satellite surprennent le professionnel habitué aux noirs, gris et blancs francs du radar; ce chercheur thématicien, majoritairement issu des sciences de la terre, géologue, géomorphologue, pédologue, ingénieur agronome, est habitué à la netteté des linéaments sur radar. Les fausses couleurs déroutent, les rares sorties sur imprimantes sont encore bien décevantes. Il y a aussi, à cette époque, le sentiment de non-contrôle sur la décision de prise d’image: alors que le radar a fait l’objet de contrats clairement décidés où l’Etat est le maître d’œuvre ; le satellite est en quelque sorte un viol de la souveraineté nationale, puisque la saisie se fait sans autorisation du pays concerné. Cet aspect des choses compte sur le continent latino-américain (et même ailleurs). Ce pêché originel n’empêche cependant pas les chercheurs d’utiliser peu à peu les images satellitaires en interprétation analogique, soit en association avec le radar, soit comme support de synthèses macro-géographiques de type atlas. A l’image des publications pionnières du Projeto RADAM brésilien qui regroupent des cartes du milieu naturel, essentiellement géologie, géomorphologie, pédologie, végétation à l’échelle du millionième, des cartographies sont exécutées à l’échelle du 1/250 000 au Venezuela (Inventario Nacional de Tierras) et du 1/500 000 en Colombie (Proradam). Les limites de ces méthodes sont très vite atteintes, tandis que la faiblesse des possibilités de traitements sur place (très peu de logiciels), un environnement professionnel difficile (poids des traditions, en particulier dans le domaine de la photogrammétrie), le coût des équipements (la crise commence à se manifester), entravent de plus en plus le développement de la télédétection. Les seuls gros utilisateurs de télédétection, les compagnies pétrolières en Colombie et au Venezuela, font exécuter leurs travaux à l’étranger. Le retard scientifique et technique est important et entraîne une situation difficile au début des années 80. QUELQUES RESULTATS L’incorporation de la télédétection dans la connaissance du milieu amazonien contribue cependant à la mise au point de synthèses fort précieuses pour la recherche en général et contre les idées reçues en particulier. Le suivi effectué par la télédétection, sur l’Amazonie brésilienne, états et territoires d’Acre, Amapá, Amazonas, Pará, Rondônia, Roraima, Goiás, Maranhão et Mato Grosso, (Mahar D. J., 1990) et sur une partie du bassin de l’Orénoque, Anzoatogui, Apure, Barinas, Cojedes, Delta Amacuro, Enjeux et stratégies autour de la télédétection Guarico, Monagas et Portuguesa (MARNR 1990) permet, pour la première fois, de disposer d’informations fiables sur la déforestation, à quelques dizaines de pixels prés, dans un temps minime. Les deux études signalées donnent ainsi des résultats pour l’année 1988. Au Brésil, sur une surface totale de 4,9 millions de kilomètres carrés, 0,6 % sont déforestées en 1975, 1,5 % en 1978 et 7,0 % en 1988. Dans une approche plus fine, on peut, par exemple voir que dans le Roraima les surfaces déforestées ont été multipliées par 38 (!) entre les deux dates de références. Au Venezuela, les synthèses ne sont pas terminées, mais on dispose d’études ponctuelles, qui permettent, d’une part de localiser les déforestations, d’autre part d’en évaluer les superficies : e11es sont très en deçà des chiffres brésiliens. Par exemple dans les Llanos boisés de Portuguesa et Barinas, une étude comparative LandsatSpot signale 109 600 hectares déforestés en 1982 et 128 700 en 1987, soit une variation de + 18 % (Pouyllau M. et alii, 1990). En Amazonas vénézuélien, on estime les surfaces déforestées à environ 40 000 hectares sur un total de 17.000.000 (MARNR 1990). Ces données permettent donc d’avoir une vision rapide d’un phénomène et d’en relativiser l’importance comme dans le cas de l’Amazonas vénézuélien mais aussi de l’Acre avec des surfaces déforestées multipliées par 2,8 entre 1975 et 1988 (il faut dire que le territoire avait été déforesté bien largement avant). DES FUTURS ;NCERTAINS Les solutions pour sortir de la crise tardent à se manifester, mais l’annonce de l’arrivée de SPOT cristallise des aspirations nouvelles dans les différents pays. Les institutions nationales et locales chargées de l’aménagement, les grandes entreprises d’état, les universités et les centres de recherches, mais aussi des entreprises privées, commencent à envisager sérieusement de rattraper le temps perdu. Il faut aussi dire que la concurrence entre Américains et Français introduit une nouvelle donne dans le marché : le paquet technologique clé en main américain, des années 1970, tend à céder la place aux formations personnalisées proposées par différents partenaires européens et canadiens. L’irruption de la micro-informatique et des compatibles démocratise en quelque sorte la télédétection. Au Venezuela, la création d’un Centro de Procesamiento Digital de Imagenes, CPDI, par convention entre une Fondation d’Ingénierie à vocation dirigée vers la recherche appliquée, IBM-Venezuela et l’Institut Vénézuélien de la Recherche Scientifique, IVIC, en septembre 1983, comble une lacune importante. En Colombie l’Instituto Geográfico Agustín Codazzi est en partie équipé et soutenu par la France, tandis qu’au Brésil l’Instituto de Pesquisas Espaciais Michel POUYLLAU de São José dos Campos publie des synthèses importantes sur l’ensemble de l’Amazonie brésilienne. La recherche brésilienne en télédétection s’effectue aussi dans une multitude d’organismes et bureaux d’études. Les institutions de recherche en télédétection dans ces pays tentent d’assumer trois objectifs: d’une part, assurer une information générale de sensibilisation à la télédétection destinée aux principaux utilisateurs potentiels; d’autre part, former des utilisateurs avec des cours à la carte (un peu à la manière du Groupement pour le Développement de la Télédétection Aérospatiale — GDTA — de Toulouse, mais avec des objectifs moins ambitieux) ; enfin, plus récemment, développer des recherches appliquées en collaboration avec diverses institutions, en particulier des Corporations de Développement régional, les administrations d’états (Brésil, Venezuela) et de départements (Colombie), ou bien des universités. En fait les actions entreprises par ces centres de télédétection ont permis de combler les lacunes existantes tant dans la formation, les universités n’assurant que peu de formation en télédétection (ce qui n’est pas spécifique au trois pays concernés), que dans l’utilisation systématique des images satellitaires. Reste un dernier objectif poursuivi par les producteurs primaires de télédétection, c’est la diffusion des images ; leurs résultats sont relativement inégaux. Questions d’enjeux ou incompréhensions; les occasions manquées sont parfois difficiles à rattraper. Même si quelques équipes semblent émerger, les conditions générales de la recherche et de sa participation à l’effort de développement national sont encore bien souvent illusoires. Cette réflexion peut s’appliquer à l’ensemble des pays latino-américains. Les questions pourquoi, comment, avec qui, avec quoi, sont posées. Ont-elles des réponses ? En réalité, enjeux et stratégies se croisent et pèsent sur les choix à faire. La crise économique que vivent les pays latino-américains depuis le milieu des années 70 exerce une telle pression sur ces choix et ceux des pays en général que la télédétection en pâtit nécessairement quant à son expansion; mais les bases posées, tant chez les formateurs locaux que chez les utilisateurs, permettent d’envisager l’avenir avec un optimisme serein. Encore ne faudrait-il pas trop créer d’illusions comme celle du satellite qui résout tout, ou d’incompréhensions : la technique SPOT n’est pas exclusive dans la connaissance de la Terre et si les pays industrialisés n’arrivent pas parfois à franchir des pas décisifs en télédétection vers le tiers-monde, il faudra bien un jour en analyser les raisons ; sinon d’autres le feront à notre place. Enjeux et stratégies autour de la télédétection REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES Codesur-Ministerio de Obras Publicas (1972) : Levantamiento radar de Venezuela sur, tome 1, Aero Service Corporation, 1972, 159p. DEAGOSTINI D, (1975) : Sensores remotos y principios de percepción remota, Bogotá, Centro Interamericano de Fotointerpretación, 157p. Instituto de Pesquisas Espaciais, (1989) : Avaliação da coberturaflorestal na Amazonia legal utilizando sensoriamento remoto orbital, São José dos Campos, SP, 1989. MAHAR D. J., (1990) : «Policies affecting land use in the Bræilian Amazon: impact on the rainforest», Land Use Policy, vol.7, n 1, Guildford (R.U.), p. 59-69. MARNR (Ministerio del Ambiente y de los Recursos Naturales Renovables), (1988) : ORSTOM (Office de la Recherche Scientifique et Technique OutreMer), Atlas del Inventario de Tierras del Territorio Federal Amázonas, Caracas. Idem, (1990) : Rapport interne Dirección Ceneral de Información e Investigación del Ambiente. POUYLLAU M., (s.d.) : «Utilisation d’imageries de radar latéral SLAR et satellites LANDSAT dans des levés géomorpho-pédologiques réalisés en Amazonie vénézuélienne : méthodologie et premiers résultats», Actes du Symposium International de la Commission VII de la Société Internationale de Photogrammétrie et Télédétection, vol. 24-VII/1, p. 289-300. Idem, (1989) : «O sensoriamento remoto nos programas de desenvolvimento amazônico: implicações e estrategias a partir do exemplo da Venezuela. A Amazonia na França vs A Amazonia no Brasil», Coloquio internacional: ecologia, desenvolvimento socio-economico e cooperação científica na Amazonia, Octobre, Belém, Pará, 12p. Idem, (1990) : «Les déforestations dans le bassin amazonien (cas du Brésil et du Venezuela): approches et évaluation par télédétection, Colloque Indiens et développement en Amazonie : bilan et perspectives, Survival Internalional France, mars. POUYLLAU M., LEMEN H., (1990) : «Cartographie agro-écologique des Llanos occidentaux du Venezuela à petite et moyenne échelle : paysages et évolution 1979, 1982, 1987 (Landsat et Spot)», (in) Télédétection et tiersmonde: méthodologies, pratiques, nouveaux champs et nouveaux enjeux, Michel POUYLLAU sous la coordination de M. POUYLLAU, Centre régional de publication de Bordeaux, CNRS (sous presse). Projeto RADAM BRASIL. PRORADAM, Colombia.