Les détectives de l`Histoire
Transcription
Les détectives de l`Histoire
détectives de l’Histoire Les Néron l’incendiaire ©Éditions Bulles de savon 2016 www.editions-bullesdesavon.com Conception g raphique : Julieta Cánepa ISBN : 979-10-90597-53-2 Loi n°49956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse CLAUDE MERLE détectives de l’Histoire Les Néron l’incendiaire Couverture de Julieta Cánepa UN PARFUM DE SOUFRE A près les voûtes froides de la caserne, la chaleur surprit Maximus Sérénus, le préfet des vigiles. À onze heures du soir, la nuit semblait encore plus étouffante que le jour. La pleine lune donnait à Rome l’apparence d’une ville fantôme avec ses voiles blancs, les ombres dures de ses portiques et les silhouettes lentes qui hantaient les jardins à la recherche d’une fraîcheur illusoire. Depuis la veille, l’africus, le vent du sud, soufflait son haleine brûlante et poudrait les arbres et les marbres avec la poussière rouge des déserts. ——Maudite chaleur ! pesta Caius Gallus. Maximus lança un regard amusé à son tribun, un géant de près de deux mètres, vêtu de cuir épais et de 7 Néron l’incendiaire bronze comme pour partir en guerre. ——Tu as oublié les plaines syriaques ? Les deux hommes avaient servi comme officiers en Arménie, contre les Parthes. À leur retour, lorsque Néron avait nommé Maximus au poste prestigieux de préfet des vigiles, celui-ci avait choisi pour adjoint son compagnon d’armes. Il n’avait pas assez de gaillards de sa trempe pour veiller sur les nuits de Rome, un monstre d’un million d’habitants. Maintenir l’ordre, traquer les bandits et prévenir les incendies n’étaient pas un travail de tout repos pour les vigiles, malgré l’importance de leurs effectifs : sept mille soldats répartis en sept casernes dans les différents quartiers de la cité. Cependant, cette nuit-là, au lieu d’inspecter les quartiers puants du centre en compagnie de ses hommes, Maximus avait décidé de la consacrer au plaisir. Une nuit par mois, ce n’était pas trop exiger. En le voyant quitter la caserne à cette heure tardive, Caius lui emboîta le pas d’autorité. Maximus faillit le renvoyer, avant de décider qu’un garde du corps ne serait pas inutile pour veiller sur lui pendant la traversée dangereuse des quartiers des bords du Tibre, alors que son habit de lin, très patricien, faisait de lui une proie idéale. Sous sa tunique, il avait dissimulé 8 Un parfum de soufre son collier de préfet, « général », disaient ses hommes, en souvenir de ses exploits au sein de l’armée d’Orient et du triomphe qui lui avait été décerné. Cependant, ce n’était pas le court poignard glissé dans sa ceinture qui dissuaderait la bande des Coureurs de Pluton de l’assommer pour lui dérober sa bourse. Malgré tout, il n’envisageait pas de se rendre en uniforme au rendez-vous fixé à Sarah sous les arcades de l’ancien temple de Vénus. Il avait rencontré la jeune fille six mois auparavant pendant les Lupercales, cette fête sauvage au cours de laquelle des hommes, déguisés en loups, fouettaient les femmes avec des lanières en cuir de bouc pour les rendre fertiles. Sarah était d’une beauté fascinante avec un corps mince, de longs cheveux noirs et des yeux violets étirés vers les tempes, qui lui donnaient un regard étrange. Leurs rencontres étaient rares et difficiles car elle appartenait à une grande famille juive du Transtévère, et son père n’admettait pas qu’elle fréquente l’adepte d’une autre religion, fût-il préfet des vigiles. Pour une rencontre amoureuse, comme celle où il se rendait, le sanctuaire de la déesse était plus poétique que l’austère caserne du Champ de Mars. Pendant la traversée du forum, Caius s’arrêta afin de tremper son visage brûlant dans une fontaine. Mal- 9 Néron l’incendiaire gré l’heure tardive, un certain nombre de boutiques étaient encore ouvertes. Des ombres se promenaient sous les arcades. L’une d’elles salua Maximus. Il répondit machinalement sans reconnaître celui auquel il s’adressait. Plus loin, des grilles fermaient jour et nuit le temple de la déesse de l’amour depuis qu’on avait transféré le sanctuaire sur la colline du Palatin. L’endroit était désert. Maximus s’arrêta. Avec une courtoisie bourrue, Caius demanda : ——Tu veux que je m’éloigne ? ——Reste, ordonna Maximus. Le tribun connaissait Sarah, mais, d’un tempérament taciturne, il ne parlait jamais d’elle. Avec lui, on ne craignait pas les ragots ni les moqueries. Il faisait si chaud que l’eau fraîche de la fontaine s’était évaporée, et le visage et le col de Caius étaient secs. « Je lui offrirai à boire au Pélican », songea Maximus. C’était la taverne où il avait décidé d’emmener Sarah, un lieu discret et charmant, doté d’un jardin ombragé, un luxe au cœur de Rome. Caius, soudain bavard, se mit à évoquer leurs campagnes en Cappadoce, en Arménie et en Syrie. Ses anecdotes étaient plaisantes, notamment celle où, croyant rencontrer le frère du roi des Parthes, ils avaient accueilli avec honneur un vulgaire chamelier. 10 Un parfum de soufre Ils rirent de bon cœur, puis Maximus cessa d’écouter les souvenirs du tribun et pensa à Sarah. Pour tromper son impatience, il se demanda quelle robe elle porterait sous son léger manteau. Elle en avait de très belles, l’une jaune safran, l’autre blanche avec des broderies vermeilles. Jamais de bijou ni de fard. La fraîcheur de son teint et sa peau dorée suffisaient à sa beauté. ——Tu ne m’écoutes pas ! grogna Caius. ——Si, bien sûr. ——Alors, réponds ! ——Que veux-tu savoir ? ——À quelle heure ta Vénus consentira à descendre de l’Olympe pour se pendre à ton cou ? Maximus sourit. ——Elle ne va pas tarder. Cependant, Sarah était en retard, ce qui dérogeait à ses habitudes. Les rares fois où cela s’était produit elle lui avait fait porter un message par sa jeune servante, Pauline, sa cousine Esther, ou Ismaël un esclave originaire de Judée. Au bout d’une heure, Maximus commença à s’inquiéter. Le père de la jeune fille avait peut-être découvert les fugues de sa fille et l’avait enfermée ainsi que ses complices. Pire : Néron, le prédateur, avait 11 Néron l’incendiaire séduit Sarah. L’empereur prenait plaisir à voler les conquêtes de ses amis. Quelques années auparavant, il avait enlevé Actè, une jeune et ravissante affranchie, dont Maximus était amoureux. Or, deux semaines auparavant, Néron l’avait rencontré en compagnie de Sarah dans les jardins du Palatin. Fasciné par la beauté de la jeune Romaine, l’empereur avait retenu sa main longtemps, beaucoup trop longtemps, et, en la libérant, il avait laissé dans cette main une bague d’émeraude. Gage ? Promesse ? Exigence ? Quelle que fût la volonté de Néron, Maximus serait obligé de s’y soumettre, comme il l’avait fait pour Actè, car il devait tout à l’empereur, dont il avait été l’ami d’enfance : sa fortune, sa réputation et sa dignité de préfet. En réfléchissant, il se dit que sa crainte était stupide : Néron avait dû oublier Sarah. Du reste, l’empereur ne se trouvait pas à Rome, mais à Antium, sa ville natale, au bord de la mer. Soudain, Caius tira son glaive et se jeta devant lui. Un homme fonçait sur eux. Perdu dans ses pensées, Maximus ne lui avait pas prêté attention. L’agresseur n’était qu’un vulgaire ivrogne que le tribun écarta avec mépris. Caius, de mœurs austères, détestait le vin et les ivrognes. Ils entendirent résonner le bronze du Capitole. Mi- 12 Un parfum de soufre nuit. Sarah ne viendrait plus. Maximus se demanda s’il allait dormir au Pélican, regagner la caserne du Champ de Mars ou bien se rendre chez la jeune fille, sur les hauteurs du Transtévère, pour découvrir les raisons de son absence quand une odeur de soufre et de bois brûlé éveilla son attention. Cette odeur, il la reconnut aussitôt : un incendie ! Son regard croisa celui de Caius. Sans un mot, ils s’élancèrent vers l’extrémité sud du forum. Aux abords de l’Argilète, le quartier des potiers, ils repérèrent un immeuble qui dépassait les maisons voisines. La construction s’élevait bien au-dessus de la hauteur autorisée, mais en la circonstance cette infraction avait son utilité. À l’entrée, un portier aux allures de molosse leur barra le passage. Caius le repoussa d’un coup de pied. ——Dans ta niche, animal ! ——Où allez-vous ? ——Tu ne reconnais pas le général ? Gare au fouet ! L’escalier de bois craquait. Des silhouettes endormies se retiraient peureusement sur les galeries extérieures. Avant d’arriver au sommet, ils entendirent les trompettes d’alarme : c’était bien un incendie. Sur la terrasse surplombant les toitures voisines, ils aperçurent le feu, une intense lueur rouge, vers le sud. 13 Néron l’incendiaire ——Le Grand Cirque ! s’exclama Caius. L’édifice tout entier était en flammes. Le velum tendu au-dessus de l’hippodrome battait comme l’aile immense d’un aigle blessé. Une fumée noire, poussée par les rafales de vent, envahissait les collines du Palatin et du Cælius. ——Vite ! Ils dévalèrent l’escalier. Les trompettes sonnaient sans interruption, et l’on percevait un grondement assourdi qui pouvait être le ronflement du feu ou la plainte lointaine de ceux qui fuyaient l’incendie. 14