Prolégomènes à l`Interprétation du Rêve de Freud

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Prolégomènes à l`Interprétation du Rêve de Freud
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’Ashtaroût
Bulletin volant n° 2014∙0418 (avril 2014), 8 p. ~ Traumdeutung / Clinique & Épistémologie
ISSN 1727-2009
Amine Azar
Prolégomènes à l’Interprétation du Rêve de Freud
2. Ŕ Analyse de contenu des chap. II, III, et IV
Résumé. ― Les chap. II, III, et IV de la Traumdeutung
Chap. II
forment un ensemble qui se suffit à lui-même. Ils représentent comme la première mouture du livre. L’originalité de l’écriture de Freud est mise en relief, ainsi
qu’un certain nombre de notions appartenant à sa métapsychologie occulte.
Mots-Clés. ― Censure Personnifiée – Santé Mentale. Ŕ Formules
Dialogiques. Ŕ Notion de Soudure Ŕ Métapsychologie Occulte.
Chap. III
Chap. IV
Méthode de l’interprétation du rêve appliquée
à un échantillon
Le rêve est un accomplissement de souhait
La déformation onirique
Chap. V
Chap. VI
Chap. VII
Le matériel onirique & les sources du rêve
Le travail onirique
Sur la psychologie des processus oniriques
Les trois chapitres du premier groupe (chap.
II à IV) ne comportent pas de divisions internes,
tandis que les trois suivants (chap. V à VII) en
comportent de nombreuses. Il est certain que ces
derniers doivent être considérés comme des approfondissements. Ces derniers chapitres sont
plus techniques. On peut dire aussi que le premier
groupe forme un ensemble pouvant se suffire à
lui-même. Les trois suivants, au contraire, dépendent des précédents, et leur apportent des éclairages méthodiques, dialectiques et doctrinaux.
Une autre caractéristique différencie les deux
groupes. Les trois premiers chapitres recevront
très peu d’additions au fil des rééditions. Celles-ci
se cantonnent, à peu d’exceptions, à des notes de
bas de page, parfois consistantes. En revanche, les
trois autres recevront de nombreuses additions
aussi bien dans le corps du texte que dans les
notes. Quelques permutations entre les sections
interviendront également.
Ce texte est le 2e volet de l’ensemble suivant :
Prolégomènes à l’Interprétation du Rêve de Freud
1. Ŕ Les trois ou quatre catastrophes
’Ashtaroût, bulletin volant n° 2014∙0411, avril 2014, 7 p.
2. Ŕ Analyse de contenu des chap. II, III et IV
’Ashtaroût, bulletin volant n° 2014∙0418, avril 2014, 8 p.
3. Ŕ Analyse de contenu des chap. V, VI et VII
’Ashtaroût, bulletin volant n° 2014∙0425, avril 2014, 22 p.
4. Ŕ Récapitulation & Bibliographie
’Ashtaroût, bulletin volant n° 2014∙0503, mai 2014, 11 p.
9/ Structure du livre. – 10/ Tant de bruit… – 11/ Les
rudiments d’une théorie. – 12/ Petit traité de l’hystérie. –
13/ Échantillons d’une pratique. – 14/ Péroraison. –
15/ La Censure. – 16/ Le gardien de la santé mentale. –
17/ Les formules dialogiques. – 18/ La notion de soudure.
10
Tant de bruit…
Ouvrons donc la Traumdeutung au
chap. II. L’idée de départ consiste à
soutenir que le rêve possède un sens. Cela veut
dire qu’une fois interprété, on doit pouvoir l’insérer (einfügen, einzureihen) à son rang dans le cours de
notre vie psychique. La méthode d’interprétation
proposée comprend trois volets :

9
Structure du livre
Voyons à présent ce que contient cette
Traumdeutung, en laissant de côté en première lecture, le chapitre Ier, qui est donc une
pièce rapportée 1. Un simple coup d’œil jeté à la
table des matières nous permet de distinguer
deux groupes de trois chapitres chacun :
1/ Un rapport préliminaire (Vorbericht) décrivant
avec plus ou moins de détails le contexte.
2/ Le récit du rêve proprement dit, noté avec
soin et minutie.
3/ Vient enfin l’analyse.
On trouvera in ANZIEU (21975), pp. 589-663, et in CASTEL
(1998), pp. 5-29, deux résumés analytiques de la Traumdeutung. Ils
ne font pas double emploi avec ce qui suit, Ŕ nos objectifs étant
différents. Il est cependant très utile de les consulter.
1
Cette analyse consiste à briser le récit du rêve
en ses éléments les plus simples. À ne pas conférer
1
à l’ensemble du rêve plus d’importance qu’à chacun de ses éléments. Puis à fournir les idées qui
nous traversent l’esprit (Einfalle) en partant de chacun de ces éléments, pris un à un, sans égard pour
l’ensemble, et cela jusqu’à exhaustion.
Une précaution cependant. Il faut se défendre
contre les idées incidentes que la comparaison
entre le contenu manifeste du rêve et son contenu latent
ne manquent pas de susciter 2. Progressivement,
les trains de pensées se recoupent et convergent
vers la constatation que le rêve est l’accomplissement d’un souhait. Un échantillon de ce type
d’analyse est fourni à propos d’un rêve de Freud
auquel il a conféré le titre : L’injection faite à Irma.
Simple supposition 3. Admettons que, pour
une raison quelconque, nous ne disposions que de
ce seul chap. II. Quel regret aurions-nous du reste
du livre ? Pas grand regret que je sache. L’actuel
chap. II répond parfaitement au titre du livre et ne
laisse à peu près rien à désirer.
À mon avis les chapitres qui suivent sont des
suppléments. Je ne dis pas que ce sont des pièces
rapportées, à l’instar du chap. Ier. Non. Ce sont
des développements qui approfondissent des
questions particulières, à condition qu’on veuille
approfondir ces questions-là. Le fil directeur est
sans doute le rêve, mais ces suppléments ne se
comprennent qu’en relation avec le travail clinique quotidien de Freud avec des névrosés.
L’analyse des rêves est pour lui un biais pour exposer sa psychopathologie, sa métapsychologie,
sa méthode de traitement, et pour y déverser de
surcroît les morceaux les plus frappants du savoir
qu’il a patiemment accumulé dans ses dossiers.
Allons au pas. Abordons le chap. III.
Apparemment ce chapitre enchaîne sur les
derniers mots du précédent. Celui-ci se terminait
sur l’énoncé suivant, dûment souligné : Une fois
achevé le travail d’interprétation, le rêve s’avère être un accomplissement de souhait. Or le chap. III porte le titre :
Le rêve est un accomplissement de souhait. Il n’y a apparemment pas le moindre hiatus. Mais il faut compter avec la fantaisie de Freud. À notre surprise, il
débute ce chapitre en soufflant le chaud et le froid.
Il commence par dire que nous nous trouvons
dans la clarté d’une connaissance soudaine. Mais
c’est pour ajouter que cette lumière n’a rien éclairé
du tout. Bien au contraire, elle soulève des difficultés sans nombre. Les questions à résoudre tombent drues. Freud, va-t-il les affronter courageusement ? Nullement. Il décide de les laisser pour le
moment de côté, et il nous entraîne nous promener en deux jardins adjacents.
Les adultes (parfois) et les enfants (très souvent) ont indiscutablement des rêves tout simples
d’accomplissement de souhait. Chez les adultes,
les rêves dits de commodité représentent comme réalisé tel ou tel besoin, apparu durant le sommeil. Si
ce besoin n’est pas trop pressant, le réveil est différé. Freud prend plaisir à nous rapporter une série
de cas, où il nous fait part de ses habitudes et nous
fait entrer dans son intimité.
L’autre catégorie de rêves où l’accomplissement de souhait est patent, ce sont les rêves d’enfants. Nous savons que Martha Bernays Ŕ l’épouse
de Freud Ŕ avait formellement interdit la chambre
des enfants à son mari. Freud n’a pas eu, avec sa
progéniture, les coudées franches d’un Alfred Binet
ou d’un Jean Piaget. Mais il a trouvé le moyen de
tourner cette restriction au cours des vacances 4.
Nous faisons ainsi connaissance avec ses excursions estivales, à quoi nous devons quelques pages
d’une fraîcheur allègre, et un premier aperçu sur la
psychologie de l’enfant. Le chapitre se termine par
des notations sur les proverbes et les tours
d’expression du langage courant, qui confirment si
besoin était, que le rêve en tant qu’accomplissement de souhait est une vérité de notoriété courante. Était-ce donc la peine d’écrire un livre sur
les rêves pour retrouver la sagesse des nations ?
On pourrait imaginer de publier à part les actuels
chapitres II et III de la Traumdeutung sous un titre
(shakespearien) facétieux : Beaucoup de bruit pour rien
/ Much ado about nothing. Freud était lui-même plus
désobligeant, il reprenait à Voltaire la sanction suivante : Tant de bruit pour une omelette 5.
Ce chap. III est, en tout cas, un bon échantillon des talents littéraires de Freud. La démonstration y avance mollement, comme en flânant 6. À
partir du chap. IV, on commencera à s’enfoncer
dans un taillis plus épais. Les choses complexes et
Le chap. III semble prolonger le chap. II. Freud s’était vengé de
Breuer et de Fließ. Il se venge maintenant de sa femme. Nouveau
trait ajouté à l’autoportrait (un peu truqué) de Freud en quadragénaire ambitieux et vindicatif. Il y en aura d’autres, contre son père
par ex. (chap. V et VI), ou Steckel et Meynert (chap. VI), etc.
5 Lettre de Freud à Fließ du 9 juin 1899. Voltaire attribue la formule au poète libertin Jacques Vallée des Barreaux (1599-1673).
6 Au début du chap. V, Freud qualifie lui-même sa démarche de
flâneries à travers les problèmes du rêve (Streifungen durch die Probleme des Traumes). Ŕ GW, 2/3 : 169. SE, 4 : 163.
4
GW, 2/3 : 123. SE, 4 : 118. La distinction entre contenu manifeste et
contenu latent est tout juste suggérée au chap. II. Elle ne sera clairement énoncée en tant que principe doctrinal qu’au début du chap.
IV. GW, 2/3 : 140. SE, 4 : 135. OCF, 4 : 170.
3 C’est l’occasion de saluer au passage l’humour grinçant et provocateur d’EISSLER (1985), auteur d’un « Farwell » à la Traumdeutung.
2
2
sérieuses débuteront, mais en douceur. Freud saura constamment ménager, ici ou là, au cours de ses
développements compacts, des aires de repos ou
des oasis, voire des morceaux d’anthologie. Le
souci de son lecteur ne le quitte pas. Il le guide à
travers son livre grâce aux titres, choisis avec soin,
qu’il fait courir sur le haut des pages de droite 7.
question, plus radicale : Pourquoi le rêve ne dit-il
pas directement ce qu’il signifie (Warum sagt der
Traum nicht direkt, was er bedeutet) ? Pourquoi tant de
détours ? Le problème revient à examiner la transformation du contenu latent (l’accomplissement de
souhait), en contenu manifeste (le récit du rêve). De
l’un à l’autre on relève une déformation rendant le
souhait méconnaissable. Pourquoi le contenu latent, pour se transformer en contenu manifeste,
doit-il subir une déformation ?
La première idée qui se présente est celle de se
dire que, pendant le sommeil, il y aurait une incapacité
(Unvermögen) à fournir aux pensées du rêve une expression
correspondante (entsprechenden Ausdruck). Freud n’en
dit pas plus. On pourrait prolonger sa pensée ainsi : la représentation symbolique du rêve ne nous
est pas connue, c’est une langue étrangère. Il faut
s’y initier ou prendre un traducteur. Freud ne s’y
arrête pas un instant 11. Il passe outre, estimant que
l’analyse de certains rêves Ŕ les rêves hypocrites (heuchlerische Traume) 12 Ŕ nous oblige à admettre une
autre explication. Il nous présente alors un de ses
propres rêves, celui de l’oncle à barbe jaune.
N’en retenons que la péripétie principale. La
première partie du rêve s’énonce ainsi : « L’ami R.
est mon oncle. – J’éprouve une grande tendresse pour lui. »
Tout indique que cette tendresse Ŕ qu’elle soit
pour l’oncle ou pour l’ami R. Ŕ est disproportionnée, surfaite. Freud aboutit à ceci 13 :
11
Les rudiments d’une théorie
Le chapitre suivant de la Traumdeutung
(chap. IV) est consacré à la déformation onirique (Traumentstellung). C’est par là que
Freud a choisi d’amorcer l’investigation doctrinale.
Ce sera le chapitre le plus remarquable de son livre
au point de vue de ce qu’on dénomme en rhétorique la Dispositio, c’est-à-dire l’art de la mise en
scène du discours 8. L’agencement de ce chapitre
est à la fois sophistiqué, flamboyant et coulant.
L’artiste y prête main forte au dialecticien.
À la fin du chapitre précédent, le rêve s’était
dégonflé comme un soufflet raté : tant de bruit...
Mais ce n’était qu’une ruse. Les questions soulevées au début de ce chapitre là et qui avaient été
remisées de côté, reviennent s’imposer. Que
d’objections, que de contre-exemples ! Que faire
des rêves pénibles ? du pavor nocturnus chez les enfants ? des rêves d’angoisse chez les adultes ?
Freud n’est pas en peine de congédier d’un
geste cette sorte d’objections. Il fait appel à ses
notions de contenu manifeste et de contenu latent du
rêve, dressées face-à-face, l’une contre l’autre 9.
Les objections soulevées ne touchent que le contenu manifeste. Elles sont de nulle portée vis-à-vis
du contenu latent. L’accomplissement de souhait
appartient au contenu onirique latent. C’est à ce
seul niveau que devraient porter les objections. Il
faut donc reformuler autrement ces objections, en
se demandant comment un rêve pénible pourrait
être tout de même un accomplissement de souhait.
Que répondre à cela ? Freud est un homme
de ressources. Il fait appel à la Mètis (Μῆτις) : on
casse deux noix plus facilement l’une contre l’autre que l’une
après l’autre 10. Réunissons à la précédente une autre
(…) en d’autres termes, la déformation (Enstellung)
s’avère ici être intentionnelle, être un moyen de dissimulation (Verstellung). Mes pensées de rêve contiennent une injure faite à R. ; pour que je ne remarque
pas celle-ci, ce qui parvient dans le rêve, c’est le contraire, la tendresse que j’éprouve pour lui.
Si l’injure des pensées latentes de ce rêve s’est
muée en grande tendresse dans le contenu manifeste, c’est qu’il fallait déjouer une censure. Suivent
quelques exemples empruntés à la vie sociale ou
politique, où la dissimulation est inévitablement
liée à la censure. Freud saisit prestement cette occasion pour présenter les rudiments de l’appareil
psychique qui fera l’objet du chap. VII. Il faut
supposer deux systèmes, ou deux instances, la
censure intervenant lors du passage de l’une à
Relevé par GRUBRICH-SIMITIS (2000) : Métamorphoses..., p. 16.
Dans sa contribution critique sur le problème de l’aphasie FREUD
(1892b) avait fait courir ces titres dans les marges latérales.
8 Les rhétoriciens distinguaient dans la Dispositio les cinq ou six
parties suivantes : l’exorde, la narration, la confirmation, la réfutation, la digression, et la péroraison.
9 Traumdeutung. Ŕ GW, 2/3 : 141. SE, 4 : 135-136. OCF, 4 : 171.
10 GW, 2/3 : 141. SE, 4 : 136.Ce principe est à joindre à l’épistémologie de Freud, coupée sur mesure. Ŕ Cf. AZAR (2011c).
7
En revanche PIAGET (1945, chap. 7), s’y arrêtera. Il maintiendra
que les caractéristiques de la représentation symbolique du rêve
suffisent à rendre compte de la déformation. La pensée égocentrique du rêve entravant au surplus toute prise de conscience. Ŕ Cf.
AZAR (2014b).
12 Cette appellation a été ajoutée après coup dans une note (31911).
13 GW, 2/3 : 147. SE, 4 : 141. OCF, 4 : 177.
11
3
l’autre. Autrement dit, il existe une censure qui interdit à l’accomplissement de souhait l’accession à
la conscience, ou qui ne permet cette accession
que moyennant une déformation.
Parvenu en cet endroit, le lecteur s’attend à ce
que Freud mette un point final à son chapitre. Il
n’en est rien. L’exposé repart de plus belle. Nous
n’en sommes encore qu’au tiers du chapitre.
Le rêve au saumon autorise une interprétation
différente et plus subtile (eine andere und feinere Deutung). Nous l’aurions volontiers tenu quitte de
cette interprétation différente et plus subtile. Mais
Freud ne veut pas lâcher son fil. Il nous explique
dans le détail le mécanisme de l’identification qui
est en jeu entre sa patiente et son amie à propos
des souhaits non-satisfaits, lesquels participent de
l’essence de l’hystérie. L’identification hystérique
n’est pas une simple imitation. Elle est une appropriation (Aneignung) sur la base de la même
revendication étiologique. Elle exprime un « de
même que » (gleichwie) qui se rapporte à une communauté sexuelle 15.
Résultat. Ŕ En une demi-douzaine de pages
Freud aura réussi la gageure d’insérer un court traité de l’hystérie au milieu de son chapitre. Il reprend alors haleine, et se souvient de son ci-devant
lecteur. De ce lecteur que j’ai évoqué, et qui, à
deux reprises, a été surpris par des rebondissements inopinés. Pourquoi ces digressions qui ne
font pas avancer l’argumentation ? Freud prend la
peine de nous répondre dans une note :
12
Petit traité de l’hystérie
L’agencement d’un appareil psychique formé de deux systèmes et d’une
instance intermédiaire dénommée Censure, répond grosso modo aux objections soulevées au début du chapitre. Freud ne s’en satisfait pas. Il
nous confie que les objections qui le touchent
directement sont celles qui émanent de sa pratique de psychothérapeute. Ses propres patients
sont des critiques plus impitoyables que ses collègues, et ce sont eux qu’il a un intérêt vital à
convaincre. Il perdrait autrement ses moyens
d’existence. L’une de ses patientes, souffrant
d’hystérie, le met au défi de ramener un de ses
rêves à l’accomplissement d’un souhait. Dans ce
rêve, elle est entravée à plusieurs reprises dans
l’accomplissement de son souhait de donner un
souper. C’est ce célèbre rêve au saumon de la belle
bouchère, à propos duquel Lacan a été intarissable.
Les idées incidentes pointent vers une amie de
la patiente qui avait sollicité une invitation à souper. La patiente est jalouse de cette amie, que son
mari apprécie, mais qu’il trouve trop maigre. Cette
amie aime justement le saumon fumé, mais elle
laisse subsister son désir insatisfait. Freud est aussitôt à même de traduire la pensée du rêve à sa patiente sous une formule dialogique 14 :
Je regrette moi-même d’avoir inséré ici ces extraits
tirés de la psychopathologie de l’hystérie qui, présentés
de manière fragmentaire et arrachés à leur contexte, ne
peuvent certes pas avoir un effet très éclairant. S’ils
sont en mesure de montrer les relations intimes du
thème du rêve avec les psychonévroses, ils auront accompli le dessein dans lequel je les ai choisis.
Comme je l’ai dit plus haut, la Traumdeutung
n’est pas dans son esprit un livre sur le rêve,
mais toute une psychologie.
13
Les rudiments d’une pratique
Il a donc fallu comprendre que le nonaccomplissement de tel souhait est une
sorte de paravent masquant l’accomplissement
d’un autre. Sommes-nous parvenus au bout de la
démonstration ? Nullement. En ce point le chapitre va prendre encore une autre inflexion.
Faisons le décompte de ces inflexions qui
permettent de dénombrer autant de parties dans
ce chapitre. La 1re se rapporte aux rêves hypocrites
dont le rêve de l’oncle à barbe jaune est un exemple.
La 2de se rapporte aux rêves où le non accomplissement de tel souhait signifie l’accomplissement
Désormais le sens du rêve est clair. Je puis dire à
la patiente : « C’est exactement comme si, entendant la
requête de votre amie, vous aviez pensé en vousmême : Toi, bien sûr que je vais t’inviter, pour que tu
puisses manger tout ton content chez moi, grossir et
plaire encore davantage à mon mari. Je préfère ne plus
donner de soupers. »
Ici encore le lecteur s’attend à ce que Freud
mette le point final à ce développement concluant, et qu’il se tourne vers un autre problème.
Il n’en est rien. Les rêves, nous dit-il, à l’instar de
toutes les formations psychopathologiques, ont
habituellement un double sens (Doppelsinnigkeit).
14
Traumdeutung. Ŕ GW, 2/3 : 155-156. SE, 4 : 149-150. OCF, 4 :
185. Dans une étude à propos d’une pièce de boulevard (Feydeau),
j’ai dénommé naguère ce mécanisme : le syndrome du fil à la patte
dans l’hystérie féminine. → Cf. AZAR (1989a).
15
Traumdeutung, chap. IV. Ŕ GW, 2/3 : 153. SE, 4 : 147.
4
d’un autre, et dont le rêve au saumon de la belle bouchère est un exemple. La 3e se rapportera à présent
aux rêves dits de contre-souhait (Gegenwunschträume).
Freud nous en fournira cinq à la file. Tous ces
rêves ont pour dénominateur commun de donner
tort à Freud. Je ne m’y attarderai pas, si ce n’est
pour signaler que nous avons là des échantillons
de la dynamique du transfert. D’ailleurs, depuis
cette époque, nous avons appris à classer ces rêves
de contre-souhait parmi les rêves dits de transfert.
En un certain sens nous avons ainsi un coup d’œil
à la dérobée sur la manière dont Freud dirigeait ses
cures au décours du siècle.
Ces trois chapitres sont presque totalement dépourvus de technicité. Ils peuvent convenir à
tous les publics.
Avant d’attaquer les trois chapitres suivants,
faisons une halte pour discuter quelques points
particuliers. Je me bornerai à trois : la censure, les
formules dialogiques, et la notion de soudure.
15
La censure
Qu’il s’en défende ou pas, la censure
est, chez Freud, une instance anthro19
pomorphe . Pour la décrire, il en donne souvent
des illustrations burlesques tirées de la vie politique et sociale, ainsi que de la censure qui frappe
la presse écrite par temps de troubles ou de guerre.
La censure est même personnifiée. Le seul passage
que Freud ait ajouté à son chap. II, est une longue
citation, extraite d’une lettre de Schiller, signalée
par Rank 20. Le poète imagine l’existence d’un gardien aux portes de l’entendement qui empêche le
libre cours de l’imagination. Ce passage a été ajouté à la 2e édition (21909).
Du reste, même si Freud utilise en général le
terme de « Censure », il lui arrive aussi de parler
carrément du « Censeur », comme Strachey l’a
relevé 21. Le passage en question de la Traumdeutung est une addition de 41914 relative au phénomène fonctionnel de Silberer. Pour plus ample
informé à propos de ce Censeur, Freud renvoie à
une étude contemporaine célèbre, rédigée pour
introduire le narcissisme et l’Idéal-du-Moi dans la
doctrine (1914c). Dans la 3e partie de cette étude
on découvrire qu’il met cette censure ou ce censeur
Ŕ puisque le même balancement s’y constate Ŕ au
compte de l’instance de l’Idéal-du-Moi. Rappelons que le terme de Surmoi ne sera introduit que
plus tard (1923b), et il le sera en tant que synonyme d’Idéal-du-Moi.
On entend souvent des voix s’élever pour
déplorer l’aspect anthropomorphe de la censure.
Cela ne fait pas sérieux, dit-on. Malheureusement
la clinique l’impose. Un examen minutieux réserve d’ailleurs quelques surprises. La personnification de certaines instances de l’appareil psychique (dont la censure) est équivalente aux personnages des contes populaires. Ce sont des imagos unidimensionnelles, dépourvues de profondeur.
14
Péroraison
Cette fois il n’y a plus de rebondissement. Nous en sommes effectivement
à la péroraison du chapitre. Freud y ramasse en
deux phrases ce qu’il a voulu y établir :
Ŕ D’une part : La déformation onirique s’avère être un acte de
la censure 16… Soulignons au passage le mot acte. Nous
avions d’ailleurs constaté plus haut que la déformation
(Entstellung) du rêve s’est révélée être intentionnelle, étant
un moyen de dissimulation (Verstellung). Cette phrase
se continue ainsi : … de la censure qu’exerce dans la vie de
pensée une instance psychique à l’encontre d’une autre 17.
Ŕ D’autre part, il remanie la formule de l’essence du
rêve qui devient maintenant celle-ci : Le rêve est l’accomplissement (déguisé) d’un souhait (réprimé, refoulé).
A-t-il épuisé son sujet ? Pas tout à fait. Il a
omis de traiter d’une espèce particulière de rêves
pénibles, les rêves d’angoisse. Mais cela ne l’embarrasse guère. Les rêves d’angoisse ne manifestent pas un nouvel aspect du problème du rêve.
Leur compréhension relève de l’angoisse névrotique en général 18.
Cette fois ce n’est plus pour rire que j’évoque
la publication séparée de ces trois chapitres. Ils
forment un bloc. Au point que je me demande si
nous n’aurions pas là la première mouture de la
Traumdeutung. L’orientation argumentative de cet
ensemble est impeccable. Le suspens est préservé
jusqu’au bout. Et Freud a pressuré le problème
du rêve jusqu’à en exprimer la toute dernière
goutte. En outre, nous aurions là une version de
la Traumdeutung en quelque sorte ad usum Delphini.
Traumdeutung, chap. IV. Ŕ GW, 2/3 : 166. SE, 4 : 160.
Traumdeutung, chap. IV. Ŕ GW, 2/3 : 148-149. SE, 4 : 142-144.
Et chap. VI, § B. Ŕ GW, 2/3 : 313-314. SE, 4 : 308.
18 J’ai laissé de côté les additions (au demeurant peu nombreuses)
faites à ce chapitre comme aux précédents au fil des rééditions.
16
17
19
La 9e leçon d’Introduction à la Psychanalyse est utile à consulter.
Lettre de Schiller à Körner du 1er déc. 1788. Ŕ Cf. Traumdeutung.
GW, 2/3 : 107-108. SE, 4 : 102-103. OCF, 4 : 138.
21 Traumdeutung. Ŕ GW, 2/3 : 509-510. SE, 5 : 505, note 2.
20
5
L’autre scène (anderer Schauplatz) Ŕ suivant la fameuse expression de Fechner dont Freud s’est
engoué 22 Ŕ est un théâtre de marionnettes.
tournée, bernée, éblouie et aveuglée, il est sensible
au comique de la situation. D’où sa thèse 26 :
Les échecs répétés de la censure je les lis comme
le romanesque cocasse du livre du rêve, dans sa capacité à fournir des cadres narratifs.
Quand il bute, à la fin de son chapitre, contre
l’assertion suivant quoi la censure est le gardien
de notre santé mentale, il s’écrie 27 :
Comme ce gardien nous est représenté étrangement dans le livre des rêves ! Il ne peut être qu’une
figuration comique du refoulement, dans la mesure
où il essuie avanie après avanie sous les yeux enthousiastes des lecteurs du livre.
Hanswurst (Jeannot-la-Saucisse)
16
L’idée que Welsh se fait de Freud ne peut
que surprendre. Il l’imagine sous les traits d’un
pasteur occupé à confectionner des homélies réduites à deux thèmes : les femmes sont enclines à
faillir ; les hommes devraient avoir l’ambition
modeste 28. Et il s’écrie : quel drôle de pasteur
que ce Freud, si, pour honorer le gardien de notre
santé mentale, il le tourne en bourrique.
Or, ce même Freud soutient cette fois en tant
que clinicien que, s’agissant du symptôme, notre
Moi joue le rôle de l’Auguste de cirque.
Le gardien de la santé mentale
On s’en va répétant après Freud que
le rêve est le gardien du sommeil.
Propos devenu banal. En revanche, personne ne
semble s’aviser que, dès la 1re éd. de la Traumdeutung, Freud dit textuellement aussi que la censure
est le gardien de notre santé mentale, et qu’il nous
faut non seulement le reconnaître, mais encore le
lui reconnaître et l’en honorer 23.
Personne ? À une exception près : Alexander
Welsh (1994). Ce dernier a consacré à la censure
un chapitre entier de son livre, et le passage que je
viens de citer ne lui a pas échappé. Au lieu de conférer des titres à ses chapitres, l’auteur a choisi de
placer chaque fois en exergue une courte citation
de Freud tirée de la Traumdeutung. Le chapitre en
question reprend les mots suivants : « Ici on a si bien
réussi à éblouir-et-aveugler la censure (Hier ist es gelungen,
die Zensur so abzublenden) » 24.
L’auteur est de parti pris. Tout ce qui concerne la clinique lui est lettre morte. Avec Sulloway
(1979) nous avions eu un Freud crypto-biologiste,
avec Welsh (1994) nous avons un Freud cryptoromancier. Quand Freud utilise des comparaisons
de type sociopolitique pour faire comprendre des
processus psychiques obscurs, Welsh les prend au
pied de la lettre. Il estime que Freud n’a pas
d’autre critère que la vie sociale pour savoir ce que
la censure en lui, ou en tout autre, pourrait censurer 25. Et comme il relève que la censure peut être
22
Ce Polichinelle cherche à persuader l’assistance que tous les changements qui se produisent
dans le manège sont les effets de sa volonté et de
what the censorship within him–or within anyone else–might censor.”
Hormis son parti pris qui l’aveugle lui-même, Welsh est clairvoyant tout le long de son chapitre. Sa lecture de Freud est attentive et minutieuse. Il passe en revue les caractéristiques les plus
essentielles de la censure (une sorte de bureaucratie bornée), Ŕ sans
vouloir rien y comprendre.
26 Idem, p. 89.
27 Idem, p. 107.
28 Idem, p. 105.
Traumdeutung. Ŕ GW, 2/3 : 51 et 541. SE, 5 : 48 et 536.
Traumdeutung, chap. VII, § C. Ŕ GW, 2/3 : 573. SE, 5 : 567. Cette thématique est reprise de W. Robert (1886), lequel considérait que le travail onirique est le gardien de notre santé mentale.
23
Traumdeutung, chap. VII, vers la fin. Ŕ GW, 2/3 : 623. SE, 5 :
618. Strachey rend abzublenden par hoodwink.
25 WELSH (1994) : Freud’s Wishful Dream Book, chap. 4, pp. 83-84 :
“As I shall argue, Freud has no grounds other than social life for knowing
24
6
ses commandements, mais il est tout juste bon à
donner le change aux tout-petits 29. La censure
est faite de la même étoffe que le Moi. Pourquoi
échapperait-elle aux mêmes misères ? Quand il
s’agit de clinique, les repères du bon sens et nos
préjugés courants sont un peu malmenés.
En cette connexion il me semble opportun
de signaler les deux présupposés les plus généraux de la psychopathologie freudienne. Ils n’appartiennent pas seulement, ni en propre, à la
Traumdeutung, mais aux assomptions freudiennes
de base 30. Il faut d’abord les connaître avant de
les discuter 31 :
distingue de la santé par un fonctionnement dynamique différent du même appareil psychique,
par un jeu de forces différent, ou par une répartition énergétique différente entre les systèmes qui
le composent. La nosographie freudienne relève
en cela d’une inspiration différente des nosographies psychiatriques. 35
17
Les formules dialogiques
Un autre point mérite d’être relevé.
Lorsque Freud se propose de traduire
le rêve, il a souvent recours à des formules dialogiques. J’en ai cité ci-dessus un exemple à propos
du rêve de la belle bouchère (§ 11). Le même chapitre en offre deux autres, et l’on en trouve de
nombreux autres au cours du livre. Ces formules
dialogiques appartiennent à ce que j’ai appelé la
métapsychologie occulte de Freud (AZAR, 2011c).
Quelques années après avoir publié la Traumdeutung, Freud publie son livre sur Le Trait d’esprit
et sa relation à l’inconscient (1905c), qui en est un
succédané. Au chap. VI, Freud traite de la relation du trait d’esprit au rêve et à l’inconscient.
Nous y lisons, à propos de la différence entre le
trait d’esprit et le rêve, ce qui suit 36 :
1/ Les diverses formations psychiques (psychischer Gebilde) 32 Ŕ rêve, rêverie, symptôme, lapsus,
acte manqué, trait d’esprit, délire, hallucination,
phobie, obsession, inhibition, etc. Ŕ s’éclairent les
unes les autres. Il faudrait même parvenir à les
classer en une série orientée, allant de la santé à la
maladie. Car de la santé à la maladie nous passons
par des transitions insensibles. Les formations
psychiques appartenant à la psychopathologie des
névroses nous font connaître, sous une forme
grossie, ce qui se passe avec moins de netteté et
moins d’intensité chez les sujets normaux 33. C’est
ce qu’il est convenu de désigner de principe de Broussais, mais il conviendrait mieux de le désigner de
principe de Claude Bernard 34.
La différence la plus importante réside dans leur
comportement social. Le rêve est un produit psychique
parfaitement asocial : il n’a rien à communiquer à un
autre ; ayant pris naissance à l’intérieur d’une personne
en tant que compromis entre les forces psychiques qui
luttent en elle, il demeure incompréhensible à cette
personne elle-même et, pour cela, il est totalement
inintéressant pour une autre. Non seulement il n’a pas
besoin d’attacher de la valeur à son intelligibilité, [mais]
il lui faut même se garder d’être compris, car autrement
il serait détruit ; il ne peut subsister que déguisé.
2/ En outre, Freud considère qu’il y a un
avantage méthodologique à détecter et à comparer
entre eux des processus normaux et des processus
pathologiques, analogues ou apparentés : deuil et
mélancolie, rêve et délire, rêve et hallucination,
rêve et hypocondrie, sommeil et narcissisme, état
amoureux et hypnose, etc. C’est la modélisation de
l’appareil psychique qui permet ces comparaisons.
Dix ans plus tard, Freud reformule la même
opinion. Il compare cette fois le rêve avec certaines langues et écritures anciennes 37 :
3/ Enfin, la maladie ne se distingue pas de la
santé par un agencement différent des composantes de l’appareil psychique, ou par des lésions
particulières de cet appareil. La structure de
l’appareil psychique est la même. La maladie se
Or, il nous faut bien concéder que, pour le système d’expression du rêve, la situation se présente de
façon bien plus défavorable que pour toutes ces
langues et écritures anciennes. Car celles-ci, malgré
tout, sont au fond destinées à la communication, c.-àd. agencées pour être comprises, par quelques voies et
FREUD (1914d) : Sur l’histoire du mouvement psychanalytique, chap.
III. Ŕ GW, 10 : 97. SE, 14 : 53. OCF, 12 : 300.
30 Cf. AZAR (2012) : Le Style de Freud : la science et l’exigence freudiennes,
chap. III et V.
31 Je ne me propose ici que de les rapporter, non de les discuter.
32 Traumdeutung. Ŕ GW, 2/3 : vii, 1, 294, 585, 612-616, 619.
33 Traumdeutung, chap. V, § D β, relatif aux rêves de mort de personnes chères, juste avant la discussion de la légende du roi
Œdipe. Ŕ GW, 2/3 : 267. SE, 4 : 261.
34 Cf. AZAR (2012) : Le Style de Freud…, chap. V, et plus particulièrement le § 14, p. 112.
29
Cf. entre autres Traumdeutung, chap. VII, § E, dernière page. Ŕ
GW, 2/3 : 614. SE, 5 : 608-609. OCF, 4 : 664.
36 FREUD (1905c) : Der Witz, chap. VI. Ŕ GW, 6 : 204. SE, 8 : 179.
37 FREUD (1916-1917) : 15e leçon d’introduction à la psychanalyse. Ŕ
GW, 11 : 238. SE, 15 : 231. Cf. aussi la 11e leçon, passim.
35
7
18
quelques moyens que ce soit. Mais c’est précisément ce
caractère qui manque au rêve. Le rêve ne veut rien dire
à personne, il n’est pas un véhicule de la communication, il est fait au contraire pour rester incompris.
La notion de soudure
Une dernière remarque encore avant
d’aborder le groupe des trois chapitres
suivants. J’ai signalé ci-dessus l’existence d’une métapsychologie occulte chez Freud. Les formules dialogiques en tant que traductions de rêves, ou
d’autres formations psychiques, lui appartiennent.
Bien d’autres notions demeurées inaperçues lui
appartiennent encore. L’avant-dernier alinéa du
chap. IV de la Traumdeutung nous en fournit un
autre spécimen. Comme je l’ai dit, Freud aborde
dans cet alinéa le problème des rêves d’angoisse et
les ramène à celui de l’angoisse névrotique. Mais il
ne s’en détourne pas avec une pirouette. Au contraire, il livre en deux mots la clé du problème 40 :
J’ai eu l’occasion de montrer à plusieurs reprises que Freud, à cause de son allégeance darwinienne, ne disposait que d’une théorie de la représentation et d’une théorie de l’expression, mais
non pas d’une théorie de la communication. L’un
des sommets du triangle sémiotique (de Bühler)
est, chez lui, écrasé 38. En conséquence, le terme
d’expression est réduit à son sens physicaliste.
L’expression est pour Freud synonyme de décharge ou d’éconduction. Une énergie s’est accumulée réclamant dépense. C’est ainsi qu’en pressant un citron nous en exprimons le jus, voilà tout.
Autrement dit, l’expression pour Freud ne suppose pas une situation d’énonciation.
Ce n’est pas seulement pour le redire que j’ai
convoqué les déclarations contradictoires qui précèdent. Dans sa pratique de l’interprétation des
rêves, comme dans sa pratique clinique, Freud
prend toujours en compte la fonction de communication des formations psychiques. Mais sa théorie y est toujours restée sourde 39.
À l’obstacle précédent s’ajoute un autre.
Freud n’a jamais essayé de relier ni le rêve, ni les
autres formations psychiques, au discours intérieur, comme au plasma commun où ils baignent.
Le discours intérieur, en tant que réalité psychique,
ne fait pas partie de son horizon intellectuel.
Ayant nié que le rêve dise quoi que ce soit à
qui que ce soit, Freud n’a même pas la présence
d’esprit d’examiner la réciproque : n’a-t-il rien à
dire à la personne elle-même pour qui il est une
énigme ? Comment se fait-il alors que tant de personnes interrogent leurs visiteurs nocturnes avec
tant d’ardeur et de ferveur, lui-même étant l’un des
plus empressés ? Comment se fait-il que certains
les attendent, que d’autres les appréhendent ?
Comment envisager que, au plan théorique, quelque chose puisse avoir un sens sans avoir d’adresse ? Ce sont des questions dont Freud s’est détourné, le cadre (darwinien) où il s’est enfermé ne
lui permettant pas de les appréhender.
La même élucidation s’avère donc valable aussi
bien pour la phobie que pour le rêve d’angoisse.
L’angoisse dans les deux cas, est seulement soudée
[angelöthet] à la représentation qui l’accompagne
et elle est issue d’une autre source.
Le mot « soudée » est interlettré. Il faut le
relever. La soudure (Verlötung) est un terme technique passé inaperçu jusqu’ici 41. Et c’est là une
pierre d’attente pour le chap. VI sur le travail
onirique. Freud consacrera dans ce chapitre une
section spéciale à l’affect dans le rêve, et il y développera un peu plus cette thèse. Le terme de
« soudure » s’y retrouve dûment repris 42. Il est
repris de nouveau par Freud dans le 1er essai sur
la théorie sexuelle pour qualifier le lien (contingent) qui unit « pulsion » et « objet » 43. En
somme, représentation & affect, objet & pulsion, signifiant & signifié, sont dans le même rapport… 
(à suivre)
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Traumdeutung. Ŕ GW, 2/3 : 167. SE, 4 : 161. Strachey rate le
terme technique en traduisant : ...is only supperficially attached to...
41 Cf. mon Vade-mecum sur la sexualité infantile à l’usage des
amnésiques. AZAR (2000), § 3, p. 10.
42 Traumdeutung, chap. VI, § H Ŕ GW, 2/3 : 464 et 468. SE, 4 : 461.
Strachey utilise ici le terme exact : soldered ; mais p. 465 il utilise
connection. C’est à n’y rien comprendre.
43 FREUD (1905d) : Trois Essais sur la Sexualthéorie. Ŕ GW, 5 : 46. SE,
7 : 148. Ici Strachey utilise de nouveau le bon terme : soldered.
40
Cf. par ex. AZAR (2011d), (2011e), (2011f), etc.
Cf. ARNOLD (2006), qui rappelle opportunément que Theodor
Reik a redressé le « fourvoiement » de Freud.
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