Enfant unique

Transcription

Enfant unique
mercredi 16 décembre 2009 LE FIGARO
2
recto
VERSO
Fresque murale
de propagande
pour l’enfant
unique, dans
la province
de Guangdong.
M. HENLEY/PANOS-REA
La Chine paie le dogme
de l’enfant unique
E
t voilà que la plus sérieuse presse chinoise chante un drôle de refrain. « Où sont
les femmes ? » pouvait-on y lire l’autre
jour en gros titres, sans pour autant en
déduire que le fameux tube de Patrick
Juvet ait un jour poussé sa notoriété hors
de l’aire francophone. Le contexte de la
citation n’était d’ailleurs pas très disco, mais au
contraire des plus académiques puisqu’il a trait à
l’évolution démographique chinoise. Un cri d’alarme
sur la masculinisation accélérée de la société chinoise,
qui pourrait pousser à une révision du dogme de l’enfant unique en vigueur depuis près de trente ans.
Comme toujours en Chine quand on parle chiffres,
le déséquilibre donne le vertige. Depuis 1980 jusqu’à
nos jours, il serait né 38 millions d’hommes de plus
que de femmes. Les statistiques officielles montrent
qu’en 1980, le ratio de naissances était de 107 garçons pour 100 filles, soit le haut de la norme mondiale. Mais il a grimpé à 120 pour 100 aujourd’hui.
Cette disproportion est un effet pervers de la politique de l’enfant unique, entrée en vigueur en 1980, et
qui aurait selon Pékin permis d’éviter 400 millions
de naissances supplémentaires depuis cette date.
Que d’hommes, que d’hommes, donc ! Et au-delà
des drames humains liés à la difficulté de trouver
l’âme sœur dans le sexe opposé, c’est une fois de plus
pour la sacro-sainte stabilité sociale que l’on craint.
Il est expliqué qu’un nombre croissant d’hommes
seuls n’auront pas de famille pour les soutenir dans
leurs vieux jours. Et qu’ils dépendront de systèmes
sociaux encore sur les fonts baptismaux.
Confucius, pour qui l’homme était supérieur en
condition à la femme, n’est pas étranger à l’affaire.
Le professeur Yuan Xin de la Nankai University de
Tianjin, explique que dans une société où le mâle est
encore culturellement dominant, le choix se porte
sur un garçon si on ne peut avoir qu’un enfant. Mao
pourtant, sur ce registre, avait fait avancer les choses. En déclarant que « les femmes portent la moitié
du ciel », il leur avait offert droits et place dans la société. Mais « 5 000 ans d’histoire » ne se balaient pas
d’un revers de révolution. Ne dit-on pas encore,
dans certaines campagnes chinoises, qu’« élever une
fille, c’est cultiver le champ d’un autre ? » Aux bébés
tragiquement supprimés à la naissance, s’ajoutent
les avortements. S’il est interdit en Chine de donner
le sexe de l’enfant lors d’une échographie, nombre
de médecins se laissent aisément forcer la main pour
quelques centaines de yuans.
A
Des dizaines de milliers d’enlèvements
Autre drame lié à cette demande d’enfants mâles, les
enlèvements. Le ministère chinois de la Sécurité publique vient pour la première fois de publier sur son
site Internet des informations sur des dizaines d’enfants kidnappés, retrouvés après une campagne de
répression. Selon l’agence Chine Nouvelle, entre
30 000 et 60 000 enfants seraient enlevés chaque année. Et ce sont presque tous des garçons. Parfois aussi,
des parents dans le besoin vendent leur garçon contre
une fille « moins cotée ».
Spectaculaire et donnant lieu à d’infinis débats plus
ou moins légers sur le Web chinois, cette « pénurie de
femmes » est loin d’être la seule raison qui pourrait
pousser les dirigeants à changer de politique démographique. Car au-delà des blessures profondes chez
des millions de parents chinois et de l’apparition de
générations « d’enfants-empereurs » au comportement souvent déroutant, la politique de l’enfant unique a fini par poser un vrai problème de pure démographie. Le vieillissement de la population chinoise est
au cœur du débat. « Au milieu de ce siècle, si rien ne
change, la Chine aura la population la plus vieille du
monde, plus vieille encore que celle du plus vieux pays
occidental aujourd’hui, explique l’un des pionniers de
la démographie chinoise contemporaine, Baochang
Gu, de l’Université
du Peuple. Nous
aurons par exemple
100 millions de
personnes de plus
de 80 ans ! »
Autre spécialiste
réputé,
Wang
RUSSIE
Guangzhou, de
l’Académie des
sciences sociales,
MONGOLIE
KAZ.
Pékin
confirme que « la
Chine est le pays du
monde où le pourcentage de populaCHINE
tion âgée augmente le plus vite ».
D’après ses estimations, les « plus
de 65 ans » qui INDE
BIR.
étaient 100 mil- 750 km
lions en 2008, soit
8 % de la population, seront 340 millions en 2050, soit
près de 25 % de la population. Et cette évolution rapide se fait dans un pays encore en voie de développement, où les systèmes de retraite et de sécurité sociale
sont encore à construire.
Depuis 1980 jusqu’à
aujourd’hui, il serait né
38 millions de garçons
de plus que de filles.
Pékin commence
sérieusement à craindre
les effets pervers d’une
politique qui, au-delà
des drames humains,
crée de graves
déséquilibres sociaux
et démographiques.
PAR ARNAUD DE LA GRANGE
CORRESPONDANT À PÉKIN
« Éviter une pénurie de main-d’œuvre »
L’industrieuse et riche Shanghaï a, la première, pris la
mesure du problème. Les autorités ont entrepris de redonner du sang neuf à leur cité, en lançant l’été dernier
une vaste campagne incitant les couples « éligibles »,
soit formés par deux parents eux-mêmes enfants uniques, à avoir deux enfants. Des fonctionnaires ont fait
du porte-à-porte pour « conseiller les jeunes mariés »,
des tracts ont été distribués en masse et des spots diffusés à la télévision. Il faut dire que Shanghaï, c’est déjà la
Chine de 2050, ou presque. Près d’un quart des 13 millions de Shanghaïens ont plus de 60 ans, et les autorités
prévoient que cette proportion montera à plus d’un
tiers d’ici à 2020. Selon Xie Lingli, directeur du planning familial de Shanghaï, il s’agit aussi « d’éviter une
pénurie de main-d’œuvre à venir ». Cette rupture shanghaïenne n’a pas fait l’unanimité. Certains articles de la
presse officielle ont dénoncé un « très mauvais signal
envoyé au pays ».
La politique de restriction des naissances avait commencé avant l’instauration de la loi sur l’enfant unique
de 1980. Dès les années 1970, on s’est éloigné des préceptes de Mao qui voyait en Malthus un « bourgeois occidental ». Et, sur ce registre au moins digne héritier de
Confucius, il associait les notions de masse et de multitude à celles de puissance et de prospérité. En 1973, le
gouvernement lance les fameux trois mots d’ordre :
« wan, xi, shao ». Autrement dit, se marier tard, espa-
«
●●●
Les femmes
portent
la moitié
du ciel
»
MAO ZEDONG
ADOCPHOTOS
cer les naissances et limiter le nombre d’enfants. Quelques années, plus tard, une campagne stipule que
« deux enfants, c’est bien. Trois, c’est trop ». Et de fait,
avant même l’instauration de l’enfant unique, l’indice
de fécondité s’est réduit considérablement, passant de
5,7 à 2,8 enfants par femme. Il est aujourd’hui officiellement de 1,8 mais Baochang Gu, comme beaucoup de
démographes, l’estime entre 1,5 et 1,6. La règle de
l’enfant unique ne s’applique pas à l’ensemble de la
population. Elle ne concerne que 36 % des Chinois,
surtout dans les grandes villes et les cités de taille
moyenne. Dans les zones rurales de 19 provinces, soit
53 % de la population, les couples peuvent avoir un
deuxième enfant, si le premier est une fille. Enfin, 11 %
de la population - essentiellement les minorités - ne
sont pas limités pour le nombre d’enfants. Et il y a toujours moyen de passer outre et payer l’amende qui
peut représenter plus d’un an de salaire moyen.
« On gâche un temps précieux »
Contrairement à certaines idées reçues, la grande
Chine et son 1,3 milliard d’habitants ne va pas voir sa
population croître indéfiniment. Les experts chinois
s’accordent pour estimer qu’elle atteindra son « pic »
autour de 2030-2035, avec quelque 1,45 milliard de citoyens. « Quelles que soient les politiques adoptées, la
population va arrêter d’augmenter, explique Wang
Guangzhou, il reste à savoir à quel rythme… » Ce rythme
dépend bien sûr de la date à laquelle Pékin va renoncer
à la politique de l’enfant unique. « Vous me demandez
quel est le meilleur moment ? Il faudrait dire le moins
mauvais moment car nous avons déjà un terrible retard
de dix ans, confie Baochang Gu, il y a tellement de débats
et de confusion sur le sujet. On gâche un temps précieux,
car la démographie, ce n’est pas comme l’économie, on
ne fait pas un plan de relance avec des milliards de dollars
qui font bouger les choses en quelques mois. Le grand défi
est de faire changer les mentalités, mais certains brandissent encore la menace du chaos. » Récemment, le
grand patron du planning familial chinois affirmait encore que la politique de contrôle des naissances devrait
être maintenue au moins une décennie, de peur d’une
déstabilisatrice explosion de la population.
La plupart des démographes chinois exhortent le
gouvernement à changer sans attendre, en commençant par autoriser deux enfants pour tous les couples.
Les débats sont nourris à l’occasion de la préparation
du 12e plan quinquennal (2011-2015). Mais au-delà des
lois, la grande interrogation est de savoir quelle sera la
réponse des jeunes générations. À Shanghaï, un sondage chez les « couples éligibles » a montré que moins
de 20 % d’entre eux se déclaraient prêts à avoir deux
enfants. « C’est vrai que nous avons été très choyés et
que nous avons pris goût à la liberté, comme les jeunes
couples en Occident, confie Li, une jeune Shanghaïenne mariée depuis trois ans, et on a vu nos parents se
saigner pour l’éducation d’un seul enfant. Cela ne fait
pas envie ! » « Finalement, pour le moment, on préfère
la règle du“zéro enfant, double salaire” », s’amuse son
mari. « Dans le Jiangsu, en zone rurale, une de nos études a montré à peu près les mêmes résultats, commente
Baochang Gu. Là-bas, depuis vingt ans, les couples
dont un seul parent est enfant unique sont autorisés à
avoir deux enfants. Et seulement 10 % d’entre eux font
ce choix. Dans l’avenir, 21 % d’entre eux s’y disent prêts
et 45 % disent qu’ils aimeraient bien mais ne le feront
pas, pour des raisons économiques surtout. »
L’atelier du monde risquerait-il un jour de manquer
de bras ? Les démographes font valoir que le vieillissement de la population pourrait dans l’avenir peser sur
la croissance chinoise. Une étude américaine vient
d’ailleurs de montrer que le ratio actuel de 16 personnes âgées pour 100 actifs devrait doubler d’ici à 2025,
et doubler encore d’ici à 2050 pour atteindre 61 pour
100. À cette même date, l’Inde devrait avoir 244 millions de plus de citoyens « actifs » que la Chine, fait
remarquer la presse chinoise. Cette fois-ci, c’est bien
la puissance qui est en jeu. ■

Documents pareils