meret oppenheim

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meret oppenheim
MERET OPPENHEIM
RÉTROSPECTIVE
Exposition (14 février → 1er juin 2014)
Dossier pédagogique réalisé par Stéphanie Jolivet et Michel Mackowiak, enseignants
missionnés au LaM.
Design graphique_les produits de l’épicerie -- Meret Oppenheim, Bracelet en fourrure/Fell-Armreif,
1936. Collection Clo et Marcel Fleiss, Paris. Photo : Jirka Jansch. © Adagp Paris, 2014.
Dossier pédagogique Meret Oppenheim : Rétrospective - LaM - Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut.
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Cette rétrospective consacrée à l'artiste suisse Meret Oppenheim
donne à voir une personnalité peu connue du grand public, et en
même temps célèbre par les portraits photographiques qu'en a faits
Man Ray, mais aussi par l'œuvre qui l'a associée au groupe surréaliste,
le fameux Déjeuner en fourrure qui date de 1936.
Organisée à l'origine par le Kunstforum de Vienne, reprise par le
Martin-Gropius Bau de Berlin, l'exposition est reprise au LaM avec
quelques ajouts d’œuvres de collections privées et publiques
françaises.
Son œuvre est abordé à travers une approche thématique, en huit
chapitres. Ils occupent cinq salles dans les espaces réservés aux
expositions temporaires.
L’intention de ce dossier pédagogique n'est pas de reprendre, pas à
pas, les différents axes de l'exposition et les textes du catalogue mais
de développer quelques thèmes exploitables en Histoire des arts.
SOMMAIRE
Éléments biographiques p. 2
Parcours sur le surréalisme p. 6
I.
Ateliers d’écriture et pistes pédagogiques
II.
Métissage et hybridation p. 17
Pistes pédagogiques
Le fantastique p. 22
III.
Pistes pédagogiques
Variation sur le mythe de Geneviève de Brabant
IV.
p. 25
Ateliers philo et pistes pédagogiques
Daphné et Apollon, réécriture d'un mythe
classique. p. 36
V.
Ateliers d’écriture et pistes pédagogiques
Dossier pédagogique Meret Oppenheim : Rétrospective - LaM - Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut.
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Éléments biographiques 1
Meret Oppenheim, Photo DR
Meret Elisabeth, fille d’Erich Alphons Oppenheim, médecin
hambourgeois d’origine juive et de la Suissesse Eva Wenger, naît à
Berlin- Charlottenburg en 1913.
À partir de 1914, elle passe les années de guerre avec sa mère, chez
les parents de cette dernière à Delémont, tandis que son père effectue
son service militaire au front en tant que médecin. En 1915 naît sa
sœur Kristin, en 1919, son frère Burkhard.
Meret Oppenheim vit ses années de jeunesse à Bâle, à Delémont, à
Steinen, dans le sud de l’Allemagne, et à Carona (Tessin), où ses
grands-parents maternels possèdent une maison, la Casa Costanza. Là,
elle rencontre des artistes tels qu’Hugo Ball, Carl Burckhardt ou
Hermann Hesse. Sa grand-mère, Lisa Wenger, compte parmi les
premières femmes ayant étudié la peinture à l’Académie des arts de
Düsseldorf. Elle est l’auteure de contes. Pour Meret Oppenheim, elle
est un modèle, autant comme artiste que comme défenderesse
engagée des droits des femmes.
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Extraits du catalogue de l'exposition, Meret Oppenheim : Rétrospective, Bank Austria Kunstforum, Vienne - 31 mars – 14 juillet 2013
Martin-Gropius-Bau, Berlin - 16 août –1er décembre 2013, LaM, Lille Métropole musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut,
Villeneuve d’Ascq - 15 février – 1er juin 2014.Villeneuve d’Ascq, 2014
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En 1928, influencée par les écrits de Carl Gustav Jung, qui fait partie
du cercle élargi des amis de son père et qu’elle consulte en 1935,
Meret Oppenheim transcrit systématiquement ses rêves. « Ce sont les
artistes qui rêvent pour la société. » dira-t-elle un jour. Bien des
années plus tard, elle introduira souvent des éléments de ses rêves
dans certains de ses tableaux. L’utilisation de ses rêves reste une
constante du travail de Meret Oppenheim, jusqu’à sa mort.
Lors d’une exposition du Bauhaus à la Kunsthalle de Bâle en 1929,
Meret Oppenheim découvre des œuvres de Paul Klee, qui non
seulement l’impressionnent, mais éveillent « sa compréhension pour
la représentation non naturaliste » et l’art abstrait.
En 1930, elle crée le collage Das Schulheft, où elle pose l’équation « x
= lièvre ». Par cette équation, la jeune Meret témoigne de son aversion
pour les chiffres à l’école. Meret Oppenheim décide de devenir
peintre et abandonne le lycée en 1931.
À dix-huit ans, elle effectue un voyage à Paris en compagnie d'une
amie, la peintre Irène Zurkinden. Elle fréquente sporadiquement
l’Académie de la Grande Chaumière. Elle découvre aussi la poésie ;
une grande partie de son œuvre poétique voit le jour à cette époque.
En 1933 Alberto Giacometti et Hans Arp rendent visite à Meret
Oppenheim dans son atelier et l’invitent à exposer avec les
surréalistes au Salon des Surindépendants. Elle fréquente alors le
cercle d’André Breton au Café de la Place Blanche. Dans la période
qui suit, Meret est surtout réduite à son rôle de muse des surréalistes.
Les photographies de nu et les portraits de Man Ray mettent en scène
sa beauté androgyne en tant que projection érotique. Cependant, dans
la création de Meret Oppenheim, le surréalisme agit surtout comme
impulsion rebelle. Cette position rejoint pour elle les idées
conceptuelles de figures opérant plutôt de façon « littéraire » dans le
contexte artistique, comme Marcel Duchamp et Francis Picabia, dont,
plus tard, elle soulignera explicitement l’influence sur son travail.
Jusqu’en 1937, elle prend part aux expositions collectives des
surréalistes. Elle produit des dessins, des huiles, mais aussi des objets
à partir des matériaux les plus variés, des assemblages et des collages.
Sa devise est : « Toute idée naît avec sa forme. Je réalise les idées
comme elles me viennent à l’esprit. Nul ne sait d’où viennent les
idées ; elles apportent avec elles leur forme. De même qu’Athéna est
sortie du crâne de Zeus avec casque et cuirasse, les idées nous
parviennent avec leur robe. »
Meret Oppenheim gagne aussi sa vie en faisant des croquis de mode
et des bijoux.
La notoriété qu'elle acquiert à cette époque, l'entraîne dans une
longue crise qui durera de 1939 à 1954. Revenue à Berne, sa crise
surmontée, Meret Oppeheim connaît une période de création intense
au cours de laquelle elle reprend souvent des projets de son époque
parisienne.
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En 1959, elle organise à Berne un happening, Le Festin, lors duquel
un dîner est servi aux invités sur le corps d’une femme nue. André
Breton la presse de reproduire l’expérience lors de l’Exposition
inteRnatiOnale du Surréalisme (EROS), qui se tient quelques mois
plus tard à Paris, à la galerie Cordier. Pour elle, la mise en scène
parisienne, spectaculaire et baroque, a perdu l’idée originelle. Par la
suite, elle ne participera plus à aucune manifestation surréaliste.
Elle bénéficie de sa première rétrospective au Moderna Museet de
Stockholm en 1967 et reçoit le Grand Prix de la ville de Bâle en 1975.
Son discours de réception, dans lequel elle développe l’idée de
l’ « androgynie de l’esprit » fait date.
En 1984, une exposition à la Kunsthalle de Berne puis au Musée d'art
moderne de la ville de Paris lui accordent une pleine reconnaissance.
Elle meurt le 15 novembre à Bâle d’un infarctus. Elle repose dans le
cimetière de Carona, à la lisière de la forêt.
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Parcours surréaliste
Par Stéphanie Jolivet
Le surréalisme est un mouvement intellectuel, littéraire et artistique
né après la Première Guerre mondiale et défini par André Breton en
1924 dans le Premier manifeste du surréalisme. Principalement
caractérisé par le refus de toute considération logique, esthétique ou
morale, le surréalisme se propose de dépasser les oppositions
traditionnelles entre réel et imaginaire, art et vie, par la
prépondérance accordée au hasard, aux forces de l'instinct et de
l'inconscient libérées du contrôle de la raison. Le surréalisme veut
surprendre, provoquer et cherche à dégager une réalité supérieure, en
recourant à des moyens nouveaux : sommeil hypnotique, exploration
du rêve, écriture automatique, associations de mots spontanées,
rapprochements inattendus d'images. La poésie, l'amour et la liberté
deviennent les valeurs de référence. L’irrationnel, l’absurde, le rêve,
le désir et la révolte président à la création. Si les surréalistes sont les
premiers à reconnaître et encourager son travail, Meret Oppenheim se
méfie en même temps de leur ambivalent pouvoir protecteur. Son
parcours artistique comme son évolution personnelle témoignent de
cette prise de distance.
La « femme-enfant » : icône du surréalisme
Man Ray, Portrait de Meret Oppenheim, vers 1930,
Galerie 1900-2000. Photo : DR @ Adagp Paris 2014
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Meret Oppenheim quitte Bâle pour Paris en 1932 après avoir renoncé
à suivre des études. Elle a dix-neuf ans et veut être artiste. Par le biais
de ses compatriotes Alberto Giacometti et Hans Arp, elle intègre
rapidement le milieu intellectuel et artistique de l'époque. Elle
rencontre ainsi André Breton, Marcel Duchamp et Max Ernst avec qui
elle aura une liaison. Sa beauté fascine. Man Ray la photographie
dans sa série Érotique voilée en 1933. Les photographies sont publiées
dans la revue surréaliste Le Minotaure et contribuent à façonner le
concept de « femme-enfant » tel que le définira Breton dans Arcane
17. Le fondateur du surréalisme pensait-il à Meret Oppenheim
photographiée devant la presse de Louis Marcoussis lorsqu'il écrit en
1947: « Cette créature existe et, si elle n'est pas investie de la pleine
conscience de son pouvoir, il n'en est pas moins vrai que c'est elle
qu'on voit de loin en loin faire une apparition à l'aiguillage,
commander pour un temps bref aux rouages délicats du système
nerveux. » (p.62) La série de photographies cristallise sur Meret
Oppenheim les traits chers aux surréalistes, la beauté, « comme pour
faire voir plus loin » (p.62) mais aussi la dimension énigmatique et
libérée du personnage qui devient muse : « quelles ressources de
félinité, de rêverie à se soumettre à la vie, de feu intérieur à aller audevant des flammes, d'espièglerie au service du génie et, par-dessus
tout, de calme étrange parcouru par la lueur du guet » (p.63). La
jeunesse et la liberté de l'artiste achèvent de construire son
personnage : « La figure de la femme-enfant dissipe autour d'elle les
systèmes les mieux organisés parce que rien n'a pu faire qu'elle y soit
assujettie ou comprise. » (p.63) Meret Oppenheim a donc une place
toute trouvée dans le groupe de Breton, une place où elle est
« créature », « figure », « œuvre », « statue ». Reste à lui trouver une
place où elle soit artiste car c'est pour cette raison qu'elle est venue à
Paris.
Le Déjeuner en fourrure
Poster du Déjeuner en fourrure (d’après la photographie de Man Ray), 1971
Collection T.A.L, Courtesy galerie LEVY, Hambourg @ Adagp Paris, 2014
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Progressivement, Meret Oppenheim développe sa propre création :
des dessins à l'encre, des aquarelles, des projets d'installation. À
partir de 1935, elle fabrique des objets insolites constitués
d'assemblages de matériaux divers et crée des bijoux. La petite
histoire veut que le célèbre Déjeuner en fourrure soit né dans un café :
Meret Oppenheim se trouvait au Flore avec Dora Maar et Picasso et
portait une de ses créations, le Bracelet en fourrure. Les artistes
suggèrent un jeu (surréaliste) qui consiste à recouvrir tous les objets
de fourrure y compris les objets posés sur la table. Meret Oppenheim
applique le jeu à la lettre et enveloppe à son retour le service à café
d'une fourrure de gazelle. Ainsi est née l’œuvre Assiette, tasse et
cuillère couvertes de fourrure. L'artiste joue sur les associations de
matière : l'une recouvrant l'autre, la faisant disparaître et transformant
l'objet réaliste en objet symbolique. Le titre, neutre, laisse ouvertes
toutes les interprétations. C'est Breton qui lui donne son titre actuel,
Le Déjeuner en fourrure, en écho au Déjeuner sur l'herbe de Manet et
à la Vénus à la fourrure de Sacher Masoch. Ces références projettent
sur l’œuvre une dimension érotique. L'objet, déjà transformé, en
changeant de nom, subit une nouvelle transformation 2 Meret
Oppenheim n'est pas dupe de cette référence imposée : certes, Vénus
est une déesse adulée : « Vous m'avez appris ce qu'est l'amour. Votre
culte m'a fait oublier deux mille ans d'Histoire » dit le narrateur du
récit de Sacher-Masoch à la déesse qui lui rend visite, nue, dans sa
fourrure, mais le livre s'achève sur une leçon qui ne remet pas en
cause les schémas établis : « La morale est que la femme, telle que la
nature l'a créée et telle que l'homme la traite actuellement, est son
ennemie. Elle peut être son esclave ou son tyran, jamais sa compagne.
C'est seulement quand la naissance, l'éducation et le travail feront de
la femme l'égale de l'homme, quand elle jouira des mêmes droits que
lui, qu'elle pourra devenir son amie. À présent, nous avons seulement
le choix entre être le marteau ou l'enclume. » En 1936, le Museum of
Modern Art de New York achète le Déjeuner en fourrure. Meret
Oppenheim devient une artiste renommée. Pourtant, elle n'a que
vingt-trois ans et son œuvre reste à construire.
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C'est finalement Breton qui a fixé son sens. Cette mutation est vécue a posteriori par l'artiste comme une dépossession : « jeu de mots
de critiques, luttes d'hommes pour le pouvoir ! Ainsi, une partie de son effet scandaleux n'a donc pas été inventée par moi ?» (Belton,
«Androgyny: Interview with Meret Oppenheim », in Surrealism and Women, 1991, p.68)
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Ruptures
En 1934, Meret Oppenheim a rompu avec Max Ernst : la notoriété de
ce dernier, de vingt-deux ans son aîné, ne lui laisse pas de place pour
créer, elle se sent menacée d'effacement. En 1937, son père, juif, ne
pouvant plus exercer, elle doit quitter Paris et sa création connaît une
« crise », selon son propre terme, qui va durer dix-huit ans. En 1959,
Meret Oppenheim présente à Berne, à l'occasion de la « Fête de
printemps », un buffet dressé sur le corps d'une femme nue au visage
doré. Il s'agit d'une scène intime, entre amis. Breton lui demande de
reproduire ce happening pour l'Exposition inteRnatiOnale du
Surréalisme à Paris au mois de décembre. Meret Oppenheim accepte
mais ne retrouve plus l'esprit de son œuvre : le voyeurisme remplace
la célébration de la fécondité. Elle rompt avec Breton de façon
définitive. Faut-il pour autant limiter l’œuvre surréaliste de Meret
Oppenheim à la période 1932-1959 ? Il semble plutôt que rêves,
associations inattendues et cadavres exquis peuplent son œuvre avec
une continuité qui lui donne toute sa cohérence.
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Rêves
Meret Oppenheim, Le Secret de la végétation, 1972.Fondation
Hermann et Margrit Rupf, Kunstmuseum, Berne.
Photo : Roland Aeilig, Berne. @ Adagp, Paris, 2014
Très jeune, Meret Oppenheim s'est intéressée aux rêves : son père,
médecin influencé par Carl Gustav Jung, pratique l’interprétation des
rêves comme outil thérapeutique. Dès 1927, elle note ses rêves. Le
Journal de ses rêves 3 publié après sa mort par sa nièce l'accompagne
toute sa vie, aussi bien avant la rencontre avec les surréalistes
qu'après la rupture, y compris pendant la période de « crise » entre
1937 et 1954. Elle y transcrit ses rêves, les annote, les commente. Ces
textes accompagnent son œuvre sans que le rêve soit source
d'inspiration de l’œuvre ni l'œuvre illustration du rêve. Dans les deux
cas, on retrouve le procédé qui définit le surréalisme : « automatisme
psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement,
soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la
pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par
la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. »
(Manifeste du surréalisme). Le Secret de la végétation (1972) est une
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Meret Oppenheim, Poèmes et carnets (1928-1985), traduit de l'allemand par Henri-Alexis Baatsch et Christine Meyer-Thoss, 1993
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composition verticale abstraite : des rectangles de couleurs semblent
s'élever vers le haut selon une direction soulignée par de fines
volutes. L'alternance de vert et de blanc suggère le jeu de la lumière.
L'opposition clair/foncé construit un chemin, une forme qui se dresse
vers le bleu : ciel et ouverture. Cette huile sur toile tire son titre d'un
récit de rêve : « Je ne sais plus quand j'ai fait ce rêve. Par un chemin
pierreux je gravissais une montagne (c'était le San Salvatore). Je
voyais mon amie Irène Zurkinden debout dans des buissons vert
tendre traversée par les rayons du soleil. Ses cils et ses cheveux aussi
(qui sont naturellement blonds) prenaient un éclat vert. Je dis : - Je
suis le secret de la végétation. » Tout le tableau est présent dans le
rêve : la verticalité (« gravissais », « montagne », « debout »), la
fusion entre les éléments (« traversées par les rayons», « Ses cils et
ses cheveux prenaient un éclat vert », « rayons du
soleil »/« naturellement blonds »), l'immédiateté d'un monde né de la
sensation visuelle (du tableau) comme dans celle du verbe (du
poème) : « Je dis ». Pourtant, on ne peut parler ici d'illustration. La
dimension narrative (personnage, cadre, actions) laisse place à une
évocation purement sensuelle et symbolique. Les volutes peuvent se
lire comme des serpents, motifs récurrents chez l'artiste, qui font le
lien entre la terre et le ciel, symboles de la nature en perpétuel
renouvellement. Du rêve, Meret Oppenheim retient le jeu des
associations inattendues, les situations incongrues, l'absence de
logique et de raison présents notamment dans ses objets surréalistes.
Assemblages et objets
Meret Oppenheim, Le Couple , 1956. Collection particulière. Photo : DR. © Adagp Paris, 2014.
Les assemblages de Meret Oppenheim construisent inlassablement
des images qui nous intriguent, nous amusent, nous questionnent. Le
Couple, constitué de deux bottines liées ensemble, est un exemple
d'utilisation détournée de l'objet induisant une lecture ironique des
représentations traditionnelles : une paire de bottines est attachée et
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rendue de ce fait totalement inutilisable. Que signifie dès lors ce
couple siamois qui s'empêche mutuellement d'avancer ? Comment
interpréter ce face à face définitif ? À quelle image du couple nous
renvoie ce baiser fusionnel ? Si ces objets nous invitent à interroger le
monde qui nous entoure, dans Le Couple comme dans Le Jeune
Écureuil qu'elle crée treize ans plus tard, la part de l'humour n'est
toutefois pas à négliger. Meret Oppenheim s'amuse à faire naître un
animal en assemblant une chope de bière, de la mousse en
caoutchouc et de la fourrure. Ces œuvres ne sont pas des sculptures
mais restent des objets, des assemblages, voire de simples collages. Ici
encore, Meret Oppenheim rejoint la posture surréaliste. Dans la
création, l'intéressent l’idée, la sensation, l'effet parfois physique
produit par l'objet et non un savoir-faire artistique ou une posture
esthétique.
Selle de bicyclette couverte d’abeilles, 1952
Collection Sylvio Perlstein, Anvers,
Photo : DR @ Adagp Paris, 2014
De façon plus radicale, la Selle de bicyclette 4 couverte d'abeilles est
un « objet trouvé » dans un journal. Fascinée par l'image, Meret
Oppenheim la découpe, l'envoie à Breton et cette coupure devient
alors « objet surréaliste ». Simple collage, ce qui intéresse ici l'artiste
est la transformation d'un objet par son simple recouvrement comme
c'était déjà le cas pour Le Bracelet ou Le Déjeuner de fourrure. Mais le
chaud, le doux, le douillet laisse place au mouvant, au grouillant.
L'image appelle aussitôt la sensation : aussi bien promesse de
« chatouillement » pour reprendre le terme d’Oppenheim que menace
de piqûre pour notre corps dans ses parties intimes. La coupure de
journal se métamorphose en créature vivante. Faire naître l'inattendu,
associer les réalités les plus hétérogènes, trouve sa forme ultime dans
le cadavre exquis, exercice surréaliste s'il en est. En 1971, Meret
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Cette œuvre n’est pas présente dans l’exposition.
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Oppenheim assemble avec Roberto Lupo et Anna Boetti toutes sortes
de matériaux divers pour donner naissance à des objets dont les titres
eux-mêmes sont évocateurs : Le Roi est tombé dans la relativité, La
Motocyclette ressent la douleur de la ville, L'Homme s'en va, pour
n'en donner que quelques uns. Ces œuvres collectives sont élaborées
à partir d'un protocole toujours identique : chaque artiste doit glaner à
l'insu des autres toutes sortes d'objets de moins de 40 centimètres de
long. Ensuite, ils les assemblent et donnent un titre à l'objet créé selon
le même procédé : chaque participant invente un groupe de mots et
les trois assemblés forment le titre. Objets et mots sont à nouveau
associés pour donner à ces travaux collectifs une dimension poétique
et onirique.
Si l’œuvre de Meret Oppenheim appartient résolument au
surréalisme, la position de l'artiste par rapport au mouvement n'est
pas sans ambivalence : les surréalistes l'ont révélée mais ont
contribué à façonner un personnage dans lequel très vite elle ne s'est
plus reconnue. La liberté que prône le surréalisme est aussi une
liberté de manifester son indépendance : indépendance de femme
dans un groupe finalement très masculin, indépendance de création
en intégrant des références classiques qu'elles soient littéraires ou
mythologiques. Meret Oppenheim accueille dans son œuvre aussi
bien le rêve que le mythe classique de Daphné et Apollon, le cadavre
exquis que la référence folklorique et littéraire de Geneviève de
Brabant.
Définitions
« Surréalisme. Automatisme psychique pur par lequel on se propose
d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre
manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en
l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute
préoccupation esthétique ou morale.
Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de
certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toutepuissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner
définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se
substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la
vie. » (André Breton, Manifeste du surréalisme)
« Objet surréaliste. Une réalité toute faite, dont la naïve destination a
l’air d’avoir été fixée une fois pour toutes (un parapluie) se trouvant
subitement en présence d’une autre réalité très distante et non moins
absurde (une machine à coudre) en un lieu où toutes deux doivent se
sentir dépaysées (sur une table de dissection), échappera, par ce fait
même à sa naïve destination et à son identité ; elle passera de son
faux absolu, par le détour d’un relatif, à un absolu nouveau, vrai et
poétique ; parapluie et machine à coudre feront l’amour. Le
mécanisme du procédé me semble dévoilé par ce très simple
exemple. La transmutation complète suivie d’un acte pur comme
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celui de l’amour, se produira forcément toutes les fois que les
conditions seront rendues favorables par les faits donnés :
accouplement de deux réalités en apparence inaccouplables sur un
plan qui en apparence ne leur convient pas. » (André Breton,
Dictionnaire abrégé du surréalisme)
« Objet à fonctionnement symbolique. Ces objets, qui se prêtent à un
minimum de fonctionnement mécanique, sont basés sur les fantasmes
et représentations susceptibles d’être provoqués par la réalisation
d’actes inconscients. [...] Les objets à fonctionnement symbolique ne
laissent aucune chance aux préoccupations formelles. Ils ne
dépendent que de l’imagination amoureuse de chacun et sont extraplastiques. » (Salvador Dalí, Le surréalisme au service de la
révolution, 1931)
Rêve. C. G. Jung écrit : « Le rêve est une porte étroite, dissimulée dans
ce que l’âme a de plus obscur et de plus intime ; elle ouvre sur cette
nuit originelle cosmique qui préformait l’âme bien avant l’existence
de la conscience du moi et qui la perpétuera bien au-delà de ce
qu’une conscience individuelle aura jamais atteint. Car toute
conscience du moi est éparse ; elle distingue des faits isolés en
procédant par séparation, extraction et différenciation ; seul est perçu
ce qui peut entrer en rapport avec le moi. Toute conscience spécifie.
Par le rêve, en revanche, nous pénétrons dans l’être humain plus
profond, plus vrai, plus général, plus durable, qui plonge encore dans
le clair-obscur de la nuit originelle où il était un tout et où le Tout
était en lui, au sein de la nature indifférenciée et impersonnalisée.
C’est de ces profondeurs, où l’universel s’unifie, que jaillit le rêve
revêtirait-il même les apparences les plus puériles, les plus
grotesques, les plus immorales. »
« Les rêves ne sont pas des inventions intentionnelles et volontaires,
mais au contraire des phénomènes naturels et qui ne diffèrent pas de
ce qu'ils représentent. Ils n'illusionnent pas, ne mentent pas, ne
déforment ni ne maquillent ; au contraire, ils annoncent ce qu'ils sont
et ce qu'ils pensent. Ils ne sont agaçants et trompeurs que parce que
nous ne les comprenons pas. Ils n'utilisent aucun artifice pour
dissimuler quelque chose ; ils disent ce qui constitue leur contenu à
leur façon et aussi nettement que possible. Nous sommes à même de
reconnaître pour quelle raison ils sont si originaux et si difficiles :
l'expérience montre, en effet, qu'ils s'efforcent toujours d'exprimer
quelque chose que le moi ne sait et ne comprend pas. (C.G. Jung, Ma
vie, Glossaire p.462)
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ATELIERS D’ÉCRITURE
Poèmes-collages
Assembler des phrases découpées dans le journal pour créer, comme Breton, des poèmes-collages et faire
naître des images inattendues.
Cadavres exquis
Sur les pas de Breton, jouons au cadavre exquis, « jeu qui consiste à faire composer une phrase, ou un dessin,
par plusieurs personnes sans qu'aucune d'elles puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations
précédentes. » (Dictionnaire abrégé du surréalisme)
Poèmes-serpents
Poèmes composés de mots dont chacun commence par la dernière lettre du mot qui le précède. Meret
Oppenheim a disposé ses poèmes-serpents sous forme de calligrammes. La grammaire est respectée mais la
contrainte génère des associations inattendues.
Mots-valises
Suivons la recette d'Alain Finkielkraut pour créer des mots-valises comme les surréalistes ont créé des objets
inattendus : « Prenez un mot de la langue. Choisissez-le de préférence assez long. Oubliez le sens, pour ne vous
attacher qu'à sa physionomie. Lentement, patiemment (ceci est un jeu dominical), dévisagez votre vocable. Si la
chance vous sourit, un mot surgira dans votre esprit qui présente avec le premier quelque trait de
ressemblance. Alors commence l'opération délicate : il faut que les deux termes fusionnent ; vous devez le
croiser afin que naisse de cette union un petit bâtard bizarre (puisqu'il ne se rencontre dans aucun dictionnaire
vivant) et familier (puisqu'on reconnaît en lui la présence des deux mots d'origine). Il est des hybridations
impossibles, mais, au cas où vous réussiriez, dites vous bien, gros balaise, que votre beau malaise a fait un mot
valise. Mais ne vous laissez pas étourdir. Le jeu continue. Cherchez maintenant une définition à ce terme inédit.
En mélangeant les significations des mots qui sont enfermés dans votre valise, vous ferez advenir un sentiment
compliqué, une réticence impalpable, un animal chimérique, ou un concept fou. » (Petit fictionnaire illustré,
Préface)
PISTES PÉDAGOGIQUES
COLLÈGE, CLASSE DE TROISIÈME
Période historique
XXe siècle
Moment choisi
La période surréaliste : 1924 - 1939
Thématique
« Arts, ruptures et continuités »
Problématique
Quels liens l’œuvre de Meret Oppeheim tisse-t-il avec l'écriture
surréaliste ?
Disciplines
Arts plastiques, français, allemand
Dossier pédagogique Meret Oppenheim : Rétrospective - LaM - Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut.
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LYCÉE, CLASSE DE SECONDE
Période historique
XXe siècle
Moment choisi
La période surréaliste : 1924 - 1939
Champs
Anthropologique/Esthétique
Thématiques
« Arts, réalités, imaginaires », « Arts, goût, esthétiques »
Objet d'étude
La poésie du XIXe au XXe siècle : du romantisme au surréalisme
Problématique
Quels liens l’œuvre de Meret Oppeheim tisse-t-il avec l'écriture
surréaliste ?
Disciplines
Arts plastiques, français, allemand
Domaines artistiques
Arts du visuel
Arts du langage
œuvres présentées dans l'exposition
- Man Ray, Erotique voilée, 1933
- Poster du Déjeuner en fourrure (d'après la
photographie de Man Ray), 1971
- Bracelet en fourrure, 1936
- Le Festin de printemps, 1959
- Le Secret de la végétation, 1972
Objets surréalistes : Le Couple, 1956 - Jeune
Écureuil, 1969
Cadavre exquis : Le Roi est tombé dans la relativité,
en collaboration avec Roberto Lupo et Anna Boetti,
1971
- André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924
Poème-collage, 1935
Arcane 17, 1943
- Léopold Sacher-Masoch, La Vénus à la fourrure,
1870
- Meret Oppenheim, Poèmes et carnets (1928-1985),
traduit de l'allemand par Henri-Alexis Baatsch et
Christine Meyer-Thoss, 1993
- Salvador Dalí, Le surréalisme au service de la
révolution, 1931
-C.G. Jung, Ma vie, 1967 (traduction 1991)
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Métissage et hybridation
Par Michel Mackowiak
Meret Oppenheim, Portrait tatoué , 1980. Collection particulière, Berne.
Photo : Heinz Günter Mebusch. © Adagp Paris, 2014.
La conservatrice du Kunstforum de Vienne, commissaire de
l’exposition, Heike Eipeldauer, explique que « dans ses créations de
mode et ses autoportraits, Meret Oppenheim aborde la surface du
corps comme une interface entre monde intérieur et extérieur. À la
fois enveloppe visible et partie intégrante du corps, lieu
d’enregistrement d’expériences culturelles extérieures comme d’états
intérieurs, la surface du corps est le lieu pour traiter de questions
liées aux rapports entre le dedans et le dehors. Contrairement à leur
fonction d’enveloppe, les masques ou les déguisements de « seconde
peau » sont souvent utilisés par Oppenheim pour renforcer la
transparence de la première peau et, donc, pour en faire l’instrument
et le lieu de l’échange avec l’autre. Oppenheim s’appuie ici sur le
paradoxe entre dissimulation et dévoilement simultanés. Dans
Portrait tatoué, 1980, elle recouvre un autoportrait d’un motif en
points et traits rappelant une scarification, pulvérisé au pochoir sur le
papier photographique. Le masque ornemental ainsi créé ne constitue
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pas une enveloppe hermétique faisant écran devant son visage, mais
s’inscrit au contraire virtuellement dans celui-ci. Visage et tatouage se
fondent en une image comme entourée d’une aura, qui fait ressortir
l’affinité d’Oppenheim avec la pensée mythique des cultures
archaïques. Par le tatouage du visage, elle traite le corps comme lieu
d’enregistrement social et, ce faisant, la surface corporelle comme
lieu de construction et d’inscription de l’identité. » 5
Tatouage
Le tatouage qui est une méthode de décoration de la peau par
insertion de substances colorées sous le derme, fut pratiqué par les
Égyptiens dès 2000 av. J.C. Les tatouages en couleurs se
développèrent fortement chez les Maoris de Nouvelle-Zélande et
furent une forme d'ornement prisée en Inde, en Chine et au Japon.
Les motifs décoratifs offraient une protection contre la malchance ou
la maladie mais on les connaît surtout comme servant à identifier le
statut, le rang social ou l'appartenance à un groupe. Dans les cultures
non-européennes il remplit donc une fonction cultuelle, rituelle et
sociale, en tant qu’indication du statut ou d'appartenance à la tribu
alors qu'il fut banni par l'Église dès le VIIIe siècle en Europe, avant de
réapparaître timidement au XVIIIe siècle.
Scarification
Dans le même registre, la scarification, couramment pratiquée en
Afrique (particulièrement en Afrique de l'Ouest) où elle a remplacé le
tatouage qui se distingue mal sur les peaux sombres, est, elle aussi,
un signe d'appartenance à un groupe restreint ou revêt une
signification rituelle de passage à l’âge adulte.
Ainsi Meret Oppenheim, en évoquant la scarification, par la
technique du pochoir sur papier photo, opère-t-elle un travail
d'hybridation culturelle dans lequel elle associe l'identité occidentale,
par le biais de la photographie d'identité, à la mythologie tribale nonoccidentale.
Masque
Dans le Masque jaune, 1936, Meret Oppenheim emprunte aux
esquimaux de l'Alaska son aspect formel. Elle utilise aussi, dans ce
cas précis des peaux d’animaux, comparables à celles que l’on utilise
dans les Alpes suisses pour les masques traditionnels des Grisons ou
lors du carnaval de Bâle, carnaval qu'elle vivait intensément,
accompagnée d’artistes comme Jean Tinguely ou Irène Zurkinden.
5
Extrait du catalogue d'exposition Meret Oppenheim : Rétrospective, op.cit., in « Les mascarades de Meret Oppenheim » par Heike
Eipeldauer, p. 19.
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Meret Oppenheim, Masque jaune, 1936.
Collection particulière, Bâle. Photo : Dirk Masbaum. © Adagp Paris, 2014.
Meret Oppenheim, Masque aux scarifications n. d. Collection particulière,
Photo : Stefania Beretta, Verscio @ Adagp Paris, 2014
Dans le Masque aux scarifications, elle reprend des techniques
d’incision de peuples africains qu'elle associe aux formes du masque
Nô japonais.
Aucune société humaine n’a ignoré le masque et celui-ci surgit dès le
moment où l’homme accède à l’état de culture. De la Grèce antique à
l’Amérique ancienne en passant par l’Asie et l’Océanie, les masques
ont symbolisé les dieux, incarné la beauté et l’effroi, exprimé la magie
mais aussi le calme, l’ordre et la sérénité.
Si les masques gardent encore leurs attributs antiques dans les
civilisations de l’Amérique indienne, de l’Océanie et de l’Afrique, ils
semblent les avoir perdus en Europe et en Asie.
En effet, les masques ont connu en Europe comme en Asie une
évolution qui les a fait passer du sacré au profane, de la religion au
théâtre. Dans l’Occident chrétien, le masque est rejeté de la religion
mais réapparaît dans la fête, le carnaval et les manifestations
grotesques. On le voit dans les manifestations populaires du temps de
carême en Suisse, en Bavière et en Autriche. Le masque est devenu
expression du diable, du mal que le carnaval essaie de diluer à travers
la grosse farce mystique. Ici, le masque autorise la transgression des
interdits et le carnaval est alors une vaste illusion comique qui
contraste avec les rituels pleins de grandeur des fêtes masquées
africaines.
Une évolution analogue quoique différente, s’observe en Asie où les
masques sont de plus en plus associés aux jeux, au théâtre et aux
fêtes. Ainsi les masques Bugaku du Japon perdent leurs aspects
rituels au profit de leurs aspects esthétiques ; les masques Nô, chefs-
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d’œuvre religieux des XIVe et XVe siècles, animent des forces qui sont
maintenant purgées de toute référence rituelle.
Ainsi, avec le recul du sacré, le masque a été réduit à sa fonction
ludique et esthétique.
Dans son travail de transformation, Meret Oppenheim cherche à
retrouver le mode de pensée orienté vers les mythes des cultures
primitives qui vivent en harmonie avec la nature, exprimant sans
inhibition les désirs que réprime la culture occidentale.
L’ornementation qu'elle réalise selon le mode traditionnel de peuples
autochtones tend vers un esprit de recréation du mode d'expérience
de ces sociétés.
Meret Oppenheim accorde une haute importance aux rêves. Ses
transcriptions de rêves, commentées par ses soins, démontrent à quel
point elle s’y est intéressée, et révèlent les nombreux rapports avec sa
création artistique. Or les sociétés primitives et principalement
animistes auraient trouvé les réponses aux questions de la vie dans le
monde spirituel et le royaume du rêve. Il a d'ailleurs été prouvé que,
dans ces sociétés primitives non occidentales, la relation entre l'art et
le processus créateur est étroitement influencé par la magie. En bonne
surréaliste qui se respecte, Meret Oppenheim suit une voie semblable,
mêlant notre iconographie à celles d'autres cultures.
Cette notion de métissage s'effectue tant dans l'aspect formel que dans
l'esprit et offre à l'œuvre de Meret Oppenheim une portée universelle
transculturelle.
PISTES PÉDAGOGIQUES
AU COLLÈGE, AU LYCÉE
Thématique de l'HDA
Arts, créations, cultures (collège)
Arts, sociétés, cultures (lycée)
thème
Regards croisés, échanges, métissage
question
Comment peut s'opérer l'influence de cultures nonoccidentales sur l'œuvre d'un artiste ?
Œuvres en écho présentes au LaM
- Homme nu assis, 1909, huile sur toile, Pablo
Picasso
- Maternité, 1919, huile sur toile, Amedeo Modigliani
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Autres œuvres
- La cathédrale de Cordoue (art de l'espace)
- Les chorégraphies de Sidi Cherkaoui (art du
spectacle vivant)
- La musique Raï (art du son)
- Baba Zula, groupe pop stambouliote (art du son)
Disciplines concernées
Lettres, arts plastiques, éducation musicale,
espagnol
À L’ÉCOLE ÉLEMENTAIRE
« À côté des rôles que nous assumons dans la société et qui codifient pour nous des identités normalisées, le
masque – tel qu’il a aussi été mis en œuvre dans la pratique artistique des dadaïstes et des surréalistes – nous
offre la possibilité d’incarner, sur un mode ludique, notre propre altérité. » 6
Aux cycles 2 et 3, il sera intéressant d'aborder le thème du masque. À partir de l'événement qu'est le carnaval,
faire appréhender aux élèves d'autres pratiques culturelles non occidentales dans lesquelles le masque est
privilégié. La découverte des masques africains, mélanésiens et amérindiens en particulier, va permettre
d'élargir le propos sur l'art des avant-gardes du début du XXe siècle (fauvisme, cubisme, expressionnisme,
surréalisme) qui s'est inspiré de ces cultures dans la recherche de nouvelles formes et significations.
Qu'est-ce que le carnaval ? Pourquoi utilise-t-on le masque ? Y-a-t-il d'autres cultures dans lesquelles le
masque est utilisé ? Pour quels genres de manifestations est-il utilisé ?
Aborder la notion de profane et de religieux avant de s'orienter vers le fait plastique.
Montrer des masques étrangers. Effectuer une analyse collective pour inciter les élèves à créer un masque
hybride, un masque à la croisée des différentes cultures, un masque qui mette en valeur la diversité des
matériaux et la pluralité de sens. Faire découvrir enfin les métamorphoses de Meret Oppenheim et certaines
peintures de P. Picasso et d’A. Modigliani exposées également au LaM dans lesquelles le masque Nimba ou
Baoulé a été source d'inspiration.
Références :
Le primitivisme dans l'art du XXe siècle, éd. Flammarion, 1991.
www.masque-africain.com
6
Extrait du catalogue d'exposition, Meret Oppenheim : Rétrospective, op.cit., in « Les mascarades de M. O. » par Heike Eipeldauer, p. 13.
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Le fantastique
Par Michel Mackowiak
« Fantômes, sorcières et démons stimulaient l’imagination
d’Oppenheim et peuplaient son univers personnel, au même titre que
les elfes et les personnages de conte. Les dessins à l’encre de ses
débuts, marqués par le surréalisme, trahissent déjà sans équivoque
cette attirance. » 7
Meret Oppenheim, La Reine des Aulnes, 1940, Collection particulière.
Photo : D. Widmer, Bâle
@ Adagp Paris, 2014
« Avec La Reine des Aulnes, 1940, l’une de ses premières toiles,
Meret Oppenheim entreprend déjà d’explorer le monde des contes,
rêves et légendes. Sur le plan stylistique, la scène, à la tonalité plutôt
sombre et mélancolique, affiche la « patte étrangement archaïque »
qu’affectionnait alors l’artiste, plongée en pleine crise existentielle et
créatrice. Située dans un décor enchanté, la scène figure deux
silhouettes se hâtant vers le spectateur et passant à côté d’un arbre de
7
Extraits du catalogue d'exposition, Meret Oppenheim : Rétrospective, op. cit., in « Spectres et esprits » par Therese BhattacharyaStettler, p. 168.
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haute taille, étincelant – évocation probable du "vent qui murmure
dans les feuilles mortes" de Goethe. » 8
Dans cette peinture dont l'environnement est sombre et picturalement
uniforme, se détache le feuillage de l'arbre qui apparaît comme le
centre d'intérêt de l'image. Le traitement clair et éclatant des branches
nous conduit vers deux personnages hybrides aux têtes cornues qui
semblent déambuler le long d'une rive. Cette toile, composée de
silhouettes qui entourent l'arbre du premier plan, intrigue par les tons
vifs du feuillage et les personnages insolites qui viennent briser
l'atmosphère nocturne du paysage.
Dans une autre toile, Le Frelon et le Bourdon, de 1945, inspirée par sa
relation avec Wolfgang La Roche qu’elle épouse quatre ans plus tard,
elle assimile à nouveau animal et être humain. Aux dires
d’Oppenheim elle-même, La Roche la qualifiait de frelon vorace,
pendant qu’il se décrivait comme un « aimable bourdon », une
taquinerie qu’elle traduit en image, non sans humour. Les deux
insectes personnifiés, dont l'un deux est assis sur une nappe de
pique-nique, créent une atmosphère fantastique par leur posture et la
rupture d'échelle entre protagonistes et environnement.
Le schéma fantastique est déterminé par un choc produit par
l'intrusion de l'anormalité dans la normalité. Cette intrusion est un
dérangement insolite où l'impossible surgit. Les sources thématiques
du fantastique se trouvent en particulier dans des mythes anciens.
Meret Oppenheim nous propose justement dans Polyphème
amoureux, 1974, un cyclope à la langue émergeant d’une bouche
prête au baiser. L'artiste aime s'immerger dans le monde mythique et
fantastique, et ses dessins à l'encre révèlent une prédilection pour les
sorcières, démons, elfes et autres monstres mythiques ou légendaires.
8
Ibidem
Dossier pédagogique Meret Oppenheim : Rétrospective - LaM - Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut.
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PISTES PÉDAGOGIQUES
AU COLLÈGE, AU LYCÉE
Thématique de l'HDA
Arts, mythes et religions (collège)
Arts, et sacré (lycée)
thème
L'art et les croyances (magie, légendes....)
question
D'où naît le fantastique et comment est-il pris en compte par l'artiste ?
Œuvres en écho présentes au
LaM
- Barrière homme, diable, femme, 1972-1977, sculpture de Théo Wiesen
- Bettina Gottes , 1927, dessin de Adolf Wölfli
Autres œuvres
- Le Jugement dernier, 1503, huile sur bois de Jérôme Bosch
- Bilbo le Hobbit, 1937, roman de J.J.R Tolkien
Disciplines concernées
Lettres, arts plastiques, éducation musicale, langues vivantes
À L’ÉCOLE ÉLEMENTAIRE
Le fantastique est une riche source à exploiter en classe. Aborder les contes et légendes au travers du bestiaire
et autres monstres mythologiques permet une ouverture en histoire, français et arts plastiques.
Le monde des esprits et divinités de la nature peut également servir d'ancrage pour découvrir les objets et
dessins de Meret Oppenheim (Les elfes quittent la maison, 1961) et travailler sur l'interprétation de notre monde
naturel ou pourquoi pas urbain.
Bibliographie :
Catalogue de l'exposition, Meret Oppenheim : Rétrospective, Bank Austria Kunstforum, Vienne - 31 mars – 14
juillet 2013 Martin-Gropius-Bau, Berlin - 16 août –1er décembre 2013, LaM, Lille Métropole musée d’art
moderne, d’art contemporain et d’art brut, Villeneuve d’Ascq - 15 février – 1er juin 2014, Villeneuve d’Ascq, LaM,
2014
Dictionnaire mondial des images, éd. nouveau monde, 2010.
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Variation sur le mythe de
Geneviève de Brabant
Par Stéphanie Jolivet
La figure de Geneviève de Brabant traverse l'œuvre de Meret
Oppenheim pendant près de quarante ans : un poème ouvre le cycle
en 1933, deux tableaux sont peints en 1936 et 1956, un dessin est
réalisé en 1967 et la série se clôt en 1971 sur une sculpture dont le
dessin préparatoire avait été réalisé en 1942. Œuvre après œuvre, ce
personnage folklorique est totalement reconstruit par l'artiste pour
donner naissance à une figure symbolique. Au regard du poème et
des œuvres, que nous disent aujourd'hui les variations de l’artiste sur
le mythe de Geneviève de Brabant ?
Enfin !
La liberté !
Les harpons volent.
L'arc-en-ciel campe dans les rues.
Seul le mine encore le bourdonnement lointain des abeilles géantes.
Tous perdent tout ce que, comme bien souvent hélas,
Elle avait en vain survolé.
Mais :
Geneviève :
Rigide
Plantée sur la tête
À deux mètres au-dessus de la Terre
Sans bras.
Son fils Riche-En-Douleurs :
Emmailloté dans ses cheveux.
Petite fontaine.
Je répète : Petite fontaine.
Vent et cris au loin.
Meret Oppenheim
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Le mythe romantique
L'histoire se déroule au VIIIe siècle. Geneviève, fille d'un prince de
Brabant, épouse, sur les instances de ses parents, le comte Palatin
Siffroy. Après un an de mariage, ce dernier la quitte pour prêter main
forte à Charles Martel à Poitiers, et confie son épouse à son intendant
Golo. Epris de Geneviève, Golo lui déclare son amour mais celle-ci le
repousse. Il l'accuse alors d'adultère avec son cuisinier Drogan qu'il
fait disparaître ; puis il fait emprisonner Geneviève. Dans sa prison,
Geneviève met au monde un fils qu'elle appelle Bénoni. Golo fait
ensuite prévenir le comte de la conduite coupable de son épouse.
Abusé par la double accusation d'une sorcière et de Golo, Siffroy
donne l'ordre d'exécuter Drogan et Geneviève. Les deux hommes
chargés de tuer cette dernière l'entraînent dans la forêt ; elle jette alors
dans la rivière son anneau de mariage. Mais les deux exécutants
l'épargnent et rapportent à Golo la langue d'un chien pour preuve de
leur méfait. Geneviève va ainsi vivre pendant sept années grâce à une
biche qui nourrit son enfant, aux herbes et aux racines dont elle se
nourrit elle-même et surtout grâce à sa grande dévotion. De retour de
la guerre, Siffroy est en proie aux remords : le spectre de Drogan lui
apparaît, il trouve la lettre que Geneviève lui a écrite avant sa
disparition et la sorcière avoue son crime. Un jour, alors qu'il chasse,
il poursuit une biche qui se réfugie dans une caverne. C'est là qu'il
découvre son épouse et son fils. L'innocence de Geneviève est alors
reconnue et proclamée. Golo est condamné à être écartelé malgré
l'intervention de sa victime. On retrouve l'anneau jeté dans le ventre
d'un poisson. Mais Geneviève, épuisée par tant de privations, meurt
et la biche se laisse mourir à son tour sur son tombeau. Siffroy
demeure inconsolable. Un an plus tard, poursuivant un cerf à la
chasse, il parvient de nouveau à la retraite de Geneviève et c'est la
révélation : il décide d'y élever un sanctuaire où reposera Geneviève,
et lui-même s'y fera ermite ainsi que Bénoni. 9
9
d'après Marie-Dominique Leclercq in Romantisme n°78
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La lecture surréaliste
Meret Oppenheim, Le Miroir de Geneviève, 1967,
Collection particulière, Berne. Photo : DR.@ Adagp Paris, 2014
Chez Meret Oppenheim, les références se superposent pour
construire un personnage qui emprunte à toutes les traditions :
chrétiennes, mythologiques, littéraires. La logique n'est plus
culturelle mais se fait comme dans les rêves par analogie : l'image
parle. Ainsi le signe de l'alliance qui clôt le cycle de Noé dans
l'Ancien testament place-t-il dans un premier temps le poème sous le
signe de l'apaisement (« L'arc-en-ciel campe dans les rues. ») Mais le
verbe et le complément de lieu, triviaux, contribuent à désacraliser le
signe et crée avant tout une image étonnante dans laquelle la
personnification vient troubler les repères. De même, l'apparition de
Geneviève est une construction poétique tout à fait inattendue. Six
vers s’enchaînent – se superposent : le principe de construction
pourrait être celui d'un cadavre exquis :
« Mais :/Geneviève :/Rigide/Plantée sur la tête/À deux mètres audessus de la Terre/Sans bras. » La figure dressée est un totem vers
lequel le regard se lève (« À deux mètres au-dessus de la Terre »)
mais l'icône est burlesque (« Plantée sur la tête ») et impuissante
(« Sans bras. »). Meret Oppenheim joue sur les registres à la fois
comiques et tragiques pour donner à son personnage un aspect
inquiétant. Le Miroir de Geneviève, dessiné en 1967, relève de la
même écriture surréaliste : liberté totale de l'imagination, refus du
réalisme, que Breton rend responsable d'un appauvrissement du
langage, recours au merveilleux. Ainsi, les images sont-elles à la fois
totalement fantastiques et complètement vraies - surréelles – car elles
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parlent et disent ici mieux que toute description ou littérature
l'inquiétant pouvoir de ces apparitions. À l'image surréaliste
s’enchaîne une vision chrétienne : le lien se fait naturellement de la
mère au fils. Le totem devient alors Pietà : « Son fils Riche-EnDouleurs : / Emmailloté dans ses cheveux. » Bénoni est le Christ, les
cheveux font référence à Marie-Madeleine qui elle aussi a perdu ses
riches attributs pour finir dans la solitude du désert. La superposition
des références se lit de la même façon dans Les Souffrances de
Geneviève : la jeune femme est représentée nue enveloppée de ses
cheveux qui, flottant de part et d'autre, lui donne l'apparence d'un
ange. Mais cet ange flotte allongé comme Ophélie dans la rivière, les
bras sont absents et des nuages portent le corps abandonné au vent. À
quelle tradition rattacher le personnage dans le char ? Doit-on y voir
les cornes du diable de la tradition chrétienne, la couronne de Siffroy
ou l'incarnation maléfique de Golo du mythe folklorique, la part
psychique masculine opprimée de l'artiste en crise - l'« animus » de
Jung ? Les lectures se superposent et se répondent sans s'exclure. Le
personnage de la légende se charge chez Meret Oppenheim de
nouvelles strates d'interprétation qui viennent l'enrichir et
contribuent à orienter l'interprétation du personnage de départ : la
martyre romantique devient icône.
Les Souffrances de Geneviève, 1939, Kunstmuseum, Berne, legs de l’artiste Meret Oppenheim.
Photo : Peter Lauri, Berne. @Adagp Paris, 2014
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La liberté brisée
Meret Oppenheim, Geneviève, 1971 (1942), Museum Moderner Kunst Vienne, prêt de la fondation autrichienne Ludwig.
Photo : DR. @ Adagp Paris, 2014
Le mouvement du poème s'oppose à la fixité « Rigide » de Geneviève
érigée en totem. Le texte s'ouvre sur un cri de libération : « Enfin ! »
Le mot est seul : il est d'abord l'expression d'un soulagement, d'une
émotion. L'explication vient seulement dans un second temps : « La
liberté ! » Le mot est donné sans restriction de sens : c'est un absolu.
Pour qui ? Pour tout un chacun, « dans les rues », « Tous ». Mais
cette liberté est parcourue d'étranges créatures comme si la menace
était toujours présente: « Les harpons volent. », « le bourdonnement
lointain des abeilles géantes ». Ces images surréalistes n'ont pas de
justification narrative, l'image est fantastique, mais elle fait signe : le
combat n'est pas achevé et le constat est pessimiste : « Tous perdent
tout ce que, comme bien souvent hélas, /Elle avait en vain survolé »
La liberté n'est pas acquise, un recul peut suivre une avancée. De fait,
le poème se clôt sur l'éloignement de cette tornade : « Vent et cris au
loin. » et Geneviève est exclue de ce mouvement qu'elle observe sans
y prendre part. La sculpture Geneviève, réalisée en 1971 mais déjà
dessinée en 1942, matérialise l'incapacité d'agir, une présence aveugle
et impuissante. La tête reprend la forme du Spectateur vert (1959)
mais les spirales ont disparu. Le corps est en bois, d'une pièce,
« Rigide », et les bras sont deux bâtons brisés : symboles de la liberté
brisée et de l'impuissance qui pèse sur Geneviève / Meret mise à
l'écart dans une caverne. Allusion à la crise de dix-huit ans qui a
traversé le parcours de l'artiste mais allusion aussi à « la
discrimination millénaire à l'égard des femmes qui [la] piquait d'un
sentiment aigu d'infériorité. » 10 Geneviève cristallise donc, par son
injuste condamnation, les injustices subies par les femmes et
notamment les femmes artistes à qui la création peut être refusée par
manque de reconnaissance. Dans ce texte, la liberté est un moment
fugace, un moment qui passe et puis s'éloigne mais un moment qui
10
Curiger, Meret Oppenheim. Defiance in the Face of Freedom, 1989
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existe tout de même l'espace de deux vers. Quelle force peut alors
donner à l'auteure cette liberté éprouvée ? Quels horizons s'ouvrent –
même fugitivement – à cette observatrice impassible ?
Le pouvoir de créer
Le poème se clôt sur un groupe nominal : « Petite fontaine.» Cette
image prolonge l'évocation de la mère et du fils : fontaine de larmes ?
Superposition à nouveau de la détresse romantique de l'héroïne
folklorique et de la douleur chrétienne de la Vierge en Mater
dolorosa. Mais ce vers est détaché : les deux mots sont placés seuls
comme jaillis du texte leur conférant ainsi un pouvoir d'évocation
hors de la narration. Le vers suivant : « Je répète : Petite fontaine »
témoigne du pouvoir de l'auteure à créer une image, un symbole,
pouvoir bien plus fort que les luttes qui s'éloignent dans le vent et
dont la répétition marque la jubilation donnée par ce pouvoir
magique du verbe. La fontaine est ce lieu où l'eau, entité féminine qui
court horizontalement, croise la pierre masculine dressée
verticalement vers le ciel. Elle est donc le lieu de l'unité parfaite,
illustrant la position de Meret Oppenheim selon laquelle « le grand
art est toujours masculin et féminin »11. Geneviève alors devient
symbole de vie : la source comme image de l'inspiration appelée à se
dégager de sa trame narrative pour devenir signe comme dans la toile
Geneviève et quatre échos. La figure centrale n'est plus identifiable
que par le titre : elle n'évoque plus la féminité que par ses formes
pleines et sa couleur de terre, silhouette flottant dans les airs : fond
bleu et échos blancs. La composition est fluide, elle n'est plus
inquiétante comme dans Les Souffrances de Geneviève ou lourdement
arrimée au sol comme dans la sculpture. Les échos sont des reprises
épurées, immatérielles de la forme initiale.
Meret Oppenheim, poète, a fait naître la « Petite fontaine ». L'eau,
source de vie et d'immortalité, a jailli de la figure pétrifiée de
Geneviève. Chaque fois qu'une œuvre naît, c'est une avancée vers la
liberté. Son injonction, « Don't cry, work », résume la position de
Meret Oppenheim dans le débat féministe. « Et, qui sait, peut-être un
jour la sagesse sortira-t-elle aussi de sa caverne de granit. »12
Meret Oppenheim, Geneviève et quatre échos,1956,
Collection particulières, Berne. Photo : Peter Lauri, Berne
@Adagp Paris, 2014
11
12
Questions à Meret Oppenheim, 1975
Meret Oppenheim, Discours de Bâle, 1975
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Texte en écho
À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et
rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et
douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l'air trop
malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma lampe; et, à
l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité des murs
d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme
dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien que le changement
d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle
m'était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme dans une
chambre d'hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait
d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de
Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n'était autre que la limite d'un des ovales de verre
ménagés dans le châssis qu'on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n'était qu'un pan de château et il
avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes
et je n'avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité
mordorée du nom de Brabant me l'avait montrée avec évidence. Golo s'arrêtait un instant pour écouter avec
tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand-tante et qu'il avait l'air de comprendre parfaitement,
conformant son attitude, avec une docilité qui n'excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte; puis
il s'éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je
distinguais le cheval de Golo qui continuait à s'avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis,
descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d'une essence aussi surnaturelle que celui de sa
monture, s'arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu'il rencontrait en le prenant comme
ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s'adaptait aussitôt et surnageait
invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait
paraître aucun trouble de cette transvertébration. Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections
qui semblaient émaner d'un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d'histoire si anciens.
Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une
chambre que j'avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu'à lui-même.
L'influence anesthésiante de l'habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce
bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci
qu'il semblait ouvrir tout seul, sans que j'eusse besoin de le tourner, tant le maniement m'en était devenu
inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu'on sonnait le dîner, j'avais hâte de
courir à la salle à manger où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui
connaissait mes parents et le bœuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs; et de tomber dans les
bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de
Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, GF Flammarion, p. 101-103
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ATELIERS PHILO (pour les enfants)
Le concept de place
Enjeux philo
En 1975, l’artiste féministe autrichienne VALIE EXPORT demande à Meret Oppenheim si une femme « doit se
battre pour obtenir une meilleure position dans la société. » La réponse de l'artiste est affirmative et invite à
interroger le concept de place, espace physique (ouvert, fermé, large, restreint), ou espace mental lié aux
pensées, aux idées, aux opinions. Dans les expressions « il/elle prend toute la place » et « chacun à sa place »,
elle peut représenter l’espace en soi ou un espace précis. Elle peut être associée à un objet, un fauteuil, un
siège, un ticket ou encore à une habitude. Dans les expressions « prendre sa place » ou « trouver sa place »,
elle évoque une idée de compétitivité, d’effort, de concurrence, contrairement à l’expression « céder sa place »
qui, elle, amène plutôt la notion de générosité. La place fait également référence à l’idée d’ordre, de rangement,
quand il s’agit de tout mettre à sa place, mais aussi à l’idée d’excès quand une attitude ou un acte est jugé «
déplacé », incongru, choquant.
« Avoir une place » peut signifier que l’on est reconnu, que l’on existe dans les pensées ou le cœur de quelqu’un,
mais également qu’on possède un emploi... Vous tenterez donc dans cet exercice d’ouvrir un maximum de
portes pour permettre aux élèves de découvrir la multiplicité des réalités que ce mot recouvre. Pour vous aider
dans cette tâche, voici quelques questions qui pourraient éclairer leurs recherches.
Questions philo
-
Quand tu dis « c’est ma place », que veux-tu dire ?
Quelle expression traduit le mieux « c’est ma place » ? « C’est moi ! », « C’est à moi ! », « Je suis là ! »,
« -J’existe ! » ?
Ta place, c’est où ? À l’école, à la maison, dans ton quartier ?
Ta place, c’est quoi ? Explique.
Une place, est-ce important ?
Peut-on facilement changer de place, à la maison, à l’école, dans son quartier ?
Quand une place est-elle une habitude ? Explique.
Avoir sa place et trouver sa place, est-ce la même chose ?
Avoir sa place, est-ce une question de circonstance, d’attitude ?
Avoir sa place, est-ce une façon d’exister ?
Trouver sa place demande-t-il un certain effort ? Si oui, quand et pourquoi ?
Céder sa place, est-ce une forme de générosité, de politesse ? Explique.
Quand on te dit : « Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place », es-tu d’accord ? Si oui,
pourquoi ? Si non, pourquoi ?
Pourrais-tu citer dix choses qui ont une place bien définie ?
Pourrais-tu imaginer la même phrase où le mot « chose » serait remplacé par le mot « personne » ?
Serais-tu d’accord ?
(Philéas et Autobule n°30 – mai/juin 2012)
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Le concept de liberté
Enjeux philo
Dans le discours prononcé à Bâle en 1975, Meret Oppenheim affirme : « La liberté n’est donnée à personne, il
faut la prendre. » La liberté est une notion qui ne cesse de muter dans la vie. Chez l'enfant, elle se confond
souvent avec son désir de posséder tout ce qui l’entoure, de marquer son territoire. En grandissant, sa liberté
se heurte au monde de l’école, qui voit apparaître les obligations et les contraintes de l’apprentissage et de la vie
collective, où l’enfant n’est plus seul à décider de tout et tout le temps. Progressivement ensuite, l’adolescence
et l’âge adulte l’amèneront à devoir conjuguer liberté et responsabilité, ce qui ne sera pas une mince affaire non
plus !
Poser avec les enfants la question de la liberté, c’est donc leur donner l’occasion de mettre des mots sur un
concept qui est parfois confus et contradictoire pour eux. En reconnaissant quelles en sont les spécificités, mais
aussi les limites, il leur sera possible de découvrir qu’être limité, contraint et frustré n’est pas forcément
négatif.
Questions philo
-
Comment définirais-tu le mot liberté ?
Quel serait pour toi le contraire de la liberté ?
Quels sont les moments dans ta vie où tu te sens vraiment libre ?
Quels sont ceux où tu ne te sens pas du tout libre ?
Existe-t-il des petites et des grandes libertés ?
Est-il possible qu’être libre soit parfois quelque chose de négatif ?
Est-ce facile d’être libre ?
Y a-t-il des gens qui peuvent t’empêcher d’être libre ?
Y a-t-il des gens qui peuvent t’aider à être libre ?
Trouves-tu normal que les adultes t’empêchent parfois de faire ce que tu veux ?
Est-ce toujours négatif lorsque les adultes t’empêchent de faire ce que tu veux ?
Penses-tu qu’être libre signifie la même chose pour les enfants que pour les adultes ?
Penses-tu qu’être libre signifie la même chose pour les garçons que pour les filles ?
Penses-tu qu’être libre signifie la même chose aujourd’hui qu’il y a cent ans ?
Penses-tu qu’être libre signifie la même chose dans tous les pays du monde ?
(Extraits de Philéas et Autobule n°33 – janvier/février 2013)
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PISTES PÉDAGOGIQUES
COLLÈGE, CLASSE DE TROISIÈME
Période historique
Le XXe siècle et notre époque
Thématique
« Arts, créations, cultures », « Arts, Etats et pouvoirs »
Problématique
En quoi l'interprétation du mythe de Geneviève de Brabant par Meret
Oppenheim permet-elle une lecture de l'histoire des femmes au XXe
siècle ?
Disciplines
Arts plastiques, français, histoire
LYCÉE, CLASSE DE PREMIÈRE
Période historique
Le XXe et notre époque
Champs
Anthropologique/Historique et social
Thématiques
« Arts, réalités, imaginaires », «Arts, mémoires, témoignages,
engagements »
Objet d'étude
La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIe à
nos jours/Les réécritures
Problématique
En quoi les variations de Meret Oppeheim sur le mythe de Geneviève de
Brabant contribuent-elles à donner un sens nouveau à un mythe ancien?
Disciplines
Arts plastiques, français, histoire
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Domaines artistiques
Arts du visuel
Arts du langage
Arts du quotidien
Arts du son
- Meret Oppenheim,
Images d'Épinal,
Plaques de lanterne
magique, Report
lithographique
colorié, IlliersCombray, Musée
Marcel Proust
- Jacques Offenbach ,
œuvres présentes dans
l'exposition
- Les Souffrances de
Geneviève, Huile sur toile,
1939
- Geneviève (projet de
sculpture), Crayon,
aquarelle sur papier, 1942
- Geneviève et quatre
échos, Huile sur toile,
1956
- Le Miroir de Geneviève,
Encre, 1967
- Geneviève, Sculpture :
Poèmes et carnets
(1928-1985), traduit de
l'allemand par HenriAlexis Baatsch et
Christine Meyer-Thoss,
1993
- Marcel Proust, Du côté
de chez Swann, 1913
Maurice Maeterlink,
Pelléas et Mélisande,
1893
bois, deux bâtons,
peinture à l'huile, 1971
Geneviève de Brabant,
opéra-bouffe de (1859,
1867 et 1875).
- Erik Satie,
Geneviève de Brabant,
opéra pour
marionnettes (1899)
- Robert Schumann,
Genoveva, opéra en 4
actes (1848)
- Claude Debussy,
Pelléas et Mélisande,
1902
œuvre complémentaire
Ingmar Bergman, La
Source, 1960, long
métrage
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Daphné et Apollon, réécriture
d'un mythe classique
Par Stéphanie Jolivet
Nicolas Poussin, Le Bernin, Tiepolo, Véronèse, Rubens, Le Tintoret,
pour n'en citer que quelques uns, ont représenté le mythe de Daphné
et Apollon dont la version la plus connue nous vient d'Ovide. La toile
Daphné et Apollon, peinte en 1943 par Meret Oppenheim, propose à
son tour une lecture librement inspirée du mythe classique. Loin
d’illustrer celui-ci, l'artiste s'empare des éléments du récit pour leur
donner un sens inattendu, où la violence se trouve dépassée dans une
vision apaisée de la nature.
La métamorphose d'Ovide
Ainsi le dieu et la vierge,
Poussés, l'un par l'espoir, l'autre par la crainte, accélèrent l'allure.
Lui cependant, porté par les ailes de l'amour, continue sa poursuite ;
Plus rapide, il renonce au repos, talonne le dos de la fugitive,
Et de son haleine effleure les cheveux épars sur sa nuque.
Elle est à bout de forces, livide et, dans sa fuite éperdue,
Vaincue par l'effort, elle dit en regardant les eaux du Pénée :
« Ô père, aide-moi, si vous les fleuves, avez un pouvoir divin ;
En me transformant, détruis la beauté qui m'a faite trop séduisante.
La prière à peine finie, une lourde torpeur saisit ses membres,
Sa poitrine délicate s'entoure d'une écorce ténue,
Ses cheveux poussent en feuillage, ses bras en branches,
Des racines immobiles collent au sol son pied, naguère si agile,
Une cime d'arbre lui sert de tête ; ne subsiste que son seul éclat.
Phébus l'aime toujours et, lorsqu'il pose la main sur son tronc,
Il sent encore battre un cœur sous une nouvelle écorce ;
Serrant dans ses bras les branches, comme des membres,
Il couvre le bois de baisers ; mais le bois refuse les baisers.
Le dieu lui dit : « Eh bien, puisque tu ne peux être mon épouse,
Au moins tu seras mon arbre ; toujours, tu serviras d'ornement,
O laurier, à mes cheveux, à mes cithares, à mes carquois.
Tu accompagneras les généraux du Latium, quand une voix joyeuse
Chantera leur triomphe, quand le Capitole verra leurs longs cortèges.
Tu te dresseras aussi, gardien fidèle, à l'entrée du palais d'Auguste,
Protégeant le portail orné en son milieu d'une couronne de chêne.
De même que ma tête reste jeune avec sa chevelure intacte,
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Toi aussi, laurier, porte comme un honneur un feuillage toujours
vert. »
Péan en avait terminé ; le laurier approuva de ses branches
À peine formées et on le vit agiter sa cime comme un signe de tête.
Ovide, Métamorphoses, Livre I, Fable 11, « Daphné changée en laurier »
La double métamorphose de Meret Oppenheim
Meret Oppenheim, Daphné et Apollon, 1943, Lukas Moeschlin, Bâle
Photo : Christian Baur Photograph, Bâle. @ Adagp Paris, 2014
La nymphe Daphné, pour échapper aux assauts d'Apollon, demande à
son père Pénée de la transformer en arbre au moment où elle se sent
rattrapée. Les représentations plastiques s'attachent généralement à
fixer la métamorphose, soulignant l'idée de fuite et de désarroi chez la
jeune vierge. La représentation de Meret Oppenheim défie toutes les
traditions : ce n'est plus Daphné mais les deux personnages qui sont
métamorphosés en arbre, retirant ainsi toute idée de poursuite. Les
personnages se font face bien que leurs visages soient déjà absorbés
par les frondaisons. Alors que le texte d'Ovide insiste sur l’âpreté du
désir d'Apollon : « Comme toi, l'agnelle fuit le loup ; la biche, le lion;
les colombes, d’une aile tremblante, fuient l’aigle ; chacune, leur
ennemi moi, c’est l’amour qui me jette sur tes traces », le tableau
Dossier pédagogique Meret Oppenheim : Rétrospective - LaM - Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut.
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montre le corps gracile de la nymphe gracieusement incurvé vers le
dieu. Le sein semble chercher la caresse plutôt que la fuir et l'écorce
qui doit protéger le corps des atteintes du dieu (« Sa poitrine délicate
s'entoure d'une écorce ténue, ») n'est présente que sur le bas de la
jambe laissant tout le corps à découvert. Les jambes semblent encore
mobiles, ressemblant davantage aux pattes d'un oiseau qu'à un tronc
qui les souderait pour protéger la nymphe de toute atteinte sexuelle.
Apollon démythifié
Face à Daphné, Apollon intrigue : c'est lui qui est fiché en terre.
Comme Eros chez Cranach, il est cerné par les abeilles qui
matérialisent son désir – autres représentations de la flèche - mais la
forme n'est plus humaine, elle est presque grotesque : Apollon en
père Ubu13. Les insectes perdent ainsi leur pouvoir symbolique et
renvoient à une réalité organique et de ce fait ironique : le plus beau
des dieux ressemble à une pomme de terre germée que convoitent les
insectes. C'est lui qui est fiché en terre, les pieds déjà pris et
recouverts d'écorce. Ces bras, sortes de tentacules sans mains, sont
trop courts pour atteindre Daphné et les mouvements matérialisés par
les traits blancs témoignent de l'agitation impuissante de ce corps
asexué.
Une vision apaisée de la nature
D'un mythe plein de violence, Daphné renonçant à sa vie humaine
pour échapper à un viol, Meret Oppenheim ne retient que la fin : « Eh
bien, puisque tu ne peux être mon épouse, au moins tu seras mon
arbre ; toujours, tu serviras d'ornement, ô laurier, à mes cheveux, à
mes cithares, à mes carquois. » Le tableau unit les deux feuillages
comme une unique frondaison. La tête du dieu n'est pas seulement
ceinte de laurier comme dans le mythe mais devient elle-même
laurier pour mieux s'unir à l'être aimé. Cette union se matérialise par
le choix des couleurs qui sont déclinées en 1963 dans Les Quatre
éléments 14 : vert, rose, gris, bleu. La terre, le feu, l'air et l'eau sont
présents dans le tableau et marquent l'harmonie présente dans la
nature.
Pour Meret Oppenheim, Daphné échappe à son agresseur non pas
dans la fuite mais au contraire dans l'harmonie avec la nature qui unit
les contraires. Plus de dominant et de dominée lorsque les deux êtres
sont deux doubles sexués d'une même entité vivante. Il semble
qu'Apollon se soit lui-même métamorphosé au contact de la nymphe
devenue laurier. Un tableau plein de délicatesse donc (de cette union,
c'est l'homme qui porte les fleurs) mais aussi plein de malice : ce
dieu, si beau qu'il fut surnommé « le brillant », perd beaucoup de sa
prestance et c'est la grâce de Daphné qui attire le regard, jolie nymphe
aux pieds de poule.
13
14
Ainsi que le représente Dora Maar en 1936 dans une photographie surréaliste.
Série de dessins, 1962-1963, voir p. 130 du catalogue de l’exposition.
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ATELIERS D’ÉCRITURE
Les formes de réécriture
Emprunts
La citation : reprise par l’auteur d’une phrase ou plus marquée par la typographie soit
pour soutenir son idée soit pour la contester
L’allusion : référence à un texte connu qui permet d’établir une complicité avec le
lecteur
La reprise : l’auteur puise chez ses prédécesseurs un personnage ou un sujet et se les
approprie en les traitant à sa façon
Variations
L’auteur réécrit un même énoncé mais en varie les modes ou faits d’écriture (au sens
propre)
Imitations
Le pastiche : jeu littéraire dans lequel l’auteur imite le style d’un autre écrivain sans
intention moqueuse pour marquer son admiration en s’appuyant sur une analyse
littéraire fine
La parodie : imitation d’une œuvre dans le registre comique qui déforme, caricature et
mélange les genres et les registres
Le burlesque traite sur un ton familier et comique des sujets nobles ou sérieux
L’héroï-comique recourt au style noble pour traiter d’un sujet banal
Les procédés de réécriture
Transposition : changement de genre, de forme de discours, de point de vue et de
narrateur ou de registre.
Amplification : expansion du texte source, les auteurs rajoutent des commentaires ou
des variantes à la première version de leur œuvre
Réduction : les auteurs procèdent par élimination, à la recherche d’une concision plus
frappante.
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PISTES PÉDAGOGIQUES
COLLÈGE : CLASSE DE SIXIÈME
Période historique
De l’Antiquité au IXe siècle
Thématique
« Arts, mythes et religion»
Problématique
En quoi l'interprétation plastique de Meret Oppenheim renouvelle-t-elle
le mythe antique de Daphné et Apollon ?
Disciplines
Arts plastiques, français, histoire
LYCÉE: CLASSE DE PREMIÈRE
Période historique
Le XXe et notre époque
Champs
Anthropologique/Historique et social
Thématiques
« Arts, réalités, imaginaires », «Arts, mémoires, témoignages,
engagements »
Objet d'étude
La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIe à
nos jours
Problématique
En quoi l'interprétation plastique de Meret Oppenheim renouvelle-t-elle
le mythe antique de Daphné et Apollon ?
Disciplines
Arts plastiques, français, histoire
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Domaines artistiques
Arts du visuel
Arts du langage
Œuvre présentée dans l'exposition
Ovide, Métamorphoses
Daphné et Apollon, 1943
Œuvres complémentaires
-Apollon et Daphné, Gian Lorenzo Bernini, v.
1622-1625, galerie Borghèse, Rome
-Apollon et Daphné, Nicolas Poussin, 1625, Alte Pinacothek, Munich
-Apollon et Daphné, Théodore Chasseriau, avant 1846, Louvre
-Apollon et Daphné, Paolo Caliari Veronese, v.1565-1570, San Diego Museum of
Art
-La course d’Atalante et Hippomène, Guido Reni, 1619, Museo e Galleria
Nazionali di Capoellimante, Naples
-La course d’Hippomène et Atalante, Giovani Antonio Rusconi, 1553,
Médiathèque centrale d’agglomération Emile Zola, Montpellier
-La course d’Hippomène et Atalante, Noël Hallé, 1762-1765, salle Sully, Louvre,
Paris
-L’enlèvement d’Europe, Claude Gellée, dit Le Lorrain, 1647, Getty Museum, Los
Angeles
-L’enlèvement d’Europe, François Boucher, 1747, Musée du Louvre, Paris
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