Marc HEURGON, « L`histoire du PSU - esu-psu-unef

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Marc HEURGON, « L`histoire du PSU - esu-psu-unef
Marc HEURGON
Histoire du P.S.U.
1. La fondation et la guerre d’Alg•rie (1958-1962)
Editions La d€couverte. 1994
Le massacre des manifestants algÄriens
La r€alit€ est tout autre et prend, dans la r€gion parisienne, un
visage horrible lors des manifestations pacifiques des travailleurs alg€riens et de la r€pression sanglante qui les accueille, le 17 octobre et
les jours suivants.
D•s le d€but de septembre — ce qu'atteste un communiqu€ de la
f€d€ration de Paris du PSU, fond€ sur des €chos du Monde 4 —, une
ƒ nouvelle loi des otages „ frappe les Alg€riens €tablis dans la r€gion
parisienne — ils sont pr•s de 150 000 — , en repr€saille des attentats
contre la police : rafles dans les quartiers de Paris ou les communes
de banlieue o… ceux-ci demeurent, expulsions par centaines pour manque de moyens d'existence r€guliers, etc. Le 5 octobre, le pr€fet de
police Maurice Papon franchit une nouvelle €tape en proposant au
gouvernement, qui l'accepte, d'instituer pour la population alg€rienne
un couvre-feu, de 20 h 30 † 5 h 30. Outre son caract•re discriminatoire, cette mesure est insupportable pour des travailleurs dont la vie
se d€roule en grande partie la nuit, apr•s le travail, dans les caf€s o…
l'on s'informe sur la situation, o… en particulier on affirme sa solidarit€ au FLN par la perception des cotisations ; toute vie militante
devient donc impossible.
La f€d€ration de France du FLN et son chef, Omar Boudaoud, prennent alors une d€cision risqu€e, † laquelle ils n'avaient jamais eu
recours depuis le d€but de la guerre. Afin de frapper l'opinion, ils
d€cident de braver ouvertement le couvre-feu en faisant converger
vers le centre de la capitale une €norme manifestation capable de drainer 30 000 personnes. Il s'agit essentiellement d'une d€monstration
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HISTOIRE DU PSU
pacifique ; le FLN a donn€ des consignes et des fouilles v€rifient leur
application : pas une arme, pas m‡me une €pingle !
Inform€, le gouvernement Debr€ n'h€site pas : il ne peut ‡tre question de laisser apparaˆtre Paris comme pass€ sous la coupe du FLN.
La manifestation est donc interdite et carte blanche est donn€e au
pr€fet de police, pourvu d'effectifs consid€rablement accrus. Ce faisant,
le Premier ministre et son entourage savent bien qu'ils assument un
gros risque : ces 8 000 policiers, qu'on d€chaˆne contre des milliers
de manifestants non arm€s, paient depuis des mois un lourd tribut †
une guerre dont ils sont souvent les victimes directes (depuis trois ans,
trente-six policiers ont €t€ abattus par le FLN et le mois pr€c€dent,
on a compt€ onze tu€s dans la r€gion parisienne). Ils sont donc
chauff€s † blanc, et l'on peut s'attendre de leur part aux r€actions
best iales d'un racis me so mmaire † l'€gard des ƒ bicot s „ et des
ƒ ratons „. D'autant plus que les responsables du maintien de l'ordre
les excitent : ƒ Pour un coup port€, on en rendra dix „, vient d'annoncer le pr€fet de police, ajoutant : ƒ Si un gardien se consid•re comme
menac€, qu'il r€agisse en l€gitime d€fense et je le couvrirai. „
Le mardi 17 octobre, en fin d'apr•s-midi, alors qu'il pleut sur Paris,
les bouches du m€tro ‰toile ou Concorde d€versent des milliers
d'Alg€riens venus des taudis d'Aubervilliers ou des cit€s de Stains,
tandis que de longs cort•ges issus des bidonvilles de Nanterre progressent vers le pont de Neuilly. L'atmosph•re est d€cid€e mais pacifique : les hommes se sont habill€s pour faire bonne impression, des
femmes portant leurs enfants ont rejoint la manifestation...
Alors commence le massacre, voulu et organis€, qui, pendant plusieurs jours, va se d€chaˆner sur Paris et sa banlieue. Il faut citer les
t€moignages les plus marquants. Par exemple, celui du militant du
PSU ‰lie Kagan, dont les photos constituent un souvenir aujourd'hui
irremplaŠable des Alg€riens battus et ensanglant€s, comme de toutes
les manifestations des ann€es soixante. Il filme ceux qui sont rassembl€s et matraqu€s sur les quais de la station Concorde, ceux qui,
† la sortie du m€tro, sont conduits vers des autobus r€quisitionn€s o…
ils sont sauvagement frapp€s. Kagan apprend alors qu'il y a des coups
de feu † Nanterre, il saute sur sa Vespa et arrive † temps pour photographier, au pont de Neuilly, les policiers ouvrant le feu sur le cort•ge des manifestants.
C'est Daniel Mermet, aujourd'hui producteur † France-Inter, qui,
sur le pont Saint-Michel, assiste aux charges des policiers, voit des
Alg€riens essayant en vain de s'accrocher aux bordures, mais, sous
les coups de matraques, finissant par l‹cher et ‡tre pr€cipit€s dans la
Seine. C'est Jacques Derogy, journaliste † L'Express, qui, sur les boulevards, assiste † la fusillade et voit une dizaine de corps entass€s,
tandis que Maurice Papon osera accuser le FLN d€sarm€ d'avoir tir€
le premier.
L'IRRUPTION DES MASSES (NOVEMBRE-D‰CEMBRE 1961)
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Mais, tandis que 11 000 arrestations ont €t€ op€r€es, les assassinats
vont se prolonger durant plusieurs jours. Claude Bourdet, achevant
de boucler le num€ro de France-Observateur, verra ainsi arriver au journal trois ou quatre policiers, boulevers€s et d€compos€s, qui lui racontent comment, dans la cour de la Pr€fecture de police, donc sous le
contrŒle des autorit€s responsables, une cinquantaine d'Alg€riens ont
€t€ abattus, avant que leurs corps ne soient jet€s † la Seine. Autre
t€moignage : celui d'un s€minariste marseillais, G€rard Grange, qui,
au palais des Sports, porte de Versailles, se voit montrer un placard
dans lesquels s'entassent une dizaine de corps ; et quand il en parle
† son €v‡que, celui-ci lui r€plique : ƒ Mais voyons, mon petit, si c'€tait
vrai, Ša se saurait ! „, traduisant parfaitement l'incr€dulit€ du grand
public devant les massacres.
Une entreprise de dÄsinformation
En effet, on assiste de la part du gouvernement † une formidable
tentative de d€sinformation. Une chape de plomb tombe sur le pays.
La th•se du pouvoir, deux morts dans une manifestation ƒ qui a d€g€n€r€ „, est seule d€velopp€e par une t€l€vision officielle qui ne transmet aucune image de la r€pression, et gr‹ce † l'interdiction impos€e
aux journalistes de faire leur travail et la soumission de la plupart des
journaux5 . Et puis, quelle information apporter dans une affaire o… il
y a peu de cadavres (combien ont €t€ anonymement enterr€s dans la
fosse commune du cimeti•re de Thiais ?), mais essentiellement des disparus ? C'est la petite Fatima Badar qui, † quinze ans, a voulu aller
† la manifestation et dont on retrouvera le corps, plusieurs jours plus
tard, dans le canal Saint-Denis. C'est Constantin Melnik, attach€ au
cabinet du Premier ministre, qui note un accroissement inexpliqu€ des
cadavres que charrie la Seine. Son estimation finale est de 100 †
300 morts 6 , alors que le d€l€gu€ du FLN Ali Haroun donne le chiffre
de 200.
Du cŒt€ de la majorit€, un silence pesant s'installe. Le 30 octobre
cependant, † l'Assembl€e nationale o… l'on d€bat du budget de l'Int€rieur, il se trouve un d€put€ mod€r€ pour sauver l'honneur ; c'est un
grand r€sistant, Eug•ne Claudius-Petit, qui s'insurge : ƒ Apr•s la honte
de l'€toile jaune, connaˆtrons-nous celle du croissant jaune ? Nous
vivons ce que nous ne comprenions pas que les Allemands vivent
apr•s l'av•nement de Hitler !7 „ Pour l'honneur €galement, † la veille
du 1 er novembre, quatre professeurs de facult€ (Alfred Kastler et Laurent Schwartz, membres du PSU, Jean Dresch, communiste, et Robert
Ricatte) lisent une d€claration dans leurs amphith€‹tres : ƒ Si les
FranŠais acceptent l'institution l€gale du racisme en France, ils porteront dans l'avenir la m‡me responsabilit€ que les Allemands qui n'ont
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HISTOIRE DU PSU
pas r€agi devant les atrocit€s du nazisme8 . „ Mais le ministre de l'Int€rieur, Roger Frey, se contente de r€pondre : ƒJusqu'† maintenant, je
n'ai pas le d€but d'un commencement d'une ombre de preuve. 9 „ Au
S€nat, la cr€ation d'une commission d'enqu‡te est refus€e et, en pr€sentant ses vœux, le 1 er janvier 1962, Papon pourra €voquer ce refus
comme une grande victoire de la police. La complicit€ de l'appareil
judiciaire avec le pouvoir est elle aussi particuli•rement frappante ;
aucune des plaintes d€pos€es n'aura la moindre suite.
On a pu situer la responsabilit€ de ces journ€es d'octobre au niveau
du gouvernement et de Michel Debr€, oppos€s † la politique de n€gociations avec le FLN et critiquant les concessions trop grandes † leurs
yeux faites par de Gaulle. Quant † ce dernier, il a une fois de plus
laiss€ faire, sans doute au nom de sa conception de la raison d'‰tat,
reprochant m‡me † Papon de s'‡tre un moment laiss€ d€border 10 !
Reste en effet le cas Papon, qui vaut d'‡tre examin€. En 1961, on
connaˆt seulement la docilit€ dont il a su faire preuve † l'€gard des
r€gimes qu'il a successivement servis. Edouard Depreux a rappel€ son
pass€ d'ƒ homme de gauche „, grandi en Seine-et-Marne, dans le sillage politique de FranŠois de Tessan, d€put€ et sous-secr€taire d'Etat
du Front populaire, mort en d€portation. ‰tudiant, le jeune Papon
adh€rait † la LAURS (Ligue d'action (universitaire ???) r€publicaine
et socialiste) ; en 1946, malgr€ les fonctions qu'il avait occup€es en
Gironde sous l'Occupation, il fut membre d'un cabinet minist€riel
socialiste 11 . Sous la IV e R€publique, il accomplit plusieurs missions
en Afrique du Nord, † deux reprises comme secr€taire g€n€ral au
Maroc, ensuite comme pr€fet de Constantine, ce qui lui valu d'‡tre
class€ comme un des f€roces partisans de la r€pression et d€cor€ par
Robert Lacoste. Ralli€ au gaullisme, le voil† pr€fet de police de Paris
pendant huit ans, de 1958 † 1966, et l'un des principaux responsables
des brutalit€s polici•res dans les derni•res ann€es de la guerre d'Alg€rie. Depreux encore parle de ƒ paponnades „ et Claude Bourdet, de
la tribune du conseil municipal, mettra le pr€fet de police † plusieurs
reprises en cause 12 .
On ignorait cependant en 1961 que ce grand serviteur du gaullisme,
plus tard recas€ comme d€put€ RPR du Cher, puis comme ministre
du Budget de Raymond Barre de 1978 † 1981, terminerait sa carri•re
inculp€ de crime contre l'humanit€ pour son rŒle dans la d€portation
des Juifs de Gironde sous l'Occupation. Accabl€ par des documents
que publie Le Canard enchaÄnÅ en mai 1981, traduit en d€cembre
devant un jury d'honneur de r€sistants pr€sid€ par Daniel Mayer, qui
prononce † son €gard une ƒ absolution „ partielle, Papon est inculp€,
en janvier 1983, par le parquet de Bordeaux. Onze ans plus tard,
l'affaire n'est toujours pas judiciairement close. Cette lenteur est-elle
l'effet des interventions du pr€sident de la R€publique, comme celles
qu'il a reconnues avoir faites pour emp‡cher le proc•s de Ren€ Bous-
L'IRRUPTION DES MASSES (NOVEMBRE-D‰CEMBRE 1961)
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quet ? On sait par l'ancien garde des Sceaux Pierre Arpaillange que
l'attitude de FranŠois Mitterrand fut diff€rente sur Bousquet et sur
Papon 13 . En tout cas, il a reŠu discr•tement † l'Elys€e, pendant plus
d'une heure, le 13 juillet 1990, dans une atmosph•re particuli•rement
d€tendue, voire amicale, un comit€ de soutien † Maurice Papon
conduit par l'ancien pr€sident du Conseil, Maurice Bourg•s-Maunoury, disparu depuis 14 . Bourg•s-Maunoury ? Un des trois ministres,
avec Robert Lacoste et Max Lejeune, † avoir approuv€ la torture pendant la guerre d'Alg€rie, indique Pierre Vidal-Naquet 15 ; ƒ un homme
que je respecte infiniment, un de mes amis personnels „, a rappel€
FranŠois Mitterrand l6 .
Henri Leclerc a eu, en 1990, † €tudier des documents ƒ hallucinants „ sur le rŒle de Papon. L'avocat d€fendait des journalistes du
Nouvel Observateur que ce dernier attaquait en diffamation parce qu'ils
l'avaient pr€sent€ comme ƒ complice franŠais du g€nocide 17 „. Leclerc
a analys€ le d€roulement de la rafle des Juifs orchestr€e † Bordeaux
le 15 juillet 1942, montrant comment Papon l'avait organis€e de faŠon
professionnelle, donnant des instructions pour qu'aucun Juif
n'€chappe, que les trains soient pr€vus en temps et en heure. Il s'est
entremis pour faire h€berger trente et un enfants juifs €trangers, ainsi
mis † l'abri, mais que, en fonction des accords Bousquet-Oberg, on
fera r€cup€rer un peu plus tard pour les diriger vers les chambres †
gaz d'Auschwitz 18 . Ainsi, l'homme du 15 juillet 1942 se faisait la main
sur les Juifs avant de s'attaquer vingt ans plus tard aux Arabes, le
17 octobre 1961.
Ce qui est int€ressant, c'est le mode de d€fense de Papon. Il ne
conteste nullement sa participation aux faits, et d€clare n'avoir agi
qu'en loyal fonctionnaire franŠais. Il est vrai qu'† partir de 1943-1944
il a aid€ la R€sistance se posant en serviteur du nouvel ‰tat dont il
pressentait la venue. Papon se consid€rera comme un bon et loyal
fonctionnaire, un grand serviteur de l'‰tat, non responsable de ses
actes, puisqu'il agissait dans le cadre de la fonction publique 19. Il arrive
qu'on prenne des sanctions contre des hommes politiques, mais beaucoup plus rarement contre des fonctionnaires. Cette haute administration ne se contente pas d'ob€ir aux ordres, elle peut orienter l'action
du gouvernement, comme ce fut † l'€vidence le cas lors de la rafle
du V€l' d'hiv' de juillet 1942 et du massacre d'octobre 1961. La France
continue, et Vichy n'est qu'une parenth•se, dont ni la France ni la
R€publique n'auraient † s'excuser, cette R€publique qui comporte
pourtant ƒ des journ€es o… elle est port€e disparue 20 „.
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HISTOIRE DU PSU
Trente annÄes de silence
On a not€ l'importance des informations apport€es par quelques
hebdomadaires pour briser le mur du silence officiel sur les €v€nements du 17 octobre. Citons €galement la vaste enqu‡te r€alis€e par
Jacques Panigel et r€v€l€e dans son film, Octobre Ç Paris, qui sera imm€diatement interdit ; trente ans apr•s, il a €t€ projet€ dans des r€unions
ferm€es mais jamais en entier † la t€l€vision. En s€ance publique du
conseil municipal de Paris dont il est membre, Claude Bourdet accuse
le pr€fet de police d'avoir €t€ le t€moin consentant du massacre de
plusieurs dizaines d'Alg€riens dans la cour de la pr€fecture. Maurice
Papon se tait et aucun d€menti ne sera publi€.
Le PSU, pour sa part, a r€agi avec vigueur. Il ne s'est pas content€
de d€noncer, il a r€clam€ ƒ que s'arr‡tent les s€vices et les humiliations, que soient rapport€es les consignes de couvre-feu, que les Alg€riens de France puissent se regrouper au sein de leurs propres
organisations et disposer de leurs propres moyens d'expression „. Un
tract : ƒ Les Alg€riens manifestent ! Pourquoi ? „ est tir€ † 120 000
exemplaires pour la r€gion parisienne, les f€d€rations de province
ayant mission de le reproduire 21 . Secr€taires f€d€raux et de section
sont appel€s † engager un travail d'explication dans leurs quartiers et
dans leurs villes, † s'adresser partout aux partis et syndicats pour organiser la riposte.
C'est seulement le 30 octobre que les syndicats ouvriers de la r€gion
parisienne (CGT, CFTC, FO), appuy€s par l'UNEF, publient un
communiqu€ commun, s€rieux avertissement au gouvernement : ƒ Une
r€pression polici•re analogue, nouvelle €tape de l'installation d'un
r€gime fasciste en France, d€clencherait une r€action imm€diate de
l'ensemble des travailleurs 22 . „ D€claration bien tardive et ne d€bouchant sur aucune action concr•te. Il faut bien constater que la manifestation la plus sanglante de toute l'histoire de France, le massacre
de plus de 100 ouvriers, n'a pas entraˆn€ une heure de gr•ve.
Le silence s'installe alors pour trente ans. Pas une ligne dans les
manuels scolaires de terminale23 . Les grandes organisations politiques
et syndicales se taisent. Quatre mois apr•s, le 8 f€vrier 1962, comme
on le verra, dans une manifestation anti-OAS, une charge de police
laissera neuf morts sur le pav€, au m€tro Charonne. Mais il s'agit
cette fois de victimes pr€sentables, tous franŠais, tous membres ou
sympathisants du Parti communiste. Plusieurs centaines de milliers de
Parisiens d€filero nt † leurs obs•ques, alors que les Alg€riens du
17 octobre n'ont eu ni fleurs ni couronnes. Charonne va occulter les
manifestations alg€riennes et chaque ann€e on en c€l€brera le souvenir. Curieusement, la petite sœur de Fatima Bedar, ‹g€e de douze ans
seulement † l'€poque, croira pendant des ann€es que celle-ci a €t€
tu€e † Charonne.
L'IRRUPTION DES MASSES (NOVEMBRE-D‰CEMBRE 1961)
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On avait d€j† v€cu un ph€nom•ne de ce genre sous la R€sistance.
Il faudra attendre les ann€es quatre-vingt-dix pour que soit reconnu
le rŒle d€terminant des €trangers dans le combat antinazi alors qu'en
1945 on n'en parlait pas, y compris au PCF o… on exaltait la ƒ r€sistance franŠaise „.
L'Alg€rie, devenue ind€pendante en juillet 1962, aura autre chose
† faire que de c€l€brer ces morts inutiles sur le plan historique. L'histoire de la guerre d'ind€pendance est en Alg€rie quasi ignor€e et
r€duite † des slogans progouvernementaux, d'autant plus que la quasitotalit€ des acteurs a €t€ €cart€e apr•s l'ind€pendance. Cette absence
de m€moire contribuera largement † faire le jeu du FIS, le FLN
n'apparaissant aux jeunes que comme une bureaucratie corrompue.
Et il faudra attendre 1991 pour que le 17 octobre soit officiellement
comm€mor€ en Alg€rie et soit c€l€br€ par une manifestation francoalg€rienne † Paris.
Cependant, pour en revenir † l'automne 1961, les Alg€riens ont
apport€ un nouveau t€moignage de leur r€solution qui va contraindre
le r€gime † reculer. Le 2 novembre, dans toutes les prisons et tous
les camps d'internement, les d€tenus, † commencer par Ben Bella et
ses quatre compagnons, entament une gr•ve de la faim pour obtenir
une transformation de leur statut de prisonnier. Combien sont-ils ?
10 000 peut-‡tre qui vont tenir dix-neuf jours et finalement gagner
puisqu'ils obtiendront pour tous le r€gime politique. Signe €loquent
de solidarit€, les FranŠais d€tenus † Fresnes pour leur soutien † la
cause alg€rienne s'associent † la gr•ve, dont le bulletin La Voix des
prisons, soutenu par le PSU, a fait connaˆtre les diff€rentes €tapes de
la lutte.
Mais la v€ritable riposte † la r€pression des manifestations alg€riennes, c'est la gauche franŠaise qu'elle concerne et c'est dans la rue qu'il
convient de l'apporter. Faute de pouvoir entraˆner les autres organisations, le PSU d€cide d'y descendre seul.
Le 1 er novembre du PSU
On peut craindre des incidents † Paris pour le septi•me anniversaire
de l'insurrection et, afin de ne pas prendre le risque d'un nouveau
massacre, le FLN a ordonn€ † ses militants de ne pas bouger. Tout
est donc calme. Le matin, place Maubert, quelques dizaines de manifestants se retrouvent † l'appel notamment du comit€ Audin et du
journal TÅmoignages et Documents, autour de Jean-Paul Sartre et de Laurent Schwartz, afin de t€moigner. La police tol•re un rassemblement
de dix minutes en silence. Selon Simone de Beauvoir, lorsque le
commissaire bon enfant ordonne de d€gager, un ƒ PSU bagarreur „,
Jean-Ren€ Chauvin24 , lui crie : ƒ Tirez, mais tirez donc ! „
342
HISTOIRE DU PSU
En cet apr•s-midi f€ri€ de Toussaint, il y a beaucoup de monde
dans les rues ; place Clichy, les queues s'allongent devant les cin€mas.
Il est un peu plus de 16 heures lorsque le cri ƒ Paix en Alg€rie „ retentit, aussitŒt repris par des centaines de ƒ promeneurs „. On court de
tous cŒt€s vers le centre de la place o… l'on hisse Depreux sur le
socle de la statue du mar€chal Moncey. On ne comprend que quelques
mots lorsqu'il appelle † la mobilisation contre ƒ ce r€gime qui tol•re
la renaissance du racisme „. D€j† un cort•ge s'est form€ qui s'engage
sur le boulevard de Clichy, tandis qu'un service d'ordre efficace fait
ranger les voitures et d€gage la voie. En t‡te, au coude † coude, les
membres du bureau national et des directions parisiennes, suivis par
plusieurs centaines de militants - 1 000 † 1 500 au moins, certains
iront jusqu'† 3 000. Sur les trottoirs, quelques journalistes discr•tement
pr€venus et une foule nombreuse, €tonn€e, certainement pas hostile.
Tout le long du parcours, des militants distribuent des milliers de tracts
multicolores (200 000, dira L'Express), expliquant : ƒ De Gaulle ne
cesse d'h€siter et de tergiverser [...]. Cette situation ne peut plus durer
[...]. Pr€parez-vous † manifester massivement dans les jours qui viennent 25 ! „
Pas un policier sauf, l†-haut, l'h€licopt•re d'observation ; les forces
r€pressives ne vont pas tarder † arriver, mais trop tard, car place Blanche la dispersion s'est op€r€e, les manifestants se sont dilu€s dans les
rues avoisinantes et lorsqu'ils descendront des cars, les policiers ne
pourront que se faire la main sur quelques badauds €berlu€s.
Une demi-heure plus tard, boulevard Poissonni•re, nouvel attroupement autour de quelques militants ; sortant de la foule qui faisait
queue devant le Rex, Depreux d€pose quelques roses rouges sur le
trottoir, l† o…, le 17 octobre, deux Alg€riens ont €t€ abattus: ƒLe
PSU † ceux qui sont morts pour leur libert€. „ Une courte d€claration
au micro d'Europe 1 convoqu€e † cet effet, et la dispersion se produit
avant que la police bern€e et furieuse ne redescende de la place Blanche.
Depreux expliquera 26 comment le bureau avait fait courir le bruit
que la manifestation se tiendrait sur les grands boulevards. ƒ Tout le
quartier €tait donc envahi par les cars de police, plusieurs heures avant
l'heure fix€e pour ce rendez-vous. „ Cependant, apr•s la dislocation
place Blanche, le secr€taire national prenait place dans la voiture de
Michel Rocard qui le conduisait boulevard Poissonni•re, ƒ croisant des
policiers tellement press€s qu'ils employaient le sens interdit en
klaxonnant sans r€pit ! „ Gr‹ce † ce chass€-crois€, ƒ il n'y avait plus
que quelques agents „ lors de la seconde apparition de Depreux,
devant le Rex.
Techniquement donc, il s'agit d'une op€ration fort bien mont€e,
comme le reconnaˆt la presse 27 : lieu de rassemblement d€cid€ seulement vers 14 heures par Alain Savary et Jean Arthuys, fausses infor-
L'IRRUPTION DES MASSES (NOVEMBRE-D‰CEMBRE 1961)
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mations r€pandues pour tromper la police, pratique des rendez-vous
secondaires (les militants y sont convoqu€s une heure avant, de bouche
† oreille, le lieu de convergence, place Clichy, n'€tant r€v€l€ qu'†
16 heures). Autant de trouvailles qui d€sormais seront reprises dans
toutes les manifestations de ce genre. On parlera de la ƒ tactique exp€riment€e par le PSU 28 „.
Premi•re manifestation de la gauche franŠaise depuis des mois —
ce, malgr€ l'interdiction et les menaces de poursuites contre les organisateurs 29 —, la mobilisation de Clichy apporte la preuve qu'il est
possible de ƒ tenir la rue „ pendant un bon moment sans assumer de
gros risques. La signification politique est claire : €bauche d'une
r€ponse au massacre des travailleurs alg€riens et † la poursuite inutile
de la guerre, ce n'est qu'une premi•re €tape vers des manifestations
de plus grande ampleur. On comprend que le 1 er novembre 1961 ait
rapidement rejoint le 27 octobre 1960 dans la mythologie du PSU.
Ceux des militants qui s'inqui€taient de l'avenir politique de leur parti
en sont tout revigor€s. Cela vaut bien le cocorico que lancera un mois
apr•s le comit€ politique : ƒ Le PSU a fait au cours de ces derni•res
semaines la d€monstration qu'il €tait † la fois le parti le plus combatif
et le plus r€solu † surmonter les obstacles qui s'opposent † une action
coordonn€e de toutes les forces antifascistes. C'est lui qui a pris, le
1 er novembre, l'initiative de ces manifestations de rue qui se sont
depuis multipli€es dans les d€partements 30 . „
La manifestation Ätudiante du 18 novembre
Effectivement, il s'agit de r€pliques aux attentats de l'OAS, prenant
la forme de grands meetings unitaires, par exemple, pour la derni•re
semaine de novembre, le 23 † Chartres, Angers, M‹con, le 24 †
Nancy, ou de manifestations de rue malgr€ les interdictions, † Toulouse le 23 et surtout, deux fois de suite † Grenoble, le 10 novembre
apr•s l'attentat contre la Bourse du travail et le 27 apr•s le plasticage
du si•ge du PC, cependant que continuent † se constituer des cartels
antifascistes plus ou moins larges 31 .
Tout s'€branle en effet et, le 18 novembre, ce sont douze organisations de jeunesse qui prennent le relais et appellent † manifester.
Bien sŽr, le PSU soutient 32 , et sa f€d€ration de Paris engage toutes
ses forces dans l'affaire. C'est donc un 1 er novembre, en plus large,
en plus gros. Par tracts, on a convoqu€ † l'Od€on, mais c'est † la
porte Saint-Denis que tout se passe † 17 heures, au milieu de la foule
du samedi soir : ƒ Un jaillissement, de la g€n€ration spontan€e. Des
manifestants qui d€bouchent des caf€s, des boutiques, de toutes les
rues adjacentes 33 . „ ƒ On aurait pu croire que Paris nous appartenait.
Il y avait une grande gaiet€ dans cette foule en marche, €tonn€e de
344
HISTOIRE DU PSU
sa libert€ 34 . „ Suivant la m€thode PSU, le lieu de rencontre est tenu
si secret, raconte Simone de Beauvoir, que son groupe d'amis, rassembl€ devant le Paramount, ne sait o… aller et il faut que Jean-Pierre
Vigier les envoie par le m€tro † Strasbourg-Saint-Denis. Le cort•ge 10 000 † 12 000 personnes, avec une forte participation d'€tudiants
communistes —, descend les boulevards jusqu'† Richelieu-Drouot, mais
l†, une charge de police l'arr‡te brutalement et les tronŠons de ce
long ver de terre sectionn€ continueront de s'agiter de Saint-Lazare
† la gare du Nord et jusqu'au quartier Latin longtemps apr•s la tomb€e
de la nuit. ƒ Belle journ€e qui encourageait † l'espoir „, commente
encore Simone de Beauvoir en notant, comme Gis•le Halimi et
Claude Faux, la brutalit€ du matraquage : ƒ Les flics, arm€s de
mat raques sp €cia les, €nor mes, ava ient cogn€ par plais ir. „ Ce
18 novembre marque donc une seconde €tape vers l'intervention des
ƒ larges masses „.
4. Le Monde, 5 septembre 1961.
5. Tandis que Le Monde reste particuli•rement prudent, les hebdomadaires qui donnent
les premiers t€moignages sur la r€pression sont : Tribune socialiste, 21 octobre; FranceObservateur, 19 octobre (Claude BOURDET, Gilles Martinet) et 26 octobre ; L'Express, 19
octobre (Claude KRIEF et Jacques DEROGY) et 26 octobre (FranŠoise GlROUD, Claude
ROY). Voir particuli•rement, dans le m‡me journal, les deux reportages de Jean CAU, ƒ
Chez les ratons„, 26 octobre et 16 novembre 1961.
6. Constantin MELNIK, est sans doute celui qui fournira ult€rieurement le plus de
t€moignages et interviews. Philippe ALEXANDRE (Le Roman de gauche, Plon, Paris, 1977) fait
€tat des ƒ archives Melnik „.
7. D€clarations cit€es par Herv€ HAMON et Patrick ROTMAN, op. cit., p. 375, d'apr•s
Le Journal des dÅbats.
8. Herv€ HAMON et Patrick ROTMAN, op. cit., p. 375.
9. Ibid., p. 375.
10. Interview de Maurice PAPON par Jean-Pierre ELKABACH sur La Cinq, octobre
1991.
11. Edouard DEPREUX, Servitude, op. cit., p. 29.
12. Claude BOURDET, France-Observateur, 28 d€cembre 1961.
13. Pierre ARPAILLANGE, LibÅration, 20 septembre 1994
14. Serge RAFFY, ƒ Vichy, les juges et le pr€sident „, Le Nouvel Observateur, 8
septembre 1994, entre autres t€moignages apr•s l'intervention t€l€vis€e de FranŠois
MITTERRAND, face † Jean-Pierre ELKABACH, 12 septembre 1994.
15. Pierre VIDAL-NAQUET, La Torture dans la RÅpublique, Minuit, Paris, 1972,
notamment p. 163.
16. FranŠois MITTERRAND, intervention t€l€vis€e cit€e du 12 septembre 1994.
17. Article de Serge RAFFY et Marie-France ETCHEGOIN dans le Le Nouvel
Observateur, 21 juin 1990. Maurice PAPON gagne son proc•s en janvier 1991. Henri
LECLERC a fait appel et PAPON s'est d€sist€.
18. Sur la rafle de Bordeaux en juillet 1942 et sur la d€fense de PAPON, voir Henri
LECLERC, Un combat pour la justice, entretiens avec Marc HEURGON, La D€couverte,
Paris, 1994.
19. Argumentation d€velopp€e par Maurice PAPON dans son interview cit€e, par JeanPierre ELKABACH.
20. Titre du documentaire consacr€ aux massacres d'octobre 1961, r€alis€ par Philip
BROOKS et Alan HAYLING, un Australien et un Britannique, couronn€ par la BBC, et
enfin diffus€ sur FR3 en f€vrier 1993.
21. Communiqu€ du bureau national du PSU, 18 octobre, apr•s une r€union commune
avec les responsables parisiens. Circulaire aux secr€taires f€d€raux et secr€taires des
sections de Paris. La commission ex€cutive de Paris, r€unie le 23 octobre, fait des
manifestations alg€riennes le premier point de son ordre du jour.
22. Communiqu€ des unions d€partementales CGT, CFTC, FO du 30 octobre 1961 et
simultan€ment, communiqu€ de l'UNEF.
23. Beaucoup d'ouvrages consacr€s † la guerre d'Alg€rie font l'impasse sur le massacre
du 17 octobre. Yves COURRI•RE, dans sa somme en quatre volumes (Fayard, Paris, 1971)
parle de ƒviolents incidents (12 000 arrestations) „ sans dire un mot des victimes. Il faut
attendre les ann€es quatre-vingt pour que trois livres soient consacr€„ aux €v€nements
d'octobre. Michel L‰VINE, d'abord, publie Les Ratonnades d'octobre (Ramsay, Paris,
1985), qui passe totalement inaperŠu. Le romancier Didier DAENINCKX raconte dans un ƒ
polar É cette sanglante journ€e † travers l'itin€raire d'un professeur d'histoire, Meurtres pour
mÅmoire (Gallimard, Paris, 1984). Enfin, un €ducateur, Jean Luc EINAUDI, dans sa Bataille
de Paris (Le Seuil, Paris, 1991), refait un travail d'enqu‡te pointilleux, nourri des archives
du FLN en France, qui est maintenant l'ouvrage d€ r€f€rence. Signalons par ailleurs les
livres de souvenirs, comme celui d'Ali HAROUN, ancien dirigeant du FLN en France, La 7
Wilaya (Le Seuil, Paris, 1986), ou l'autobiographie de Maurice PAPON, Les Chevaux du
pouvoir (Pion, Paris, 1988), qui r€€crit l'histoire † sa mani•re et proclame une fois encore
avec impavidit€ : ƒ Force est rest€e † la loi, au prix finalement de trois morts inutiles. „
24. Simone DE BEAUVOIR, La Force des choses, Le Livre de Poche, Paris, 1969, t, 2 p.
487. Jean-Ren€ CHAUVIN avait eu des responsabilit€s † la f€d€ration de Paris de •'UGS,
avant de rester en marge du PSU.
25. Tract PSU du 1er novembre et tract apr•s la manifestation.
26. Edouard DEPREUX, Servitude et grandeur du PSU, op. cit., p. 32.
27. Deux colonnes dans Le Monde, 3 novembre, un compte rendu €logieux et excessif
dans L'Express, 2 novembre ; voir aussi Simone DE BEAUVOIR, op. cit., p. 438.
28. Guy NANIA op. cit., p. 211 ; Le Monde, 21 novembre et 8 d€cembre.
29. Edouard DEPREUX, Servitude et grandeur du PSU, op. cit., p. 30.
30. Communiqu€ du comit€ politique national du 3 d€cembre 1961.
31. Tribune socialiste, 11 novembre, 18 novembre et 2 d€cembre.
32. Communiqu€ de soutien du bureau national du PSU, 15 novembre 1961.
33. France-Observateur et L'Express, 23 novembre 1961.
34. Simone DE BEAUVOIR, op.cit, p. 441.