JP_Morgan_Le_monde_aout_2013
Transcription
JP_Morgan_Le_monde_aout_2013
0123 9 économie Dimanche 18 - Lundi 19 août 2013 Les grands argentiers 6/6 Le tempérament de spéculateur du financier américain le conduit à exercer ses talents dans les chemins de fer, les mines ou le commerce des armes durant la guerre de Sécession. On vit en lui le sauveur de l’économie américaine après la crise de 1907 J. P.Morgan, le mythe du «super-banquier» L e 31 mars 1913 disparaissait le financier américain John Pierpont Morgan (J. P. Morgan). Si Henri Germain (1824-1905), le fondateur du Crédit lyonnais, certains dirigeants de Lazard ou de Paribas dans l’entre-deux-guerres et danslesannées1960-1970,MichelPébereau, dirigeant de BNP Paribas dans les années 2000, et divers leaders de la City – Sir Ernest Cassel (1852-1921), Sigmund Warburg (1902-1982) –, ont eu une envergure de « grands banquiers», J. P. Morgan en est un modèle. Il a été un « passeur» qui a contribué à l’essaimage des savoir-faire et des réseaux relationnelsde la banqueeuropéennevers l’Amérique du Nord. Né en 1837, il est le fils de Junius Morgan (1813-1890), un négociant américain qui avait traversé l’océan pourrejoindre,àLondres,en1854,unebanque d’affaires et de marchés familiale, créée par l’Américain George Peabody, qui prend le nom de Junius Spencer Morgan en 1864 (puis de Morgan Grenfell & Co en 1909). J.P. Morgan bénéficie d’une éducation européenne – qui le conduit à Londres, en Suisse et en Allemagne – et nordaméricaine. Ces liens transatlantiques expliquent sa culture internationale qui le voit se former à la succursale parisienne d’une banque de Philadelphie, Drexel (en 1868-1870), et séjourner souvent en France, à Paris ou à Aix-les-Bains (Savoie). Il s’enracine à New York, comme employé de Peabody, avant de monter en 1871 Drexel-Morgan, une banque sœur de JS Morgan et de la maison Drexel. Au départ de la famille Drexel en 1890, il contrôle trois maisons : cette dernière, à Philadelphie, JPMorgan à New York et MorganHarjes à Paris. Il fréquente les monarques européens et les présidents américains. Il a impulsé le glissement du pôle financier et bancaire de Boston et Philadelphie vers Wall Street. Aux côtés de la banque «israélite» (Kuhn-Loeb,Seligman)ouchrétienne (Brown, Kidder Peabody), il affirme un nouveau modèle, celui de la banque financière qui agit en relais de la City. Jusqu’à la première guerre mondiale, une grosse partie des titres nord-américains estplacéesurleVieuxContinent.Aulendemain de la guerre de Sécession, l’explosion de la croissance stimule des émissions de titres publics et privés (chemins de fer, charbonnage) à placer en Europe. J. P. Morgan devient le symbole de l’essor du marché financier new-yorkais. Il organise des syndicats d’émission et de garantiedes titres.Ilnégocieles conditions des opérations, et mobilise les grands investisseurs privés, bancaires (avec leurs Le rôle central de la banque lors des crises financières 17 mai 1792 Création de la Bourse de New York (Wall Street). 1837 La première d’une série de crises financières aux Etats-Unis (1857, 1873, 1884, 1893). 1838 George Peabody crée une banque d’affaires et de marchés à Londres. Elle devient Junius Spencer Morgan, puis Morgan Grenfell et restera active jusqu’à son rachat par Deutsche Bank en 1989. 1877 John Pierpont Morgan (1837-1913), associé depuis 1871 d’Investment Bank Drexel de Philadelphie, prend la tête de sa maison sœur new-yorkaise en 1877. Et la transforme en JPMorgan en 1895. Elle est à la fois banque d’affaires, banque d’entreprise et banque commerciale généraliste. 1907 Panique bancaire aux Etats-Unis, avec des retentissements en Europe. M. Morgan négocie avec ses confrères et les autorités un plan d’injection de liquidités grâce à la mise sur pied d’une coopération interbancaire, dont la banque JPMorgan est la cheville ouvrière. Le rapatriement massif de liquidités de Londres sur New York met la City en difficulté. C’est la première crise de liquidité internationale au XXe siècle. 23 décembre 1913 Le Congrès vote le Federal Reserve Act, qui institue la banque centrale américaine, la Fed. John Pierpont Morgan, vers 1902. THE GRANGER COLLECTION NYC/RUE DES ARCHIVES JamieDimon, dansledroit-fil dufondateur L es successeurs de J. P. Morgan affrontent une rude concurrence à partir du début du XXe siècle : des modèles émergent, comme la banque commerciale de dépôt (City Bank, Bank of America), la banque d’affaires orientée vers l’industrie nouvelle et les services (Lehman, Goldman Sachs), et les banques de courtage de valeurs mobilières (Bear Sterns, Merrill Lynch). L’outilbâtiparJ.P.Morganrésistejusqu’à la loi américaine Glass-Steagall, qui impose, en 1933, la séparation entre activités de banque de dépôt et de banqued’affaires.L’établissementse divise alorsentreJPMorgan(banquecommerciale), Morgan Stanley (banque d’investissement) et Morgan Grenfell à Londres (banque d’affaires et de marchés) en1935.Danslesannées1950-1960,malgré sa fusion avec Guaranty Trust en 1959, JPMorgan se fait dépasser par ses grandes rivales nationales ou régionales.Après avoirfusionnéavec Chemical Banken2000,elleestelle-mêmerachetée par Chase Manhattan (l’ex-banque de la famille Rockefeller) en 2001. Ainsi naît JPMorgan Chase. Il faut attendre Jamie Dimon pour que JPMorgan redevienne l’un des grands de la banque mondiale. Artisan del’assainissementd’ungroupedebanques régional à partir de 2000, il l’agrègeà JPMorganChaseen2004etdevient le patron de ce nouveau géant diversifié. Il lui applique son art du management: il n’aura subiaucun trimestreen perte sur la période 2007-2013! réseaux d’investisseurs) ou institutionnels. En précurseur du retournement qui fait de Wall Street le leader financier du monde, M. Morgan cogère les trois emprunts anglais à New York pour financer la guerre des Boers en Afrique du Sud en 1900-1901 (342 millions de dollars de l’époque), avant de négocier un emprunt japonais en 1904. J. P.Morgan incarne le modèle économique de la grande banque d’affaires qui anime la réorganisation du capitalisme dans son pays. Il cristallise un riche capital relationnel, en intime du monde des investisseurs et des prescripteurs d’opinion. Un homme d’influence qui multiplie les rencontres avec les parlementaires, les juges, les journalistes, les universitaires et les juristes. Proche des dirigeants des Etats de New York et de Washington, il conduit, au tournantdesannées1870,plusieursopérations de conversion de la dette fédérale en contribuant à la confiance à son égard, comme une sorte d’artiste de la finance. Entre 1896 et 1904, il coorganise l’emprunt de 40 millions de dollars pour l’achat de la Compagnie française du canal de Panama, avant de participer aux opérations financières – et politiques – instaurant une entreprise américaine pour le chantier du canal en 1904. J. P. Morgan contribue à bâtir l’assise de la place new-yorkaise par rapport à ses rivales en devenant le symbole des « arrangeurs d’affaires », à partir d’une première opération de défense d’une compagnieferroviaireen 1870,qui lui procure le respect de la place. M. Morgan et les élites des années 1890-1900 prônent l’affirmation d’une puissanceaméricaineappuyéesurlarationalisation autour de groupes et la limitation d’une ultraconcurrence stérile face au capitalisme sauvage des pionniers. Parrain de Wall Street, stratège au sein de nombre de conseils d’administration et pourvoyeur de liquidités et d’obligations, il négocie entre 1880 et 1901 avec les rois des chemins de fer un regroupement autour de sept entreprises dont il en parraine quatre. Il s’illustre comme maître d’œuvre financier de la création du groupe de l’industriel américain Thomas Edison en 1878, puis de son intégration dans General Electric (1889), avant la fusion avec Thomson-Houston en 1892. Il parraine la concentration dans US Steel (acier), en 1901, et dans International Harvester (matériel agricole), et la réorganisation financière d’AT & T (télécommunications) au tournant du XXe siècle. La force de frappe transatlantique de John Pierpont Morgan et, surtout, son habileté juridique et financière sont entrées dans la légende bancaire Un grand banquier doit résister aux krachs!… Or M.Morgan perce dans les opérations d’obligations fédérales quand chute son grand rival, Jay Cooke (1821-1905),en 1873. Comme il est présent dans beaucoup de clubs, conseils d’administration ou salons,ilaccèdeàunmaximumd’informations. Il y décèle les risques de spéculation. Fortd’uneprudencepersonnelleetcollective ayant permis à son entreprise de tenir bon face aux crises américaines et transatlantiques, avec le temps, il acquiert une aura de « sage» de la place new-yorkaise. Lors du krach transatlantique de 1882-1884, M. Morgan monte un club bancaire qui soutient le cours des valeurs ferroviairesà Wall Street et à la City. Il rachète des sociétés en difficulté et les rapproche : la confianceest restaurée.Lorsd’unepanique euro-américaine de 1890 à 1895, les investisseurs européens vendent leurs dollars. L’Etat fédéral risque une crise de liquidité, voire un défaut. J. P. Morgan met au point, à la Maison Blanche, l’opération de sauvetage : sur la place de Londres, J. P. Morgan et Rothschildachètent de l’or, le transfèrent à New York, et apportent leur garantie à un emprunt privé gagé sur cet or portant sur 65 millions de dollars sur trente ans. La confiance retrouvée permet la revente des titres avec profit, puis de proposer un emprunt public de 67 millions de dollars en 1896, monté par J. P. Morgan. La force de frappe transatlantique de ce dernier et, surtout, son habileté juridique et financière entrent dans la légende bancaire. Cela conduit à l’établissement officiel du gold standard(« étalonor ») aux Etats-Unis, en 1900. Lorsdelacriseconjoncturelleinternationale de 1907-1908, les Bourses s’effondrent, la défiance gagne les investisseurs, des entreprises tombent (Westinghouse), la place new-yorkaise vacille… Des fonds d’investissementayanttropgrossiy subissentune ruéesur leursdépôts.Unecrise de liquidité menace. J. P.Morgan est, en octobre-décembre1907, l’animateurde la communauté des affaires, faute d’une banque centrale fédérale. Il mène des réunions entre industriels et banquiers (notamment dans sa propre bibliothèque), négocie avec le maire, le gouverneur et l’Etat. C’est l’homme d’influence qui dégage une réponse collective à la crise – et met en œuvre les théories émises par l’économiste anglais Walter Bagehot (1826-1877) enfaveur de la « solidaritéde place», négociée par les parties prenantes. J. P. Morgan est à lui seul un prêteur en dernier ressort et gouverneur de banque centrale – créée seulement en 1913 –, un directeur du Trésor, le noyau de la communauté des banquiers et, donc, la clé de voûte de Wall Street, garant moral et technique, avec ses grands confrères, de la stabilité monétaire et financière du pays. p Hubert Bonin Hubert Bonin est professeur d’histoire économique à Sciences Po Bordeaux et membre du Groupe de recherche en économie théorique et appliquée de l’université Montesquieu-Bordeaux IV. La même arrogance Entre-temps, l’établissement est devenuundeslaboratoiresdelarévolution de la banque de marchés. Dans la seconde moitié des années 1990, une staraémergédanslemondedelafinance: BlytheMasters,dont leséquipesont contribué à concevoir les « produits dérivés» et les contrats de garantie de crédits. D’autres (Steve Black, Bill Winters, Jimmy Lee) sont des pionniers des obligations adossées à des prêts. La maison devient le leader des dérivés. Elle perce aussi en banque d’affaires pour l’émission de titres. M. Dimon est le « banquier de l’année» en 2004! Il laisse pourtant ses responsables de la supervision des risques exiger des limites, ce qui évite de trop grosses pertes quand la crise éclate. L’entité ne perd « que » 3,13 milliards de dollars (2,31 milliards d’euros) en banque de marché en 2007, contre 20,8milliards de dollars pour Citicorp, par exemple. Elle devient même l’un des sauveurs de la banque américaine en reprenant la banque de courtage et d’affaires Bear Stearns en mars 2008, puis la banque de dépôt Washington Mutual. Et supplante Citigroup comme numéro un. On compare dès lors M. Dimon au légendaire J. P. Morgan. Il montre parfois la même arrogance… Il est habile à faire passer pour des broutilles les dysfonctionnements de ses spécialistes de la banque de marché (un trader, surnommé « la Baleine de Londres », Bruno Iksil, perd plusieurs milliards d’eurosen 2012)oulesamendesà payer pour des ententes interbancaires. Lacroissancereposesur225000salariés, mais aussi sur de brillants gestionnaires, telle Mme Masters, devenue la patronne de la banque de marché sur les matières premières. Avec Lloyd Blankfein, le patron de Goldman Sachs, M. Dimon est l’interlocuteur clé des pouvoirs publics, tant à la Réserve fédérale (banque centrale américaine) qu’au Trésor. Il a toujours appuyé les démocrates. C’est un lobbyiste essentiel dans la discussion des nouvelles lois de régulation bancaire. J.P. Morgan aura trouvé un digne héritier! p Hu. Bo.