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RENCONTRE DANS LE TRAVAIL
RAPHAËLE JEUNE, COMMISSAIRE
Valeurs croisées est une tentative de rencontre, dont les œuvres réunies dans l’exposition
témoignent. Rencontre entre des pratiques singulières, celles des artistes qui portent un regard
sur le monde et donnent forme à ce regard, et des pratiques de production liées à l’économie
(de biens, de services) qui appartiennent au “monde du travail”, à celui de l’entreprise, grande,
petite, privée ou publique…
Ce qui est au cœur de la pratique artistique comme de l’entreprise, c’est l’activité créatrice de
valeur : le travail. Valeurs croisées propose d’explorer ce qui se passe à l’intersection de ces lieux
de la production, en croisant les regards. N’y a-t-il pas une convergence dans la nature de
leurs activités avec l’avènement de l’économie de la connaissance, et à l’inverse, n’assiste-t-on
pas à une divergence croissante entre standardisation des pratiques professionnelles et
singularité artistique ? Il semble intéressant de confronter les préoccupations des acteurs de ces
deux univers, leurs desseins, leurs compétences pour mieux comprendre les modes de
fonctionnement de chacun.
Les artistes ont toujours été sensibles aux mutations du monde économique. À la révolution
industrielle, alors que le travail devient une marchandise échangeable librement, l’artiste choisit
de s’affranchir des sujets de genre et d’utiliser sa force de travail artistique comme il le souhaite.
Plus tard, le mouvement des avant-gardes répond à la rationalisation industrielle de la production
qui a morcelé l’humain, en imaginant des systèmes globaux d’existence, comme pour retrouver
une unité perdue (Suprématisme, Futurisme, Dadaïsme, Surréalisme, etc.). L’exploitation
capitaliste de la propriété a fait sien le pouvoir de la représentation, ce qu’un geste radical
comme le ready-made duchampien bat en brèche en présentant directement un objet transfiguré
par l’idée.
Les Trente Glorieuses voient le temps libre des travailleurs s’organiser, et la mise en spectacle
du monde par les médias de masse conduit les artistes à brouiller la frontière entre art et vie pour
restituer toute son importance à l’expérience vécue. En témoigne Robert Filliou [cf. p. 48] qui
élabore un principe de création permanente et déclare que « l’art est ce qui rend la vie plus
intéressante que l’art ».
Et ce sont les artistes encore qui préfigurent, avec la “dématérialisation de l’art”, la grande
mutation du labeur en travail immatériel que nous vivons depuis la révolution informatique.
Aujourd’hui, les grandes unités de productions ont été délocalisées en Chine, en Inde ou dans
les pays de l’Est, modifiant considérablement le visage du travail en Occident. Les entreprises
européennes, pour survivre, doivent se montrer toujours plus créatives face à un marché mondial
plus que jamais concurrentiel. Pour les entreprises de service, le premier capital est devenu le
capital humain, qui doit être source d’innovation, apte au changement, capable de réponses
fluctuantes. La forme future de l’entreprise s’apparenterait même à un flux d’énergie d’intensité
variable, sans limites fixes et toujours en mouvement, entre réel et virtuel, au sein d’une économie
immatérielle où temps de travail et temps de vie s’interpénètrent. Julien Prévieux [cf. p. 74] ne s’y
trompe pas en mettant en jeu, dans ses réponses – négatives – à des annonces d’emploi, des
considérations qui dépassent ses simples compétences professionnelles et touchent à des
problématiques d’existence (Lettres de non-motivation).
De son côté, à l’instar de Nicolas Floc’h [cf. p. 50] qui a collaboré avec dix entreprises et institutions
pour réaliser sa Tour Pélagique, l’artiste est aujourd’hui celui qui invente des mondes au travers
de formes ou de formes de vie dont la production est parfois le fruit d’une chaîne complexe de
compétences. Habitué à travailler en “manager” au sein d’un réseau de collaborateurs multiples,
il organise pour chacun de ses projets les conditions de sa réalisation (conception, financement,
fabrication, communication, diffusion, etc.). Saisissant mieux que personne les mutations, il
construit une œuvre qui est « dans ce passage entre production d’objet et production de soimême ; un travail immatériel, imprévisible, qui se confond avec la vie » (Philippe Parreno).
The Mud office [cf. p. 67], avec son économie organique, se réapproprie les processus économiques comme principe vital, à expérimenter. Gilles Mahé [cf. p. 61], au travers de son entreprise
Gilles Mahé & Associés SA ou d’autres créations (par exemple Gilles Mahé joue au golf en
pensant à Rudy Ricciotti, 1993-1996), développe une œuvre qui s’apparente à un art de vivre,
remettant en question les conditions de production et de diffusion traditionnelles de l’art.
Si l’on ne parle plus de métier dans l’art depuis longtemps, cette notion a aussi perdu son
sens dans l’économie postindustrielle. Les tâches professionnelles se confondent de moins
en moins avec une transformation de matière, dont le résultat serait facilement quantifiable en
terme de productivité. Elles prennent aujourd’hui des formes plus fluctuantes, aux contours
difficiles à définir.
La dématérialisation du travail et l’évolution vertigineuse des schémas productifs avec les
technologies numériques signent la fin d’une optique de métier à vie et instaurent un autre
rapport au temps. On ne peut plus prétendre améliorer ses compétences et accumuler de
l’expérience sur toute la durée de sa vie active. La flexibilité contemporaine exige des
travailleurs une capacité d’adaptation qui leur rend difficile le récit de leur histoire. C’est
ainsi que l’ancienneté est aujourd’hui moins valorisée que l’aptitude à faire évoluer ses
compétences, c’est-à-dire à devenir interchangeable.
Comment l’artiste peut-il répondre à cette situation si ce n’est par une interrogation sur sa
place, son rôle, son interchangeabilité ? Avec Cushy Job en 1996, Gianni Motti [cf. p. 65]
revendique le statut d’artiste dans sa fonction d’assistant d’autres artistes renommés, et la
dimension subalterne de cette activité mine la question de l’auteur. Adel Abdessemed [cf. p. 23]
propose purement et simplement sa démission… impossible (Adel has resigned, 2001).
La difficulté d’évaluation du travail aujourd’hui vient d’un anachronisme entre la situation
réelle et des schémas de quantification rationnelle obsolètes. Gabriel Tarde1, penseur de la
fin du 19ème siècle avait déjà compris la dimension “psychologique” de la valeur du travail,
incluant les affects et les croyances de la personne, qui manquaient à la théorie économique
marxiste et qui relève de l’incalculable. Et pourtant, les formes d’évaluation aujourd’hui
s’appuient principalement sur des critères de productivité traduisibles en chiffres. L’artiste
Martin Le Chevallier [cf. p. 59] interroge ce phénomène en se prêtant au jeu de faire évaluer
sa démarche artistique, poussant jusqu’au bout le diktat de l’efficacité. Richard Sennett2,
sociologue témoin des mutations contemporaines, signale le danger d’une perte de la
mémoire de l’expérience, et le besoin d’un récit de soi au travail fondateur de repères
identitaires dans la fluctuation des rôles.
Le “capital humain” est donc plus qu’une ressource à faire fructifier. Une réintroduction du
sujet est peut-être à penser. Non pas comme entité toute-puissante ou comme auteur unique
de sa vie, mais comme singularité en devenir ouvert, fragile et désirante, dans une dynamique
engageant toute sa “puissance d’invention”. Ce à quoi invitent Jean-Louis Chapuis et Gilles
Touyard [cf. p. 38] lorsqu’ils recueillent les pensées du jour de gens au travail ; ou encore Igor
Antic [cf. p. 28] en accompagnant un salarié-artiste dans la conduite de son projet de
création.
Si les frontières se brouillent entre l’être travaillant et l’être vivant, comme elles se sont
brouillées, pour de nombreux artistes, entre l’art et la vie, on peut alors reprendre le concept
d’économie élargie de Georges Bataille, qui considère les échanges humains au sens large,
en contrepoint d’une économie restreinte où le travail est réduit à sa dimension comptable.
Les valeurs économiques sont comme toutes les valeurs, elles dépendent du crédit qu’on leur
accorde, comme on le voit avec les phénomènes d’« euphorie » ou de « panique » boursière.
D’ailleurs, à une époque où le langage des affaires emploie l’expression « création de la
valeur » pour désigner une mécanique financière tournée vers l’actionnariat, il ne faut pas
oublier que le mouvement capitalistique dépend lui-même des affects de ses opérateurs,
qu’elle s’efforce de capter.
1
2
Tarde, Gabriel : Psychologie économique, Felix Alcan, Paris, 1902
Sennett, Richard : Le Travail sans qualité, Albin Michel, Paris, 2000
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QUE PEUT L’ART ?
Rappelons que l’art n’est pas hors de l’économie, mais qu’il y participe sous la forme d’une
économie d’exception que beaucoup d’artistes remettent en question depuis longtemps.
Plutôt que formuler un commentaire esthétique sur le monde, de plus en plus d’artistes préfèrent
mettre en forme les termes de la contradiction en s’immisçant dans la contradiction même,
parfois jusqu’à l’ambiguïté, dont ils usent comme d’une ruse ultime, face à la toute puissance
industrielle du signe, comme la britannique Carey Young [cf. p. 83] avec sa vidéo I am a
revolutionary.
L’art a toujours consisté à produire des signes, mais aujourd’hui, comment continuer à faire
signe, « comment s’en sortir sans sortir », comme dirait le poète Ghérasim Luca ? Car sortir, il
n’en est plus question, la critique artiste étant irrémédiablement réintégrée et digérée par le
capitalisme qui en fait une source d’autolégitimation. Alors l’artiste, dont le moteur est un besoin
de répondre à des impossibilités par une approche singulière et sensible, agit à l’intérieur du
système, grâce à une capacité d’emprunt et de décalage qui rend visibles ses excès et ses
dysfonctionnements, mais aussi ses dynamiques créatrices.
LE LAISSER-ÊTRE, PAS LE LAISSER-FAIRE.
Notre proposition, Valeurs croisées, est celle d’un dispositif d’expérimentation, au-delà d’un
concept ou d’une vision esthétique des choses, propre à ouvrir un espace de rencontre dans
le travail, au sein de l’entreprise ou en lien avec elle. Avec les artistes, nous entendons occuper
le terrain, non pas dans une volonté colonisatrice de créer un « nouveau territoire de l’art », mais
d’être là, dans un rapport d’échange, de confrontation des regards, où le travail devient le lieu
du partage de l’expérience.
Ainsi, nous voulons faire autre chose que de poser un simple regard sur un monde traversé
d’enjeux humains, sociaux, économiques, sensibles et optons pour une confrontation des
registres.
Cette transgression des frontières pose très clairement la question du rôle social de l’artiste, des
formes de son intégration possible dans la société, au-delà d’un “faire signe” capté la plupart du
temps bien après son occurrence.
Nous estimons que l’artiste, fondamentalement, n’a pas de rôle à jouer, qu’il est impossible de
lui prêter un objectif, une mission, qu’elle soit de résoudre un problème ou de produire un
mieux-aller. Et pourtant, si nous estimons juste son intervention au sein d’un environnement
social comme l’entreprise, c’est bien que nous imaginons cette situation comme productrice de
valeur. Alors comment résoudre cette contradiction ? Il nous semble que c’est en considérant
la production de l’artiste comme la dynamique d’un travail qui répond à un enjeu, plutôt que
comme un rôle qui lui serait assigné par la communauté sociale pour obtenir son aide. Si nous
croyons qu’il ne faut pas « laisser faire », c’est-à-dire se contenter d’un art extérieur aux logiques
sociales et économiques réelles, nous prônons « le laisser-être », au risque de l’imprévu et de
l’inquantifiable.
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