Les chemins du pardon. « Tous fragiles, tous humains »

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Les chemins du pardon. « Tous fragiles, tous humains »
Les chemins du pardon : « Tous fragiles, tous humains »
Les chemins du pardon.
« Tous fragiles, tous humains »
Conférence du 15 Mars 2012 par le Père Michel Vannoorenberghe,
aumônier du Mouvement Chrétien des Retraités.
Source : « Le pardon » de Michel Hubaut (D.D.B. 01-03-2007).
1 - Que c’est difficile de pardonner !
Toute notre vie est parsemée de pardons : d’abord, de « petits pardons » (bousculer son voisin,
interrompre une conversation, réagir vivement si quelqu’un double à un guichet…). Il y a une
multiplicité de « petits pardons » à donner ou à recevoir. Et puis il y a les « pardons lourds » (un
enfant assassiné, un mari policier tué par un truand, une mère écrasée par un chauffard ivre…).
Petits ou grands pardons, il s’agit en fait toujours de la même démarche : le besoin de pardonner
s’inscrit en nous pour rétablir un équilibre personnel, pour garder ouvert le chemin du vivre
ensemble.
Pendant des siècles, seule l’Eglise parlait du pardon. Même avec l’avènement de la psychologie, le
pardon est resté longtemps réservé au domaine religieux.
Aujourd’hui, psychologues, médecins, thérapeutes font mieux prendre conscience que le pardon ne
peut être le fruit d’une simple décision volontaire, mais que c’est un processus qui engage toutes
nos facultés. Même avec beaucoup de volonté, de désir de pardonner, que de personnes restent
bloquées, ne parvenant pas à se libérer d’un ressentiment, ne trouvant pas la paix intérieure ! On
croit avoir pardonné, et on est inondé d’agressivité, de colère, de remords, de sentiments négatifs,
qui peuvent aller jusqu’à la dépression.
Ce sentiment d’impuissance s’accentue en voyant ou en lisant des exemples admirables, qu’on juge
inimitables (ex : Jean Paul II qui pardonne à son agresseur, Gandhi qui enseigne la non-violence,
Jésus-Christ crucifié qui implore Dieu de pardonner à ses bourreaux…). Ou bien on baisse les bras,
ou bien on crie que le pardon est impossible, inhumain.
Effectivement, toutes sortes de questions peuvent nous hanter :
Pourquoi pardonner ?
Jusqu’où pardonner ? Y a-t-il des crimes impardonnables ?
Peut-on pardonner sans être complice du mal ?
Comment concilier pardon et justice ?
Peut-on enlever de son cœur les sentiments de haine, de vengeance, quand on a été blessé dans ce
qui nous est le plus cher ?
Peut-on pardonner à celui qui ne manifeste aucun repentir des actes commis ?
Peut-on pardonner à la place des victimes ?
Peut-on oublier ?
Le pardon est-il le fruit d’un dépassement de soi ou une lâcheté ?
Le pardon n’est-il pas une manière de camoufler notre impuissance à régler les conflits ?
Peut-on vivre et trouver une paix intérieure sans pardonner ?
Une société peut-elle survivre sans réconciliation ?
L’homme a-t-il le pouvoir de pardonner ?
Le pardon n’est-il pas quelque chose vers lequel on tend sans jamais l’atteindre ?
Qu’est-ce que notre foi chrétienne nous apporte en ce domaine ?
2 - Le pardon est-il possible ?
Nous avons des témoignages de personnes qui pardonnent au nom de leur foi, d’autres qui ne se
réclament d’aucune religion et qui pardonnent aussi (ex : texte « Ma loulou est partie » de Julos
Beaucarne ou certains récits de la guerre au Liban). Ces personnes accèdent au pardon en raison
d’une certaine foi en l’avenir de l’homme ou en raison de l’amour plus fort que la mort. Mais ce
n’est pas facile ! Ce qu’il faut retenir :
- Ne pas se scandaliser des désirs de vengeance (désir ne signifie pas passage à l’acte).
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Les chemins du pardon : « Tous fragiles, tous humains »
- Trop de souffrances, trop de mal peuvent empêcher d’accéder au geste du pardon.
- Accueillir la position de ceux qui considèrent le pardon comme une démarche indigne de
l’homme.
- Ne pas dresser le « pardon chrétien » comme une bannière, comme un médicament facile à avaler.
Eviter les slogans moraux : « un chrétien doit pardonner », « il faut pardonner ».
- Accepter qu’il y a différentes manières de refuser ou de vivre le pardon. Parce que le pardon est le
fruit d’un cheminement long et difficile, le fruit d’un cheminement intérieur (qu’on soit croyant ou
non).
- Le pardon est nécessaire pour guérir et grandir (garder cette conviction, même si on n’y arrive pas
maintenant).
- L’être humain, la société, les nations ne peuvent vivre sans réconciliation.
- Le pardon ne consiste pas à refuser de se venger ( même si c’est la première étape, cf plus loin),
mais à aller aux racines de l’agressivité qui sont en chacun de nous, afin de les extirper et de stopper
leurs effets dévastateurs.
- Le pardon doit tendre à éliminer tout ressentiment (ex : époux divorcés). Le ressentiment
entretient un stress, une colère intérieure et cause parfois des maladies psychosomatiques, peut-être
même un cancer. On est tellement accroché au passé qu’on ne vit plus le présent et encore moins
l’avenir.
- Pour ne pas pardonner, on entretient un sentiment de vengeance : - la vengeance donne
l’impression de ne pas se sentir seul dans le malheur, on s’allie à d’autres dans la même situation ; mais cela ne guérit en rien la blessure, au contraire, cela l’envenime ; - dans la vengeance, on entre
dans une escalade sans fin (revanche).
- Seul le pardon peut briser ce cycle infernal de la vengeance et créer de nouveaux modes de
relations humaines.
Mais pour y parvenir, il faut d’abord se débarrasser de nos fausses conceptions du pardon.
3 - Les fausses conceptions du pardon.
A- Pardonner n’est pas oublier.
- Attention à une confusion fréquente qui consiste à identifier oubli et pardon. Celui qui dit : « ça, je
ne pourrai le pardonner » pense en réalité : « ça, je ne pourrai jamais l’oublier ». Le pardon n’est
pas l’oubli et l’oubli n’est pas le pardon. A l’entrée de la crypte du mémorial de la Déportation, à
Paris, il y a l’inscription : « Pardonne. N’oublie pas ! ».
- On sait que des blessures laissent de nombreuses cicatrices indélébiles. On n’abolit pas le passé
sur commande. Le pardon demande au contraire une bonne mémoire et une conscience lucide de
l’offense. Ne dites pas : « on n’en parle plus, on efface ». C’est une erreur de faire de l’oubli le but
du pardon. C’est le pardon qui va guérir la mémoire, non l’oubli.
- L’oubli élimine l’offenseur, le rejette de sa mémoire. Le pardon permet à l’offenseur de retrouver
sa dignité. Rien n’est pire que le silence. C’est important de nouer un dialogue avec l’offenseur,
c’est important avant tout pour les victimes (ex : dans les procès les victimes veulent voir
l’offenseur, guettent son visage, un échange de regard, espèrent une parole de repentir).
- Pour pardonner ou être pardonné, il faut assumer le passé, sa propre histoire. Rien ne se construit
sur la négation, l’enfouissement du passé (ex : Simone Veil). Nous ne sommes pas tous blancs, tous
purs.
Même le pardon chrétien n’abolit pas la mémoire. Jésus lie la mémoire à l’offense : « Quand tu vas
présenter l’offrande à l’autel, si tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton
offrande et va d’abord te réconcilier avec lui » (Mt 5, 23).
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B- Pardonner ne signifie pas nier les faits.
Une autre attitude, proche de l’oubli, consiste à essayer de nier les faits, de faire comme si rien ne
s’était passé. « Tournons la page, passe l’éponge, n’en parlons plus, ne t’arrête plus à ça, continue ta
vie ». Cette façon de faire aboutit à des impasses. Elle rend toute guérison impossible. C’est un faux
pardon, parfois exprimé avec des motivations spirituelles. Cela conduit à renier une partie de soimême qui a été blessée. Or, c’est ce qui fait mal. Cette façon désincarnée du pardon produit des
effets néfastes : angoisses, dépressions, stress, insomnies. Dire :« Pardonne et on n’en parle plus ! »,
c’est croire en un pardon magique mais fictif.
Le temps est important dans le cheminement qui mène au pardon. Cheminement plus ou moins
long. Il n’y a pas que la volonté qui est engagée, toutes nos facultés sont concernées dans ce
processus : la sensibilité, le cœur, l’intelligence, le jugement, l’imagination.
C- Pardonner à l’autre ne veut pas dire l’excuser.
Pardonner et excuser sont deux attitudes différentes. On entend parfois :« Je lui pardonne, ce n’est
pas sa faute » : voilà encore une conception erronée du pardon. Car excuser quelqu’un, c’est nier sa
liberté responsable. Pardonner ne veut pas dire décharger l’autre de toute responsabilité morale. Il a
peut-être des circonstances atténuantes (mauvaises influences, hérédité, éducation…), mais ces
circonstances n’annihilent pas sa responsabilité (sauf cas rares d’abolition de la conscience). Sinon,
plus personne ne serait responsable de ses actes. Or, on ne peut pas passer l’éponge sur tous les
crimes. Ex : on peut comprendre, analyser les raisons sociales, économiques et psychologiques du
nazisme sans pour autant pardonner ses atrocités.
Ne pas dire non plus : « avec le temps, les choses s’arrangeront » car alors, il n’y aura pas de pardon
et le temps qui passe empêche un nouvel avenir.
Autre caricature du pardon : pardonner parce qu’on ne supporte pas le conflit, par peur. Le pardon
ne peut jamais être le fruit de la démission, de la peur. La peur n’est jamais créatrice d’avenir.
D- Pardonner ne peut être commandé.
Le pardon est libre. Eviter les injonctions : « Il faut pardonner », « le commandement de l’amour est
de pardonner aux autres ». Ne jamais réduire le pardon (demandé ou reçu) à une obligation morale.
Attention aux parents qui poussent leur enfant : « va demander pardon ». Attention à certaines
prédications chrétiennes. Attention à une mauvaise interprétation du Notre Père : « Pardonne-nous
nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », phrase comprise comme si le
pardon de Dieu était conditionné par nos pauvres pardons humains. Tout l’Evangile nous montre
que l’amour de Dieu est premier. Saint Paul dit aux Colossiens : « Comme le Seigneur vous a
pardonné, faites de même, vous aussi ».
E- Pardonner, ce n’est pas se retrouver comme avant l’offense ou renoncer à ses droits.
« Je ne peux pas lui pardonner, car je me sens incapable de redevenir la même amie pour elle ».
Celle qui dit cela pense : pardonner signifie « redevenir comme avant ». Autre exemple : dans un
couple, l’aveu d’une infidélité passagère d’un conjoint. Le pardon n’élimine pas la blessure et il est
impossible de faire comme si rien ne s’était passé ! Ce n’est plus « comme avant ». On peut
pardonner, c’est-à-dire rétablir la relation, mais sur de nouvelles bases, sans doute moins idéales.
Enfin, pardonner ne signifie pas renoncer à ses droits et à ce que justice soit faite. Sinon, ne seraitce pas encourager la récidive ? (exemple : les agresseurs sexuels).
En pardonnant, on ne renonce pas à l’application de la justice. On peut par exemple pardonner à son
ex-mari, et en même temps, prendre un bon avocat pour lui faire respecter ses devoirs, comme la
pension alimentaire des enfants. Présenter l’autre joue ne signifie pas renoncer aux exigences de la
justice.
Il faut distinguer justice et charité. Le pardon vise la personne et non l’acte mauvais qui reste
mauvais et mérite sanction. La justice rétablit les droits de la personne lésée. La justice passe avant
la charité. Le pardon, lui, relève d’un acte de bienveillance gratuit.
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Les chemins du pardon : « Tous fragiles, tous humains »
Pour Jésus, le pardon n’est jamais indulgence ou compromission par rapport au mal qu’il dénonce.
Il n’identifie jamais l’homme à son péché. Respecter l’homme, ce n’est pas fermer les yeux, mais
tout faire pour le délivrer et surtout lui signifier qu’il est plus grand que le mal qui le ronge.
La sanction, la réparation, sont nécessaires pour ne pas laisser l’accusé enfermé dans sa culpabilité
sans issue. La sanction permet à l’offenseur de retrouver son image d’homme responsable de ses
actes.
Attention à cette phrase entendue bien souvent : « le pardon n’appartient qu’à Dieu ». C’est encore
une manière de nous décharger sur Dieu de notre propre responsabilité. Dieu ne fait rien à notre
place. Il veut faire avec nous.
4 - Les étapes du pardon.
Rappel : le pardon n’est pas le fruit d’un acte volontaire, pas de « je dois pardonner », mais un
cheminement intérieur plus ou moins long.
A -Prendre la décision de ne pas se venger.
Pas de pardon tant que je nourris le désir de me venger, tant que je m’épuise dans la situation de
victime. La vengeance empêche la cicatrisation de la blessure, concentre toute mon énergie sur le
passé et bouche l’avenir. « Cela me reste en travers de la gorge », « je l’ai sur l’estomac », « je ne
peux pas le digérer », « je n’en dors plus »… Comme le dit le proverbe : « le plus long chemin
commence par le premier pas ». Dans la dynamique du pardon, le premier pas est dans la décision
de ne pas se venger.
B -Reconnaître ma blessure pour pouvoir guérir.
Impossible de pardonner tant que je fais comme si je n’avais pas été blessé ou offensé, tant que je
minimise la gravité de l’acte, tant que je pratique la politique de l’autruche et fuis dans l’activisme.
Je dois reconnaître lucidement la souffrance que l’offense m’a causée. Pas de « ça ne me touche
pas », pas de « je suis fort ». La souffrance et sa reconnaissance prennent des formes différentes
selon qu’il s’agit de personnes intimes ou étrangères. Les personnes aimées me touchent davantage.
Leurs offenses me blessent davantage.
C -Prendre de la distance par rapport à sa blessure en la partageant avec quelqu’un de confiance.
Dans l’offense, on a le sentiment d’être seul à porter le poids de la blessure. Il est important de la
partager avec une personne de confiance qui ne juge pas, ne moralise pas, ne m’accable pas de
conseils. « Me dire » à quelqu’un permet de prendre de la distance avec l’événement qui m’a blessé.
Se confier éventuellement à des professionnels de l’écoute (prêtres, thérapeutes…).
Parfois, une mauvaise interprétation de la morale chrétienne nous pousse à refouler tout mouvement
d’agressivité ou désir de vengeance, de colère. Or, il ne faut pas confondre : la réaction spontanée
comme la colère (réaction normale à un acte d’injustice) et le ressentiment (rancune qu’on
entretient, haine, nourrie par l’enfouissement). Ainsi, dans les couples, ne pas laisser pourrir les
fortes colères, mais exprimer sa colère de façon constructive. Ce qui détruit l’amour, ce n’est pas la
colère d’un moment, mais la peur de s’ouvrir à l’autre ou l’enfermement dans un silence buté. Dire
à quelqu’un : « ne vous fâchez pas » ne sert à rien. Cette énergie émotionnelle resurgira tôt ou tard.
D- Se pardonner à soi-même d’avoir tant de mal à pardonner.
Le pardon demande un important travail sur soi-même. Il faut prendre conscience de ses limites
humaines et commencer par se pardonner à soi-même d’être si peu capable de pardonner. Se
pardonner à soi-même ses limites, ses sentiments de mésestime de soi, assumer sa finitude, accepter
de ne pas être parfait (humilité). Finalement, arriver à une juste acceptation de soi. Celui qui ne
s’aime pas et ne se pardonne pas ne pourra pas non plus aimer et pardonner aux autres. Nous avons
tous à nous pardonner à nous-mêmes de n’être pas l’homme ou la femme que nous rêvions d’être,
nous pardonner nos limites, nos imperfections, nous pardonner d’avoir échoué dans tel ou tel
domaine. Bref, nous pardonner d’être des hommes et non des dieux.
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Les chemins du pardon : « Tous fragiles, tous humains »
E- Ne pas excuser, mais regarder autrement son offenseur pour lui rendre sa dignité.
Il ne s’agit pas d’excuser comme si de rien n’était, mais de porter sur son offenseur un regard plus
lucide pour découvrir les dimensions de sa personne (en chacun, il y a du positif) et les motifs de sa
faute. Dans un premier temps, nous ne voyons que les aspects négatifs de l’offenseur. Et le « ne
jugez pas » nous rebute. Mais, « ne jugez pas » ne signifie pas ne pas se servir de son jugement,
mais de ne pas se servir de son jugement pour condamner, tuer.
« Aimer son ennemi », c’est aimer celui qui est différent de soi. C’est se mettre un peu dans la peau
de l’autre. Et c’est aussi reconnaître et assumer ses propres ombres. C’est ne pas condamner la
« part obscure de soi-même », pour commencer à l’apprivoiser et l’accepter.
Dans un deuxième temps, il s’agit de découvrir peu à peu que l’offenseur est aussi un être fragile,
comme soi-même, capable de changer, d’évoluer, d’avoir une dignité humaine. Ce regard n’est
possible qu’avec un amour miséricordieux, recréateur, libérateur qui refuse d’enfermer l’offenseur
dans sa culpabilité, son passé, et permet de lui ouvrir un avenir. Cette démarche est difficile et
comporte un risque : celui que l’offenseur refuse notre libération et nous humilie une seconde fois.
Le pardon ne dépasse-t-il pas nos seules forces humaines ?
F- Découvrir un sens positif à la blessure dans ma vie personnelle.
Comment vais-je me servir de cette épreuve ou de cet échec pour grandir ? Au sein de toute épreuve
se cache une fécondité, des éléments de progrès. C’est seulement avec le recul que je peux en
prendre conscience. « La fragilité : une force qui s’ignore ». Vraiment ? nous pouvons transformer
nos failles en notre point de force, car :
- Reconnaître ses propres failles pousse à faire confiance aux autres, à s’abandonner à eux, et à
construire avec eux un monde différent. Dire ses limites (se mettre à nu devant les autres), c’est
« créer » un espace de dialogue et d’échange. Ce sont nos failles qui nous permettent de « faire de la
place » à l’autre et de découvrir la puissance de la confiance mutuelle.
- Accepter d’être fragile, accepter de n’être rien, c’est accepter d’être humain, accepter d’être soi,
totalement soi, avec ses zones d’ombre, ses failles, souffrant parfois, différent toujours, riche de ses
expériences, fussent-elles dramatiques. Accepter de trébucher, accepter les petits et grands cahots
de la route. Admettre ainsi sa fragilité, c’est changer radicalement le regard que l’on se porte et
saisir la vie à pleines mains, avec la ferme intention d’exprimer tous ses possibles, d’être à la
hauteur de toutes les richesses que la nature nous a confiées et que nous devons fructifier ;
s’enrichir d’être soi, être tout simplement.
G – Se découvrir soi-même déjà pardonné.
L’expérience personnelle d’un pardon reçu est importante pour pardonner à son tour. Découvrir que
moi-même j’ai déjà été pardonné par quelqu’un ou par Dieu.
Mais il y a parfois des résistances à se laisser toucher par le pardon d’autrui : - parce qu’on se croit
impardonnable face à l’énormité de sa faute (la culpabilité entretenue, ressassée, est une lacune
psychologique) - parce qu’on ne croit pas à la gratuité de l’amour, convaincu que tout doit se payer,
- parce qu’on ne ressent tout simplement pas le besoin du pardon.
Accepter de recevoir le pardon sans se sentir humilié ou diminué, voilà le véritable défi. Seul
l’amour, surtout celui de Dieu, est capable de pardonner sans humilier. Nous devons purifier nos
images de Dieu : - un juge sévère ? – un maître perfectionniste ? – un être impassible ? Tous ces
dieux-là rendent le pardon impossible. Dieu prend toujours l’initiative du pardon car Il prend
toujours l’initiative de l’amour. « Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés
le premier » (1 Jn 4,10).
H – S’ouvrir à la grâce de pardonner.
Le pardon se situe à la charnière de l’humain et du divin. Si Dieu est à la source du pardon, celui-ci
ne peut s’établir sans la collaboration humaine. « L’arc-en-ciel entre Dieu et les hommes, c’est le
pardon ».
Le travail psychologique doit faire tout un chemin, puis il doit céder la place à l’humble demande
de la « grâce du pardon », c’est-à-dire l’attente d’un pardon qui ne vient pas de soi, mais d’un
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Autre. Je dois me laisser aimer en profondeur et demander au Christ de me pardonner mon
impuissance à pardonner seul. Je dois me rendre réceptif à l’action de l’Esprit de Dieu qui souffle
où Il veut et quand Il veut. Cet Esprit qui, depuis la Genèse, est toujours créateur. Le pardon ne peut
jamais venir d’un commandement moral parce qu’il est de l’ordre de la gratuité de l’amour.
Pardonner, c’est avoir « part au don » de Dieu, c’est participer à la gratuité de son amour. Le pardon
est une expression extrême de l’amour, puisqu’il s’agit d’aimer malgré l’offense subie.
I- Mettre fin à la relation avec l’offenseur ou la renouveler sur de nouvelles bases.
Après le pardon, je peux décider de la suite à donner en ce qui concerne ma relation avec mon
offenseur. Si je poursuis ma relation avec lui, elle repart obligatoirement sur de nouvelles bases.
Mais je peux aussi mettre fin à cette relation. On confond trop souvent pardon et réconciliation et
cette confusion peut entraîner la crainte de pardonner, de renouer avec l’offenseur, d’être obligé de
lui faire confiance et de risquer de subir à nouveau les mêmes vexations ou souffrances.
L’acte de pardonner n’entraîne pas automatiquement l’acte de se réconcilier. Se réconcilier n’est
pas toujours possible : offenseur décédé, endurci, irresponsable… il faut parfois se protéger d’une
relation toxique. Se réconcilier est simplement une suite souhaitable, surtout pour des conjoints, des
parents, des enfants, des amis, des collègues de travail. Et se souvenir que même si la réconciliation
est possible, rien ne sera plus comme avant la faute. Pardonner ne consiste pas à revenir à la case
départ comme si rien ne s’était passé.
5 - Un Dieu de miséricorde.
A-« Un Dieu lent à la colère et plein d’amour ».
L’Ancien Testament apparaît comme un long apprentissage du mystère de Dieu qui se révèle
« amour miséricordieux ». Amour que l’homme doit imiter puisque créé à « son image et à sa
ressemblance ». Voici quelques étapes de cette révélation de l’amour de Dieu :
-Tout d’abord, L’Exode est l’événement fondateur du peuple d’Israël : « J’ai vu la misère de mon
peuple ». – Puis, l’amour de Dieu se manifeste dans l’Alliance. – Les Psaumes chantent : « Tes
chemins sont amour et vérité », « Justice et Paix s’embrassent ». – Dieu reste fidèle malgré les
infidélités du peuple : « Je suis le Seigneur, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en
miséricorde, qui garde sa fidélité à des milliers de générations ». – Dieu a un cœur de mère : « une
femme oublie-t-elle son petit enfant ? Cesse-t-elle de chérir le fils de ses entrailles ? Même s’il s’en
trouvait une pour l’oublier, moi le Seigneur Dieu, je ne t’oublierai jamais » (Is 49,15). – Cet amour
de Dieu est aussi pardon : « Tu es le Dieu des pardons » (Néh 9, 16-17) . « Quand vos péchés
seraient comme l’écarlate, comme la neige ils blanchiront ; quand ils seraient rouges comme la
pourpre, comme laine ils deviendront » (Is,1,15-18).
La Bible est chargée de mots et d’expressions pour dire la richesse de l’amour et du pardon de Dieu.
Mais le cœur de Dieu n’est pas celui de l’homme (cf les prophètes) et son amour, comme tout
amour vrai, est exigeant :
- Son pardon est totalement gratuit, mais ce n’est pas l’amour d’un papa gâteau.
- Dieu accepte difficilement le péché qui déshumanise l’homme. Il a du mal, comme père, de voir
ses enfants s’auto-détruire.
- Dieu, qui est miséricorde, attend de l’homme, sa créature, la même attitude envers ses semblables.
Toute la Révélation est une patiente éducation des hommes pour leur apprendre à « être
miséricordieux comme leur Père et Créateur est miséricordieux ». Dieu préfère la miséricorde,
l’amour fraternel, à tous les cultes, aux offrandes et aux sacrifices. « Ce n’est pas le jeûne que je
préfère » mais les efforts pour « défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug, renvoyer libres
les opprimés, partager ton pain avec l’affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, vêtir celui qui
est nu, ne pas te dérober devant ta propre chair » (Is 58, 6-11). Justice et tendresse sont associées :
« ce que le Seigneur attend de toi : rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer avec tendresse et
marcher humblement avec ton Dieu » (Michée, 6,8). Puis ce message s’ouvre universellement avec
l’Exil.
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B- Jésus, visage du pardon de Dieu.
-Cf les diverses rencontres de Jésus avec les pécheurs.
- Le pardon apporté par Jésus met l’homme debout.
Le pardon est un acte créateur : - A l’image du Dieu Créateur. – Une attitude aimante donne à
chacun le temps de grandir, de chanceler, de se relever, de tomber encore (accepter chez l’autre une
croissance en dents de scie, comme la nôtre). – Le pardon ne réduit jamais l’autre à ses défauts, son
passé, son handicap, mais il met en lumière ses efforts, ses progrès. – Il s’émerveille de ce que les
autres font de bien et le leur dit. Ex : il est important pour un jeune de découvrir dans le regard de
l’éducateur que celui-ci croit en ses richesses, ses potentialités. Tant d’hommes, de femmes, de
jeunes ont une image négative d’eux-mêmes qu’ils renvoient cette image sur les autres. L’homme
ne grandit, ne progresse que devant ceux qui croient en lui, lui font confiance.
C- Le pardon, un don de l’Esprit du Christ.
« Les portes étaient closes, par peur des Juifs. Jésus se tint au milieu d’eux et leur dit : Paix à vous !
Il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent remplis de joie . Il leur dit encore une fois :
Paix à vous ! Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie . Cela dit, il souffla sur eux et
leur dit : Recevez l’Esprit Saint » (Jn, 20, 20-22).
- Voilà le Christ ressuscité, présent, auprès des disciples emmurés dans leur peur : ils verrouillent
leurs cœurs, partagent leur désespérance, et peut-être leur désir de vengeance après la mort
du « Juste ».
- Les premiers gestes de Jésus ressuscité à l’égard de ceux qui l’avaient trahi sont des gestes de
pardon : - il ne leur fait aucun reproche. - Il guérit leur mémoire en montrant les stigmates de sa
Passion qu’ils ne doivent pas « oublier » ; ils doivent assumer ce passé douloureux, mais sans s’y
enfermer. – Il leur ouvre un nouveau chemin. De même, au bord du lac, il demandera trois fois à
Pierre qui l’avait renié : « Pierre, m’aimes-tu ? », manière de réhabiliter Pierre par la grâce du
pardon. – Il souffle : le pardon, acte créateur, permet l’émergence d’un nouveau monde, d’un
homme nouveau. L’homme est un être inachevé et c’est la chaleur de l’amour qui est le moteur de
la croissance de tout être humain. Le souffle = re-création.
D- « Pardonne-nous…comme nous pardonnons ».
La miséricorde de Dieu serait-elle conditionnée par notre attitude, comme si nous pouvions
demander à Dieu d’imiter notre générosité ? Nous avons là une ancienne vision d’une justice
rétributive. Matthieu s’adresse surtout au monde juif imprégné de la Loi de l’Ancien Testament. Il
développe une pensée rabbinique et légaliste, celle d’un Dieu donnant-donnant. Or cette image
cadre mal avec la miséricorde infinie de Dieu révélée par Jésus. Dieu n’a pas attendu après nous
pour prendre l’initiative de nous aimer le premier et de nous pardonner. Chez Dieu, tout est don,
grâce, gratuité à commencer par la Création. Nous sommes tous des débiteurs insolvables. Notre
réponse, aussi généreuse soit-elle, ne correspondra jamais à l’initiative amoureuse de Dieu.
Cette demande du Notre Père est une invitation à la conversion, à être en harmonie, en cohérence
avec son amour. « En pardonnant à ceux qui nous ont offensés », nous voulons entrer dans le circuit
de la gratuité de l’amour. Refuser de pardonner à mon frère, c’est bloquer le mouvement de
l’amour, du pardon de Dieu. Nous empêchons l’amour de Dieu de circuler, de se répandre dans le
monde. Nous faisons obstacle à la création.
N’oublions jamais que nous disons cette prière avec le Christ. Le Notre Père est une prière filiale, la
prière de Jésus, fils de Dieu, avant d’être la nôtre. Lui seul a pu dire : « Pardonne-nous comme nous
pardonnons ». Nous demandons à l’Esprit Saint de réaliser en nous ce que Jésus a vécu dans sa
Passion.
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