le festin nu (naked lunch)

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le festin nu (naked lunch)
LE FESTIN NU (NAKED LUNCH),
DAVID CRONENBERG, 1991. ****
par Gunthar
Adapter l’inadaptable Naked Lunch (1959) de William Burroughs tenait de la gageure, mais
David Cronenberg y est parvenu, non sans efficacité.
Bill Lee est un écrivain contraint de gagner sa vie en exterminant des cafards. Il sera, tout au
long du film de Cronenberg, l’exterminateur, l’agent par ou aux dépens de qui s’extermine ou
s’épuise toute pensée rationnelle. Détournée de ses vertus anti-cafards, la « poudre jaune »
dont se servent les exterminateurs – la pyréthrine – est devenue le produit autour duquel
s’organisent les rapports entre Bill et sa femme, Joan. Et, d’hallucinations monstrueuses en
délires psychotropes, le film de cheminer selon cette logique de l’irrationnel et de la came.
Là où le texte génial de Burroughs peut sembler désorganisé sinon mal fichu, Cronenberg
propose une forme plus lisse, quoique labyrinthesque à première vue. On y voit s’écrire,
quelquefois indépendamment de son auteur, ce qui va devenir Naked Lunch. Ou plutôt : la
belle fiction du film nous met sous les yeux les images originaires qui ont pu présider à pareil
texte. Ainsi, belle comme une vision de Maldoror, la rencontre impossible de Lee et de cette
créature visqueuse, le Mugwump dont le discours salace et visionnaire fait loi. Ces mots sont
relayés par de bien étranges créatures, mixtes cauchemardesques de cloportes bavards et de
machines à écrire ayant pris le contrôle sur leurs écrivains condamnés à y taper leurs
« rapports ».
On écrit dans Naked Lunch son rapport un peu comme le ferait Joseph K., sans y rien
entendre, dans une quête de sens qui semble perdue d’avance. On ne s’étonne donc pas de ce
que Joan trouve dans la pyréthrine « un trip très littéraire … un effet Kafka » par lequel « on
devient un cloporte». On rencontre dans l’Interzone, étrange territoire qui n’est autre que le
Tanger de Burroughs (« refuge pour tous les laissés pour compte de la terre, un cancer gorgé
de parasites dans le bas-ventre de l’Occident »), massés dans les cafés, des écrivains qui
tapent leur rapport, à la machine évidemment : cet effet d’accumulation du machinique n’est
pas sans faire penser à cette scène du Procès d’Orson Welles, où d’innombrables employés
sont occupés à taper à la machine.
On note cependant que la création de Cronenberg donne dans l’ambivalence – un fade point
d’équilibre en réalité – pour ce qui est de son traitement de l’homosexualité. Si cette dernière,
au même titre que les drogues, a le mérite d’être partout présente dans le film, si elle y est
montrée, peut-être revendiquée, elle n’en est pas moins diabolisée.
On a vu Lee dans un ignoble bouge, confesser à un homosexuel ne pas se considérer « tante »
de par sa « nature », bien que certaines « circonstances » l’aient déjà amené à envisager ce
type de sexualité. Et l’homosexuel de lui présenter le Mugwump, qui justement pratiquerait le
sexe dit « ambivalent » (sic). Citons également cette phrase, si « belle », au dire de la Clark
Nova (la machine hybride) : « L’homosexualité est la meilleure couverture qu’un agent ait
jamais eue ». Etre tante et être junkie iraient donc de pair ; l’homosexualité ferait en somme
passer le fait d’être junkie – c’est la couverture : seule la tante passe les frontières de ce qui
est « moralement et peut-être physiquement repoussant », et, partant, celles-là mêmes de
l’Interzone. De même, la « viande noire », cet additif de substitution prescrit par le Docteur
Benway, incolore une fois mélangée à la poudre, fait passer le poison : ce produit fonctionne
tel un agent secret qui aurait fini par « croire en sa couverture, mais qui reste là, tapi, dans un
état larvaire, guettant le bon moment pour éclore ». Partout tapie dans le film de Cronenberg,
l’homosexualité, sa représentation, finit cependant par éclore, monstrueuse et fascinante. Elle
culmine dans un paroxysme de hideur lors d’une scène ouvertement horrifique où, sous les
yeux ébahis de Lee, dans une gigantesque cage de perroquets s’accouplent deux « tantes »
(faggots est le terme utilisé le long du film) rendues, pour la peine, absolument abjectes par le
réalisateur de The Fly.
Pour ce qui est de la drogue, Cronenberg reformule de manière drolatique la grande thèse
(assez commune, proche de la doxa) qui sous-tend au texte de Burroughs, savoir, celle de la
« pyramide de la came » : un grand ponte, une sorte de dieu séculaire, se trouve au sommet de
tout le système. Dans le film de Cronenberg, se trouve à la tête de l’Interzone Inc. le Docteur
Benway, soit l’anodin Roy Scheider (le valeureux chef de la police dans Jaws). Jubilation
extrême lors du dénouement, lorsque Benway, exultant, le cigare aux lèvres, se défait du
costume, plus vrai que nature, de cet archétype de la femme phallique, l’improbable Fadela,.
Les amateurs de Burroughs et de la Beat Generation parviendront sans peine à démêler de ce
tissu hallucinatoire et paranoïaque nombre d’allusions biographiques. Ainsi, à titre d’exemple,
le meurtre de Joan Lee, accidentel – un coup de revolver lors d’une partie de « Guillaume
Tell » –, voué à se rejouer sans cesse dans l’atelier mental et délirant de William
Lee/Burroughs. Beauté réelle, donc, de ce finale originaire qui dans le film de Cronenberg ne
fait que répéter le « jeu de Guillaume Tell », qui fut fatal tant à Joan Lee qu’à Joan Vollmer
Burroughs.
Retenons également de ce drame la critique acerbe qui y est faite de l’Amérique. Dans le film
du canadien Cronenberg, William Lee, l’halluciné, le visionnaire, le pion assujetti à
l’Interzone Inc., exilé tout à la fois de lui-même et de son Amérique, parvient à faire de ce
pays le procès sans appel :
L’Amérique n’est pas jeune. Elle était vieille et sale, et maudite bien avant les
pionniers, bien avant les indiens, et sa malédiction nous guette.