forces de police onusienne et traite des femmes en bosnie
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forces de police onusienne et traite des femmes en bosnie
Institut d’études politiques de Toulouse Mémoire de recherche présenté par Mlle Elsa BARBIERI FORCES DE POLICE ONUSIENNE ET TRAITE DES FEMMES EN BOSNIE-HERZÉGOVINE : LA FACE CACHÉE D’UNE MISSION DE MAINTIEN DE LA PAIX Directeur du mémoire : Isabelle LACOUE-LABARTHE 2013 Institut d’études politiques de Toulouse Mémoire de recherche présenté par Mlle Elsa BARBIERI FORCES DE POLICE ONUSIENNE ET TRAITE DES FEMMES EN BOSNIE-HERZÉGOVINE : LA FACE CACHÉE D’UNE MISSION DE MAINTIEN DE LA PAIX Directeur du mémoire : Isabelle LACOUE-LABARTHE 2013 Avertissement : L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur(e). Liste des abréviations DOMP Département des opérations de maintien de la paix FORPRONU Force de protection des Nations unies GIP Groupe international de police MINUBH Mission des Nations unies en Bosnie-Herzégovine OIM Organisation internationale pour les migrations Sommaire Introduction .................................................................................................................1 PARTIE I. CRIMINALITÉ ORGANISÉE ET FORCES ONUSIENNES EN BOSNIE-HERZÉGOVINE, UN TERRAIN FERTILE POUR DÉVELOPPER L’OFFRE ET LA DEMANDE DE SERVICES SEXUELS ................................................5 Chapitre 1. Intensification des réseaux de trafic en Bosnie-Herzégovine : l’héritage de la guerre ......................................................................................................................5 Chapitre 2. Le lien entre la traite sexuelle, la prostitution et la force de police internationale des Nations Unies ............................................................................... 15 PARTIE II. LA RÉPONSE ONUSIENNE FACE À UN PROBLÈME DÉRANGEANT ................................................................................................................. 28 Chapitre 1. Un problème non reconnu est un problème qui n’existe pas : le déni onusien ou la « dynamique de l’invisibilité »............................................................. 28 Chapitre 2. Faux semblants et punitions expéditives .................................................. 36 Chapitre 3. La politique de la « tolérance 0 » : stratégie « marketing » face à une profonde crise de légitimité ....................................................................................... 43 PARTIE III. LE PARADOXE ONUSIEN OU LA CONTRE-PRODUCTIVITÉ DE LA MISSION DE POLICE EN BOSNIE-HERZÉGOVINE ............................................ 50 Chapitre 1. Défense et abus des droits humains : l’avers et le revers d’une même médaille .................................................................................................................... 50 Chapitre 2. Une nouvelle menace contre la paix et la sécurité internationale engendrée par les forces onusiennes : la propagation du SIDA ................................................... 55 Conclusion ................................................................................................................. 61 Annexes ...................................................................................................................... 65 Bibliographie ............................................................................................................. 82 Table des matières ..................................................................................................... 87 Introduction « Sex trafficking is the dirty secret of UN interventions around the world – the nasty underbelly that no one wants to confront. », Martina Vanderberg, directrice du Projet pour les femmes de Human Rights Watch. En 2010, la sortie du film « The whistleblower »1 provoque l’effroi au sein de l’opinion publique internationale. Le film expose le combat de Kathryn Bolkovac, employée par la société privée DynCorp sous-traitante pour la mission de police civile onusienne déployée en Bosnie-Herzégovine entre 1995 et 2002, afin de révéler au grand jour l’un des plus importants scandales d’abus sexuels et de corruption d’officiers de la décennie. Licenciée très peu de temps après avoir dénoncé l’implication de certains membres de la mission dans les réseaux de la traite des femmes du pays, l’affaire est étouffée par le Département des opérations de maintien de la paix. Ce film pose ainsi les bases du sujet qui sera étudié au sein de ce mémoire, à savoir les interactions entre les membres de la mission de police civile onusienne et les réseaux de la traite des femmes en Bosnie-Herzégovine, entre 1995 et 2002. Ces interactions, qui ont lieu dans une période charnière mais pourtant négligée de l’histoire de la Bosnie-Herzégovine, à savoir la reconstruction post conflit, font en effet ressortir ce que peu de chercheurs semblent avoir étudié jusqu’à présent : la face cachée de la mission de police civile onusienne dans un pays instable, politiquement et économiquement. La plupart des grandes villes ont en effet été assiégées par les serbes durant plusieurs mois voire plusieurs années, favorisant ainsi l’avènement d’un important marché noir interthnique et l’émergence d’une nouvelle élite criminelle banalisant l’impunité et la corruption dans le pays, le gouvernement étant incapable de subvenir aux besoins les plus primaires de sa population. Déployée à la suite des Accords de paix de Dayton en 1995, la mission des Nations unie en Bosnie-Herzégovine (MINUBH) est chargée d’encourager et de surveiller la transition démocratique du pays, ravagé par trois ans d’affrontements contre les forces serbes. L’enjeu de la mission est donc crucial, cette dernière devant faciliter et surveiller la difficile transition vers la démocratie du pays et servir d’exemple pour d’autres missions à travers le monde. Parmi les différentes entités constituant la mission, le Groupe international de police (GIP) se 1 Film réalisé par Larysa Kondracki. 1 démarque dès 1998. Principalement chargé de la restructuration des forces de police locales et de la lutte anti-corruption, ce dernier s’avère impliqué, de façon directe et indirecte dans l’un des commerces les plus florissants dans la région des Balkans, à savoir la traite des êtres humains. Par traite des êtres humains, nous entendons ici : « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’explitataion de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes2». C’est à l’exploitation de la prostitution et aux formes d’exploitation sexuelle que nous nous intéressons particulièrement dans ce mémoire. S’il est reconnu que des hommes subissent également ces pratiques, les femmes et les jeunes filles en sont les principales victimes : chaque année, elles sont plusieurs milliers à transiter entre l’Europe de l’Est et la région des Balkans, avant de rejoindre, la plupart du temps l’Europe de l’Ouest. Nous nous concentrerons donc ici sur les pratiques d’exploitation sexuelle des femmes en BosnieHerzégovine. Plus particulièrement, nous chercherons à comprendre l’émergence des réseaux clandestins organisant le commerce de femmes dans le pays ainsi que la configuration des rapports entre ces derniers et le Groupe de police international de l’ONU durant l’ensemble de sa mission, commencée en 1995 et terminée en 2002. À la lumière de ces interactions, impliquant différents niveaux d’abus et d’atteinte à la dignité à la personne, il semble également judicieux d’analyser la manière dont le Département des opérations de maintien de la paix ainsi que la hiérarchie de la MINUBH réagissent, tout particulièrement face à d’autres cas d’abus sexuels au sein de différentes missions de maintien de la paix. En effet, divers cas de viol et d’agression sexuelle sont recensés au Cambodge, en Sierre Leone, en République démocratique du Congo et au Timor oriental entre la fin des années 1990 et le début des 2 Définition du Protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, 2000, voir annexe 3, p 71, article 3, paragraphe a. 2 années 2000, plaçant les forces civiles et militaires onusiennes au centre des inquiétudes internationales. De façon précise, nous tenterons de déterminer en quoi la présence de forces onusiennes avant et après la guerre a paradoxalement généré, intensifié et enraciné les réseaux de la traite des femmes en Bosnie-Herzégovine, rendant ainsi la mission du GIP contreproductive et plaçant le Département des opérations de maintien de la paix ainsi que la MINUBH dans une profonde crise de légitimité. Afin de répondre à cette problématique, nous nous appuierons sur différents rapports d’oganismes de défense des droits de l’homme (principalement Human Rights Watch et Amnesty International), d’organisations internationales (Organisation internationale des migrations, organisation de référence lorsqu’il s’agit d’analyser la traite des êtres humains) d’instituts de recherche (Center for the study of democracy, Center for strategic and international studies) et de l’ONU (Fonds des Nations unies pour l'enfance, Institut interrégional de recherche des Nations unies sur la criminalité et la justice, HautCommissariat des Nations Unies aux droits de l'homme et ONUSIDA). Lorsque cela est possible, nous nous appuierons également sur certains ouvrages ayant analysé le phénomène de la traite ou les dérives du personnel onusien de façon globale afin de compléter les sources principales développées ci-dessus. Des articles de presse se sont également révélés utiles pour certaines parties du mémoire, permettant d’apporter un œil extérieur sur les différents scandales dénoncés et relayés par la presse internationale ainsi que certains détails absents des rapports ou ouvrages utilisés. Les relations entre les forces onusiennes en Bosnie-Herzégovine et les réseaux de la traite des femmes ont en effet été peu étudiées en profondeur par des universitaires, principalement en raison du manque de statistiques et d’enquêtes fiables sur la question. Ce manque d’informations s’explique en grande partie par le caractère doublement clandestin de la problématique abordée, tant pour les trafiquants que pour les officiers de police onusiens, rendant l’étude de terrain complexe et dangereuse. Ainsi, ce sont principalement des organismes de défense des droits de l’homme qui se sont attachés à faire des recherches de terrain afin de mieux comprendre les tenants et les aboutissants du phénomène. Ces recherches ont ensuite été reprises par des instituts de recherche et des entités gouvernementales (principalement le Département d’État des États-Unis), démontrant ainsi la fiabilité des résultats obtenus. La combinaison de ces différents types de support permet ainsi d’examiner la problématique étudiée de façon crédible et aussi détaillée que possible. Précisons que si ces différents supports sont précieux pour mieux comprendre les différents 3 types d’implication des forces onusiennes dans le commerce sexuel en Bosnie-Herzégovine, aucun d’entre eux ne permet, à ce jour, d’évaluer l’ampleur réelle de cette implication. Au fil du développement de ce mémoire, nous montrerons donc que la présence onusienne pendant et après la guerre en Bosnie-Herzégovine a provoqué, en toute impunité, la rencontre entre une offre et une demande de commerce sexuel, permettant ainsi aux réseaux de la traite des femmes et aux nouvelles élites criminelles du pays de prospérer entre 1995 et 2002. Cette relation étroite, longtemps niée par la hiérarchie du GIP, de la MINUBH et du Département des opérations de maintien de la paix car jugée trop embarassante, plonge l’ONU dans une profonde crise de légitimité au début des années 2000, forçant l’organisation à revoir son approche du phénomène de la traite des femmes, jusqu’alors considéré comme une menace mineure. Cette réaction de déni traduit une véritable incompréhension du phénomène de la traite des femmes au sein de l’Organisation, elle-même due à un certain climat de tolérance et de permissivité à l’égard de la prostitution inhérent à sa culture organisationnelle. Nous montrerons enfin que les abus de certains membres du GIP ainsi que leurs conséquences sécuritaires et sanitaires se révèlent être en contradiction avec les objectifs de la mission assignée, perpétuant la corruption et les violations des droits de l’homme dans le pays et remettant ainsi en cause la légitimité de la mission et de son personnel. Dans cette optique, ce mémoire sera structuré en trois parties. La première partie reviendra sur la participation des casques bleus dans l’intensification des réseaux clandestins durant la guerre et dans l’émergence d’une nouvelle élite criminelle cherchant à investir dans le commerce du sexe après la signature des Accords de paix de Dayton en 1995, ainsi que sur les différents types d’interactions entre le GIP et les réseaux de la traite des femmes entre 1995 et 2002. La deuxième partie analysera les deux phases de la réaction onusienne face aux différentes affaires d’exploitation et de corruption du GIP, soulignant un manque de sensibilité et de compréhension du phénomène de la traite des femmes ainsi qu’une volonté précipitée de regagner la confiance du public face à une grave crise de légitimité. La dernière partie tentera de faire ressortir le paradoxe que constitue l’implication de certains membres du GIP dans les réseaux de la traite. Il s’agit de montrer que les différentes interactions avec les réseaux de la traite, bien que limitées, sont dénuées de sensibilité pour le traumatisme laissé par la guerre et créent une nouvelle menace contre la paix et la sécurité, perpétuant l’instabilité dans la région des Balkans et produisant ainsi l’inverse des résultats escomptés lors de la création de la mission de reconstruction. 4 PARTIE I. CRIMINALITÉ ORGANISÉE ET FORCES ONUSIENNES EN BOSNIE-HERZÉGOVINE, UN TERRAIN FERTILE POUR DÉVELOPPER L’OFFRE ET LA DEMANDE DE SERVICES SEXUELS Dans cette première partie, nous nous attarderons sur les conditions d’émergence des réseaux de la traite sexuelle en Bosnie-Herzégovine (chapitre 1) ainsi que sur leurs interactions avec le Groupe international de police de l’ONU (chapitre 2) afin de montrer comment cette force onusienne chargée de la reconstruction démocratique du pays a constitué, en toute impunité et à différents niveaux, l’une des sources principales de revenus pour le Crime organisé3 impliqué dans le commerce sexuel. Chapitre 1. Intensification des réseaux de trafic en BosnieHerzégovine : l’héritage de la guerre Si la présence de réseaux criminels organisés dans les Balkans est avérée bien avant l’effondrement de la Yougoslavie, la guerre en Bosnie-Herzégovine et ses répercussions contribuent très largement à leur intensification à la fin des années 90. Pour comprendre l’avènement du trafic d’êtres humains en Bosnie-Herzégovine et son passage d’un marché local à une industrie de grande échelle, il faut remonter à la création des réseaux interethniques de contrebande durant la guerre par des milices criminelles qui seront réutilisés pour exploiter des femmes dans la région des Balkans, une fois la guerre terminée. En effet, les sanctions économiques dirigées contre la Yougoslavie ainsi que le siège des principales villes dans un pays très affaibli constituent un contexte favorable à la criminalisation de son 3 Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, un groupe criminel organisé est un groupe constitué de trois membres ou plus, existant depuis une période relativement longue, agissant de concert et commettant des crimes sérieux à des fins financières, voir B. Dammann, « Presentation at UNICRI-TRACC International Experts Meeting, Turin, 9-10 mai, 2002. 5 économie, nécessaire à la survie de la population et source de profit pour une frange criminelle ainsi que pour une partie du personnel onusien, tant pendant qu’après le conflit. Section 1. Criminalisation de l’économie de guerre et nouvelles élites : le passage d’une économie de production à une économie d’assistance et de prédation La guerre en Bosnie-Herzégovine achève d’affaiblir son économie, en décomposition depuis la mort de Tito et l’effondrement de la République fédérale de Yougoslavie. Incapables de parer l’attaque serbe en 1992, la plupart des grandes villes se retrouvent assiégées, coupant les populations des axes d’approvionnement. Isolées et démunies, ces dernières se tournent vers la frange criminelle du pays pour les défendre, seuls acteurs possédant encore les ressources nécessaires. Face à l’internationalisation massive du conflit, ces défenseurs se transforment rapidement en prédateurs, détournant une grande partie de l’aide humanitaire et établissant ainsi un vaste marché noir interethnique. En symbiose avec cette nouvelle économie sous-terraine, la présence onusienne sur le terrain contribue fortement au passage d’une économie de production à une économie de prédation dans le pays. A. Une décomposition économique avancée Lorsque la guerre éclate en Bosnie-Herzégovine, l’économie socialiste du pays est en décomposition depuis plusieurs années. La forte décentralisation des pouvoirs, principalement aux mains des élites politiques et managériales locales, a accentué la décomposition étatique amorcée dès les années 80 avec la mort de Tito et précipitée par l’éclatement de la République fédérale de Yougoslavie en 1991. Dès août 1990, l’administration et les entreprises nationalisées du pays se désagrègent au profit « d’institutions parallèles4 » autonomes, au sein de régions à forte population serbes et croates, au communautarisme exacerbé. Les centres industriels, les réseaux de communication 4 . Bougarel, « Entre prédation et production : l’économie du conflit bosniaque » dans J. C. Ruffin et F. Jean Économie des guerres civiles. Paris, Hachette, 1995, p.233. 6 et de distribution sont en crise : le pays ne possède plus qu’une « économie de production résiduelle5 », incapable de couvrir les besoins primaires de sa population. La désorganisation administrative et fiscale rend difficile, voire inexistante la formation et la rémunération de nouvelles forces militaires professionnelles bosniennes après le ralliement de la majorité de l’armée populaire yougoslave (JNA) à la Serbie6. L’embargo général sur les livraisons d’armes et d’équipement militaire (qui est transformé en boycott économique général en 19937), imposé par le Conseil de sécurité de l’ONU en septembre 1991 8 afin de rétablir la paix en Croatie ne fait que confirmer le déséquilibre économique et militaire croissant entre serbes et bosniaques. Beaucoup moins bien placée géographiquement et affaiblie financièrement, la Bosnie-Herzégovine ne peut rivaliser avec les forces serbes en cas de conflit armé. En plus du stock d’armes récupéré avec la dissolution de la JNA, les serbes commencent à s’armer à travers des réseaux clandestins passant par Belgrade dès 1990 (en violation de l’embargo de l’ONU) et rallient de nombreux combattants paramilitaires venant d’Europe de l’Est, découragés par des politiques d’immigration restrictives et attirés par l’important potentiel financier qu’impliquerait une guerre interethnique. Toutes les conditions sont donc réunies pour que l’éclatement d’une guerre provoque le passage d’une « économie de production à une économie d’assistance et de prédation » 9 dans le pays. B. « Défenseurs-prédateurs » et « mafia patriotique », les nouvelles élites organisant le trafic en Bosnie Le 6 avril 1992, jour où la Bosnie-Herzégovine est officiellement reconnue par la Communauté européenne comme un État indépendant, l’attaque de la ville de Sarajevo par les serbes de Bosnie marque le retour d’une technique militaire considérée alors obsolète en Europe : la technique du siège. En effet, pour Peter Andreas, loin d’être un conflit unitaire, la 5 Ibid., p.236. La JNA est officiellement dissoute en mai 1992, soit six semaines après le début des combats en Bosnie Herzégovine, voir P. Andreas, « The clandestine political economy of war and peace in Bosnia », International Studies Quarterly, Vol.48, 2004, p.35. 7 P. Martin-Bidou, Les mesures d’embargo prises à l’encontre de la Yougoslavie dans l’Annuaire français de droit international, Vol. 30, n°39. Editions du CNRS, Paris, 1993, p.264. 8 Résolution S/RES/713 (1991) paragraphe 6 dans le cadre du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, disponible sur http://www.nato.int/ifor/un/u910925a.htm 9 X. Bougarel, « Entre prédation et production : l’économie du conflit bosniaque » dans J. C. Ruffin et F. Jean Économie des guerres civiles. Paris, Hachette, 1995, p. 234. 6 7 guerre en Bosnie-Herzégovine consiste en une série de sièges 10 mis en place par les forces serbes afin de faire tomber la résistance politique du pays. Face à ces forces efficacement armées, les principales villes du pays sont rapidement 11 coupées des axes d’approvisionnement, provoquant une hausse vertigineuse du prix des biens de consommation. Ainsi, les villes de Srebrenica, Žepa, Sarajevo, Tuzla, Bihać, Mostar et Goražde (la plupart étant des enclaves bosniaques devenues zones de sécurité de l’ONU en 1993) se retrouvent encerclées et régulièrement attaquées par les forces serbes pendant des périodes plus ou moins longues (allant jusqu’à trois ans et demi pour la ville de Sarajevo), achevant l’asphyxie économique du pays. La Bosnie-Herzégovine étant dans l’incapacité de mobiliser les ressources financières nécessaires pour réaliser un véritable effort de guerre, elle dépend désormais de l’assistance extérieure pour assurer la survie de sa population, et du monde sous-terrain pour combattre l’offensive serbe durant les premiers mois du conflit. En l’absence d’un système de défense unifié et de forces militaires professionnelles capable de repousser les serbes, la défense des différents sièges revient, dans un premier temps12, à des criminels qui sont les seuls à posséder les ressources et compétences organisationnelles nécessaires. Constituée de chefs de gangs, de membres du crime organisé, de trafiquants de drogue, de hooligans ou d’anciens prisonniers (libérés pour aller au combat), cette « mafia patriotique13 » va collaborer avec les forces de police locales et rendre la frontière entre patriotisme et criminalité très floue pour la grande majorité de la population civile. L’internationalisation massive du conflit dès le mois de juin 1992 afin d’apporter une aide humanitaire dans les zones enclavées influence rapidement le comportement de ces milices criminelles. Réalisant que la situation de siège dans les différentes villes constitue une opportunité commerciale inédite pour ceux capables de contrôler les axes routiers et l’approvisionnement humanitaire entre les camps ennemis, ces défenseurs se transforment en 10 P. Andreas, Blue helmets and black market, the business of survival in Sarajevo, Cornell University Press, 2008, p 1. Voir également F. Chaslin Une haine monumentale, essai sur la destruction des villes en exYougoslavie, Descartes & Cie, 1997 où l’auteur décrit la guerre en Bosnie-Herzégovine comme « une guerre contre les centre villes » et une « destruction systématique de l’industrie moderne du pays ». 11 Selon l’International Peace Research Institute de Stockholm, les serbes de Bosnie surpassaient la puissance de feu des forces bosniennes à 9 contre un, ce qui explique l’extrême rapidité de la mise en place des sièges, voir P. Andreas, « The clandestine political economy of war and peace in Bosnia», International Studies Quarterly, Vol.48, 2004, p. 6. 12 Pour Peter Andreas, la défense des villes assiégées est confiée à des criminels jusqu’à ce qu’une armée professionnelle soit formée. Dès 1993, les autorités politiques cherchent donc à se débarrasser, sans réel succès, des milices criminelles devenues trop dérangeantes, P. Andreas, Blue helmets and black market, the business of survival in Sarajevo, Cornell University Press, 2008, p. 94. 13 Ibid., p. 28. 8 véritables « entrepreneurs-prédateurs »14. Prenant en otage la population, ces milices criminelles établissent un vaste marché noir interethnique 15 en exploitant le pont aérien16 de Sarajevo ainsi que les différents corridors humanitaires mis en place par le Haut commissariat aux réfugiés (HCR) et protégés par la Force de protection des Nations unies 17 (FORPRONU). Peter Andreas parle de « siège à l’intérieur du siège »18 pour qualifier ces activités qui deviennent inévitables pour l’ONU et rapidement tolérées par la population locale. Des routes clandestines se construisent entre la Croatie, la Serbie et les différentes villes enclavées de Bosnie-Herzégovine : Sarajevo, Tuzla, Bihać et Žepa deviennent ainsi des sièges poreux et globalement connectés19 générant d’importants trafics de nourriture, de cigarettes, de pétrole, d’alcool, d’héroïne et d’armes (les armes sont en effet vitales au renversement de l’avantage militaire serbe). Ainsi, entre 1992 et 1994, 30 à 50% 20 de l’aide humanitaire est détournée et revendue entre les différents « check points » onusiens du pays. La construction d’un tunnel sous l’aéroport de Sarajevo par les autorités politiques en 1993 et la mise en place des « routes bleues »21 onusiennes en 1994 permettent d’élargir les échanges clandestins à toute la région des Balkans. « Secret public » pour la FORPRONU et les populations locales, le tunnel voit passer à son apogée près de 20 tonnes de matériel et 4000 personnes 22 par jour. Xavier Bougarel nuance tout de même la violence de ce phénomène de prédation en précisant que de nombreux trafics s’apparentent plus à un « marché gris23 » qu’à un marché noir, une politique 14 P. Andreas, Blue helmets and black market, the business of survival in Sarajevo, Cornell University Press, 2008, p. 94. 15 Ibid., p. 11. 16 Selon Peter Andreas, l’aéroport de Sarajevo était un relai majeur de la contrebande durant la guerre, particulièrement pour acheminer des armes et de l’argent issu de la diaspora bosniaque à l’étranger, Ibid., p 127 17 Résolutions S/RES/743, S/RES/749, S/RES/752 et S/RES/770 (1992) du Conseil de sécurité de l’ONU, mettant en place la Force de protection des Nations unies de 13 000 soldats et soulignant l’urgence de la mise en place d’une aide humanitaire et de sa protection par les forces de la FORPRONU au vu de la situation en République fédérale de Yougoslavie qui constitue une menace à la paix et la stabilité internationales. Disponibles sur http://www.nato.int/ifor/un/u920221a.htm, http://www.nato.int/ifor/un/u920407a.htm, http://www.nato.int/ifor/un/u920515a.htm et http://www.nato.int/ifor/un/u920608a.htm 18 P. Andreas, Blue helmets and black market, the business of survival in Sarajevo, Cornell University Press, 2008, p.19. 19 Ibid., p. 8. 20 X. Bougarel, « Entre prédation et production : l’économie du conflit bosniaque » dans J. C. Ruffin et F. Jean Économie des guerres civiles, Paris, Hachette, 1995, p. 5. 21 Mises en place par l’ONU en 1994, ces routes étaient très utilisées par les trafiquants pour circuler rapidement entre les différentes enclaves. La plupart accédaient à ces routes sous couverture d’une ONG, considérée comme prioritaire, voir P. Andreas, Blue helmets and black market, the business of survival in Sarajevo, Cornell University Press, 2008, p. 46. 22 P. Andreas, Blue helmets and black market, the business of survival in Sarajevo, Cornell University Press, 2008, p .62. 23 « Partners in crime, the risk of symbiosis between the security sector and organized crime in southeast Europe », Center for the study of democracy, Sofia, 2004, p. 12. 9 de redistribution horizontale étant souvent mise en place dans les quartiers d’origine des défenseurs criminels24. Le succès de ce nouveau marché clandestin va brutalement reconfigurer la structure sociale du pays en permettant à toute une frange criminelle de la population un avancement social très rapide25 (la grande majorité des technocrates et intellectuels ayant fui le pays dès le début du conflit). En effet, en transformant leur « capital criminel accumulé en capital politique »26, ces nouveaux riches deviennent les nouvelles élites du pays 27. Très proches de l’appareil sécuritaire d’État et des partis nationalistes au pouvoir, ils bénéficient de lois d’amnistie les exemptant de toute poursuite judiciaire pour leurs activités durant la guerre 28. Ils légitiment progressivement leur fortune auprès du reste de la population, leur permettant d’être parfaitement placés pour profiter des opportunités de reconstruction qui émergent à la fin de la guerre. Soulignons que l’ascension rapide de ces nouveaux leaders charismatiques n’aurait pu intervenir sans leurs interactions répétées et prolongées avec le personnel onusien, dont le rôle informel (toléré voire silencieusement encouragé par l’ONU) dépasse rapidement les responsabilités officielles. C. Les casques bleus en symbiose avec l’économie de guerre Consciente que l’aide humanitaire acheminée est insuffisante pour permettre à l’ensemble des populations enclavées de survivre, l’ONU réalise rapidement que le développement du marché noir ainsi que l’incorporation des casques bleus dans cette économie sont inévitables (Peter Andreas va jusqu’à avancer que l’ONU a silencieusement encouragé cette participation29). En effet, bénéficiant de la plus grande mobilité sur le terrain et de salaires 24 X. Bougarel, « Entre prédation et production : l’économie du conflit bosniaque » dans J. C. Ruffin et F. Jean Économie des guerres civiles, Paris, Hachette, 1995, p. 7. 25 Contrairement au reste des pays d’Europe de l’Est et à la Russie, où la reconfiguration sociale est beaucoup plus lente, voir D. Stark et L. BRUSZT, Postsocialist Pathways: Transforming Politics and Property in East Central Europe. New York, Cambridge University Press, 1998. 26 P. Andreas, Blue helmets and black market, the business of survival in Sarajevo, Cornell University Press, 2008, p. 123. 27 Ibid., p. 122. 28 Le gouvernement de Bosnie-Herzégovine vote peu de temps après la fin de le guerre une loi d’amnistie exemptant tout crime de commerce illégal, d’évasion fiscale et de détournement de l’aide humanitaire entre janvier 1991 et décembre 1995, voir P. Andreas, Blue helmets and black market, the business of survival in Sarajevo, Cornell University Press, 2008, p. 124. 29 P. Andreas, Blue helmets and black market, the business of survival in Sarajevo, Cornell University Press, 2008. 10 relativement élevés, ces derniers sont très rapidement absorbés (de façon directe ou indirecte) dans la nouvelle économie de guerre du pays. En acheminant de fortes sommes issues de la diaspora bosnienne à l’étranger, en achetant ou vendant des biens et services issus du trafic ou en fermant les yeux devant les droits de péages prélevés aux différents « check points », les soldats aident à injecter de nombreuses liquidités dans l’économie de guerre et font ainsi augmenter le pouvoir d’achat local. Certains vont jusqu’à créer de véritables marchés à ciel ouvert30 au sein de leurs baraquements et magasins d’approvisionnement, où chaque nationalité semble s’être « spécialisée » dans un domaine commercial : les casques bleus ukrainiens sont ainsi réputés pour leur commerce d’essence, les turcs pour le commerce d’armes et d’explosifs (en totale violation de l’embargo de 1991) et les français pour leurs services de « taxi-clandestin »31. En symbiose32 avec les leaders politiques, le crime organisé et les différents réseaux de contrebande, le personnel onusien va donc à la fois profiter de cette économie sous-terraine et l’alimenter, la faisant perdurer bien après la guerre. Section 2. La fin de la guerre ou l’avènement de la traite sexuelle : la reconversion des nouvelles élites criminelles du pays Une fois la guerre terminée, les nouvelles élites criminelles du pays cherchent à se reconvertir. Les dysfonctionnements politiques mis en place par la signature des Accords de paix de Dayton leur fournissent l’occasion d’investir dans un commerce en plein essor en Europe de l’Est, à savoir la traite des femmes. Mettant à profit les réseaux interthniques clandestins utilisés pendant la guerre, ces élites permettent l’avènement d’un véritable carrefour du commerce sexuel dans la région des Balkans. La Bosnie-Herzégovine devient rapidement l’un des premiers pays de destination de la traite, où plusieurs milliers de femmes sont vendues, achetées et forcées à se prostituer. 30 P. Andreas, « Criminalizing consequences of sanctions: embargo busting and its legacy », International Studies Quarterly, Vol 49, 2005, p. 83. 31 P. Andreas, Blue helmets and black market, the business of survival in Sarajevo, Cornell University Press, 2008, p. 9 et 47. 32 Ibid., p. 1. 11 A. Dysfonctionnements politiques et production anémique: l’occasion rêvée pour une reconversion des nouvelles élites Lorsque la guerre prend officiellement fin avec la signature des Accords de paix de Dayton le 14 décembre 1995, 80%33 de la population active du pays est au chômage et plus de 50%34 vit en-dessous du seuil de pauvreté. Le plan de relance économique du gouvernement lancé en 1993 a échoué, en partie stoppé par les intérêts grandissants des nouvelles élites politiques et économiques du pays. La plupart des villes assiégées ne sont à nouveau accessibles qu’à partir du mois de mars 1996, ralentissant fortement toute tentative de retour vers une économie de production. Face à l’incapacité du gouvernement de fournir à sa population les biens de consommations et services les plus élémentaires, le recours au marché noir reste une nécessité pour la grande majorité du pays 35. Le système institutionnel mis en place par les Accords de paix de Dayton ne fait que renforcer la paralysie politique et économique du pays : ayant cherché à favoriser les regroupements de population sur des critères ethniques36, les accords débouchent sur la création de deux entités bosno-croates et serbes (la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la Republika Sprska) et de dix cantons autonomes avec à leur tête un État central confié à une présidence collégiale, dispersant ainsi les compétences37 et empêchant tout consensus sur les réformes à mettre en œuvre. Très inadapté aux besoins de reconstruction, ce système octroie à chaque entité une législation propre, limitant toute coordination sur le contrôle aux frontières et la politique douanière et favorisant ainsi le maintien du trafic à l’intérieur et à l’extérieur du pays 38. Face aux importants besoins de la population en différents trafics, les nouvelles élites profitent des dysfonctionnements du plan de reconstruction du pays pour remettre à profit les réseaux clandestins créés pendant la guerre tout en cherchant à se reconvertir. La plupart D. F. Haynes, « Lessons from Bosnia’s Arizona market: harm to women in a neoliberalized post conflict reconstruction process , University of Pennsylvania Law Review, Vol. 158, p. 1783. 33 34 P. Martin-Bidou, Les mesures d’embargo prises à l’encontre de la Yougoslavie dans l’Annuaire français de droit international, Vol. 30, n°39. Editions du CNRS, Paris, 1993, p. 265. 35 Selon L'Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), 50% du PNB de la BosnieHerzégovine était encore basé sur les profits du marché noir dans les années 2000, voir “Partners in crime, the risk of symbiosis between the security sector and organized crime in southeast Europe », Center for the study of democracy. Sofia, 2004, p. 78. 36 « La Bosnie-Herzégovine quinze ans après Dayton : combler les retards d’avenir », Rapport de groupe interparlementaire d’amitié n°86, 1er octobre 2009 disponible sur http://www.senat.fr/ga/ga86/ga86_mono.html 37 Le pays est composé de 14 gouvernements et de 180 ministres pour 4 millions d’habitants. 38 «Partners in crime, the risk of symbiosis between the security sector and organized crime in southeast Europe», Center for the study of democracy. Sofia, 2004, p. 77. 12 ayant constitué leur fortune grâce au commerce d’armes et de drogues, elles possèdent donc le capital nécessaire pour investir dans un nouveau commerce en plein essor en Europe de l’Est depuis la chute de l’URSS et la décomposition des économies communistes : la traite d’êtres humains39. Loin de la stratégie de survie créée pendant la guerre, ce type de commerce, particulièrement de femmes et d’enfants, devient extrêmement lucratif pour une partie de la population. B. La traite des femmes dans la région des Balkans Si des cas d’esclavage sexuel (considérés comme isolés) sont dénoncés dès les années 80, ce n’est qu’en 1998 que les premiers rapports de journalistes et d’ONG locales révèlent l’existence d’un véritable réseau organisé de traite de femmes dans le pays, s’inscrivant dans un commerce de grande échelle étendu à toute la région des Balkans. En l’espace de quelques années, la région devient un véritable carrefour du commerce sexuel entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest. L’Albanie, la Bulgarie, la Croatie, la Hongrie, la Macédoine, la Moldavie, le Monténégro, la Roumanie, la Serbie et la Bosnie-Herzégovine40 deviennent d’importants pays d’origine, de transit et de destination de femmes destinées à la prostitution forcée : selon la Commission européenne en 2001, plus de 120 000 femmes y sont vendues chaque année41. Ces femmes, âgées en moyenne de 13 à 24 ans (environ 10% sont mineures), en majorité célibataires ou divorcées, sont enlevées ou dupées par des offres de travail attirantes (secrétaire, femme de ménage, hôtesse d’accueil, serveuse, concours de beauté) ou encore par un mariage arrangé avec un européen42. 39 S. E. Mendelson, Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans, Center for Strategic and International Studies (CSIS) Report, Washington, Février 2005, p. 9. 40 Si, historiquement la région des Balkans est constituée de l’ancienne Yougoslavie, de l’Albanie, de la Bulgarie, de la Roumanie et de certaines portions de la Grèce et de la Hongrie, l’Organisation internationale pour les migrations considère aujourd’hui que l’Albanie, la Bulgarie, la Croatie, la Hongrie, la Macédoine, la Moldavie, le Monténégro, la Roumanie, la Serbie et la Bosnie-Herzégovine sont les pays qui constituent cette région. 41 Victims of Trafficking in the Balkans: A Study of Trafficking in Women and Children for Sexual Exploitation to, through and from the Balkan Region, International Office of Migration (IOM). Genève, 2001, p. 4. 42 A. Klopcic, «Trafficking in human beings in transition and post-conflict countries », Human Security perspectives, Vol. 1, issue 1, 2004, p. 9. 13 Cherchant à quitter ces régions d’Europe de l’Est où l’effondrement de l’économie les a marginalisées sur le marché du travail43, elles sont approchées par des trafiquants ou trafiquantes (le nombre de trafiquantes augmente au fil des années, ces dernières inspirant une plus grande confiance que les hommes) et se retrouvent prises au piège. Elles échouent au sein de night clubs, maisons closes, bars ou clubs de fitness où elles sont forcées à la prostitution et à l’entretien des locaux jusqu’à ce qu’elles puissent rembourser la « dette » dépensée pour leur voyage. Pouvant être vendues plus d’une vingtaine de fois, elles ne restent généralement qu’entre un et trois mois au même endroit. Le commerce du sexe dans la région usant les femmes physiquement et émotionnellement très rapidement, un approvisionnement régulier est indispensable pour maintenir le rythme élevé de consommation. Ce fort taux de renouvellement est ce qui explique en grande partie pourquoi ce commerce est passé si brutalement d’un marché local à une véritable industrie professionnelle extrêmement lucrative44. C. La Bosnie-Herzégovine, premier pays de destination de la traite de la région La Bosnie-Herzégovine se démarque du reste de la région en devenant l’un des principaux pays de destination d’esclaves sexuelles car elle est située sur la « Route des Balkans45 », une des routes les plus utilisées (car facile d’accès autant sur terre que sur mer) pour accéder à l’Union Européenne. Malgré l’interdiction officielle de la prostitution (en Republika Sprska et dans la fédération de Bosnie-Herzégovine), le pays reçoit des femmes issues majoritairement de Moldavie, Roumanie et d’Ukraine (92%), entre 300 et 600046 à tout moment selon L’Organisation internationale des migrations. Elles sont acheminées à travers les différentes routes clandestines créées pendant la guerre entre la Serbie et la Republika Sprska (dont les frontières ont délibérément été gardées poreuses par les autorités locales corrompues) puis mises aux enchères dans les différents « marchés de femmes » du pays situés à Sarajevo, Tuzla, Prijedor, Tuzla, Brčko, Bijeljina et Zvornik. 43 Après la chute de l’URSS, les 2/3 de la population au chômage au sein des démocraties populaires étaient des femmes, voir A. M. Agathangelou et L. H. M Ling, “Desire industries: Sex trafficking, UN peacekeeping and the neo-liberal world order”, Brown Journal of Affairs, Vol. 10, Issue 1, Automne 2000, p. 136. 44 A. M. Agathangelou et L. H. M Ling, “Desire industries: Sex trafficking, UN peacekeeping and the neo-liberal world order”, Brown Journal of Affairs, Vol. 10, Issue 1, Automne 2000, p. 140. 45 Victims of Trafficking in the Balkans: A Study of Trafficking in Women and Children for Sexual Exploitation to, through and from the Balkan Region, International Office of Migration (IOM). Genève, 2001, p. 32. 46 Ibid., p. 43. 14 Le marché le plus connu est l’« Arizona Market », créé à la fin des années 90 dans la ville de Brcko et financé en grande partie par les États-Unis en tant que symbole d’entente interethnique et de transition vers le marché libre 47. Échappant rapidement à toute réglementation, ce marché joue dès 1998 un rôle majeur dans l’organisation spatiale de la traite sexuelle dans le pays : il voit passer près de 20 00048 femmes et jeunes filles chaque année. Vendues aux enchères entre 300 et 500 euros, ces dernières sont soit orientées par groupe de quatre ou cinq dans l’un des 260 night clubs du pays, soit mises à disposition pour la consommation dans une des maisons closes situées autour du marché. Générant plus de 130 millions de dollars par an, notons que ce commerce permet au crime organisé de réinvestir ses dividendes dans le commerce de drogues et d’armes 49, entretenant ainsi un véritable « cercle vertueux » économique et augmentant le risque de déstabilisation dans la région. Si la population locale constitue une source reconnue de consommation de la traite une fois celle-ci implantée, le personnel international sur le terrain est celui qui va générer, en premier lieu, la demande de services sexuels dans le pays. Ainsi, ceux qui ont alimenté le marché noir durant la guerre continuent d’entretenir l’économie sous-terraine en participant, de façon directe ou indirecte, à la traite sexuelle en Bosnie-Herzégovine. Parmi ces internationaux, certains membres de la force de police internationale des Nations unies détachée après la signature des Accords de Dayton se retrouvent impliqués à différents niveaux, entre 1995 et 2002, dans les réseaux de traite sexuelle du pays. Chapitre 2. Le lien entre la traite sexuelle, la prostitution et la force de police internationale des Nations Unies De décembre 1995 à décembre 2002, la Bosnie-Herzégovine reçoit près de 1400 agents de police afin de former le Groupe international de police des Nations unies (GIP), chargé d’organiser la reconstruction démocratique du pays. Pour assurer cette mission, le GIP se voit octroyer une immunité quasi absolue contre toute poursuite judiciaire en cas de non respect du 47 D. F. Haynes, “Lessons from Bosnia’s Arizona market: harm to women in a neoliberalized postconflict reconstruction process”, University of Pennsylvania Law Review, Vol. 158, p. 1784. 48 Ibid., p. 1795. 49 S. E. Mendelson, Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans, Center for Strategic and International Studies (CSIS) Report, Washington, Février 2005, p. 15. 15 code de conduite onusien ou des normes internationales. Les contacts prolongés et répétés entre cette force relativement aisée et la population locale ainsi que l’immunité accordée semblent créer les conditions nécessaires à la rencontre d’une offre et d’une demande de services sexuels sur un même territoire. D’une similarité troublante à la « symbiose criminelle onusienne » créée durant la guerre50, une partie du GIP génère, alimente et profite en toute impunité de ce commerce récemment implanté dans le pays. Section 1. La création de la force de police internationale: convergence d’une offre et d’une demande de services sexuels en toute impunité Lorsque la guerre prend officiellement fin en 1995 et qu’un cessez-le-feu est instauré entre les différentes parties au conflit, une mission de police civile est créée par l’ONU afin de surveiller le respect des accords de paix et de faciliter la transition démocratique du pays. L’arrivée de ce contingent civil onusien, majoritairement masculin et relativement aisé par rapport au reste de la population, semble faciliter la rencontre entre l’offre et la demande de services sexuels en toute impunité dans le pays. Protégés par une immunité quasi-absolue, les membres de la mission de police civile vont rapidement constituer l’une des principales sources de consommation de la traite. A. Les Accords de Dayton et le Groupe international de police des Nations Unies : immunité ou impunité ? En signant les Accords de paix de Dayton en 1995, la Bosnie-Herzégovine accepte que la mise en œuvre des aspects civils du règlement de paix sur son territoire soit confiée à une mission de police civile onusienne 51. La mission des Nations unies en Bosnie-Herzégovine 50 Voir partie chapitre 1, section 1, C « Les casques bleus en symbiose avec l’économie de guerre ». La mise en œuvre des aspects militaires du règlement de paix revient à la Force mutli-nationale de mise en œuvre (IFOR) dirigée par l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), conformément à l’annexe 1 des Accords de paix de Dayton. 51 16 (MINUBH) est ainsi créée par le Conseil de sécurité52 et placée sous l’autorité du Représentant spécial du Secrétaire-Général et Coordonnateur des opérations des Nations Unies en Bosnie-Herzégovine le 15 décembre 1995, avec pour mandat la « contribution à la création d’un État de droit »53. Parmi les différentes entités54 composant cette mission, le Groupe international de police (GIP) 55 est chargé de la restructuration des autorités locales ainsi que de la surveillance des activités de maintien de l’ordre. Spécialisé dans la « formation à la dignité de la personne »56, ses principales tâches57 (élargies au fur et à mesure des différentes résolution du Conseil de sécurité) incluent la formation de la police locale (police des tribunaux et police des frontières) afin d’appliquer des principes démocratiques ; le règlement efficace des problèmes de sécurité civile liés au retour des réfugiés, au crime organisé, au trafic de drogue et à la corruption ; l’enquête et la prévention de toute violation des normes internationales en matières de droits humains 58 ainsi que l’assistance de toute force de maintien de l’ordre locale sur demande. Composé de forces de polices nationales, de personnel international civil et de contractuels privés 59, le GIP compte environ 141160 membres issus de 4961 États différents. Si chacun de ses membres doit respecter, durant l’ensemble de la mission, les normes internationales en matière des droits humains (Convention de Genève) ainsi que les lois et coutumes du pays d’accueil62, une immunité absolue63 contre toute arrestation, détention et 52 Créé au départ pour un mandat de 1 an, le mandat du GIP a été renouvelé à maintes reprises jusqu’en décembre 2002 (voir résolution S/RES/1423 (2002) qui étend le mandat jusqu’au 31 décembre 2002, disponible sur http://www.ohr.int/other-doc/un-res-bih/default.asp?content_id=27346) 53 http://www.un.org/fr/peacekeeping/missions/past/unmibh/background.shtml 54 Groupe consultatif en matière de justice pénale, d’un Groupe des affaires civiles, d’un Bureau des droits de l’homme, des affaires publiques, d’une administration et d’un Groupe International de police (GIP). 55 Annexe 11 des Accords de Paix de Dayton, voir annexe ? et résolution S/RES/1035 December 21, 1995, disponible sur http://www.nato.int/ifor/un/u951221b.htm 56 http://www.un.org/fr/peacekeeping/missions/past/unmibh/background.shtml 57 Pour plus d’informations sur les différentes tâches attribuées, voir Annexe 1 p. 66, Annexe 11 des Accords de paix de Dayton, article III, paragraphe 1 58 Mandat élargi en 1996 : résolution S/RES/1088 http://www.nato.int/ifor/un/u961212b.htm 59 Dans le cas où les Etats membres ne peuvent envoyer des officiers de police nationale, ils ont l’autorisation d’envoyer des contractuels civils. Ce fut le cas des Etats Unis qui passa un contrat avec la firme privée DynCorp Aerospace, Inc. 60 La force maximale autorisée était de 2057 officiers de police (soit un pour 30 policiers bosniens) mais le nombre réel de policiers avoisinait les 1400 (situation en octobre 2002), voir http://www.un.org/fr/peacekeeping/missions/past/unmibh/background.shtml 61 Allemagne, Argentine, Autriche, Bengladesh, Bulgarie, Canada, Chili, Chine, Danemark, Egypte, Espagne Estonie, Iles Fiji, Finlande, France, Ghana, Grèce, Hongrie, Islande, Inde, Indonésie, Irlande, Jordanie, Kenya, Lituanie, Malaisie, Népal, Nigéria, Norvège, Pakistan, Pologne, République Tchèque, Pays Bas, Royaume Uni Roumanie, Russie, Sénégal, Suède, Suisse, Turquie, Tunisie, Ukraine, Etats Unis, Vanuatu. 62 Voir annexe 1, p 66, Annexe 11 des Accords de Dayton, article II, paragraphe 5. 63 En accord avec la Convention des Nations unies sur les privilèges et immunités de 1946 (section 18 et 19), l’ensemble du personnel du GIP, ainsi que les locaux, archives et leurs familles se voient accorder une immunité absolue. Ce type d’immunité est plus souvent attribué aux diplomates qu’aux experts civils. Voir annexe 1, p 66, Annexe 11 des Accords de Dayton, article II, paragraphe 6 et 7. 17 juridiction criminelle du pays d’accueil leur est paradoxalement accordée. En cas de conduite inappropriée ou de « violation de droit sérieuse » sur le territoire de Bosnie-Herzégovine, seuls l’ONU et le pays d’origine peuvent, sous réserve, appliquer des pénalités et sanctions. Mais en réalité, l’ONU ne possède pas l’autorité nécessaire pour poursuivre un national mis à disposition par un État membre pour une mission de maintien ou de consolidation de la paix. En effet, ses possibilités de sanctions sont limitées au rapatriement et à la recommandation à l’Etat d’origine de prendre des mesures appropriées64 (le suivi du dossier est donc attribué aux États membres). Certains États (comme les États Unis) sont également dépourvus de juridiction concernant les crimes commis par des civils en mission à l’étranger, empêchant toute poursuite une fois le suspect rapatrié. Si en théorie l’ONU exige de ses experts « la plus haute autorité morale» 65 , elle ne semble pas s’être donné les moyens légaux de le vérifier. Pour certains hommes loin de leurs familles, en contact prolongé et répété avec un environnement criminel particulièrement instable et à la recherche de services sexuels, l’immunité accordée, complétée par les lacunes judiciaires en Bosnie-Herzégovine peut s’avérer synonyme d’impunité. B. Constitution d’une offre et d’une demande de services sexuels : « le marché de la paix » « Là où l’offre est insuffisante pour satisfaire la demande, ou là où la demande s’élève au-delà de la capacité d’offre locale, des réseaux émergent […] Parce que ces réseaux (de la traite) sont motivés par les mêmes intérêts que ceux d’un commerce légal, leur comportement peut être analysé par les modèles économiques traditionnels de l’offre et de la demande. » Charles Anthony Smith et Brandon Miller de la Cuesta, “Human trafficking in conflict zones, the role of peacekeepers in the formation of networks”, Human Rights Review, Vol. 12, Issue 3, 2011, p 289. L’afflux de personnel civil et militaire international provoqué par la mise en application des Accords de Dayton semble générer une demande de services sexuels 63 B. Miller-de la Cuesta et C.A Smith, Human Trafficking in Conflict Zones: The Role of Peacekeepers in the Formation of Networks, Springer, Novembre 2010. 64 O.Simic, «Accountability and Immunity of U.N. Civilian police involved in Trafficking in Women in Bosnia and Herzegovina », Peace and conflict monitor, 2004, p. 17. 65 65 Voir annexe 1, p. 66, Annexe 11 des Accords de Dayton, article II, paragraphe 2. 18 (jusqu’alors quasi-inexistante) que les réseaux clandestins du pays savent rapidement exploiter à leur avantage 66. En effet, force est de constater que lorsque les membres de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), de la Force de stabilisation de l’OTAN (SFOR), du Bureau Représentant spécial du Secrétaire général et du GIP arrivent en Bosnie-Herzégovine en 1995, le nombre de femmes victimes de la traite dans la région des Balkans augmente de façon brutale, et que lorsque leur présence diminue en 200367, le nombre de femmes forcées à la prostitution recueillies sur le territoire diminue de façon significative68. Selon Charles Anthony Smith et Brandon Miller-de la Cuesta69, cette forte corrélation est une externalité 70 (négative) inévitable en situation post-conflit : plus la présence internationale sur le territoire est importante, plus la croissance de la traite est forte. Les recherches d’ONG sur le terrain confirment cet effet proportionnel : depuis 1995, près de 90%71 de la consommation au sein des maisons closes et night clubs forçant des femmes à la prostitution serait attribuée au personnel international (dont le GIP, jusqu’à son départ en 2002). Symbole par excellence de cette consommation primaire : la multiplication de bars et night clubs à proximité des bases internationales (certains bars vont jusqu’à prendre des noms représentatifs de la nationalité de leurs clients, comme « Harley Davidson » pour les forces américaines ou « Crazy Horse » pour les forces françaises). Le GIP, fortement représenté dans les villes de Brčko, Sarajevo et Tuzla72 connues pour être un « marché aux femmes », 66 H.R. Friman, Human trafficking, human security and the Balkans, University of Pittsburgh Press, 2007, p 2 Si la mission du GIP s’arrête en décembre 2002 et le nombre victims de la traite recueillies par l4OIM et les ONG locales diminue, plusieurs experts mettent en perspective cette correlation. Ils pensent en effet que le nombre de victimes recueillies diminue en raison de l’intensification des descentes de maisons closes et de bars à partir de 2001. Voir Trafficking, Slavery, and Peacekeeping, the need for a Comprehensive Training Program, a Conference Report, UNICRI. Turin, 2002. 68 S. E. Mendelson, Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans, Center for Strategic and International Studies (CSIS) Report, Washington, Février 2005, p.11. 69 C.A. Smith et B.M. De la Cuesta, « Human trafficking in conflict zones, the role of peacekeepers in the formation of networks », Human Rights Review, Vol. 12, Issue 3, 2011, pp. 287-299. 70 Les économistes désignent par « externalité » le fait que l'activité de production ou de consommation d'un agent affecte le bien-être d'un autre sans qu'aucun des deux reçoive ou paye une compensation pour cet effet. Une externalité présente ainsi deux traits caractéristiques. D'une part, elle concerne un effet secondaire, une retombée extérieure d'une activité principale de production ou de consommation. D'autre part, l'interaction entre l'émetteur et le récepteur de cet effet ne s'accompagne d'aucune contrepartie marchande. Une externalité peut être positive ou négative selon que sa conséquence sur le bien-être est favorable ou défavorable, voir Encyclopédie Universalis. 71 Pour le GIP, seuls 30% de la consommation serait attribuable au personnel international. Pour plus d’informations sur ces différences de chiffres, voir Trafficking, Slavery, and Peacekeeping, the need for a Comprehensive Training Program, a Conference Report, UNICRI. Turin, 2002, p. 13; voir également O.Simic, «Accountability and Immunity of U.N. Civilian police involved in Trafficking in Women in Bosnia and Herzegovina », Peace and conflict monitor, 2004, pp. 1-34. 72 Voir annexe 2 p. 70, Carte de la MINUBH. 67 19 bénéficie sans aucun doute, lui aussi, de cette proximité73. Tout comme l’offre suit la demande du marché en économie, les réseaux de la traite sexuelle semblent donc suivre leurs consommateurs principaux au fil de leurs déploiements. Le personnel international, plus aisé que le reste de la population, dépense plus que les locaux au sein de ces établissements et injecte ainsi de très nombreuses liquidités dans l’économie sous-terraine du pays, lui permettant d’investir dans d’autres types de trafics comme la drogue ou les armes. Ainsi, près de 70%74 des recettes de la traite chaque année proviennent du personnel international. S’il est certain qu’une partie du GIP constitue une importante source de consommation de la traite, il est très difficile d’en évaluer l’ampleur réelle. En effet, le peu de statistiques disponibles sur le sujet (principalement le fait d’ONG ou du GIP lui-même, de façon paradoxale) ne permet pas de dissocier de façon précise son implication du reste du personnel international (OTAN, OSCE). Il est cependant indéniable que sa présence contribue à l’institutionnalisation des réseaux de contrebande, qui, une fois le personnel déployé hors du pays, sauront se reconvertir dans différents types de trafic. Malgré les difficultés à quantifier la participation des membres du GIP dans l’industrie sexuelle du pays, il est possible de déterminer à quels types d’activités ces derniers se sont livrés entre 1995 et 2002. Section 2. Les différents niveaux d’implication du GIP dans la traite sexuelle : action d’une minorité ou participation sous-estimée ? Dès 1998, plusieurs ONG (LARA75, Human Rights Watch) en contact avec des réfugiées dénoncent l’implication de certains membres du GIP dans les réseaux de traite sexuelle du pays. Même si l’identité des suspects est gardée confidentielle, les faits reprochés sont suffisamment détaillés pour comprendre qu’ils ne se sont pas limités à la simple consommation de services sexuels au sein de maisons closes. En effet, les différents cas 73 “You could plot the closure of the night bars with the removal of troops and the ending of [UN] IPTF”, S. E. Mendelson, Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans, Center for Strategic and International Studies (CSIS) Report, Washington, Février 2005, p.11. 74 Trafficking, Slavery, and Peacekeeping, the need for a Comprehensive Training Program, a Conference Report, UNICRI. Turin, 2002, p. 14. 75 LARA est une ONG fondée en 1998 et située à Bijeljina, axée sur les problèmes de genre et sur les droits des femmes, plus d’informations sur www.online-lara.com 20 répertoriés permettent de distinguer deux niveaux d’implication (parfois observables pour un même cas): la fréquentation de maisons closes, la consommation de services sexuels et le travail domestique forcé, ainsi que la participation active dans les différentes activités organisant la traite dans le pays (transport, achat de femmes forcées à la prostitution ou protection de maisons closes et des trafiquants impliqués). Si officiellement seuls 18 membres du GIP76 ont été rapatriés pour « comportement inapproprié » durant l’ensemble de la mission, il y a de fortes probabilités que ce chiffre sous-estime la participation du contingent onusien. A. Consommateurs au sein de maisons closes et de résidences privées Selon des enquêtes internes du GIP, du Département d’État des États-Unis77 et de différentes ONG, il est prouvé que plusieurs membres du GIP se sont rendus dans des bars et maisons closes du pays afin d’y consommer de l’alcool ou des services sexuels78. Malgré l’interdiction officielle de s’y rendre (l’interdiction se trouve dans leur code de conduite), la plupart des d’entre eux semblent avoir fréquenté ces établissements, généralement en groupe, en dehors de leurs heures de travail mais en uniforme, permettant aux femmes et aux propriétaires de les identifier facilement. S’il est difficile de déterminer si chacun des officiers était parfaitement conscient de l’origine des femmes employées, il est évident qu’en fréquentant des maisons closes et en entrant en contact avec des femmes, ils enfreignaient volontairement l’interdiction de la prostitution et soutenaient le Crime organisé. De plus, de par leur formation, ces derniers auraient dû savoir que près de 50% des femmes employées au sein de maisons closes étaient issues de la traite. Trois affaires permettent de confirmer ces pratiques de consommation : celle de Prijedor, de Bijeljina et de DynCorp, révélées au grand jour en 2000, 2001 et 2002. Dans le cas de Prijedor79, il a été révélé, après un raid du GIP au sein de trois maisons closes dans la ville, qu’au moins six employés avaient « excédé les missions de leur 76 M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p. 51. 77 Pour plus de détails sur les enquêtes réalisées par le Département d’État des États-Unis, voir S. E. Mendelson, Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans, Center for Strategic and International Studies (CSIS) Report, Washington, Février 2005. 78 Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans, Center for Strategic and International Studies (CSIS) Report, Washington, Février 2005, p. 30. 79 Trois raids ont été organisés le 14 Novembre 2000 dans la ville de Prijedor par 25 officiers du GIP assistés par l’OTAN. 34 femmes y ont été identifiées comme victimes de prostitution forcée et libérées. Plus d’informations sur l’affaire Prijedor, voir M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict 21 mandat »80 et payé pour des services sexuels auprès de jeunes femmes issues de la traite. Plusieurs femmes identifiées comme des victimes de la traite et recueillies par le GIP ont en effet reconnu leurs chauffeurs comme des clients réguliers. Ainsi, deux américains, deux espagnols et deux britanniques ont été rapatriés au cours de l’année pour « comportement inapproprié » et 11 autres membres ont été suspectés de consommation d’alcool et de services sexuels à partir de témoignages détaillés sans pour autant être sanctionnés. Dans le cas de Bijeljina81, six employés dont deux pakistanais et deux fidjiens ont été reconnus comme des clients par des victimes échappées du night club « Kod Karalije » lors d’une séance d’identification. Ces officiers ont été rapatriés dans leur pays d’origine mais aucune poursuite n’a suivi. Dans le cas de l’affaire DynCorp, différentes preuves obtenues par le Bureau de l’Inspecteur général du Département d’État des États-Unis incriminent plusieurs contractuels de visites de maisons closes, de consommation de services sexuels et de violences physiques (viol, coups et blessures) contre des femmes forcées à la prostitution82. Certains de ces contractuels ont également été accusés d’avoir emmené des femmes au sein des bases du GIP83 ainsi que dans des hôtels et des appartements privés. Ces pratiques démontrent une tendance générale observée par les ONG et le Département d’État des États-Unis : une fois les suspicions de consommation au sein des maisons closes avérées, les femmes sont déplacées au sein de résidences privées ou d’hôtels, voire parfois achetées auprès des trafiquants, séquestrées et réduites à l’esclavage sexuel et domestique 84. Un cas de séquestration en janvier 2000 illustre bien ce type d’achat et de séquestration : un employé argentin85 a été accusé d’avoir négocié l’achat d’une jeune femme issue de la traite et de l’avoir séquestrée plusieurs mois avant de la renvoyer dans son pays d’origine. S’il a reconnu l’avoir achetée, il nie en revanche l’avoir utilisée, affirmant avoir simplement cherché à la libérer de sa dette. Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p.57. 80 M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p.57. 81 Ibid., p. 51. 82 Ibid., p. 64. 83 Trafficking, Slavery, and Peacekeeping, the need for a Comprehensive Training Program, a Conference Report, UNICRI, Turin 2002, p.16. 84 Trafficking, Slavery, and Peacekeeping, the need for a Comprehensive Training Program, a Conference Report, UNICRI, Turin 2002, p. 16. 85 M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p. 52. Pour plus d’informations sur les différents cas de sequestration, voir aussi Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans, Center for Strategic and International Studies (CSIS) Report, Washington, février 2005, p. 36. 22 D’autres cas répertoriés entre 2000 et 200286 font ressortir la même justification: les officiers de police achetaient la liberté87 de femmes pour lesquelles ils avaient développé un certain attachement, la plupart du temps après avoir consommé des services sexuels durant une période prolongée. Plusieurs témoignages d’officiers démontrent également que lorsqu’une femme réussissait à s’échapper et à témoigner contre les membres du GIP, une descente était souvent organisée en coopération avec la police locale afin de limiter le scandale et d’organiser rapidement le déplacement de l’établissement vers une autre ville ou des résidences privées 88. Au-delà de la simple interaction avec des femmes issues de la traite ou de la consommation de services sexuels, certains officiers du GIP participaient donc à la protection des réseaux criminels impliqués dans le commerce sexuel. B. L’implication directe dans l’organisation de la traite: la face moins connue de l’implication onusienne Certains membres du GIP semblent également avoir été intégrés, à différents niveaux, dans l’aspect organisationnel de la traite sexuelle. En amont, en participant au transport, à la vente ou à l’achat de femmes ou en aval, en protégeant les trafiquants et les maisons closes de raids potentiels ou de témoignages incriminants (de façon directe ou indirecte), plusieurs officiers de police ont été attirés par les gains financiers que génère le commerce sexuel. L’affaire DynCorp est, encore une fois, particulièrement représentative de ce type d’implication : en juillet 2002, plusieurs contractuels ont fait l’objet d’une enquête interne pour avoir utilisé leur statut diplomatique pour arranger l’achat de passeports et l’acheminement de plusieurs femmes destinées à la prostitution forcée 89. 86 Un autre cas d’achat et de séquestration est détaillé au sein d’un rapport rédigé en 2001 à destination du Secrétaire d’Etat des Etats Unis : un officier américain a été reconnu coupable d’avoir acheté une jeunes femme de 19 ans et d’avoir « cohabité » avec elle durant six mois avant d’être rapatrié. Voir O.Simic, « Trafficking and human rights : european and asia-pacific perspectives », Edward Elgar Publishing Limited, Cheltenham, 2000. 87 M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p. 52. 88 O.Simic, «Accountability and Immunity of U.N. Civilian police involved in Trafficking in Women in Bosnia and Herzegovina », Peace and conflict monitor, 2004, pp. 1-34. 89 La plupart des contractuels habitaient en dehors des bases onusiennes, rendant leur implication dans els réseaux de la traite plus discrète. Voir Trafficking, Slavery, and Peacekeeping, the need for a Comprehensive Training Program, a Conference Report, UNICRI, Turin 2002, p. 16. 23 Presque tous les cas recensés d’achat, de vente ou de transport de femmes pour le compte de trafiquants n’impliquent pas, pour les membres du GIP, de consommation de services sexuels. En d’autres termes, ils ne sont pas, comme vu dans la partie précédente, des clients mais des facilitateurs de la traite. Ils ont donc développé un autre type de participation à la traite moins direct et peut-être, à leurs yeux, plus rentable et sécurisé. Quelques cas de protection90 de maisons closes ou de night clubs ont également été recensés : plusieurs membres ont été accusés de supprimer des preuves incriminantes pour différents trafiquants (et parfois pour eux-mêmes). Plusieurs femmes recueillies à la suite de raids ou s’étant enfuies ont également témoigné auprès de l’OIM que certains officiers de police du GIP prévenaient à l’avance les propriétaires d’établissements visés par des raids (le GIP étant celui qui organise les raids), leur permettant ainsi de cacher les mineures séquestrées et de supprimer toute preuve de leur implication dans la prostitution forcée. En échange de cette protection, certains officiers informateurs recevaient des faveurs sexuelles gratuites. Ces différentes activités n’ont été possibles qu’en étroite coopération avec des forces de police locales corrompues : la falsification de passeports, de visas ou de titres de séjour par exemple, ne pouvait se faire sans la participation des services d’immigration et de la police des frontières, devenus les plus gros clients locaux au sein des maisons closes. Certains membres de la police locale facilitaient en effet les transactions clandestines entre les trafiquants et le GIP en échange d’argent ou de services sexuels gratuits. Certains étaient même employés au noir au sein de maisons closes (en tant que gardes ou gérants), facilitant le contact avec les différents acteurs impliqués et dissuadant toute velléité de fuite de la part des femmes séquestrées91. En octobre 2002, la MINUBH a annoncé le retrait de 26 officiers de police bosniens accusés d’assistance à la traite sexuelle dans le pays ainsi que la publication de rapports de non-conformité adressés à dix autres92. 25 autres ont fait l’objet d’enquêtes par le Ministère de l’Intérieur de la Fédération. Il existe enfin un dernier niveau de protection impossible à quantifier (probablement le plus répandu) : l’omission. En effet, il a été prouvé à maintes reprises que des employés du GIP, conscients de l’implication de certains de leurs collègues à différents niveaux dans la traite sexuelle, ne l’ont jamais dénoncé. En refusant de prendre les dispositions nécessaires 90 B. Limanowska, Trafficking in Human Beings in South Eastern Europe, UNICEF, UNOHCHR, OSCE/ODIHR, New York, 2002, p. 68. 91 M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p. 28. 92 Ibid., p. 30. 24 pour rapporter leurs suspicions ou témoignages à leurs officiers supérieurs, ils ont eux aussi, de façon indirecte, participé à la protection des réseaux clandestins de la traite. Si le degré de souffrances infligées aux victimes de la traite est différent pour chaque action perpétrée par les policiers du GIP, la gravité des violations commises aurait dû provoquer des enquêtes, statistiques et sanctions beaucoup plus poussées au sein de l’ONU et des pays d’origine. Seuls les ONG sur le terrain et le Département d’État des États-Unis semblent avoir tenté de mesurer l’ampleur du phénomène, sans réel succès. On peut tout de même raisonnablement penser que ce dernier a été sous-estimé. C. Une participation sous-estimée ? Si l’on s’appuie sur le nombre de rapatriements pour comportements sexuels inappropriés (18 sur l’ensemble de la mission), la participation directe ou indirecte du GIP dans la traite sexuelle semble être minime et non systématique93. Mais il existe une forte probabilité que cette participation ait été sous-estimée. En effet, très peu de femmes sont capables de témoigner de cette participation en raison des difficultés qu’elles rencontrent pour s’enfuir des maisons closes et pour parler l’anglais ou le serbo-croate. Selon les chiffres de l’OIM, sur les 300 à 6000 femmes forcées à la prostitution présentes sur le territoire à tout instant, seules 14 ont été recueillies en 1999, 200 en 2000 et 283 en 2002 94. De plus, si elles parviennent à s’enfuir ou sont libérées à la suite d’un raid, un grand nombre d’entre-elles sont arrêtées par les autorités locales pour prostitution ou possession de faux documents et sont soit emprisonnées, soit rapatriées dans leur pays d’origine sans avoir une chance de témoigner. Quelques cas d’intimidation par des membres du GIP afin de faire rétracter des témoins ont également été recensés, notamment dans le cadre de l’affaire de Bijeljina en 200195. Il est donc évident que si un plus grand 93 Selon le rapport du Bureau des services de contrôle interne (BSCI) de l’ONU, aucune preuve ne permet de croire que l’implication des officiers du GIP dans la traite sexuelle a été systématique et répandue (« there is no evidence of widespread or systematic involvement of United Nations police monitors in trafficking activities »), voir briefing quotidien pour la presse du Bureau du Porte parole du Secrétaire général de l’ONU du 4 février 2002, disponible sur http://www.un.org/News/briefings/docs/2002/db020402.doc.htm 94 S. E. Mendelson, Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans, Center for Strategic and International Studies (CSIS) Report, Washington, Février 2005, p. 12. 95 Plusieurs cas d’intimidation de la part d’officier roumains du GIP auprès de femmes d’origine roumaines ont été recensés au cours de l’enquête sur l’affaire de Bijeljina, voir 95 M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking 25 nombre de femmes avaient été recueillies par les ONG ou les organisations internationales et que si leur sécurité avait été assurée de manière professionnelle, le nombre de témoignages impliquant des officiers du GIP aurait été plus important. Notons également que de nombreuses preuves incriminantes on été détruites par certains suspects au sein du GIP96 et que la plupart des enquêtes ont été réalisées de façon superficielle97. Le rapport du Département d’État des États-Unis sur l’implication du personnel du GIP démontre en effet qu’il a été « demandé » à plusieurs enquêteurs sur le terrain de se contenter « d’effleurer la surface » des dossiers examinés98. Certains lanceurs d’alerte, notamment Kathryn Bolkovac, à l’origine du scandale Dyncorp, ont également été écartés de leurs fonctions afin de limiter les preuves incriminantes pour certains contractuels employés par l’ONU. Ces méthodes expliquent pourquoi, sur la trentaine d’officiers suspectés d’avoir été impliqués dans la traite sexuelle, seuls 18 ont été rapatriés. Enfin rappelons que de nombreux officiers du GIP ayant été témoins de la participation de leurs collègues semblent s’êtres abstenus de prendre les mesures appropriées auprès de leurs officiers supérieurs, permettant peut-être à plusieurs criminels de terminer la mission et d’être déployés ailleurs sans être inquiétés juridiquement. Loin d’être un comportement routinier, il est tout de même possible que l’ampleur de l’implication du GIP dans la traite sexuelle ait été sous-estimée. Le GIP ayant quitté la Bosnie-Herzégovine en 2003, il est aujourd’hui difficile de revenir sur l’analyse des différentes preuves, d’une part parce que les femmes pouvant témoigner ont été rapatriées ou à nouveau enlevées, d’autre part parce que l’ONU et les différents gouvernements locaux ont intérêt à voir le scandale limité. A leurs yeux, 18 apparaît probablement comme un chiffre signifiant que la corruption et la consommation de services sexuels forcés ne sont que des cas isolés. Au-delà de la cinquantaine, les répercussions nationales et internationales auraient certainement été différentes. of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p. 12. 95 S. E. Mendelson, Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans, Center for Strategic and International Studies (CSIS) Report, Washington, Février 2005, p. 61. 96 Nous développerons cette idée de façon plus approfondie au sein de la deuxième partie. 26 La présence onusienne, pendant et après la guerre semble donc intimement liée à l’émergence et l’intensification du commerce sexuel en Bosnie-Herzégovine. De façon consciente ou inconsciente, les forces militaires puis civiles déployées ont permis l’avènement de nouvelles élites criminelles dans le pays, enracinant ainsi les réseaux clandestins de la traite dans la région des Balkans. S’il est à ce jour très difficile d’évaluer de façon précise l’ampleur de la participation, directe ou indirecte de la force de police civile dans ces réseaux une fois implantés et organisés, il semble que celle-ci ait été fortement minimisée par l’ONU. C’est précisément cette minimisation qui explique pourquoi le Département des opérations de maintien de la paix, la MINUBH et le GIP ont pu se permettre de négliger le traitement des dérives de leurs membres pendant si longtemps. 27 PARTIE II. LA RÉPONSE ONUSIENNE FACE À UN PROBLÈME DÉRANGEANT Dans cette seconde partie, nous analyserons les différentes réactions de l’ONU et du GIP face aux scandales d’abus sexuels et de corruption. Nous verrons que, dans un premier temps, elle nie toute possibilité de lien entre son personnel et les réseaux de la traite et ignore le problème (chapitre 1), se limitant à quelques rapatriements discrets et expéditifs (chapitre 2). Puis, à partir de 2001, nous verrons qu’en proie à une profonde crise de légitimité, elle lance une politique de « tolérance 0 » contre la traite, stratégie de marketing agressive et peu efficace avant de quitter définitivement le pays en 2002 (chapitre 3). Chapitre 1. Un problème non reconnu est un problème qui n’existe pas : le déni onusien ou la « dynamique de l’invisibilité 99 » Jusqu’en 2001, l’ONU s’avère très réticente à reconnaître l’implication du GIP dans la traite sexuelle en Bosnie. Ce déni peut en partie être expliqué, selon différents rapports100, par une véritable incompréhension de la traite et plus particulièrement des liens entre le personnel onusien et ce type de trafic au sein du GIP. Tolérance, fausses-idées, fatalisme et déni semblent en effet former un véritable tabou sur la question et en atténuer la gravité, rendant ainsi le traitement du problème très marginal. 99 S. E. Mendelson, «Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005, p. 29 et 31. 100 Voir Trafficking, Slavery, and Peacekeeping, the need for a Comprehensive Training Program, a Conference Report, UNICRI. Turin, 2002 ; S. E. Mendelson, Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans, Center for Strategic and International Studies (CSIS) Report, Washington, Février 2005 et Victims of Trafficking in the Balkans: A Study of Trafficking in Women and Children for Sexual Exploitation to, through and from the Balkan Region, International Office of Migration (IOM). Genève, 2001. 28 Section 1. L’incompréhension du phénomène de la traite Face aux différents scandales impliquant des membres du GIP, la hiérarchie de la MINUBH et du GIP refuse, dans un premier temps, de reconnaître toute implication onusienne dans les réseaux de traite sexuelle du pays101. Ce refus révèle que la plupart de ces officiers possède, jusqu’en 2001, une vision confuse de leur rôle dans l’émergence de la traite dans le pays ainsi qu’une définition erronée du phénomène, les empêchant ainsi de saisir la gravité des affaires traitées. A. L’assimilation erronée entre traite sexuelle et prostitution ou « l’erreur fondamentale d’attribution » 102 Selon S. E. Mendelson103, lorsque les différentes affaires d’abus et de corruption onusienne sont révélées entre 1998 et 2001, la grande majorité des officiers de police du GIP ne possède pas d’informations suffisantes sur le phénomène de la traite pour le comprendre et pour le considérer autrement que comme un délit mineur et non prioritaire104. En effet, la traite sexuelle constitue, au sein de l’ONU, un domaine dans lequel très peu d’officiers de renseignement reçoivent une formation adaptée. Le caractère doublement clandestin du phénomène, pour les victimes comme pour les trafiquants, limite les connaissances sur le sujet. Ce manque d’information est, selon S. E. Mendelson, ce qui provoque chez eux un amalgame erroné entre la prostitution consentie105 et la traite sexuelle au sein du GIP (et de manière générale au sein des différentes forces onusiennes). Au fil des entretiens avec des membres du GIP et de la MINUBH réalisés dans son rapport pour le Centre pour les études internationales et stratégiques, l’auteure fait ressortir un comportement appelé en psychologie « erreur fondamentale d’attribution »106, généralement prévalent dans les milieux militaires. Au lieu de reconnaître que certaines situations peuvent 101 K. Allred, « How Deployed Forces Fuel the Demand for Trafficked Women and New Hope for Stopping It ». Armed Forces and Society. Vol. 33, no 5, p. 7. 102 S. E. Mendelson, «Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005, p. 29. 103 Ibid., p. 19. 104 Ibid., p. 23. 105 Par prostitution consentie nous entendons ici l’échange de rapports sexuels contre rémunération 106 S. E. Mendelson, «Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005, p. 29. 29 pousser un individu à un comportement particulier, ce raisonnement pousse à considérer un comportement individuel comme le résultat systématique d’un choix rationnel. Ainsi, face à une victime de la traite, les officiers de police font l’erreur d’interpréter son activité de prostitution comme le résultat d’un choix rationnel sans prendre en compte les conditions de sa situation de départ et l’envisagent donc comme une migrante irrégulière pratiquant la prostitution de façon consentante. Son activité et le réseau clandestin qui l’a faite voyager constituent donc, à leurs yeux, une menace limitée. Le taux de renouvellement régulier 107 des officiers de police n’est pas étranger à cette interprétation erronée: le changement d’affectation tous les six mois, combiné au manque de formation les empêche souvent ainsi de saisir la réalité du phénomène. Au-delà de la simple « erreur d’attribution » des officiers du GIP, cette incompréhension de la traite sexuelle s’institutionnalise au sein de la définition officielle de la traite des personnes appliquée par la MINUBH et le GIP entre 1999 et 2001. B. Le problème du consentement dans la construction de la définition appliquée par le GIP Entre 2000 et 2001, le GIP continue d’appliquer une définition de la traite des personnes en contradiction avec celle du Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants de 2000 ( ou Convention de Palerme) 108, exacerbant ainsi la vision grossière et erronée du phénomène vue précédemment. En effet, selon le guide juridique officiel du GIP109 publié en mai 1999, la traite des personnes désigne : 107 Trafficking, Slavery, and Peacekeeping, the need for a Comprehensive Training Program, a Conference Report, UNICRI. Turin, 2002, p. 21. 108 La Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée est le premier instrument de droit pénal international destiné à luter contre les phénomènes de criminalité transnationale organisée. Elle est complétée par trois protocoles additionnels relatifs à la traite des personnes, au trafic illicite de migrants, au blanchiment d’argent et au trafic illicite d’armes à feu. Le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants est consultable sur http://www.uncjin.org/Documents/Conventions/dcatoc/final_documents_2/convention_%20traff_french.pdf 109 M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p. 43. 30 « le recrutement, le transport ou le déplacement de personnes à travers ou à l’intérieur d’une frontière […] par tromperie, contrainte, force, menace directe ou indirecte, abus d’autorité, fraude ou non divulgation frauduleuse […] dans le but de les placer contre leur gré ou sans leur consentement dans des situations d’exploitation ou de servitude à des fins financières. »110 En continuant d’appliquer cette définition, le GIP ignore le principe juridique international contenu dans le Protocole additionnel à la Convention de Palerme affirmant qu’aucun individu ne peut « consentir » à la servitude. En effet, selon celui-ci, la notion de consentement n’est plus une condition recevable pour refuser à une personne le statut de victime de la traite lorsqu’elle a été recrutée, transférée, hébergée ou accueillie par « la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contraintes, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages ». En refusant d’appliquer la définition de la traite du Protocole additionnel et de dépasser la question du consentement, le GIP démontre une incapacité à intégrer les subtilités du phénomène de la traite, pourtant observée de façon régulière. Ainsi, la définition utilisée en Bosnie-Herzégovine dans le cadre de leurs missions quotidiennes empêche, pendant plusieurs années, un grand nombre de femmes (celles conscientes du métier qui les attendent, mais pas des conditions de voyage ou de travail, ou celles incapables de prouver l’usage de la force, de la contrainte, de la fraude ou de l’enlèvement dans leur transport) d’accéder au statut de victime de la traite. Juridiquement, bon nombre d’entre elles sont donc considérées comme des migrantes irrégulières pratiquant la prostitution de façon consentante. Si, comme l’avance S. E. Mendelson, cette vision erronée est partagée par la majorité des membres du GIP et de la MINUBH en Bosnie-Herzégovine, il n’est alors pas surprenant que ceux-ci ne perçoivent pas leur implication ou celle de certains de leurs collègues dans les réseaux de la traite comme une violation des droits humains ou comme un comportement 110 «Trafficking in persons consists of all acts involved in: • The recruitment, transportation or movement of persons within or across frontiers whether for financial gain or otherwise • And in which material deception, coercion, force, direct or indirect threats, abuse of authority, fraud or fraudulent non-disclosure is used • For the purpose of placing persons forcibly, against their will or without their consent in exploitative, abusive or servile situations », voir M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p. 43 et O. Simic, «Regulation of sexual conduct in UN PKO », Springer, Heidelberg, 2012. 31 inapproprié. Admettre que ces femmes (consentantes ou non) sont en réalité des victimes et que certains membres d’une organisation internationale si honorable puissent avoir abusé d’elles en toute impunité constituerait donc, pour eux, une remise en cause de leurs convictions beaucoup trop profonde. Une véritable « dynamique d’invisibilité » est ainsi générée autour de la traite et de ses interactions avec les forces onusiennes, perpétuant ainsi le climat d’impunité créé par l’immunité accordée tout au long de la mission. C. Une confrontation des liens entre les réseaux de la traite et le GIP trop douloureuse : le « syndrome de l’homme et de l’institution honorable »111 Si la hiérarchie du GIP nie tout comportement sexuel inapproprié ou corruption au sein de ses officiers, c’est qu’elle est incapable de confronter le lien entre la présence onusienne en Bosnie-Herzégovine et l’émergence des réseaux de la traite. En effet, selon Martina Vandenberg, cela implique un conflit avec leur conception identitaire et leur dévotion à l’institution onusienne. L’auteure explique ce conflit par deux notions psychologiques appelées « syndrome de l’institution honorable » et « syndrome de l’homme honorable » 112. Selon elle, le déni observé chez un grand nombre d’officiers du GIP et de la MINUBH est intimement lié au prestige attribué à la fonction de l’ONU et à celle de ses officiers. La grande majorité des agents civils et militaires de l’ONU possède un dévouement inconditionnel et une vision très protectrice vis-à-vis de l’institution, ce qui les empêche d’admettre que leur unité ait pu prendre part à des activités criminelles en contradiction avec le noble idéal onusien de paix et de justice. Cette vision très paradoxale est, sans doute, ce qui a poussé certains membres du GIP à fermer les yeux sur les différents sévices et actes de violence commis par leurs collègues : les dénoncer signifierait entacher la réputation et la légitimité de leur mission ainsi que de l’ONU de façon plus générale. Il leur est également très difficile de comprendre que leur présence a généré l’émergence et le développement des réseaux clandestins de la traite et que le système auquel ils appartiennent n’a pas su anticiper, combattre et punir les responsables. Cela serait cause de conflit avec leur identité « d’hommes honorables ». 111 M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p. 22. 112 Ibid. Voir également T. W. Britt and A. B. Adler, The Psychology of the Peacekeeper: lessons from the field (psychological dimensions of war and peace), Praeger, 2003. 32 Si entre 1995 et 2001 le phénomène de la traite reste incompris par une partie du GIP, certains membres semblent tout de même avoir intégré sa définition et ses subtilités. Mais, contre toute attente, ces derniers semblent l’appréhender comme une conséquence inévitable de la guerre et des mœurs prévalant dans la région des Balkans, contre laquelle aucune politique de sécurité ne saurait être efficace. Section 2. « Les hommes seront toujours les mêmes 113 » : le jugement atténué de la traite en Bosnie-Herzégovine Il apparaît que certains membres du GIP, bien que sensibilisés à la question de la traite, considèrent l’offre et la consommation de services sexuels dans le pays comme inhérentes aux traditions locales et aux conséquences de la guerre. Que certains profitent de ces services au cours de leur mission, loin de leurs familles, leur semble donc un comportement inévitable qui ne devrait être ni stigmatisé ni sanctionné par la hiérarchie. A. La culture onusienne ou la tolérance vis-à-vis de la traite Une tolérance, le plus souvent tacite, profondément ancrée dans la culture onusienne (et de façon générale dans la culture militaire) de la pratique et de la consommation de services sexuels pourrait expliquer en grande partie pourquoi le GIP s’est montré si réticent à aborder les différents scandales dénoncés. En effet, comme vu précédemment, un certain nombre d’officiers de police du GIP assimilent la traite à la prostitution consentante. Avoir recours à des prostituées en échange d’argent ou de services au sein de maisons closes, de night clubs ou de bars ne représente donc pas, selon eux un, comportement inapproprié. Ce type d’établissement semble, au contraire, être considéré comme un lieu de « repos et de loisir »114, pour des agents en 113 Citation de Madeleine Rees, Haut Commissaire aux droits de l’homme pour l’ONU en Bosnie-herzégovine : "There is this whole «boys will be boys» attitude about men visiting brothels. There's a culture inside the UN where you can't criticise it. That goes all the way to the top". Cité dans D. Hipkins, “Bosnia Sex Trade Shames UN,” Scotland on Sunday, February 9, 2003. 114 R. Poulin, «Le système de la prostitution militaire en Corée du Sud, Thaïlande et aux Philippines », Bulletin d’histoire politique, Vol.15, n°1, Automne 2006, p. 8. L’auteur parle de lieux de repos et loisir afin de décrire les maisons de confort créées en Thaïlande pour les militaires américains, expressions qui est applicable à la situation observée en Bosnie-Herzégovine. 33 mission loin de leurs familles cherchant à satisfaire des « besoins naturels »115. Selon S. E. Mendelson, certains officiers supérieurs du GIP sont allés jusqu’à encourager les membres de leur unité à se rendre dans les maisons closes, parfois sous leur supervision 116 (ce qui rejoint l’affirmation selon laquelle ils se rendent, la plupart du temps, dans les maisons closes en groupe117). Pour R. Poulin118, cette vision de la prostitution est un « invariant » au sein de l’armée et de l’ONU. Elle pousse les officiers à considérer les femmes du pays d’accueil « ethniquement et sexuellement »119 inférieures et banalise leur réaction face à « l’aménagement rationnel de la prostitution » afin de garantir leur équilibre et, ainsi, l’efficacité de leur mission. Cette tolérance est ce que Madeleine Rees, Haut Commissaire aux droits de l’homme pour l’ONU en Bosnie-Herzégovine, dénonce publiquement dès 2000 comme principal obstacle aux enquêtes et sanctions contre les membres du GIP impliqués dans les réseaux de la traite. Accepter que les « hommes seront toujours les mêmes » en mission à l’étranger, à tout niveau de la hiérarchie onusienne, ne peut qu’encourager les officiers de police attirés par les services sexuels ou les gains financiers proposés par les trafiquants et rassurés par leur immunité à soutenir le commerce sexuel dans le pays. De plus, la diversité des nationalités et des cultures prasentes au sein de la mission de police civile rend difficile l’adoption d’une position unifiée face à la prostitution : en effet, chaque nationalité possède une approche différente du phénomène, certains vivant dans des pays où celle-ci est légalisée ou, au contraire, extrêmement taboue. Ajoutons qu’aux yeux de certains officiers du GIP, consommer au sein des maisons closes peut, d’une certaine manière, rentrer dans les attributions de leur mission de reconstruction du pays120. En effet, en injectant une partie de leur salaire dans l’économie du pays, ces derniers répondent à la loi de l’offre et de la demande et contribuent ainsi à « construire la paix sur des 115 K. Allred, « How Deployed Forces Fuel the Demand for Trafficked Women and New Hope for Stopping It ». Armed Forces and Society. Vol. 33, no 5, p. 8. 116 S. E. Mendelson, «Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005, p. 33. 117 Voir chapitre 2, section 2, A, « Consommateurs au sein de maisons closes et de résidences privées » p. 16. 118 S. E. Mendelson, Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005, p. 13. 119 Ibid. 120 A. M. Agathangelou et L. H. M Ling, «Desire industries: Sex trafficking, UN peacekeeping and the neoliberal world order », Brown Journal of Affairs, Vol. 10, Issue 1, Automne 2000, p. 136. 34 normes libérales »121 dans un pays où la corruption est perçue comme un véritable mode de vie. B. La culture balkanique ou la corruption comme mode de vie Il semble que pour un certain nombre d’officiers de police déployés en BosnieHerzégovine, le développement de la traite est un fait culturel imputable à l’héritage de la guerre et aux mœurs balkaniques, contre lequel rien ne peut être fait. Cette vision fataliste explique pourquoi le GIP et le Département des opérations de maintien de la paix ne reconnaissent pas, dans un premier temps, leur rôle dans l’émergence et le soutien des réseaux clandestins du pays. Au cours des entretiens réalisés par S. E. Mendelson auprès de membres du GIP122, il ressort que beaucoup d’entre eux ne comprennent pas la corrélation 123 entre leur présence et l’émergence des réseaux de la traite dans le pays. Ils sont en effet persuadés que ce type de commerce, déjà développé avant la guerre, s’est intensifié et banalisé sous l’influence du marché noir et des autorités locales corrompues et qu’il se maintiendra bien après leur départ. L’effondrement des institutions et du tissu industriel du pays, enclenché dès les années 80, aurait donc, selon eux, réuni les conditions nécessaires pour institutionnaliser la corruption et la fraude au sein de la population. Par conséquent, très peu d’officiers de police comprennent le besoin de combattre ce type de commerce et plus particulièrement d’y être sensibilisés puisqu’il est inhérent à la structure sociale du pays. Cette fausse idée de la traite, combinée à l’assimilation erronée à la prostitution consentante, conduit les membres du GIP à considérer le phénomène comme une menace marginale124, bien qu’étant reconnu par l’OIM et l’Office 121 C. P. David, « Visions constructivistes et réalistes de la consolidation de la paix en Bosnie ou Quand Alice au pays des merveilles rencontre le monstre de Frankenstein », Revue française de science politique, 49e année, n°4-5, 1999. pp. 545-572. 122 S. E. Mendelson, «Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkan », CSIS Report, Washington February 2005, p. 20 et 21. 123 Un des officiers interrogés par S. E. Mendelson : « Je ne pense qu’il soit possible de coomprendre l’étendue de la corruption dans le pays. Je pense que la bataille est perdue d’avance : la corruption, c’est leur mode de vie », « Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005, p. 21. 124 O.Simic, «Accountability and Immunity of U.N. Civilian police involved in Trafficking in Women in Bosnia and Herzegovina », Peace and conflict monitor, 2004, pp. 1-34. 35 des Nations unies contre la drogue et le crime comme la source principale de financement du trafic d’armes et de drogue dans la région125. L’incompréhension flagrante du phénomène de la traite, de ses conditions d’émergence et de ses conséquences est ce qui empêche donc, dans un premier temps, le GIP et le Département des opérations de maintien de la paix de reconnaître la gravité des accusations portées contre certains de leurs membres. Loin des idéaux de justice et de défense des droits de l’homme, la culture onusienne semble donc avoir créé une atmosphère permissive au sein du GIP et orienter ce dernier vers un traitement minimal du problème afin d’éviter une remise en cause trop profonde de la mission. Chapitre 2. Faux semblants et punitions expéditives Le droit international est clair : le viol et l’exploitation sexuelle constituent des crimes qui doivent être punis, qu’ils soient commis lors de conflits ou en période de paix. Il semble pourtant que le Département des opérations de maintien de la paix ne prenne pas suffisamment au sérieux les allégations de participation à la traite de certains officiers du GIP pour appliquer une sanction proportionnelle à la gravité des faits reprochés. En effet, entre 1998 et 2002, un nombre très restreint d’officier subit, de façon très discrète, une sanction administrative sans aucune conséquence pénale. L’ONU reconnaît que certains de ses employés ont eu un comportement sexuel non approprié mais ne se donne pas les moyens de les condamner de manière efficace afin de prévenir toute récidive ou comportement similaire. Elle tente donc d’atténuer le problème afin d’éviter une crise de légitimité qui remettrait en cause ses méthodes de recrutement ainsi que les différentes missions de maintien de la paix en cours, perpétuant ainsi le climat d’impunité généré tout au long de la mission. 125 Voir Changing Patterns and Trends of Trafficking in Persons Within, To and Through the Balkan Region, Organisation internationale pour les migrations, Genève, Mai 2004 et United nations, Office of drugs and crime, Trafficking in human beings disponible sur http://www.unodc.org/unodc/en/trafficking_human_beings.html 36 Section 1. Le manque de transparence juridique : affaires étouffées et enquêtes entravées Face aux différentes accusations d’abus sexuels et de corruption, le Département des opérations de maintien de la paix ainsi que le commandement de la MINBH tentent d’étouffer les affaires en supprimant un certain nombre de preuves incriminantes et en écartant plusieurs lanceurs d’alerte devenus gênants. L’implication des membres du GIP dans les réseaux de la traite semble donc minimisée, permettant à certains officiers de police d’échapper à la sanction malgré la gravité des crimes commis. A. Des preuves incriminantes supprimées Selon les règles onusiennes, les allégations de comportement inapproprié impliquant les officiers du GIP doivent être gérées par la Section de discipline et d’enquête interne 126 de la MINUBH. Des enquêteurs remettent un rapport au chef de la mission en BosnieHerzégovine qui détermine si, et quel type de sanction doit être appliqué. Si plusieurs enquêteurs ont bien été nommés afin de d’étudier différentes affaires d’abus sexuels et de corruption entre 1998 et 2002, ces derniers n’ont pas su ou pu mener leur tâche en profondeur. En effet, il semble que la MINUBH et le Département des opérations de maintien de la paix aient tenté de minimiser127 les retombées médiatiques de ces affaires en étouffant plusieurs enquêtes, durant et après la fin de la mission. En juillet 2001, le porte parole de la MINUBH déclare face à l’agence Associated Press que 24 officiers de police du GIP sont impliqués dans des affaires de corruption et d’inconvenance sexuelle128. Selon un rapport américain rédigé à l’attention du Congrès 129, seuls 18 officiers seraient impliqués dans ce type d’affaire. Cette incohérence de chiffres traduit l’ambigüité et l’inefficacité des méthodes employées par la Section de discipline et 126 Appelée « Discipline and Internal Investigation Section » en anglais. Voir témoignage de David Lamb devant le Sous-comité sur les opérations internationales et les droits de l’homme de la Chambre des représentants des Etats-Unis, voir « The U.N. and the Sex Slave Trade in Bosnia: Isolated Case or Larger Problem in the U.N. System? » April 24, 2002, N° 107-85. 128 W. Kole et A. Cerkez-Robinson, « U.N. Police Accused of Involvement in Prostitution in Bosnia » , Juillet 2001. 129 Sous-comité sur les opérations internationales et les droits de l’homme de la Chambre des représentants des Etats-Unis, voir «The U.N. and the Sex Slave Trade in Bosnia: Isolated Case or Larger Problem in the U.N. System? » April 24, 2002, N° 107-85. 127 37 d’enquête interne de la MINUBH, dénoncées par des ONG locales et internationales 130 comme un moyen de minimiser certaines affaires considérées embarrassantes. Selon des enquêteurs de la MINUBH interrogés par Human Rights Watch131, plusieurs enquêtes pour corruption et abus sexuels auraient été freinées voire supprimées à la demande d’officiers supérieurs. Plus précisément, ces derniers dénoncent avoir été stoppés dans leurs recherches, informés par la hiérarchie que le gouvernement du pays d’origine des officiers concernés était désormais chargé de l’enquête. Une enquête portant sur plusieurs officiers de police roumains impliqués dans l’achat et la vente de femmes issues de la traite aurait ainsi été interrompue et transférée au Ministère de l’Intérieur roumain en 2001. À ce jour, aucune enquête n’a été ouverte en Roumanie sur ces officiers : l’affaire a été étouffée au niveau national et international. Des falsifications d’enquêtes ont également été dénoncées par certains membres de la MINUBH. Toujours en 2001, 25 membres du GIP sont accusés d’avoir réalisé une descente non autorisée: seuls six d’entre eux ont fait l’objet d’enquêtes, elles-mêmes incomplètes132. Selon un officier de police présent lors de la descente, ces derniers auraient été « sélectionnés » de façon aléatoire afin de « montrer l’exemple » tout en évitant de perdre un trop grand nombre d’employés qualifiés. Les femmes présentes lors de la descente et ayant identifié plus d’une vingtaine d’officiers du GIP ont toutes été rapatriées dans leur pays d’origine, les empêchant ainsi de témoigner lors d’un potentiel procès. Certains membres du GIP reconnus coupables de consommation de services sexuels forcés ont également été rapatriés sans que leur témoignage n’ait été enregistré alors que les identités des femmes, trafiquants et policiers locaux impliqués auraient pu permettre la mise en place d’un procès ou de nouveaux raids. Enfin, lorsque la mission du GIP prend fin en décembre 2002 et est remplacée par la Mission de police de l'Union européenne, plusieurs centaines de fichiers archivés contenant des témoignages et des informations sur les réseaux de la traite, vitales pour assurer une transition efficace, disparaissent133. Après de multiples requêtes de la part de l’Union européenne auprès du Département des opérations de maintien de la paix, aucun transfert de document n’a été réalisé. À ce jour, près de 1500 témoignages de victimes, des centaines de 130 Human Rights Watch, Amnesty International et Lara sont les principales ONG a avoir dénoncé cette ambigüité juridique entravant l’enquête et les sanctions de certains officiers du GIP. 131 M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002. 132 . E. Mendelson, « Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005. 133 Changing Patterns and Trends of Trafficking in Persons Within, To and Through the Balkan Region, Organisation internationale pour les migrations, Genève, Mai 2004, p 44 et 50. 38 noms de trafiquants et d’établissements impliqués dans la traite ont été supprimés, laissant fortement penser que ces derniers contiennent des preuves incriminantes pour un certain nombre d’officiers de police du GIP n’ayant pas fait l’objet d’enquêtes ou de sanctions. S’il apparaît évident que le GIP, la MINUBH et le Département des opérations de maintien de la paix ont contribué de façon délibérée au manque de preuves incriminant la force de police onusienne, il semble qu’ils aient également tenté d’écarter, voire de discréditer plusieurs lanceurs d’alerte reconnus embarrassants pour la réputation de l’institution. B. Des lanceurs d’alerte écartés Afin d’éviter des retombées négatives de la part de la presse et de la communauté internationale, le GIP semble avoir tenté d’écarter plusieurs « lanceurs d’alerte » ayant dénoncé ou étant sur le point de dénoncer l’implication de la force de police onusienne dans la traite. Ces méthodes viennent donc compléter la stratégie de falsification de preuves vue précédemment. Les cas de Kathryn Bolkovac134 et de Ben Johnston135, tous deux employés par DynCorp (sous-traitant de l’ONU) au sein du GIP en sont les plus emblématiques. Ben Johnston dénonce en 1999 la consommation de prostituées et l’implication d’officiers de police du GIP dans les réseaux de la traite. Il est licencié quelques mois plus tard. Dénonçant en octobre 2000 les mêmes exactions, Kathryn Bolkovac est, elle, redéployée moins d’un mois plus tard dans une autre ville du pays, puis suspendue pour une période de trois mois avant d’être licenciée en avril 2001 pour falsification de temps de travail. Elle ne sera jamais réemployée par l’ONU136. Leur cas n’est pas unique : en février et mars 2001, deux employés appartenant au Département droits de l’homme ainsi qu’à la Section de discipline et d’enquête interne sont 134 Voir N. L. Diu « What the UN Doesn't Want You to Know », The Telegraph, Février 2012 (disponible sur http://www.telegraph.co.uk/culture/film/9041974/What-the-UN-Doesnt-Want-You-to-Know.html); S. Applebaum « Insight: Kathryn Bolkovac, whistleblower », The Independent, janvier 2012 (disponible sur http://www.independent.co.uk/news/people/profiles/insight-kathryn-bolkovac-whistleblower-6291533.html ) 135 Témoignage de Ben Johnston, Sous-comité sur les opérations internationales et les droits de l’homme de la Chambre des représentants des Etats-Unis, voir «The U.N. and the Sex Slave Trade in Bosnia: Isolated Case or Larger Problem in the U.N. System? » April 24, 2002, N° 107-85. 136 Kathryn Bolkovac a depuis gagné un procès contre DynCorp pour licenciement abusif (en 2002). 39 menacés de représailles137 par leur hiérarchie afin de stopper leur enquête sur différentes allégations d’abus sexuels au sein du GIP. Le manque de preuves empêchant d’enquêter efficacement sur les différentes affaires de corruption et de consommation de prostitution au sein du GIP semble donc avoir été en grande partie provoqué. S’il est impossible d’en déterminer l’étendue, il reste évident que plusieurs officiers ont ainsi échappé à des sanctions ou des poursuites pénales, renforçant l’affirmation selon laquelle l’implication onusienne dans la traite en Bosnie-Herzégovine a été sous-estimée. Section 2. Rapatriements discrets et absence de poursuites pénales Protégée par une immunité quasi-absolue, une partie du personnel du GIP semble avoir échappé à toute sanction lourde ou poursuite pénale dans son pays d’origine pour des crimes graves commis en violation de leur code de conduite, du droit international et du droit du pays d’accueil. Loin d’être proportionnelles à la gravité des crimes, les sanctions appliquées contre les officiers pour « comportement inapproprié » perpétuent donc le climat d’impunité prévalant sur l’ensemble de la mission en Bosnie-Herzégovine. Si la responsabilité juridique des officiers de police du GIP est mixte138 et semble, de manière ambigüe, concerner aussi bien l’ONU que les États contributeurs de troupes, aucun d’entre eux n’a condamné pénalement ceux étant impliqués dans des affaires d’abus sexuels ou de corruption en Bosnie-Herzégovine. En effet, si l’ONU doit, théoriquement, répondre des actes de la force de police mise en place en 1995, ce sont les États contributeurs qui sont responsables de la discipline de leurs civils139, en l’absence d’un tribunal international onusien. Le Département des opérations de 137 M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p. 49 et 55. 138 S. Longpré, « Violences sexuelles des casques bleus : Défis et réalisations pour les Nations Unies », mémoire présenté comme exigence partielle à la réussite du Certificat de formation sur les missions d’appui à la paix de l’Institut de formation aux opérations de maintien de la paix », dirigé par Ximena Jimenez, novembre 2008, p.157. 139 En effet, L'État contributeur est celui qui a reconnu la Convention de Genève et s’est engagé à la mettre en œuvre : en aucun cas son engagement n’est suspendu, même si une organisation internationale contrôle, temporairement, ses officiers civils. Voir K. Allred, « How Deployed Forces Fuel the Demand for Trafficked Women and New Hope for Stopping It », Armed Forces and Society, Vol. 33, no 5, p. 7. 40 maintien de la paix est donc limité dans les sanctions qu’il peut appliquer à l’encontre de civils recrutés pour une mission à l’étranger. Le rapatriement (sanction administrative) et la recommandation à l’État d’origine de prendre des mesures appropriées sont ses seules options, quelle que soit la gravité des faits reprochés. L’ONU ne peut contraindre les États d’origine à poursuivre leurs officiers de police. Ainsi, les 18 membres de la mission de police civile reconnus coupables de comportement inapproprié et de violation du code de conduite onusien ont tous été rapatriés dans leurs pays d’origine, sans qu’aucune enquête, rapport (de la part de l’ONU ou de l’État d’origine) ou procès pénal ne suivent140. En raison d’un manque de volonté des État à poursuivre leurs citoyens ou d’un manque de juridiction concernant les crimes commis par des civils en mission à l’étranger 141, les employés rapatriés sont donc retournés travailler pour leur poste de police ou leurs employeurs privés. Tout porte à croire que certains d’entre eux ont également été redéployés dans le cadre de nouvelles missions de maintien de la paix, sans aucun suivi juridique142. Notons qu’une procédure de rapatriement volontaire existe également au sein de l’ONU: quelques officiers ont choisi cette option afin qu’aucune trace de sanction administrative n’entache leurs dossiers143. Soulignons également qu’aucun officier haut placé dans la hiérarchie du GIP n’a subi de sanction administrative : tous ceux concernés par les rapatriements sont des officiers subalternes, alors que plusieurs rapports et témoignages incriminent des officiers supérieurs du GIP144. De plus, bien que l’ONU ne possède pas les moyens de juger les membres civils d’une mission de maintien ou de consolidation de la paix au sein d’un tribunal international, elle a la possibilité de lever l’immunité accordée afin qu’ils soient jugés sur le territoire où les crimes ont été commis. Selon l’adjoint du Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU 145, les mécanismes juridiques pour lever cette immunité existent, mais n’ont, à ce jour, jamais été utilisés. Ainsi, aucune des victimes ayant apporté un témoignage dans le cadre des différentes 140 Témoignage de Bob Gifford, Sous-comité sur les opérations internationales et les droits de l’homme de la Chambre des représentants des Etats-Unis, voir «The U.N. and the Sex Slave Trade in Bosnia: Isolated Case or Larger Problem in the U.N. System? » April 24, 2002, N° 107-85. 141 Citons les Etats-Unis comme exemple : en effet, il n’existe pas au sein du pays de juridiction capable de juger les crimes commis par des civils en mission de maintien de la paix. 142 S. E. Mendelson, « Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005. 143 M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p. 59. 144 Op.Cit 145 L’adjoint du Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU, Julian Harston a été interviewé par Human Rights Watch à Sarajevo le 9 avril 2001, voir M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p. 57. 41 enquêtes n’a pu bénéficier de l’ouverture d’un procès en Bosnie-Herzégovine ou dans son pays d’origine ainsi que de réparations pour le préjudice subi. Pour S. E. Mendelson146et O. Simic147 cette réticence de l’ONU à sanctionner de façon lourde les officiers reconnus coupables est intimement liée à ses méthodes de recrutement. En effet, cette dernière dépend entièrement de la bonne volonté des États membres qui fournissent les soldats et personnels civils envoyés en missions de maintien de la paix. Les États étant, depuis le début des années 1990148, moins enclins à envoyer des hommes en raison de l’augmentation des conflits intra-étatiques (considérés plus dangereux), le Département des opérations de maintien de la paix voit sa capacité à attirer de nouvelles recrues diminuer d’année en année. Minimiser les différents scandales liés à la corruption et à la traite en Bosnie-Herzégovine est donc primordial afin d’éviter des représailles étatiques et une réduction trop drastique des quotas de recrutement onusien, tout particulièrement lorsque ceux-ci sont déjà remplis, en partie, par des sociétés privées sous-traitantes (comme DynCorp) dont les employés sont beaucoup plus difficiles à contrôler. Loin de l’idéal de justice et de défense des droits de l’homme officiellement défendus, l’ONU n’a pas su, ou voulu se donner les moyens de sanctionner de façon adéquate les crimes commis par les membres du GIP. Cette dernière semble avoir minimisé les répercussions juridiques des différents scandales dénoncés en Bosnie-Herzégovine afin d’éviter des retombées médiatiques néfastes pour la légitimité de la mission et, de façon plus générale, de l’institution. Mais loin d’avoir été réduites à de simple « rumeurs infondées »149, la presse s’empare de ces affaires et plonge le Département des opérations de maintien de la paix dans une véritable crise de légitimité dont il ne sortira qu’avec la mise en place de méthodes drastiques et agressives pour combattre les réseaux de la traite dans le pays (et non l’impunité au sein de la force de police onusienne). 146 S. E. Mendelson, « Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005, p. 62. 147 O.Simic, «Accountability and Immunity of U.N. Civilian police involved in Trafficking in Women in Bosnia and Herzegovina », Peace and conflict monitor, 1-34, 2004, p. 18. 148 Depuis l’intervention en Somalie considérée comme un échec, car de nombreuses pertes militaires ont été réalisées. 149 Sous-comité sur les opérations internationales et les droits de l’homme de la Chambre des représentants des Etats-Unis, voir «The U.N. and the Sex Slave Trade in Bosnia: Isolated Case or Larger Problem in the U.N. System? » 24 avril 2002, N° 107-85, p. 22. 42 Chapitre 3. La politique de la « tolérance 0 » : stratégie « marketing » face à une profonde crise de légitimité Alors qu’entre 1995 et 2000, le problème de la traite sexuelle est traité de façon marginale par l’ONU, une politique de « tolérance zéro » contre celui-ci est lancée à partir de 2001. Ce revirement de situation significatif tient beaucoup au fait que, parallèlement à la Bosnie-Herzégovine, d’autres scandales d’abus sexuels au sein de forces onusiennes éclatent, plongeant le Département des opérations de maintien de la paix dans une profonde crise de légitimité. L’impunité reprochée tant aux militaires qu’aux civils onusiens dans différents pays hôtes devient alors trop difficile à ignorer et ne peut, désormais, être considérée comme l’action isolée de quelques officiers renégats. Afin de détourner l’attention des différents scandales internes au GIP, le Département des opérations de maintien de la paix, en coopération avec la MINUBH lance une véritable « stratégie marketing » afin de regagner la crédibilité perdue au cours des dernières années. Section 1. Crise de légitimité internationale et perte de confiance de la population locale : un problème trop difficile à ignorer Une série de scandales d’abus sexuels au sein de différentes missions de maintien de la paix dans les années 2000 fragilise de façon importante la légitimité du Département des opérations de maintien de la paix. Perdant des nombreux soutiens nationaux et internationaux, l’ONU ne peut donc plus se permettre d’ignorer les comportements inappropriés de ses officiers. La perception collective des opérations de maintien de la paix constitue un des aspects essentiels de la légitimité de l’ONU. La façon dont le public perçoit l’institution et ses méthodes dépend en grande partie de l’attitude de ses forces civiles et militaires et de l’efficacité de leurs actions. La fin de la bipolarité ayant marqué un renouveau de ses interventions, la crédibilité internationale de l’institution connaît un véritable « âge 43 d’or »150 jusqu’au début des années 1990. Mais lorsque les services des casques bleus sont de plus en plus sollicités dans le cadre de conflits intra-étatiques, cette crédibilité est fragilisée. Dès 1992, différents « échecs » d’interventions (notamment durant les conflits en Somalie et en Bosnie-Herzégovine) remettent en cause les méthodes des forces onusiennes. Cette remise en cause est exacerbée à la fin des années 1990, à la suite d’allégations d’exploitation et d’abus sexuels commis dans les pays hôtes. En effet, à partir de 1998, une vague d’abus sexuels au sein de différentes missions de la paix, atteignant son apogée en 2001-2001, ébranle sérieusement la crédibilité de l’institution. Relayées par la presse et plusieurs organisations de défense des droits de l’homme151, des affaires de « viol, agression sexuelle, relation sexuelle avec un mineur, de traite d’êtres humains, d’esclavage sexuel, d’attentat à la pudeur, de prostitution, de pornographie et d’allégation de paternité » impliquant des forces onusiennes émergent au sein de missions au Cambodge, en Sierra Leone, en République démocratique du Congo et au Timor oriental152. Le climat permissif ainsi que le manque de sensibilisation au sein de ces missions sont particulièrement attaqués, mettant ainsi en cause l’attitude intellectuelle et politique de l’ONU face aux effets indésirables de ses interventions civiles ou militaires. Les accusations d’implication d’une partie de la force civile de police en Bosnie-Herzégovine dans les réseaux de la traite en toute impunité marquent donc la rupture décisive avec l’âge d’or des interventions onusiennes. Les différentes missions alors en place perdent de nombreux soutiens sur la scène internationale comme au sein des pays hôtes. Les populations locales perdent progressivement confiance en l’institution et en ses méthodes ; certaines deviennent agressives envers les contingents déployés, provoquant des situations de tensions extrêmes. En 2001, la pression internationale sur le Département des opérations de maintien de la paix est telle qu’il est forcé de reconnaître publiquement le caractère chronique et généralisé du problème et de lancer diverses initiatives de prévention au sein du GIP et de la MINUBH. 150 Cet âge d’or est à son apogée en 1988 lorsque l’ensemble des casques bleus reçoivent le rix Nobel de la paix, voir http://www.un.org/fr/peacekeeping/operations/early.shtml 151 Notemment Save the Children UK, Amnesty International et Human Rights Watch. 152 S. Lecourtois, « Exploitation et abus sexuels par le personnel des Nations unies : le cas de la MONUC », Bulletin du maintien de la paix, n°93, mars 2009, p. 1. 44 Section 2. Sensibilisation et lutte pro active contre la traite : des initiatives de façade Entre 2001 et 2002, le Département des opérations de maintien de la paix et le GIP mettent en place plusieurs initiatives médiatisées afin de lutter plus efficacement contre la traite en Bosnie-Herzégovine. Conférences, rapports et campagnes de sensibilisation sont organisés autour de la thématique afin de prouver au public que l’ONU a bien pris conscience de la menace que la traite représente153. Une politique pro active de lutte contre la traite est également inaugurée, intensifiant descentes et rapatriements en l’espace de quelques mois. Mais si en apparence, ces initiatives montrent que la traite est désormais considérée comme un phénomène intolérable, elles montrent en réalité un empressement maladroit et peu efficace de démanteler les réseaux clandestins du pays sans s’attaquer en profondeur aux problèmes existants au sein même du GIP. A. Une prise de conscience orchestrée pour rassurer le public De 2001 à 2002, le GIP et la MINUBH organisent plusieurs évènements afin d’intensifier la sensibilisation sur la traite des êtres humains et de prouver son engagement dans la lutte contre la criminalité organisée. Une campagne de sensibilisation à destination de la population locale ainsi qu’une série de conférences et de groupes de travail réunissant experts et ONG sont ainsi mis en place en quelques mois. Afin de regagner la confiance de la population locale et de rétablir la légitimité de la mission en Bosnie-Herzégovine, des journées portes-ouvertes, des visites scolaires, des émissions de radio, un bimensuel ainsi qu’un site internet sont rapidement mis en place par le GIP et la MINUBH, en coopération avec les autorités locales154. S’il est très difficile de mesurer l’impact réel de ces initiatives sur la population, il est en revanche évident que cellesci constituent un prompt retournement de situation pour le GIP. En quelques mois, le phénomène de la traite, jusqu’alors considéré comme un fait inévitable en période post- 153 O.Simic, «Accountability and Immunity of U.N. Civilian police involved in Trafficking in Women in Bosnia and Herzegovina », Peace and conflict monitor, 1-34, 2004. 154 http://www.un.org/en/peacekeeping/missions/past/unmibh/background.html 45 conflit, devient l’une des menaces les plus étudiées et les plus dénoncées au sein des forces de police onusiennes. Afin de compléter cette campagne de sensibilisation, plusieurs groupes de travail et conférences 155 réunissant différents experts onusiens et non gouvernementaux se multiplient au cours de l’année afin d’étudier les interactions entre les forces de maintien de la paix et les réseaux de la traite en Bosnie-Herzégovine et de mettre en place des outils de prévention efficace. La conférence organisée en Italie en mai 2002156 en coopération avec l’Institut interrégional de recherche des Nations unies sur la criminalité et la justice et le Centre pour le crime et la corruption transnationale en est l’apogée. Au sein de cette dernière, il est officiellement157 reconnu que la présence du GIP en Bosnie-Herzégovine a provoqué la rencontre d’une offre et d’une demande de services sexuels et que plusieurs officiers de police ont été impliqués, de façon directe et indirecte dans les réseaux de la traite. Ainsi, l’ONU ne tente plus de cacher le problème dénoncé ; au contraire, elle publicise sa prise de conscience (relativement tardive) et sa volonté de mettre en place un programme global de prévention contre la violence basée sur le genre au sein des effectifs sur le terrain. Combattre l’assimilation erronée entre traite et prostitution, accentuer l’interdiction du recours à la prostitution (consentante ou forcée), recruter plus de personnel féminin ou encore intensifier les formations du personnel au sein du GIP constituent donc de « nouvelles résolutions » très médiatisées à mettre en place le plus rapidement possible. En revanche tous les groupes de travail, conférences et rapports omettent de préciser quelles mesures juridiques concrètes doivent être prises pour prévenir et punir les comportements inappropriés de la force de police civile, et de façon plus générale, de l’ensemble du personnel civil et militaire onusien158. Les conséquences directes de la consommation de prostituées comme le dépistage et le traitement du SIDA, les allégations de paternité ainsi que les réparations à verser aux victimes sont également entièrement ignorées. Il semble donc que le GIP et le Département des opérations de maintien de la paix cherchent toujours à éviter certains sujets toujours considérés comme embarrassants, tout 155 S. E. Mendelson, «Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005, p. 67. 156 Conférence organisée du 9 au 10 mai 2002 à Turin sous la direction de M. E. Andreotti et de L. I. Shelley 157 « […] because PKO staffs are paid at a high wage in the context of the localities they serve in, they knowingly or unknowingly serve as a primary source of demand for trafficked persons in brothels and domestic labor”, Slavery, and Peacekeeping, the need for a Comprehensive Training Program, a Conference Report, UNICRI, Turin 2002, p. 7. 158 O.Simic, «Accountability and Immunity of U.N. Civilian police involved in Trafficking in Women in Bosnia and Herzegovina », Peace and conflict monitor, 1-34, 2004. 46 particulièrement lorsque l’on sait que la mission du GIP se termine quelques mois plus tard. De plus, les efforts de sensibilisation proposés au sein du GIP arrivent, semble-t-il, de façon trop tardive pour pouvoir modifier en profondeur les mentalités et les comportements du personnel civil et policier en Bosnie-Herzégovine. La politique pro active de lutte contre la traite des êtres humains mise en place au même moment possède également ce caractère superficiel et calculé, s’apparentant en effet à un véritable « exercice de relations publiques »159. B. Le Programme spécial de lutte contre la traite des d'êtres humains (S.T.O.P) : descentes, arrestation et statistiques détournant l’attention des problèmes internes du GIP Parallèlement aux efforts de sensibilisation, le GIP et la MINUBH mettent en place en juillet 2001 le Programme spécial de lutte contre la traite des êtes humains, aux initiales évocatrices : S.T.O.P160. Sa création, annoncée lors d’une conférence de presse 161 est fortement relayée au sein de la communauté internationale 162. Le programme, phase beaucoup plus agressive dans le démantèlement des réseaux clandestins du pays, est supposé intensifier le nombre de descentes au sein de maisons closes, bars et night clubs afin d’arrêter le plus grand nombre de trafiquants et de rapatrier les femmes en situations irrégulière forcées à la prostitution. Placé, de façon paradoxale, sous le contrôle du GIP et de la police locale (certains membres étant des clients des maisons closes visées), le Programme est constitué d’unités de police de garde 24 heures sur 24, réparties sur l’ensemble du pays 163. Trois centres d’accueils pour victimes de la traite sont également établis en coordination avec l’OIM. Au premier abord, les statistiques de cette nouvelle unité montrent une véritable progression du combat contre les réseaux de la traite : en quelques mois, près de 800 159 S. E. Mendelson, « Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005, p. 65. 160 « Special Trafficking Operations Programme », plus d’informations sur le site internet de la MINUBH http://www.un.org/en/peacekeeping/missions/past/unmibh/background.html 161 UNMIBH Special Press Conference, «UNMIBH Trafficking Project and Introduction to the New Special Trafficking Operations Program (STOP) », 26 juillet 2001. 162 Voir A. Cerkez-Robinson, « New Special Police Units to Help Fighting Trafficking of Women », Associated Press, 26 juillet 2001 ; A. Kroeger, «U.N. Targets Bosnian Vice Rings », BBC, 27 juillet 2001. 163 O.Simic, «Accountability and Immunity of U.N. Civilian police involved in Trafficking in Women in Bosnia and Herzegovina », Peace and conflict monitor, 1-34, 2004, p. 5. 47 descentes sont réalisées, 240 établissements suspects sonr identifiés, 115 sont fermés et 230 femmes sont assistées164. Si une grande partie de la communauté internationale ainsi que le Secrétaire général de l’ONU 165s’en félicitent, certaines ONG et experts locaux sont eux beaucoup plus réservés. Ils constatent en effet que les méthodes agressives et peu réglementaires166 utilisées ne font que déplacer les maisons closes au sein de résidences privées, beaucoup plus difficile à localiser. Loin d’être éradiqués, les réseaux s’adaptent aux nouvelles techniques onusiennes167 et tendent à se déplacer vers le Kosovo, où des forces de l’ONU et de l’OTAN assurent une mission d’administration intérimaire 168. Notons également que durant l’année 2001, la définition de la traite appliquée par le Programme est toujours en contradiction avec le Protocole additionnel à la Convention de Palerme 169 : cette dernière n’est modifiée qu’en 2002, quelques mois seulement avant le départ définitif de la mission. Pour de nombreux experts, les campagnes de sensibilisation ainsi que le Programme spécial de lutte contre la traite des d'êtres humains s’apparentent plus à une opération de communication qu’à une politique de long terme applicable à d’autres opérations de maintien de la paix, une fois la mission en Bosnie terminée. Il faut en effet attendre 2004 et de nouveaux scandales d’abus sexuels, notamment au Kosovo170, pour voir s’affirmer un désir de changement plus radical au sein de l’ONU. 164 Ibid. Conseil de Sécurité des Nations unies, «Report of the Secretary-General on the U.N. Mission in Bosnia and Herzegovina», 29 novembre 2001, S/2001/1132, paragraphe 8. 166 Selon Human Rights Watch et LARA, les officiers du Programme spécial de lutte contre la traite des êtes humains réalisent les entretiens avec les victimes de la traite au sein des maisons closes, souvent en présence des propriétaires et des trafiquants impliqués, dissuadant fortement leur propension à se confier, voir M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p. 19. 167 Selon B. Limanovska, suite à l’intensification des descentes par les unités du programme spécial de lutte contre la traite des d'êtres humains, les trafiquants changent de « modus operandi » et se mettent à utiliser des téléphones portables et internet pour poursuivre leur commerce en toute discrétion, voir B. Limanowska, Trafficking in Human Beings in South Eastern Europe, UNICEF, UNOHCHR, OSCE/ODIHR, New York, rapport mis à jour en 2003. Voir également, «Slavery, and Peacekeeping, the need for a Comprehensive Training Program, a Conference Report », UNICRI, Turin 2002. 168 Par sa résolution 1244 du 10 juin 1999, le Conseil de sécurité décide de déployer au Kosovo une présence internationale civile de sécurité sous l'égide de l'Organisation des Nations Unies (UNLIK), en coopération avec l’OTAN (KFOR). Plus de 4000 officiers de police y sont donc déployés. A ce jour, la mission est toujours en cours. Plus d’informations sur le site internet de la MINUK sur http://www.un.org/fr/peacekeeping/missions/unmik/facts.shtml 169 M. Vandenberg, Hopes Betrayed: Trafficking of Women and Girls to Post-Conflict Bosnia and Herzegovina for Forced Prostitution, Human Rights Watch, Vol. 14, No. 9 (D), New York, Novembre 2002, p. 41. 170 Voir S. E. Mendelson, « Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005;C. Lynch « U.N. Faces More Accusations of Sexual Misconduct », The Washington Post, 13 mars 2005. 165 48 Les réactions extrêmes et contradictoires de l’ONU face aux différents scandales impliquant le GIP démontrent que l’Organisation n’a que trop bien assimilé que le « personnel d’une mission, depuis le sommet jusqu’à la base, est […] l’un des éléments les plus importants de son succès »171. Voyant la légitimité de la plupart de des missions de maintien de la paix remise en cause dans les années 2000, le Département des opérations de maintien de la paix comprend l’urgence de lancer une stratégie de communication pour regagner la confiance du public. Les efforts agressifs et superficiels réalisés par la MINUBH s’apparentent en effet à un « calcul coût-avantage » mis en place afin d’obtenir quelques mois de répis avant de quitter définitivement le pays en décembre 2002. L’ironie de la situation veut qu’à partir de cette date, le nombre de femmes acheminées illégalement ainsi que le nombre de maisons closes à travers le pays diminue de façon conséquente : privée de l’un de ses plus gros clients, les réseaux sont forcés de se reconvertir ou de se déplacer vers le Kosovo. Loin d’avoir atteint les objectifs de reconstruction fixés en 1995, le GIP et la MINUBH semblent avoir rendu leurs méthodes contre-productives, remettant ainsi en cause la légitimité de leur mission ainsi que celle de l’Organisation. 171 Rapport du groupe d’études sur les opérations de paix de l’Organisation des Nations Unies, A/55/305S/2000/809, 20 août 2000, p. 29. 49 PARTIE III. LE PARADOXE ONUSIEN OU LA CONTREPRODUCTIVITÉ DE LA MISSION DE POLICE EN BOSNIEHERZÉGOVINE Dans cette dernière partie, nous mettrons en lumière le paradoxe que constitue l’implication de certains membres du GIP dans les réseaux de la traite en BosnieHerzégovine. Nous verrons en effet que les actes commis par ces derniers ainsi que la réaction du DOPM face aux différentes affaires d’abus sexuels compromettent la légitimité de la mission, produisant l’inverse des résultats recherchés (chapitre 1). Nous verrons enfin que les différentes interactions avec les réseaux de la traite, bien que limitées, semblent avoir exposé le personnel onusien ainsi que la population locale à un risque élevé de contamination par des maladies sexuellement transmissibles, créant ainsi une nouvelle menace contre la paix et la sécurité, pourtant placées au centre des préoccupations (chapitre 2). Chapitre 1. Défense et abus des droits humains : l’avers et le revers d’une même médaille En analysant de plus près les différents niveaux d’implication des membres du GIP dans les réseaux de la traite ainsi que la réaction du DPOM, il semble que la légitimité de la mission de reconstruction démocratique et de défense des droits humains ait été grandement fragilisée. En effet, ces derniers semblent avoir commis ou toléré tout ce que l’institution onusienne condamne et tente de combattre depuis sa création. Ainsi, en plus de violer les normes internationales et de mépriser le traumatisme laissé par la politique systématique de viol durant la guerre, certains membres du GIP et du DOPM ont contribué à enraciner les réseaux de corruption dans la région et à banaliser un peu plus le recours à la prostitution forcée. 50 Section 1. Des actes en contradiction avec la mission de reconstruction démocratique Les différents abus commis par certains membres du GIP apparaissent en contradiction avec les buts de la mission pour laquelle ils ont été déployés. Loin de la formation à la dignité à la personne ou du démantèlement des réseaux de corruption, ces derniers contribuent en réalité à enraciner les réseaux de la traite, empêchant ainsi l amise en place d’un environnement stable et sécurisé dans le pays et, de façon plus générale, dans la région des Balkans. Qu’ils achètent ou séquestrent des victimes de la traite, protègent les réseaux et les trafiquants, tolèrent le recours à la prostitution forcée de leurs collègues ou participent à la falsification de preuves incriminantes, les actions (ou le manque d’action) de certains membres du GIP et du DOPM sont en complète contradiction avec la mission de reconstruction démocratique de la Bosnie-Herzégovine et, de façon plus générale, avec les idéaux défendus quotidiennement par l’ONU. En effet, les buts fixés lors de la création de la mission en 1995, à savoir la formation à la dignité de la personne, l’application des principes démocratiques, l’établissement de l’État de droit, le démantèlement de la criminalité organisée et la prévention des violations des normes internationales, semblent très éloignés des différentes fautes professionnelles et violations des droits de l’homme commises172 jusqu’en 2002. L’implication directe ou indirecte de membres de GIP dans les réseaux de la traite a en effet contribué, de façon indéniable, à intensifier le commerce transational du sexe et à enraciner les élites criminelles du pays. En finançant de façon conséquente les réseaux de la traite, les officiers du GIP ont permis à ces élites d’investir dans d’autres types trafics (drogue, armes, organes etc.) et de diversifier leurs activités, contribuant ainsi à accentuer la déstabilisation dans l’ensemble de la région des Balkans 173. Notons également que la fréquentation tolérée voire encouragée des maisons closes par les membres du GIP contribue à banaliser un peu plus le recours à la prostitution forcée dans le pays et à dissuader les 172 Voir partie I, chapitre 2 « Le lien entre la traite sexuelle, la prostitution et la force de police internationale des Nations Unies ». 173 D. Mazurana, A. Raven-Roberts et J. Parpart, Gender, Conflict, and Peacekeeping. Rowman & Littlefield Publishers, Lanham, 2005, p. 35. 51 victimes de la traite de faire confiance à l’institution qu’ils représentent 174, anéantissant ainsi tous les efforts de sensibilisation mis en place par le GIP lui-même. Selon A. M. Agathangelou et L. H. M Ling, cette contradiction observée est d’autant plus accentuée que la plupart des officiers de police du GIP impliqués dans la traite reste convaincue qu’elle a contribué à « contenir et combattre le chaos généré par la population locale afin de rétablir un mode de vie acceptable »175. Plus encore, le comportement des officiers du GIP et la réaction de déni du DOPM constituent tout ce que l’ONU s’attache à combattre de façon globale depuis sa création en 1945. Ainsi, les idéaux de « maintien de la paix, de sécurité internationale, de relations amicales entre nations, de progès social et de respect des droits de l’homme »176 défendus dans le cadre de ses diverses interventions semblent avoir été compromis tout au long de la mission de police civile en Bosnie-Herzégovine. De plus, la volonté du DPOM de minimiser, voire d’enterrer les affaires d’abus sexuels et de corruption au sein du GIP traduit un véritable décalage entre les valeurs théoriques défendues par l’institution et celles appliquées sur le terrain, renvoyant ainsi un message dangereusement partial et ambivalent : si la servitude, le viol et la corruption sont considérés, de façon globale, comme des crimes odieux par l’ONU, ils semblent être présentés dans le cadre particulier de l’intervention en Bosnie-Herzégovine comme acceptables voire irrémédiables. Ce message contribue donc à institutionnaliser une certaine impunité, tant en Bosnie-Herzégovine que dans le reste des pays accuillant une mission de maintien de la paix. Loin d’avoir créé de « meilleures conditions de vie pour les générations présentes et futures »177 en Bosnie-Herzégovine, le GIP et le DOMP semblent en réalité avoir nuit à la fragile transition démocratique du pays et renforcé le pouvoir des élites criminelles du pays, élites qui sont précisément celles qui s’opposent, par intérêt financier, à l’instauration d’un « environnement sûr, stable et sécurisé »178 dans la région. Au-delà de la contradiction avec la mission pour laquelle il a été créé, le GIP a montré très peu de sensibilité pour les séquelles 174 O.Simic, «Accountability and Immunity of U.N. Civilian police involved in Trafficking in Women in Bosnia and Herzegovina », Peace and conflict monitor, 2004, p. 8. 175 A. M. Agathangelou et L. H. M Ling, «Desire industries: Sex trafficking, UN peacekeeping and the neoliberal world order », Brown Journal of Affairs, Vol. 10, Issue 1, Automne 2000, p. 142. 176 Site de l’Organisation des nations unies, rubrique « A propos de l’ONU », http://www.un.org/fr/aboutun/index.shtml 177 Ibid. 178 Voir S. E. Mendelson, « Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005, p. 17. 52 psychologiques laissées par trois ans de nettoyage ethnique, perpétuant ainsi la pratique du viol systématique commise pendant la guerr Section 2. Des actions lourdes de sens dans un pays marqué par la politique systématique du viol Les différents cas d’abus sexuels commis au sein du GIP démontrent un manque flagrant de compréhension du traumatisme laissé par la politique systématique du viol pratiquée à travers le pays durant la guerre. Les conditions d’enlèvement, de détention et d’exploitation des victimes de la traite rappellent en effet les « camps de viol » mis en place par les forces militaires et paramilitaires serbes. Consommer au sein des maisons closes ou bard du pays des femmes issues de la traite revient donc pour les membres du GIP à perpétuer et banaliser la violence à l’égard des femmes dans le pays. Lors de la Conférence de Turin sur les liens entre les opérations de maintien de la paix et les réseaux de la traite organisée en 2002 par l’Institut interrégional de recherche des Nations unies sur la criminalité et la justice , un expert179 souligne de façon alarmante que les actions de certains membres du GIP en Bosnie-Herzégovine ont perpétué le traumatisme psychologique laissé par la politique systématique180 du viol utilisée lors de la guerre. Ce dernier met en effet le doigt sur les implications constituées par ces actions, lourdes de sens dans un pays où le viol a constitué une véritable arme guerre. En commettant ou tolérant un viol au sein d’une maison close entre 1995 et 2002, le personnel du GIP ravive en effet auprès de la population locale le traumatisme laissé par la politique systématique de viol organisée durant la guerre. Cette politique, partie intégrante de la stratégie de « nettoyage ethnique181 » organisée en majorité par les serbes182, aurait touché 179 Trafficking, Slavery, and Peacekeeping, the need for a Comprehensive Training Program, a Conference Report, UNICRI, Turin 2002, p. 12. 180 « Crimes of sexual violence », Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), http://www.icty.org/sid/10312. Voir également les affaires Le Procureur c. Kunarac et al. et le Procureur contre c. Janković & Stanković jugées par le TPIY. 181 Par nettoyage ethnique, nous entendons une politique conçue par un goupe ethnique ou religieux dans le but de déplacer une autre ethnie ou un autre groupe religieux par la violence et la terreur, voir http://www.icty.org/sid/10312 182 Selon les différentes sources rassemblées, toutes les parties au conflit semblent avoir participé à cette politique systématique de viol. Les principales victimes restent les femmes bosniaques (musulmanes), enlevées et séquestrées par l’armée serbe. 53 entre 20 000 et 50 000183 femmes (principalement bosniaques) durant la guerre. Dans de nombreux cas, les femmes et les enfants étaient séparés des hommes au sein des différentes villes ou villages attaqués, puis séquestrées dans des hôtels, restaurants, écoles, gymnases ou maisons appelés « camps de viol »184, répartis dans l’ensemble du pays. Parfois jusqu’à 70 dans un même site, elles y étaient violées et battues quotidiennement par des militaires, forces de police ou paramilitaires serbes et étaient forcées d’entretenir les locaux. Elles étaient parfois « louées » par des particuliers ou « prêtées » à certains contingeants dans d’autres villes du pays pour une période plus ou moins longue, avant d’être ramenées dans les camps. La situation de ces femmes, enlevées, vendues et détenues dans des conditions d’hygiène déplorables185, n’est pas sans rappeler celle des maisons closes et night clubs des années 2000 où plusieurs membres du GIP ont consommé des services sexuels auprès de femmes issues de la traite186. Plus que raviver des stigmates douloureux, l’assimilation erronée entre la traite et la prostitution, la consommation de services sexuels et la participation dans les réseaux de la traite par des membres du GIP perpétuent et banalisent les violations des droits des femmes187 commises durant la guerre. Si la signature des Accords de paix de Dayton en 1995 semble mettre fin à trois années de nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine, elle ne signifie pas pour autant la fin des violences et des abus sexuels à l’encontre des femmes. La présence du GIP et les actions de certains de ses membres semblent avoir perpétué, sur le long-terme, le triste héritage de la guerre en matière de violation des droits des femmes. Au-delà de la symbolique générée par les officiers du GIP, ces derniers semblent avoir engendré un nouveau type de menace contre 183 Voir Amnesty International, «Whose justice?: The women of Bosnia and Herzegovina are still waiting », September 2009 et Commentaires du Comité sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes : Bosnie-Herzégovine, rapport spécial A/49/38, 13ème session, 17 janvier-4 février 1994, p. 3. 184 Les principales villes touchées par cette politique sont les villes de Foča et de Sreberenica. La plupart des témoignages de viol proviennent de femmes issues de ces deux villes. Voir « Bosnia War Crimes: 'The rapes went on day and night': Robert Fisk, in Mostar, gathers detailed evidence of the systematic sexual assaults on Muslim women by Serbian 'White Eagle' gunmen », The Independent, 8 févier 1993, article disponible sur http://www.independent.co.uk/news/world/europe/bosnia-war-crimes-the-rapes-went-on-day-and-night-robertfisk-in-mostar-gathers-detailed-evidence-of-the-systematic-sexual-assaults-on-muslim-women-by-serbian-whiteeagle-gunmen-1471656.html; R. Gutman, « Rape Camps: Evidence Serb Leaders in Bosnia OKd Attacks », Newsday, 18 avril 1993 ; C. Bird, « Un tribunal told of rape camps horror », The Guardian, 21 avril 2000, disponible sur http://www.theguardian.com/world/2000/apr/21/balkans1; le site du Tribunal pénal international, rubrique « Crimes of sexual violence », http://www.icty.org/sid/10312 185 La plupart des femmes qui parvenaient à s’échapper présentaient des brûlures de cigarettes, des infections gynécologiques, des traumatismes crâniens et des fractures sur l’ensemble du corps. Voir R. Gutman, « Rape Camps: Evidence Serb Leaders in Bosnia OKd Attacks », Newsday, 18 avril 1993. 186 Trafficking, Slavery, and Peacekeeping, the need for a Comprehensive Training Program, a Conference Report, UNICRI, Turin 2002, p 12. 187 D. Mazurana, A. Raven-Roberts et J. Parpart, Gender, Conflict, and Peacekeeping. Rowman & Littlefield Publishers, Lanham, 2005. 54 la paix et la sécurité à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières du pays, à savoir la propagation du virus du SIDA, considéré comme l’une des armes les plus dévastatrices au monde. Chapitre 2. Une nouvelle menace contre la paix et la sécurité internationale engendrée par les forces onusiennes : la propagation du SIDA En consommant des services sexuels auprès de femmes victimes de la traite, les membrees du GIP s’exposent à un risque élevé de contamination par des maladies sexuellement transmissibles. Ils sont ainsi susceptibles de devenir un vecteur infectieux très dangereux en Bosnie-Herzégovine ainsi qu’au cours de nouvelles missions à l’étranger. Il semble donc que l’implication des membres du GIP dans la traite sexuelle en Bosnie ait ébranlé de façon significative les objectifs de maitien de la paix et de la sécurité internationale prévus par la mission qui leur a été attribuée. Section 1. La relation entre la mission de maintien de la paix et la transmission du virus de SIDA : une prise de consciente récente Face aux différents abus sexuels commis au sein de plusieurs missions de maintien de la paix, l’ONU réalise que ses officiers pourraient être en grande partie responsables de la diffusion d’une pandémie capable de générer dis fois plus de victimes que n’importe quelle guerre civile. La relation étroite entre le personnel onusien et la transimission du virus de SIDA est ainsi reconnue dans les années 2000, alors que les missions de maitien de la paix deviennent de plus en plus impopulaires, tant pour les pays hôtes que pour les pays contributeurs. 55 Au début des années 1990, l’étude de la propagation du virus du SIDA par les casques bleus déployés en mission de maintien de la paix est progressivemen placée au centre des préoccupations. Il faut attendre les années 2000 pour que cette vérité soit acceptée188 et pour que différentes analyses (limitées au contient africain) sur les conséquences sécuritaires de cette relation émergent. L’ironie de la situation est rapidement dénoncée par différents experts et organismes de défense des droits de l’homme : des forces ousiennes censées maintenir la paix, la sécurité et améliorer les conditions de vie des populations auprès des quelles elles interviennent contribuent, en réalité, à diffuser une pandémie capable de générer dis fois plus de victimes que n’importe quelle guerre civile189. Selon S. Elbe, les missions de maintien de la paix tendent à générer de conséquents réseaux de commerce sexuel, mettant ainsi en contact deux « groupes à hauts risques »190 : les soldats ou civils onusiens et les travailleuses du sexe (consentantes ou non). Les contextes d’intervention, durant ou après un conflit, réunissent en effet toutes les conditions nécessaires à la diffusion de la pandémie : une économie affaiblie, une corruption galopante, une large présence de réfugiés, un système politique fragmenté, un manque d’infrastructures de santé, de personnel médical et de sensibilisation sur le virus favorisent ainsi l’émergence de réseaux de prostitution. Le personnel onusien, en majorité masculin, sexuellement actif, extrêmement mobile et déployé loin de sa famille devient alors très susceptible d’avoir des rapports sexuels non protégés avec les femmes employées par ces réseaux. Dans le cas où les contacts sont réalisés avec des femmes issues de la traite, les chances de transmissions sont encore plus élevées car l’usage de la drogue191 y est omniprésent. Les répercussions de la transimission du virus sont alors importantes, tant à l’intérieur qu’à 188 Le vote de la résolution S/RES/1308 en 2000 par le Conseil de sécurité de l’ONU est un symbole historique de coopération entre les différents États membres afin de faire face au problème de contamination du personnel onusien dans le cadre des missions de maintien de la paix. La résolution se concontre en revanche sur les implications sécuriatires en Afrique et non dans la région des Balkans. Résolution disponible sur http://www.refworld.org/cgi-bin/texis/vtx/rwmain?docid=3b00efd10 189 S. Elbe « HIV/AIDS : The International Security Dimensions » dans E. Krahmann « New Actors and New Issues in International Security », London : Pelgrave, 2005, p. 11. 190 Ibid., p. 25. 191 La drogue est un vecteur de transimission du virus du SIDA particulièrement efficace. Elle est souvent utilisée par les trafiquants pour pousser les femmes issues de la traite à avoir de rapports forcés. L’échange non sécurisé de drogue peut également se faire entre les victimes de la traite et leurs clients, favorisant ainsi la contamination. Voir Revised mission report, « UNAIDS Joint Mission on HIV/AIDS and Peacekeeping », UNMIK & UNMIBH. 56 l’extérieur du pays hôte. En effet, les risques de contamination sont réciproques : les femmes issues du trafic étant très vulnérables aux maladies sexuellement transmissibles, elles répandent le virus chez leurs « clients » locaux et internationaux. Des familles, voire des communautés192 entières peuvent ainsi être contaminées et empêcher les tentatives de reconstruction d’un pays. De plus, le personnel onusien une fois infecté, peut, à son tour, contaminer une autre population locale ou sa population d’origine s’il est redéployé dans un nouveau pays hôte ou s’il est rapatrié, créant ainsi un véritable « cercle vicieux ». Les conséquences d’une contamination des forces onusiennes pour la réalisation de leurs tâches quotidiennes au sein des missions de maintien de la paix sont nombreuses : tout d’abord, des ressources financières aditionnelles sont nécessaires pour recruter de nouveaux membres afin de remplacer ceux malades ou morts ainsi que pour traiter ceux qui nécessitent un traitement médical. De plus, il devient plus difficile de recruter des officiers supérieurs expérimentés afin de remplacer ceux qui auraient contracté le virus. Enfin, s’il est évident qu’un officier peut, aujouud’hui, remplir la plupart des tâches qui lui sont assignées malgré la maladie, d’importantes précautions (notamment concernant le stock de sang afin de réaliser des transfusions sanguines) sont à prendre en compte pour chaque membre d’un contingeant. La reconnaissance de ces différentes implications sécuritaires crée des tensions politiques dès 2001 : ainsi lorsque les troupes nigériennes reviennent de leur mission de maintien de la paix en Sierra Leone, plus de 11% des officiers s’avèrent séropositifs 193. En Erythrée, le gouvernement écrit en mars 2001 une lettre ouverte au Conseil de sécurité de l’ONU demandant l’assurance que les troupes qui seront déployées dans le pays ne seront pas contaminées. Certains pays vont même jusqu’à refuser certains contingents, craignant une diffusion extrêmement rapide du virus au sein des communautés locales. Les missions de maintien de la paix deviennent donc, de façon croissante, impopulaires aux yeux des pays hôtes et des pays contributeurs194, chacun craignant pour la sécurité sanitaire de sa population. Comme vu précédement, cette baisse de popularité rend très difficile le recrutement de personnel pour de nouvelles missions. 192 Un nombre important de nouveaux-nés contaminés peut en effet intensifier de façon conséquente le taux de propagation du virus au sein des communautés, voir Revised mission report, «UNAIDS Joint Mission on HIV/AIDS and Peacekeeping », UNMIK & UNMIBH. 193 S. Elbe « HIV/AIDS : The International Security Dimensions » dans E. Krahmann « New Actors and New Issues in International Security », London : Pelgrave, 2005, p. 25. 194 Le Bengladesh, premier fournisseurs de troupes pour les Nations unies prend depuis 2001 les risques d’infection très au sérieux et réfléchit à réduire le nombre de militaires et de civils fournis pour les missions de maintien de la paix, voir S. Elbe « HIV/AIDS : The International Security Dimensions » dans E. Krahmann « New Actors and New Issues in International Security », London, Pelgrave, 2005. 57 Si les conséquences sécuritaires de la diffusion du virus ont été étudiées de façon précise en Afrique de l’Ouest et centrale195, celles générées par les interactions entre les membres du GIP et les victimes de la traite en Bosnie-Herzégovine ont été fortement négligées. En effet, le pays étant considéré (à tort) comme un foyer mineur de contamination et la relation entre les réseaux de la traite et les membres du GIP étant niée durant la majorité de la mission, l’ONU ne dispose à ce jour d’aucune statistique permettant d’évaluer clairement la responsabilité du personnel onusien dans la diffusion du virus dans le pays, et de façon plus générale, dans la région des Balkans. Section 2. Le manque d’études sanitaires sur le personnel onusien déployé en Bosnie-Herzégovine La consommation de certains officiers de police du GIP de services sexuels auprès de femmes issues de la traite pose un risque très important de transmission de maladies sexuellement transmissibles. La propagation du virus du SIDA est particulièrement inquiétante, tant pour la population locale que pour celle du prochain pays où les officiers de police seront redéployés. Il n’existe pourtant, à ce jour, aucune étude permettant d’évaluer la responsabilité du personnel du GIP dans la propagation d’une maladie si dévastatrice. Malgré la réalisation de plusieurs études entre 1999 et 2002 sur la contamination des casques bleus par le virus du SIDA en Afrique de l’Ouest, aucune statistique ou analyse de long-terme ne sont disponibles pour la mission de police civile en Bosnie-Herzégovine196, malgré l’intensification massive des réseaux de la traite en Europe de l’Est et dans la région des Balkans. S’il a été prouvé que plusieurs membres du GIP ont contracté le virus entre 1995 et 2002197, il est impossible, à ce jour, de mesurer l’amplitude de la contamination au sein de 195 Des études ont été réalisées pour les missions en Sierra Leone (UNAMSIL) et en République démocratique du Congo (MONUC). 196 Revised mission report, « UNAIDS Joint Mission on HIV/AIDS and Peacekeeping », UNMIK & UNMIBH. 197 S. Elbe « HIV/AIDS : The International Security Dimensions » dans E. Krahmann « New Actors and New Issues in International Security », London, Pelgrave, 2005, p. 26. 58 la mission et les conséquences impliquées pour la population locale ainsi que celle du pays d’origine. S’il est reconnu par le gouvernement de Bosnie-Herzégovine et l’Organisation mondiale de la santé que le pays possède un taux de contamination relativement bas 198, les organismes de dépistage dénoncent tous le manque d’outils et de moyens pour mesurer plus efficacement les taux d’infection et d’utilisation de drogue chez les victimes de la traite. Selon l’OIM199, une grande majorité de ces victimes sont en effet porteuses de maladies sexuellement transmissibles (principalement la syphillis et le SIDA). Considérant l’intensification du commerce sexuel en Europe de l’Est et dans la région des Balkans (le taux y augmente de façon plus rapide que dans le reste du monde) et les différents scandales impliquant certains membres du GIP dans les réseaux transnationaux de la traite, il est donc étonnant qu’aucune étude ne soit disponible sur les possibilités de diffusion du virus à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Selon S. Elbe, il aurait été primordial de mesurer l’étendue de l’infection au sein des membres du GIP lorsque l’on sait que certains des officiers de police ont été rapatriés ou redéployés au sein d’autres missions (particulièrement au Kosovo)200. De plus, la situation en Bosnie-Hérzégovine se démarque des missions de maintien de la paix en Afrique étudiées : en effet, la plupart des contaminations en Afrique ne sont pas le résultat d’interactions entre les forces onusiennes et des femmes victimes de la traite. La dimension transnationale observable en Bosnie-Herzégovine ne transparait donc pas dans les pays africains étudiés. Comme il existe de fortes chances que l’implication du GIP dans les réseaux de la traite ait été sous-estimée, il est plus qu’inquiétant qu’aucune enquête ne puisse évaluer clairement la responsabilité du personnel onusien dans la propagation d’une maladie si dévastatrice au sein des contingents onusiens et de la population locale. La plupart des victimes de la traite ayant été rapatriées et les membres du GIP ayant été redéployés, il semble aujourd’hui impossible de tenter une telle étude. Soulignons qu’il n’existe toujours pas, à ce jour, d’études systématiques des taux de contamination par le virus du SIDA, au sein du Département des opérations de maintien de la paix : les rôles et responsabilités des différentes agences onusiennes ne sont pas clarifiés, empêchant toute coopération efficace sur le sujet. 198 S. Elbe « HIV/AIDS : The International Security Dimensions » dans E. Krahmann New Actors and New Issues in International Security , London, Pelgrave, 2005. 199 Victims of Trafficking in the Balkans: A Study of Trafficking in Women and Children for Sexual Exploitation to, through and from the Balkan Region, International Office of Migration (IOM). Genève, 2001. 200 S. E. Mendelson, « Barracks and brothels, peacekeepers and human trafficking in the Balkans », CSIS Report, Washington February 2005. 59 Il semble que la réaction de déni et de minimisation des abus sexuels observés au sein du GIP aient grandement joué dans ce manque de statistiques, statistiques qui auraient pourtant été précieuses pour éviter de nouveaux scandales au Kosovo. En effet, la MINUBH a notamment refusé de participer au Groupe de travail (« Theme group ») des Nations unies sur la propagation du SIDA au sein des missions de maintien de la paix créé en 2001 201 . Il est possible que ce déni soit toujours d’actualité pour le Département des opérations de maintien de la paix pour qui il serait embarassant de faire face aux conséquences des exactions des officiers du GIP plus de dix ans plus tard. En effet, cela créérait un précédent qui ouvrirait la porte à un grand nombre de requêtes de réparations de la part d’anciens pays hôtes : les contaminations pourraient ainsi remonter jusqu’aux premières grandes missions de maintien de la paix dans les années 1960. La consommation de services sexuels auprès de femmes issues de la traite aurait donc de graves conséquences sanitaires et sécuritaires à court et long-terme, principalement pour la population locale ainsi que celle du prochain pays hôte où les membres du GIP seront redéployés. Si ces conséquences sont beaucoup moins visibles et plus difficiles à mesurer que celles générées par trois années de guerre dans le pays, elles n’en restent pas moins importantes. Les dix années qui suivent l’intervention en Bosnie-Herzégovine seront donc déterminantes pour améliorer la production systématique d’études et de statistiques sur la relation entre les forces de maintien de la paix et la diffusion du virus du SIDA. À la lumière des exactions commises par certains membres du GIP et de la réaction du Département des opérations de maintien de la paix, il semble bien que l’inverse des effets escomptés lors de la création de la mission de police civile ait été produit. Les différentes violations des droits de l’homme commises ainsi que la menace posée par la diffusion du virus du SIDA semblent en effet avoir érigé le GIP et la MINUBH en obstacle à leur propre fonctionnement. Ainsi le personnel du GIP a cessé d’être au service de la population locale pour suivre ses propres intérêts. Passant un seuil critique, ce dernier a cessé d’être efficace et n’a pu remplir l’ensemble des buts fixés en 1995. Pour une institution supposée représenter un modèle en termes de moralité, de justice internationale et de défense des droits de l’homme, la situation contradictoire créée en Bosnie-Herzégovine se révèle donc lourde de sens. 201 Revised mission report, «UNAIDS Joint Mission on HIV/AIDS and Peacekeeping », UNMIK & UNMIBH, p. 36. 60 Conclusion « Le succès d’une mission [de maintien de la paix] et la crédibilité de l’Organisation ne tient parfois qu’à ce que font ou ne font pas quelques individus202 ». Ces quelques mots publiés en 2000 dans le rapport du Groupe d’étude sur les opérations de maintien de la paix (ou Rapport Brahimi), groupe formé par l’ONU afin de recenser les défaillances du système existant, démontrent bien que le Département des opérations de maintien de la paix a souffert de la vague d’abus sexuels et de corruption commise par ses forces au cours de la décennie passée. La mission de police civile en Bosnie-Herzégovine ne fait pas exception à la règle : le comportement irrespectueux et inapproprié d’une minorité d’officiers du GIP dans ce pays en pleine transition démocratique a en effet entâché l’ensemble du personnel, son autorité morale ainsi que ses méthodes, mettant ainsi en cause la légitimité même de leur présence sur le terrain. Mais contrairement au reste des scandales observés en Afrique centrale ou de l’Ouest, l’origine de ces comportements inappropriés semble remonter à l’intervention onusienne durant la guerre en Bosnie-Herzégovine. En effet, la présence de la FORPRONU a grandement facilité l’avènement des réseaux de contrebande et l’intensification du marché noir, permettant à toute une frange criminelle de devenir la nouvelle élite économique et politique du pays. Cette nouvelle élite, décelant rapidement les opportunités financières qui s’offrent à elle lors de la phase de reconstruction du pays, profite de la présence onnusienne pour se reconvertir et investir dans l’un des commerces les plus florissants depuis la chute de l’Union soviétique : la traite des êtres humains. En se retirant en 1995, la FORPRONU lègue donc au Groupe international de police un héritage particulièrement dangereux et ambivalent. Incapable de « réparer » ou du moins d’atténuer ce que la FORPRONU avait contribué à créér, à savoir l’une des plaques tournantes de la traite des femmes les plus influentes au monde, le GIP perpétue au contraire le climat d’impunité et de corruption qui a ravagé le pays durant la guerre. Certains membres de ce Groupe génèrent, alimentent, protègent et profitent 202 Rapport du groupe d’études sur les opérations de paix de l’Organisation des Nations Unies, A/55/305S/2000/809, 20 août 2000, p. 55. 61 de ce nouveau commerce afin de satisfaire leur demande de services sexuels, profitant de l’immunité quasi-absolue qui leur est accordée ainsi que de la grande tolérance qui règne au sein du contingeant face au recours à la prostitution. Les exactions des membres du GIP semblent également se démarquer du reste des scandales dénoncés dans les années 2000 en ce qui concerne la nature des activités pratiquées. En effet, s’il est extrêmement difficile d’évaluer l’ampleur de la participation des forces de police du GIP dans les réseaux de la traite, il est cependant possible de déterminer le type d’activités auxquelles certains officiers se seraient livrés, entre 1995 et 2002. Loin de se limiter à la consommation de services sexuels au sein de maisons closes, de bars ou de night clubs du pays, certains adoptent la fonction plus rentable de « facilitateur » de la traite. Se rapprochant dangereusement du profil d’un trafiquant, ces membres du GIP font donc ressortir un nouveau type d’abus, moins direct et plus sécurisé, bien plus difficile à détecter. Face à ces différents types d’abus, le commandement du GIP, de la MINUBH et le Département des opérations de maintien de la paix sont très réticents à reconnaître la responsabilité onusienne dans l’émergence et le support des réseaux de la traite dans le pays. L’incompréhension du phénomène de la traite ainsi que son assimilation erronée à la prostitution consentante au sein de ces trois entités expliquent en grande partie pourquoi ces dernières refusent de s’attaquer au problème et tentent même, pendant plusieurs années, d’en minimiser l’ampleur en étouffant des preuves incriminantes et en écartant différents lanceurs d’alerte, dont Kathryn Bolkovac. Ainsi, les femmes issues de la traite ne sont pas considérées comme des victimes exploitées par des trafiquants mais comme des migrantes irrégulières, ne présentant pas de réelle urgence ni pour la Bosnie-Herzégovine, ni pour la mission. Ce n’est qu’en 2001 que le Département des opérations de maintien de la paix, en proie à une profonde crise de légitimité face aux différents scandales d’abus sexuels au Cambodge, en Sierra Leone, en République démocratique du Congo et au Timor oriental lance une politique de « tolérance 0 » à l’encontre du phénomène de la traite, véritable stratégie de communication afin de regagner la confiance du public. Mais loin de constituer un plan d’action global pour prévenir et combattre toute interaction entre les forces onusiennes et les réseaux de la traite, cette politique ne fait que détourner l’attention durant quelques mois, jusqu’au départ définitif du GIP en décembre 2002. Malgré l’impossibilité de déterminer si les officiers de police impliqués dans les réseaux de la traite étaient conscients ou non des risques sanitaires (particulièrement la diffusion du virus de SIDA) auxquels ils soumettaient la mission et la population locale, il est évident que les différentes violations des droits de l’homme et du code de conduite onusien rentrent en 62 contradiction avec les objectifs de la mission et les idéaux défendus par l’ONU depuis sa création. S’il est difficile, encore aujourd’hui, de dresser un bilan complet des améliorations apportées par le GIP en Bosnie-Herzégovine (et il ne fait pas de doute que certaines domaines d’action ont bénéficié de retombées positives), il semble que la mission de lutte contre la corruption, de facilitation de la transition démocratique et de prévention de toute violation des droits de l’homme se soit révélée, dès 1998, relativement contre-productive. En effet, les abus perpétrés par certains membres du GIP ont perpétué le triste héritage de la guerre en matière de violation des droits des femmes et renforcé le pouvoir des élites criminelles du pays, élites qui sont précisément celles qui s’opposent à l’instauration d’un environnement stable et sécurisé dans la région des Balkans. Notons que la fin de la mission en Bosnie-Herzégovine ne signifie pas la fin des abus sexuels au sein des forces onusiennes : ainsi, des cas d’exploitation, de viol et d’agression sexuelle apparaissent en Côte d’Ivoire en 2003, au Kosovo en 2004 et en Haïti en 2007 203. L’histoire semble donc se répéter inlassablement, sans qu’aucune condamnation pénale ne soit appliquée par l’ONU ou les Etats contributeurs. De nombreux experts et organisations de défense des droits de l’homme se disent très préoccupés par ce qui se passe, à huis clos, au sein des 16 opérations de maintien de la paix dans le monde aujourd’hui. Il semble que les différents scandales en Bosnie-Herzégovine aient eu lieu trop tôt et de façon trop atténuée face à la série d’abus sexuels qui suit la fin de la mission, empêchant ainsi l’ONU, les pays contributeurs et les pays hôtes d’en tirer les leçons appropriées. Si entre 2003 et 2004, une certaine volonté de rédemption transparaît dans la mise en place de nouvelles formations sur les abus sexuels, dans l’adoption d’une circulaire portant spécifiquement sur leur prévention204 et dans la création d’unités de genre au sein de chaque mission de maitien de la paix, l’ONU reste, paradoxalement, très fataliste quant aux interactions entre son personnel et le commerce du sexe. La même année, le Département des opérations de maintien de la paix écrit en effet dans son rapport sur la traite des êtres humains que chaque mission devrait « s’attendre à ce que le crime organisé profite de la présence de forces onusiennes » 205. Un tel fatalisme apparaît inacceptable au sein d’une organisation supposée montrer l’exemple en termes de défense des droits de l’homme : s’il est normal, voire attendu, que les forces onusiennes prennent part à la vie culturelle et économique du pays, leur autorité 203 N. Mac Farquhar, « Peacekeepers’ Sex Scandals Linger, On Screen and Off », The New York Times, 9 février 2009. 204 Circulaire du Secrétariat général de l’ONU ST/SGB/2003/13 de 2003 qui s’inscrit dans la « Stratégie d’ensemble du Département des opération des maintien de la paix visant à éliminer l’exploitation et les abus sexuels », voir http://www.un.org/french/peace/cdt/strategy.shtml 205 « Human trafficking policy paper », DPKO Policy Paper, mars 2004, paragraphe 6. 63 morale doit être sans faille afin d’éviter que « l’insécurité vécue au quotidien par la population locale [qu’ils souhaitent aider] ne s’accentue à la faveur de la paix »206. Mais si « l’ingénierie de la paix »207 de l’ONU appliquée en Bosnie-Herzégovine a fait très peu cas des réalités locales et si cette dernière s’est révélée incapable de gérer efficacement les différents scandales d’abus et d’exploitation, il faut tout de même mettre en perspective la responsabilité de l’Organisation : elle n’est, après tout, qu’un « microcosme du monde réel des gouvernements et de leurs politiques »208. En effet, le problème ne réside peutêtre pas tant dans la capacité théorique de l’ONU que dans la capacité pratique des États contributeurs. Ces derniers semblent se cacher derrière l’entité onusienne qui doit, de façon constante, composer avec les différents intérêts étatiques afin de maximiser les quotas de recrutement. 206 P. Lavigne-Delville, « Béatrice Pouligny, Ils nous avaient promis la paix. Opérations de l'ONU et populations locales, Tiers-Monde, Année 2005, Volume 46, Numéro 184, p. 931. 207 Ibid. 208 O. A. Otunnu, “Préserver la légitimité de l’action des nations Unies” dans Politique étrangère, n°3, 1993 - 58e année, p. 597. 64 Annexes Annexe 1. Annexe 11 des Accords de paix de Dayton portant sur la création de la mission des Nations unies en Bosnie-Herzégovine .................................................... 66 Annexe 2. Différentes localisations des unités du Groupe international de police ........ ................................................................................................................................. 70 Annexe 3. Protocole additionnel à la Convention internationale des Nations unies contre la crminaltité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants................................... 71 65 Annexe 1 Annexe n° 11 des Accords de paix de Dayton portant sur la creation de la Mission des Nations unies en Bosnie-Herzégovine Text of Dayton Peace Agreement documents initialed in Dayton, Ohio on November 21, 1995 and signed in Paris on December 14, 1995. The Agreement is known as the Dayton Peace Accords. The following text was released by the Office of the Spokesman, December 1, 1995. The Republic of Bosnia and Herzegovina, the Federation of Bosnia and Herzegovina, and the Republika Srpska (the "Parties") have agreed as follows: Article I Civilian Law Enforcement 1. As provided in Article III(2)(c) of the Constitution agreed as Annex 4 to the General Framework Agreement, the Parties shall provide a safe and secure environment for all persons in their respective jurisdictions, by maintaining civilian law enforcement agencies operating in accordance with internationally recognized standards and with respect for internationally recognized human rights and fundamental freedoms, and by taking such other measures as appropriate. 2. To assist them in meeting their obligations, the Parties request that the United Nations establish by a decision of the Security Council, as a UNCIVPOL operation, a U.N. International Police Task Force (IPTF) to carry out, throughout Bosnia and Herzegovina, the program of assistance the elements of which are described in Article III below. Article II Establishment of the IPTF 1. The IPTF shall be autonomous with regard to the execution of its functions under this Agreement. Its activities will be coordinated through the High Representative described in Annex 10 to the General Framework Agreement. 2. The IPTF will be headed by a Commissioner, who will be appointed by the Secretary General of the United Nations in consultation with the Security Council. It shall consist of persons of high moral standing who have experience in law enforcement. The IPTF 66 Commissioner may request and accept personnel, resources, and assistance from states and international and nongovernmental organizations. 3. The IPTF Commissioner shall receive guidance from the High Representative. 4. The IPTF Commissioner shall periodically report on matters within his or her responsibility to the High Representative, the Secretary General of the United Nations, and shall provide information to the IFOR Commander and, as he or she deems appropriate, other institutions and agencies. 5. The IPTF shall at all times act in accordance with internationally recognized standards and with respect for internationally recognized human rights and fundamental freedoms, and shall respect, consistent with the IPTF's responsibilities, the laws and customs of the host country. 6. The Parties shall accord the IPTF Commissioner, IPTF personnel, and their families the privileges and immunities described in Sections 18 and 19 of the 1946 Convention on the Privileges and Immunities of the United Nations. In particular, they shall enjoy inviolability, shall not be subject to any form of arrest or detention, and shall have absolute immunity from criminal jurisdiction. IPTF personnel shall remain subject to penalties and sanctions under applicable laws and regulations of the United Nations and other states. 7. The IPTF and its premises, archives, and other property shall be accorded the same privileges and immunities, including inviolability, as are described in Articles II and III of the 1946 Convention on the Privileges and Immunities of the United Nations. 8. In order to promote the coordination by the High Representative of IPTF activities with those of other civilian organizations and agencies and of the (IFOR), the IPTF Commissioner or his or her representatives may attend meetings of the Joint Civilian Commission established in Annex 10 to the General Framework Agreement and of the Joint Military Commission established in Annex 1, as well as meetings of their subordinate commissions. The IPTF Commissioner may request that meetings of appropriate commissions be convened to discuss issues within his or her area of responsibility. Article III IPTF Assistance Program 1. IPTF assistance includes the following elements, to be provided in a program designed and implemented by the IPTF Commissioner in accordance with the Security Council decision described in Article I(2): (a) monitoring, observing, and inspecting law enforcement activities and facilities, including associated judicial organizations, structures, and proceedings; (b) advising law enforcement personnel and forces; (c) training law enforcement personnel; 67 (d) facilitating, within the IPTF' s mission of assistance, the Parties' law enforcement activities; (e) assessing threats to public order and advising on the capability of law enforcement agencies to deal with such threats. (f) advising governmental authorities in Bosnia and Herzegovina on the organization of effective civilian law enforcement agencies; and (g) assisting by accompanying the Parties' law enforcement personnel as they carry out their responsibilities, as the IPTF deems appropriate. 2. In addition to the elements of the assistance program set forth in paragraph 1, the IPTF will consider, consistent with its responsibilities and resources, requests from the Parties or law enforcement agencies in Bosnia and Herzegovina for assistance described in paragraph 1. 3. The Parties confirm their particular responsibility to ensure the existence of social conditions for free and fair elections, including the protection of international personnel in Bosnia and Herzegovina in connection with the elections provided for in Annex 3 to the General Framework Agreement. They request the IPTF to give priority to assisting the Parties in carrying out this responsibility. Article IV Specific Responsibilities of the Parties 1. The Parties shall cooperate fully with the IPTF and shall so instruct all their law enforcement agencies. 2. Within 30 days after this Agreement enters into force, the Parties shall provide the IPTF Commissioner or his or her designee with information on their law enforcement agencies, including their size, location, and force structure. Upon request of the IPTF Commissioner, they shall provide additional information, including any training, operational, or employment and service records of law enforcement agencies and personnel. 3. The Parties shall not impede the movement of IPTF personnel or in any way hinder, obstruct, or delay them in the performance of their responsibilities. They shall allow IPTF personnel immediate and complete access to any site, person, activity, proceeding, record, or other item or event in Bosnia and Herzegovina as requested by the IPTF in carrying out its responsibilities under this Agreement. This shall include the right to monitor, observe, and inspect any site or facility at which it believes that police, law enforcement, detention, or judicial activities are taking place. 4. Upon request by the IPTF, the Parties shall make available for training qualified personnel, who are expected to take up law enforcement duties immediately following such training. 5. The Parties shall facilitate the operations of the IPTF in Bosnia and Herzegovina, including by the provision of appropriate assistance as requested with regard to transportation, subsistence, accommodations, communications, and other facilities at rates equivalent to those provided for the IFOR under applicable agreements. 68 Article V Failure to Cooperate 1. Any obstruction of or interference with IPTF activities, failure or refusal to comply with an IPTF request, or other failure to meet the Parties' responsibilities or other obligations in this Agreement, shall constitute a failure to cooperate with the IPTF. 2. The IPTF Commissioner will notify the High Representative and inform the IFOR Commander of failures to cooperate with the IPTF. The IPTF Commissioner may request thatthe High Representative take appropriate steps upon receiving such notifications, including calling such failures to the attention of the Parties, convening the Joint Civilian Commission, and consulting with the United Nations, relevant states, and international organizations on further responses. Article VI Human Rights 1. When IPTF personnel learn of credible information concerning violations of internationally recognized human rights or fundamental freedoms or of the role of law enforcement officials or forces in such violations, they shall provide such information to the Human Rights Commission established in Annex 6 to the General Framework Agreement, the International Tribunal for the Former Yugoslavia, or to other appropriate organizations. 2. The Parties shall cooperate with investigations of law enforcement forces and officials by the organizations described in paragraph 1. Article VII Application This Agreement applies throughout Bosnia and Herzegovina to law enforcement agencies and personnel of Bosnia and Herzegovina, the Entities, and any agency, subdivision, or instrumentality thereof. Law enforcement agencies are those with a mandate including law enforcement, criminal investigations, public and state security, or detention or judicial activities. Article VIII Entry into Force This Agreement shall enter into force upon signature. For the Republic of Bosnia and Herzegovina For the Federation of Bosnia and Herzegovina For the Republika Srpska 69 Annexe 2 Différentes localisations des unités du Groupe international de police Source : http://www.cvce.eu/obj/les_accords_de_paix_de_dayton_paris_21_novembre_1995-fr- b87f31f6-2c03-420c-8689-6cb134732335.html 70 Annexe 3 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 Bibliographie Articles: Agathangelou A. M et Ling, L. H. M, «Desire industries: Sex trafficking, UN peacekeeping and the neo-liberal world order », Brown Journal of Affairs, Vol. 10, Issue 1, Automne 2000, p 133-148 Allred. 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C. Ruffin et F. Jean Économie des guerres civiles, Paris, Hachette, 1995, p 233-268 84 Britt T.W et Adler A.B, The Psychology of the Peacekeeper : lessons from the field (psychological dimensions of war and peace). Praeger, 2003 Chaslin F., Une haine monumentale, essai sur la destruction des villes en ex-Yougoslavie, Descartes & Cie, 1997 Friman H.R, Human trafficking, human security and the Balkans , University of Pittsburgh Press, 2007 Mazurana D., Raven-Roberts A. et Parpart A., Gender, Conflict, and Peacekeeping. Rowman & Littlefield Publishers, Lanham, 2005 Saiget M., L’ONU face aux violences sexuelles de son personnel ; crise de crédibilité et changement en organisation internationale, L’Harmattan, 2012 Simic O., Regulation of sexual conduct in UN Peacekeeping operations, Springer, Heidelberg, 2012 Simic O., « Boys will be boys : human traficking and UN Peacekeeping in Bosnia and Kosovo » dans L. 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System ? » Sous-comité sur les opérations internationales et les droits de l’homme de la Chambre des représentants des Etats-Unis, n° 107-85, 24 avril 2002 86 Table des matières Introduction ................................................................................................................1 PARTIE I. CRIMINALITÉ ORGANISÉE ET FORCES ONUSIENNES EN BOSNIEHERZÉGOVINE, UN TERRAIN FERTILE POUR DÉVELOPPER L’OFFRE ET LA DEMANDE DE SERVICES SEXUELS................................................................................ 5 Chapitre 1. Intensification des réseaux de trafic en Bosnie-Herzégovine : l’héritage de la guerre .............................................................................................. 5 Section 1. Criminalisation de l’économie de guerre et nouvelles élites : le passage d’une économie de production à une économie d’assistance et de prédation ..............................6 A. Une décomposition économique avancée .................................................................6 B. « Défenseurs-prédateurs » et « mafia patriotique », les nouvelles élites organisant le trafic en Bosnie ..............................................................................................................7 C. Les casques bleus en symbiose avec l’économie de guerre..................................... 10 Section 2. La fin de la guerre ou l’avènement de la traite sexuelle : la reconversion des nouvelles élites criminelles du pays .............................................................................. 11 A. Dysfonctionnements politiques et production anémique: l’occasion rêvée pour une reconversion des nouvelles élites .................................................................................. 12 B. La traite des femmes dans la région des Balkans .................................................... 13 C. La Bosnie-Herzégovine, premier pays de destination de la traite de la région ......... 14 Chapitre 2. Le lien entre la traite sexuelle, la prostitution et la force de police internationale des Nations Unies ........................................................................... 15 Section 1. La création de la force de police internationale: convergence d’une offre et d’une demande de services sexuels en toute impunité ................................................... 16 A. Les Accords de Dayton et le Groupe international de police des Nations Unies : immunité ou impunité ? ................................................................................................ 16 B. Constitution d’une offre et d’une demande de services sexuels : « le marché de la paix » ........................................................................................................................... 18 Section 2. Les différents niveaux d’implication du GIP dans la traite sexuelle : action d’une minorité ou participation sous-estimée ? ............................................................. 20 A. Consommateurs au sein de maisons closes et de résidences privées ....................... 21 B. L’implication directe dans l’organisation de la traite: la face moins connue de l’implication onusienne ................................................................................................ 23 87 C. Une participation sous-estimée ? ............................................................................ 25 PARTIE II. LA RÉPONSE ONUSIENNE FACE À UN PROBLÈME DÉRANGEANT ................................................................................................................ 28 Chapitre 1. Un problème non reconnu est un problème qui n’existe pas : le déni onusien ou la « dynamique de l’invisibilité » ............................................................ 28 Section 1. L’incompréhension du phénomène de la traite .............................................. 29 A. L’assimilation erronée entre traite sexuelle et prostitution ou « l’erreur fondamentale d’attribution » .............................................................................................................. 29 B. Le problème du consentement dans la construction de la définition appliquée par le GIP ............................................................................................................................... 30 C. Une confrontation des liens entre les réseaux de la traite et le GIP trop douloureuse : le « syndrome de l’homme et de l’institution honorable » ............................................. 32 Section 2. « Les hommes seront toujours les mêmes » : le jugement atténué de la traite en Bosnie-Herzégovine ..................................................................................................... 33 A. La culture onusienne ou la tolérance vis-à-vis de la traite ....................................... 33 B. La culture balkanique ou la corruption comme mode de vie ................................... 35 Chapitre 2. Faux semblants et punitions expéditives ................................................. 36 Section 1. Le manque de transparence juridique : affaires étouffées et enquêtes entravées 37 A. Des preuves incriminantes supprimées .................................................................. 37 B. Des lanceurs d’alerte écartés.................................................................................. 39 Section 2. Rapatriements discrets et absence de poursuites pénales ............................... 40 Chapitre 3. La politique de la « tolérance 0 » : stratégie « marketing » face à une profonde crise de légitimité ...................................................................................... 43 Section 1. Crise de légitimité internationale et perte de confiance de la population locale : un problème trop difficile à ignorer ............................................................................... 43 Section 2. Sensibilisation et lutte pro active contre la traite : des initiatives de façade ... 45 A. Une prise de conscience orchestrée pour rassurer le public 45 B. Le Programme spécial de lutte contre la traite des d'êtres humains (S.T.O.P) : descentes, arrestation et statistiques détournant l’attention des problèmes internes du GIP ............................................................................................................................... 47 88 PARTIE III. LE PARADOXE ONUSIEN OU LA CONTRE-PRODUCTIVITÉ DE LA MISSION DE POLICE EN BOSNIE-HERZÉGOVINE ........................................... 50 Chapitre 1. Défense et abus des droits humains : l’avers et le revers d’une même médaille ................................................................................................................... 50 Section 1. Des actes en contradiction avec la mission de reconstruction démocratique .. 51 Section 2. Des actions lourdes de sens dans un pays marqué par la politique systématique du viol .......................................................................................................................... 53 Chapitre 2. Une nouvelle menace contre la paix et la sécurité internationale engendrée par les forces onusiennes : la propagation du SIDA .................................................. 55 Section 1. La relation entre la mission de maintien de la paix et la transmission du virus de SIDA : une prise de consciente récente ....................................................... 55 Section 2. Le manque d’études sanitaires sur le personnel onusien déployé en BosnieHerzégovine ................................................................................................................. 58 Conclusion ......................................................................................................................... 61 Annexe ............................................................................................................................... 65 Bibliographie ..................................................................................................................... 82 89 Dans le contexte d’une difficile transition vers la démocratie après trois ans d’affrontements contre les forces serbes, la Bosnie-Herzégovine accueille de 1995 à 2002 une mission de police civile onusienne afin de rétablir l’État de droit dans le pays dominé par la crminialité organisée et la corruption. Le Groupe international de police (GIP), créé lors de la signature des Accords de paix de Dayton en 1995 déploie donc près de 1400 officiers de police chargés de restructurer les autorités locales et de prévenir toute violation des droits de l’homme, sur une période de six ans. Incapables de réparer ou du moins d’atténuer l’avènement des nouvelles élites criminelles du pays, grandement facilité par la force de maitien de la paix déployée durant le conflit (1992-1995), le GIP intensifie, alimente et soutient l’un des commerces les plus florissants en Europe de l’Est : la traite des femmes. Il est en effet prouvé qu’entre 1995 et 2002, une vingtaine d’officiers de police ont été impliqués, de façon directe ou indirecte, dans les réseaux de la traite des femmes du pays, entâchant ainsi l’ensemble du personnel, son autorité morale ainsi que ses méthodes et perpétuant le climat d’instabilité dans la région. Loin d’avoir rempli les objectifs de la mission qui leur a été confiée, le GIP semble avoir cessé d’être au service de la population locale pour suivre ses propres intérêts, cessant ainsi d’être efficace. Pour une force supposée représenter un modèle en termes de moralité, de justice internationale et de défense des droits de l’homme, la situation contradictoire créée en Bosnie-Herzégovine se révèle donc lourde de sens et particulièrement contre productive, plaçant le Département des opérations de maintien de la paix dans une profonde crise de légitimité. Mots clés : Organisation des nations unies, traite des femmes, criminalité organisée, prostitution forcée, Bosnie-Herzégovine, transition démocratique