Le triomphe du bloc central
Transcription
Le triomphe du bloc central
Yves LÉONARD, Lusotopie 1998, p. 45-53 Le triomphe du bloc central Les élections municipales de décembre 1997 au Portugal A u soir du 14 décembre 1997, António Guterres et Marcelo Rebelo de Sousa pouvaient légitimement se réjouir des résultats obtenus par leurs formations respectives. Écartant le spectre du vote-sanction, si souvent incarné par des élections locales situées à mi-parcours d’une législature, le PS remportait assez nettement le scrutin, améliorant même son score de 1993. Un succès d’autant plus réconfortant qu’il survenait à l’issue d’une période de remous dominée par la démission du numéro deux du gouvernement, le ministre de la Défense António Vitorino, et par le mini-remaniement ministériel du 23 novembre, marqué notamment par le remplacement du ministre de l’Intérieur (Jorge Coelho à la place du très critiqué Alberto Costa) et du ministre de l’Économie (Pina Moura succédant à Augusto Mateus). Quant au PSD, en proie à une grave crise d’identité depuis la fin du cavaquisme, il amorçait une remontée que la campagne électorale et les sondages ne laissaient guère présager. Contesté au sein même de sa propre formation, fragilisé par les ambitions de ses rivaux à la tête du parti orange, menacé par un éventuel retour sur l’avantscène de l’ancien Premier ministre, Aníbal Cavaco Silva, le président du PSD parvenait à éviter un cuisant revers électoral qui aurait lourdement hypothéqué son avenir politique et aurait encore contribué à affaiblir une autorité que, dix-huit mois après avoir pris les rênes d’un parti tant marqué par la culture de l’homme providentiel, le successeur de Fernando Nogueira était loin d’être parvenu à imposer. Mieux encore, grâce aux succès de personnalités en quasi-rupture de ban avec la direction du parti, le PSD réussissait à contrecarrer les tentations hégémoniques d’un PS de plus en plus impatient d’obtenir la majorité absolue. Celui-ci avait certes remporté ces élections municipales, mais celui-là ne les avait pas perdues. S’il convient de rester prudent en matière d’élections locales, dans lesquelles l’ancrage et la personnalité des candidats jouent un rôle encore plus déterminant que dans d’autres élections, s’il faut donc se défier de la tentation de généraliser à l’échelle nationale la portée de résultats essentiellement locaux, il est néanmoins possible de retirer quelques 46 Yves LÉONARD enseignements des autárquicas de décembre et de l’analyse des votes des quelque 305 municípios que compte le territoire portugais1. Enseignements en forme de confirmations – le renforcement de la bipolarisation de la scène politique portugaise et l’érosion des allégeances partisanes – et en forme d’interrogations – sur l’ampleur des recompositions politiques provoquées par ces élections et sur la propension récurrente au caciquisme dans la perspective d’une régionalisation en suspend. Au soir du 14 décembre, c’est bien une nouvelle forme de bloc central qui semblait triompher2 avec le succès des deux formations cherchant à s’arrimer au centre du spectre politique et l’échec des deux partis présentés comme plus à droite (CDS/PP) et plus à gauche (PCP). Le PSD avait conquis des mairies – rurales pour l’essentiel – sur le PS et celui-ci en avait fait de même sur le PCP (en zone urbaine). Le 14 décembre marquait ainsi le triomphe non d’une nouvelle forme d’alliance de gouvernement, inspirée de celle du printemps 1983 (le Bloc central), mais celui d’un multipartisme bipolaire ancré au centre et en passe de s’assimiler au bipartisme. Sur fond de bipolarisation Si aucun vainqueur écrasant n’a émergé de ces élections municipales, le scrutin du mois de décembre a au moins fait deux victimes, la coalition à dominante communiste CDU (PCP et Os Verdes) et le Parti populaire (CDS/PP). Cette défaite d’un parti de gauche, à laquelle répond celle d’un parti de droite, a confirmé un phénomène perceptible depuis de nombreuses années : le renforcement de la bipolarisation et du recentrage de la scène politique. En effet, une première lecture des résultats à l’échelle nationale fait apparaître une progression sensible du PS et du PSD, tant en pourcentage de voix qu’en nombre de mairies contrôlées (cf. tableaux 1 et 2, infra), au détriment de la coalition CDU et du CDS/PP, qui perdent chacun deux points et plusieurs municipalités (8 pour les communistes, 5 pour les populares). Tabl. I.– POURCENTAGES NATIONAUX DES PRINCIPAUX PARTIS 14 décembre 1997 abstention : 39,9 % PS – Parti socialiste PSD – Parti social-démocrate CDU – Coalition démocratique unitaire CDS/PP – Parti populaire 1. 2. 41,1 35,2 12 6,3 Rappel décembre 1993 abstention : 36,4 % 38,8 33,9 13,9 8,4 Seule l’analyse des votes à la Câmara municipal des municípios est prise en compte dans les pages qui suivent. Sur les distinctions entre município et freguesia, le fonctionnement de ces collectivités locales et une mise en perspective historique, cf. la contribution de François Guichard et Monique Perronnet-Menault, « Les élections locales portugaises de 1976 à 1997 » dans ce même volume. Cf. le titre de l’article d’A. Sá LOPES, « O triunfo do bloco central », consacré à l’analyse des autárquicas et publié dans le quotidien Público, 15 déc. 1997 : 3. Le triomphe du bloc central 47 Tabl. II.– NOMBRE DE MAIRIES PAR PARTI 14 décembre 1997 PS – Parti socialiste PSD – Parti social-démocrate CDU – Coalition démocratique unitaire CDS/PP – Parti populaire PPM – P.arti populaire monarchique 128 127 41 8 1 Rappel décembre 1993 127 116 49 13 0 Deux lourdes défaites Aux yeux de beaucoup d’observateurs de la vie politique portugaise, la défaite de la coalition CDU est apparue comme le principal fait marquant des élections municipales3. Parti traditionnellement implanté solidement au niveau local, principalement dans ses bastions de l’Alentejo et de la ceinture urbaine de Lisbonne, le Parti communiste portugais (PCP) est « loin d’avoir atteint les objectifs qu’il s’était fixés », comme le reconnaissait, le soir même des élections – une grande première –, son secrétaire général, Carlos Carvalhas. Ce dernier justifiait volontiers la cause de ce revers « au transfert de votes du PSD vers le PS », transfert qui, selon lui, permettrait d’expliquer le recul communiste dans la grande banlieue de Lisbonne, faisant probablement référence au cas de Vila Franca de Xira où l’emportait finalement la candidate du PS, Maria da Luz Rosinha, sur le maire sortant communiste, Daniel Branco, et sur une ex-transfuge du PCP maladroitement adoubée par le PSD, Zita Seabra. Cette défaite communiste dans la cité taurine du Ribatejo se reproduisait dans plusieurs points de l’ancienne ceinture ouvrière de Lisbonne, bastion traditionnel du PCP depuis la chute de la dictature en 1974. Ainsi à Amadora, un socialiste peu médiatisé, Joaquim Raposo, donné perdant par tous les instituts de sondage, délogeait du fauteuil de maire qu’il occupait depuis plus de dix-huit ans, le communiste Orlando de Almeida, pénalisé par une hausse de cinq points du taux d’abstention. À Sesimbra, le socialiste Amadeu Penim l’emportait à la majorité absolue sur le candidat communiste Augusto Pólvora, mettant un terme à plus de vingt ans de gestion communiste. Au total, le PCP perdait le contrôle de 12 municipalités (11 au profit du PS, 1 au profit du PSD), n’en conquérant que 4 (3 sur le PS, 1 sur le PSD), soit un déficit de 8 municipalités (sur 49 obtenues en décembre 1993). Outre l’effritement de sa situation dans l’ancienne ceinture ouvrière de Lisbonne, le PCP a également perdu une municipalité en Alentejo. Confirmant le recul régulier de l’influence du PCP au niveau national depuis une quinzaine d’années, l’échec de ces municipales prolonge, en l’amplifiant, le repli amorcé au niveau local depuis 1989. Cet ensemble de contre-performances semble augurer d’un avenir plutôt sombre pour le PCP. Les motifs de satisfaction sont peu nombreux. Certes, comme le soulignait Carlos Carvalhas, le PCP demeure, d’une certaine façon, « une grande et significative force au niveau local qui continue de contrôler la majorité des mairies d’Alentejo et qui préserve des positions 3. Cf. en ce sens, le dossier consacré aux élections dans l’hebdomadaire Visão qui, sous la plume de F. LUÍS, titrait « A queda do muro de Lisboa », 248, 18 déc. 1997 : 26. 48 Yves LÉONARD importantes dans l’aire métropolitaine de Lisbonne »4. Certes, à Setúbal, l’une des citadelles emblématiques du PCP perdue en 1993, le maire sortant, le socialiste Mata Cáceres, a reculé de 14 points par rapport aux précédentes municipales et n’a conservé que très difficilement sa mairie face au candidat communiste, organisateur de la fête du journal Avante !, Ruben de Carvalho. Encore est-il permis de penser que ce recul du maire socialiste s’explique plus par un désaveu infligé à la gestion de celui-ci et par le dynamisme de la campagne menée par son principal rival que par un véritable regain communiste dans cette ville. Comme l’a relevé fort justement lors de ces élections l’un des responsables de l’Institut de sondages SIC, « l’électorat de la périphérie de Lisbonne a connu de profondes altérations sociologiques. Il n’est plus guère composé d’une classe ouvrière suburbaine, mais plutôt de jeunes couples préoccupés par leurs problèmes de crédits immobiliers ou d’acquisition d’une voiture, par l’éducation de leurs enfants, leurs courses au supermarché, bref par des centres d’intérêt fort éloignés des problématiques traditionnellement abordées par le PCP »5. Constat corroborant celui de l’inexorable déclin électoral du PCP amorcé dans les années 1980. Le Parti populaire (CDS/PP) est l’autre grand perdant de ces municipales. En quête d’un positionnement de parti charnière depuis la fin de l’Alliance démocratique au début des années 1980, ancré à droite du spectre politique, nationaliste, anti-européen et volontiers xénophobe, miné par une guerre des chefs suicidaire, le Parti populaire a largement échoué à confirmer au niveau municipal la timide embellie des élections législatives d’octobre 1995. Pire, le PP a reculé de plus de 2 points par rapport à son score – médiocre – de 1993, il a perdu 5 municipalités (2 au profit du PS, 2 pour le PSD dont Vila Verde et 1, Penalva do Castelo, au profit d’un de ses transfuges enrôlé sous la bannière du PPM) et s’est révélé le seul parti incapable de conquérir une nouvelle mairie. Enfin, parmi les cinq municipalités qui lui ont échappé figure la seule capitale de district que le PP contrôlait jusque-là, son solide bastion d’Aveiro. Ici, la défaite s’est transformée en véritable déroute puisque le Parti populaire a non seulement perdu face à la liste PS conduite par un « indépendant », Alberto Souto, mais s’est retrouvé relégué en troisième position, derrière le PSD et distancé de plus de 12 points par la liste socialiste. Sorti exsangue de cette consultation électorale, le Parti populaire, dirigé alors par Manuel Monteiro, ne pouvait échapper à une profonde remise en question. Celle-ci interviendra le 22 mars 1998 à l’issue d’un Congrès anticipé et confus, sous la forme d’un renouvellement des instances dirigeantes du PP, et par le retour sur l’avant-scène et l’élection comme président de Paulo Portas, en rupture de ban avec l’ancienne direction depuis l’été 1996. Un président se déclarant prêt à procéder à une improbable réconciliation interne ainsi qu’à un recentrage politique et tactique par le biais d’un rapprochement avec le PSD. Deux victoires mitigées Pour le parti orange, le bilan était pour le moins contrasté et le résultat d’ensemble inespéré. Loin de se voir infliger par l’électorat le « carton jaune » que lui avait promis le PS, le parti dirigé par Marcelo Rebelo de 4. 5. Cité par L. ALVAREZ, « Objectivos não foram atingidos », Público, 15 déc. 1997 : 4. J. de SÁ, cité dans Visão, 18 déc. 1997 : 29. Le triomphe du bloc central 49 Sousa pouvait légitimement s’enorgueillir d’avoir amélioré ses scores de 1993, d’avoir repris ou conquis 23 mairies au PS – et de ne lui en avoir cédé que 14 –, d’avoir remporté quelques victoires de prestige – principalement la conquête sur le PS de l’Aire métropolitaine de Porto (AMP), grâce aux succès de Luís Filipe Menezes à Vila Nova de Gaia et de Valentim Loureiro à Gondomar, ville résidentielle de la banlieue de Porto. Mais ces succès ne pouvaient masquer les déconvenues essuyées à Lisbonne et Porto, où ni Ferreira do Amaral, ni le fantasque général Carlos Azeredo, déconsidéré au cours de l’été par des déclarations aux relents antisémites, ne parvinrent à déloger de leur mairie João Soares et Fernando Gomes. Aux abords de la capitale portugaise, les résultats d’un PSD aux ordres de Pacheco Pereira, président de la Commission politique de district de Lisbonne, n’étaient guère plus brillants, que ce soit à Sintra ou a Vila Franca de Xira. Enfin, les succès qu’au soir du scrutin, et devant les caméras de télévision, Marcelo Rebelo de Sousa se plaisait à rappeler en les martelant (à l’image de « O professor Martelo », sa célèbre marionnette de Contra Informação, les « Guignols de l’Info » portugais), ne pouvaient occulter le fait que les plus significatifs d’entre eux (Menezes à Gaia, Valentim Loureiro à Gondomar, Santana Lopes à Figueira da Foz, Macário Correia en Algarve à Tavira) avaient été obtenus par des personnalités réputées pour n’être pas particulièrement proches du président du PSD et résultaient plus du brio individuel de ces candidats que de l’engagement résolu du parti à leurs côtés… Dans le cas de Pedro Santana Lopes, adversaire malheureux de Rebelo de Sousa à la tête du parti en mars 1996, sa victoire éclatante – à la majorité absolue et dans un bastion socialiste – sonnait comme une revanche et un succès personnel dont l’intéressé n’aurait en aucun cas souhaité se départir au profit du PSD, rappelant « qu’il ne s’agissait pas de la victoire d’un parti »6. Une victoire d’autant plus savoureuse que Santana Lopes avait été éconduit par Pacheco Pereira de la candidature qu’il envisageait de poser à Sintra, où le candidat finalement retenu, José António Barreiros, n’allait guère menacer Edite Estrela. Outre cette forte personnalisation des succès remportés par le PSD et les rivalités qu’elle traduit, et parfois exacerbe, la principale réserve concernant les résultats obtenus par le PSD lors des municipales ressortit à l’inégale implantation locale du parti orange. Véritable antienne de toute analyse de la géographie électorale de cette formation, le déséquilibre en faveur du monde rural, notamment au nord et au centre, du pays dans les régions autonomes de Madère et des Açores, voire en Algarve où, malgré la perte de Loulé avec la défaite de Mendes Boca, les « oranges » ont sensiblement progressé, ce déséquilibre villes/campagnes continue de constituer l’une des principales faiblesses du PSD. Loin d’être absent des grandes zones urbaines – son succès dans l’Aire métropolitaine de Porto en témoigne – le PSD demeure néanmoins un parti largement rural, bien moins solidement implanté que son rival PS dans les grandes villes et les cités de moyenne importance. À cet égard, le choix du président du PSD – naguère adversaire malheureux de Jorge Sampaio à la mairie de Lisbonne – de solliciter, non sans succès, les suffrages des électeurs de Celorico de Basto, bourgade de trois mille âmes située non loin d’Amarante, résonnait comme un aveu. D’impuissance ou de renoncement ? 6. Cité dans Público, 15 déc. 1997 : 11. 50 Yves LÉONARD Le Parti socialiste avait beaucoup à espérer et à redouter de ces élections municipales. La recherche d’une majorité absolue, recherche qui, à plusieurs reprises, avait fait planer l’ombre d’élections législatives anticipées, l’incitait à obtenir les meilleurs résultats possibles en renforçant ses assises locales. Le risque du vote-sanction en forme d’avertissement, fréquent au milieu d’une législature comme le PSD en avait fait l’amère expérience en 1989 et surtout en 1993, pouvait lui faire craindre un fléchissement d’ensemble, voire quelques défaites cinglantes ici ou là. Le PS a finalement évité l’écueil de l’avertissement, sans pour autant remporter un franc succès. Le bilan d’ensemble est certes positif. En pourcentage des voix, le PS a distancé son rival le PSD de plus de cinq points et sensiblement amélioré son score de 1993. En nombre de mairies contrôlées, la progression globale n’est que d’une municipalité, soit une de mieux que le PSD – l’écart se resserrant par rapport à 1993 – ce qui permet néanmoins au PS de conserver la présidence de l’Association nationale des municipalités. Le PS a conquis 27 nouvelles mairies (14 sur le PSD, 11 sur la coalition CDU, 2 sur le PP), mais en a perdu 26 (23 au profit du PSD, 3 de la CDU). Les deux principales métropoles du pays, Lisbonne et Porto, sont restées dans l’orbite socialiste. Dans la capitale, João Soares l’a facilement emporté à la tête d’une coalition PS-CDU-UDP face à son principal rival Joaquim Ferreira do Amaral, candidat commun au PSD et au PP, ainsi que face aux représentants des petites formations comme António Garcia Pereira, dirigeant du PCTP-MRPP (Parti communiste des travailleurs portugais/Mouvement pour la reconstruction du parti du prolétariat) et Francisco Louçã, dirigeant du PSR (Parti socialiste révolutionnaire). Aux portes de Lisbonne, le PS a réussi de brillantes performances (Vila Franca de Xira, Amadora, Sesimbra, Montijo, Sintra…), délogeant à plusieurs reprises le PCP de ses bastions traditionnels, au point de le détrôner à la présidence de la Junta metropolitana de Lisbonne. Enfin, une capitale de district supplémentaire, Aveiro, a été conquise sur le Parti populaire. Au terme de ces élections, il est clair que le PS s’impose bien comme le « parti des grandes villes »7, contrôlant aussi bien Lisbonne et Porto que la plupart des capitales de district (Braga, Coimbra, Aveiro, Setúbal…). Mais ces résultats, satisfaisants dans l’ensemble, ne sauraient faire oublier que le PS a essuyé un cuisant revers dans l’Aire métropolitaine de Porto, perdant le contrôle de celle-ci au profit du PSD qui s’imposait notamment à Gaia et Gondomar. Par ailleurs, la perte de Figueira da Foz au profit de Santana Lopes soulignait à quel point le PS avait échoué à faire mettre un genou à terre au parti orange, ce qui, lors de la campagne électorale, semblait être l’objectif déclaré. Enfin, à Madère, des deux seules municipalités qu’il contrôlait, le PS n’a conservé que celle de Machico, perdant celle de l’île de Porto Santo au profit d’un PSD toujours aussi hégémonique. Aux Açores, le président régional du PS, Carlos César, n’est pas parvenu à transformer l’essai marqué lors des élections régionales d’octobre 1996, le PSD ne perdant qu’une municipalité sur quinze (à Angra do Heroísmo). Aussi, et un peu contre toute attente, c’est finalement dans l’Aire métropolitaine de Lisbonne que le PS a remporté ses succès les plus significatifs (10 municipalités – dont Lisbonne –, contre 7 au PCP et 2 au PSD), au point de considérer cette victoire comme « un véritable tremblement de terre, d’une signification politique de la plus grande 7. Cf. C. MONTEIRO, « O partido das grandes cidades », Visão, 18 déc. 1997 : 34. Le triomphe du bloc central 51 importance », ainsi que le relevait le Premier ministre au soir des résultats8. Mais ce « tremblement de terre » ne pouvait occulter la tempête qui venait de balayer plusieurs candidats du PS dans l’Aire métropolitaine de Porto. À défaut d’avoir remporté une victoire éclatante sur le PSD, le parti dirigé par António Guterres pouvait néanmoins se féliciter d’avoir réussi une prouesse « historique », celle d’être, « pour la première fois dans l’histoire de la démocratie portugaise », le premier parti au pouvoir à l’emporter à mimandat lors des élections municipales9. Enjeux locaux, implications nationales Il n’est pas inutile de rappeler qu’en matière d’élections municipales l’enracinement et la popularité au niveau local des candidats constituent l’atout principal et jouent un rôle souvent plus important que l’étiquette politique, notamment en milieu rural. Les exemples abondent de parachutages infructueux et d’erreurs de « casting » (Torres Couto pour le PS à Almada, Zita Seabra à Vila Franca ou José Gama à Coimbra pour le PSD), ou, à l’inverse, de victoires obtenues sans le soutien résolu des étatsmajors politiques, ainsi Santana Lopes à Figueira da Foz, Macário Correia à Tavira ou bien encore Luís Filipe Menezes à Gaia. En l’espèce, l’un des cas les plus emblématiques, proche de la caricature, est celui de Gabriel Costa, élu – sous l’étiquette du Parti populaire monarchique (PPM) – maire de Penalva do Castelo, petite cité de deux mille cinq cents habitants en plein cœur de la Beira Alta, non loin de Viseu. Seul maire PPM, Gabriel Costa avait jusque-là été élu sur des listes du CDS/PP et envisageait de se présenter sur des listes PS. Militant du PPM depuis 1975 et monarchiste par conviction, il s’était néanmoins enrôlé avec succès sous la bannière d’autres formations politiques par souci tactique, le PPM n’ayant jamais cherché, semble-t-il, à concourir dans cette ville jusqu’à l’automne 1997. Malgré ce parcours peu linéaire, les électeurs de Penalva do Castelo ne lui en ont pas tenu rigueur, démontrant, fusse par l’absurde, la fragilité des allégeances partisanes en matière d’élections locales. Aussi, les commentaires de portée nationale réalisés au soir de ces élections municipales doivent être considérés avec prudence, notamment ceux cherchant à tirer des enseignements généraux audacieux, par exemple sur l’éventuelle reconquête de l’opinion amorcée par un parti. Malgré cette fragilité des allégeances partisanes et la dénaturation de certains messages délivrés par les électeurs (lassitude à l’égard d’une personnalité, sanction de la gestion de l’élu en place, condamnation d’une forme de clientélisme) lors de ce type d’élection, les implications politiques de ces municipales se sont révélées importantes au niveau national. Les deux grands perdants (PCP et PP) n’ont d’ailleurs pas fini d’en mesurer toutes les conséquences. À la tête du PCP, Carlos Carvalhas éprouve ainsi bien des difficultés à endiguer la contestation interne et une rénovation de plus en plus à l’ordre du jour. Au lendemain des municipales, son remplacement au secrétariat général du parti était même évoqué ici et là, le nom du député João Amaral, auréolé de son succès à Lisbonne aux côtés de João Soares, circulant avec insistance. Quant au CDS/PP, cet ultime fiasco électoral a, nous l’avons vu, provoqué la chute de son président, Manuel 8. 9. A. Guterres cité dans Público, 15 déc. 1997 : 4. Ibid. 52 Yves LÉONARD Monteiro, et son remplacement par Paulo Portas, au terme d’une longue guerre fratricide. Mais ce replâtrage risque fort de se révéler insuffisant si la nouvelle équipe en place ne parvient pas à résoudre le problème du positionnement politique d’un parti menacé plus que jamais de disparition ou de dilution, un peu à la manière du PRD à la fin des années 1980. Les rares résultats encourageants obtenus par le PP lors des municipales l’ont été dans l’Aire métropolitaine de Porto, dans le cadre de stratégies d’alliance avec le PSD. Il semblerait que ce soit la voie privilégiée par le nouveau président, avec un rapprochement amorcé au niveau national en direction du PSD et la mise en sourdine de certaines positions ultra-nationalistes et anti-européennes. Pour le PSD et le PS, les conséquences des municipales ne revêtent pas la même intensité dramatique. Pour ces deux formations, il s’agit de gérer au mieux leurs résultats encourageants dans la perspective des prochaines législatives, qui pour reconquérir le pouvoir, qui pour obtenir la majorité absolue. Le PSD estime avoir amorcé à l’occasion des municipales une reconquête de l’électorat, et son président, Marcelo Rebelo de Sousa, cherche à capitaliser sur son nom le bénéfice de ces élections. Pourtant, les prétendants à la direction du parti sont loin d’avoir désarmé. Manuel Durão Barroso, l’ancien ministre des Affaires étrangères, n’est guère sorti de sa réserve et de son « exil » américain lors des municipales, préférant poursuivre ses tâches d’enseignant-chercheur et continuer de se construire patiemment une image d’homme d’État, plutôt que de s’engager dans des combats incertains au niveau local. Pedro Santana Lopes ne manquera pas, quant à lui, de « présenter la facture » le jour venu, fort de son succès tonitruant et médiatique à Figueira da Foz. Certains « barons du nord » ont vu par ailleurs leurs positions renforcées, notamment avec la conquête de l’Aire métropolitaine de Porto. Enfin, si l’ancien Premier ministre Cavaco Silva, qui esquissait à l’occasion de ces municipales un retour à l’avant-scène politique, n’a pas vu sa démarche couronnée de succès, puisque les candidats qu’il avait publiquement soutenus ont, pour la plupart, mordu la poussière, son ombre n’en finit pas de planer sur le PSD et d’assombrir l’avenir politique de Rebelo de Sousa. Au-delà de ces questions de préséance et de leadership, plusieurs problèmes du PSD restent entiers au sortir de ces municipales. Les déséquilibres de la répartition géographique (nord-centre/sud ; villes/campagnes) et sociologique d’un électorat vieillissant se sont confirmés. L’identité politique d’un parti écartelé entre sa composante historique du PPD – d’ailleurs encouragée par les résultats de personnalités comme Santana Lopes – et une branche plus « social-démocrate », plus sensible à la recherche du compromis, reste tout autant incertaine. La stratégie à adopter en vue de reconquérir le pouvoir en 1999 n’en est que plus difficile à élaborer : doit-elle passer par une alliance avec le CDS/PP, promu parti-charnière dans le cadre d’un multipartisme bipolaire triomphant, ce qui semble être l’orientation actuelle, ou bien privilégier l’affrontement direct PS/PSD, en misant sur l’effondrement du PP et sur la capacité « attrape-tout » du PSD à couvrir le spectre politique de la droite au centre, consacrant de fait le bipartisme ? Le Parti socialiste dispose probablement des meilleurs atouts dans la perspective des législatives. Outre le succès de l’intégration du Portugal dans l’euro, confirmée le 2 mai 1998 à Bruxelles, ainsi que les bons résultats Le triomphe du bloc central 53 et perspectives d’ensemble de l’économie portugaise10, le gouvernement PS a retardé l’heure des choix sur certains dossiers politiques et sociaux sensibles, les subordonnant notamment à l’organisation de référendums (libéralisation de l’avortement, le 28 juin 1998, régionalisation, avant la fin 1998 ?). La répartition de son électorat, plus harmonieuse que celle du PSD, notamment en zone urbaine, constitue un avantage de taille. Enfin, le refus de s’allier sur sa gauche avec le PCP, hormis dans le cadre d’opérations électorales très ponctuelles, le laminage en règle de ce dernier confirmé lors des municipales, lui donne vocation à prendre définitivement à son compte la recomposition du spectre politique, de la gauche au centre. En revanche, la tentation hégémonique qui l’anime (vis-à-vis du PCP comme du PSD) risque de le pénaliser, le précédent du cavaquisme pouvant utilement rappeler les dangers inhérents à ce type de tentation. Au-delà de cette possible dérive, la menace la plus forte qui plane sur l’ensemble de la classe politique ressortit à une désaffection de plus en plus nette d’une partie de l’électorat à l’égard des élections, notamment locales. La progression du taux d’abstention (36,4 % en 1993, 39,9 % en 1997), notamment chez les jeunes, ne laisse pas d’être préoccupante, même si le Portugal n’a pas le monopole de ce type de phénomène au sein de l’Union européenne. L’image souvent négative et certains comportements clientélistes (cas de corruption, de gestion frauduleuse) d’une partie de la classe politique locale expliquent pour partie cette désaffection. À cet égard, l’hypothèse d’une résurgence d’une forme de caciquisme ne saurait être totalement écartée avec le renforcement de la bipolarisation autour du PS et du PSD. À l’heure où le Portugal s’interroge sur la nécessité de procéder à une importante réforme administrative et politique avec la régionalisation, trop souvent perçue au sein de l’opinion publique comme un simple enjeu de pouvoir et de prébendes pour états-majors politiques et élus locaux, à l’heure de réfléchir à la consolidation de l’État de droit avec la création d’un échelon supplémentaire entre les citoyens, les municípios et l’État central, il importe plus que jamais de veiller à la gestion rigoureuse et à la moralité de la vie politique locale. Juin 1998 Yves LÉONARD Institut d’études politiques de Paris Centre d’histoire du Vingtième siècle de la Fondation nationale des sciences politiques 10. Cf., Perspectives économiques de l’OCDE, « Portugal », 63, juin 1998 : 142-144.