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A N A LY S E
QUESTIONNER LES RAPPORTS ENTRE
TRADITIONS ÉCRITE ET ORALE :
LES PAROLES S’ENVOLENT-ELLES ?
William Noël nous propose une réflexion sur les rapports entre les traditions orale et
écrite. Loin d’une opposition frontale, nous verrons que les deux traditions se complètent
et s’enrichissent mutuellement. Nous verrons également que dans un monde où l’écrit
semble avoir pris une importance considérable, l’oralité garde une place de choix. Petit
voyage entre frontières brouillées et liens étroits à réinventer.
william Noël
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QUESTIONNER LES RAPPORTS ENTRE TRADITIONS ÉCRITE ET ORALE : LES PAROLES S’ENVOLENT-ELLES ?
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Q
uestionner les rapports entre traditions écrite et orale implique de
combattre certaines idées préconçues et erreurs critiques qui peuvent
orienter notre réflexion. C’est que, trop souvent, celle-ci est détachée
des réalités dans lesquelles se construisent ces traditions et va se perdre dans
des idéalisations – voire des idéalismes1 – qui poussent à opposer le pôle oral
et le pôle écrit, à les considérer comme des adversaires, voire à penser que la
culture écrite aurait tué la culture orale dans nos sociétés contemporaines.
Et justement : c’est sous la forme d’une polarité et non d’une opposition que
nous proposons d’envisager les rapports entre ces deux traditions. Pour cela,
nous tenterons de déconstruire le débat et de le replacer dans les réalités de
diffusion et de consommation des productions écrites et orales. Cela passera
par une attention particulière portée aux œuvres littéraires, en étudiant d’abord
une époque riche en échanges entre le monde oral et le monde écrit : le Moyen
Âge. Ensuite, nous verrons comment, au sein d’un genre littéraire – le conte –
les traditions orale et écrite peuvent se combiner. La deuxième partie de cette
analyse s’interrogera sur l’état de la question aujourd’hui : est-il possible de
concilier traditions écrite et orale ? Quelles sont leurs places ou niches respectives dans notre société ? L’une est-elle plus importante que l’autre ?
PARTIE 1 : QUESTIONNER L’ÉCRITURE ET L’ORALITÉ
Avant de nous pencher plus avant sur la question et de mener notre propre
réflexion, il est important de déconstruire différentes erreurs et raisonnements
fallacieux qui, comme toujours, peuplent un débat aussi vaste et complexe que
celui qui nous occupe. Un débat d’autant plus vaste qu’il est ouvert à tous : bien
loin des différents cénacles théoriques de l’université, chacun peut comprendre
la différence entre l’oralité et l’écriture, n’importe qui peut se construire un avis
sur la question et surtout, n’importe qui peut donner un avis spontané.
Être exaspéré par un trop-plein de paperasserie administrative, se souvenir
avec candeur des historiettes de son grand-père, s’émouvoir en écoutant un
discours ou en lisant un bon roman, lire le journal au coin du feu… Chacun peut
vivre ces situations et mobiliser l’expérience qu’il en retire pour, même instinctivement, se positionner sur le sujet de façon plus ou moins claire et rapide. Ce
réflexe est bien souvent dangereux, car, dès que l’on mobilise ce genre d’expériences, on n’étudie plus directement les rapports entre l’oralité et l’écrit ; on se
contente plutôt de définir nos types d’interactions « préférées », de porter un
jugement purement subjectif sur un panel de situations vécues.
À partir de là, il n’est pas étonnant de voir apparaître des raisonnements « rac1 Renvoie à l’idée que se situer dans une logique d’opposition entre traditions orale et écrite peut conduire
à en idéaliser une par rapport à l’autre, et conférer à celle-ci une sorte de vérité absolue.
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courcis » suivis de stéréotypes qui dressent souvent un constat stérile car basé
sur de simples ressentis. Cela se traduit par une opposition excessive, construite
de toute pièce, entre une tradition orale qui serait une sorte de tradition « du
cœur », liée à l’humain et aux affects et proche d’une espèce d’héritage universel, et une tradition écrite qui serait une tradition « de la tête », construite par et
pour la société en vue de garantir le bien des institutions. Les partisans de l’une
ou de l’autre se vouent dès lors à défendre leur bord, dans un débat qui peu
à peu, nous l’avons dit, tend à s’éloigner des réalités concrètes pour se perdre
dans des stéréotypes et des idéalisations.
L’autre problème d’une telle opposition est de considérer que les traditions
écrite et orale sont imperméables et que les productions humaines sont statiques : dès lors qu’une production serait catégorisée comme « orale », elle ne
pourrait plus être écrite. C’est bien entendu faux. Les exemples de basculement
d’un pôle à l’autre sont légion et prouvent que cette liberté est bien ancrée dans
nos mœurs. Un discours prononcé devant un public est d’abord lu par son orateur ; un cours d’université est, à l’inverse, un très bon exemple d’un message
oral mis à l’écrit. Cette perméabilité, cette capacité de manipuler nos propres
productions, nous l’exerçons depuis notre enfance, de telle sorte qu’elle devient, elle aussi, un réflexe dont nous oublions l’existence. Pourtant, ce réflexe
conditionne notre façon d’interagir avec les autres au quotidien.
Voilà donc la clef qui nous permettra de cerner plus correctement les enjeux
et les rapports que dessinent les traditions écrite et orale. En envisageant ces
deux domaines non pas comme des adversaires exclusifs, mais comme des
pôles vers lesquels tendent plus ou moins les productions humaines, nous serons en mesure de considérer les époques passées sous un nouveau jour et de
tenter de comprendre comment fonctionnent ces pôles aujourd’hui.
ARGUMENT HISTORIQUE : LE MOYEN ÂGE OU POURQUOI
L’ÉCRIT N’EST PAS IMMUABLE
Au cours du temps, les statuts de l’oral et de l’écrit ont beaucoup changé dans
les sociétés humaines. Cette analyse n’a ni le temps ni la prétention de dresser
un récapitulatif historique de ces évolutions : contentons-nous de pointer du
doigt qu’à l’aube de la civilisation, l’écrit, par sa rareté, par l’éducation et la maîtrise qu’il demande, par le mystère duquel il était alors entouré, a pu être très
souvent assimilé à des fonctions de grande importance, administratives, mais
aussi confessionnelles – les grandes religions actuelles ne sont-elles pas basées
sur des Livres saints ? Cette même rareté imposait l’oral comme le véritable
vecteur des communications humaines, comme le ciment des interactions sociales : jusqu’aux Romains, les poèmes étaient déclamés et non lus.
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Il nous semble que le Moyen Âge européen2 joue un rôle tout à fait particulier,
voire clef, dans l’évolution des rapports entre traditions écrite et orale. À bien
des égards, ce millénaire3 a connu un rapprochement tout à fait inédit des deux
traditions, qui s’est traduit par plusieurs phénomènes culturels de large diffusion. Nous souhaitons en souligner quelques-uns, particulièrement certains liés
à la littérature.
Au Moyen Âge, la culture et la communication restent majoritairement orales.
L’analphabétisme concerne une grande partie de la population et l’éducation
en général est l’affaire d’une élite d’abord ecclésiastique et quelquefois nobiliaire. Néanmoins, l’écrit a tellement bien pénétré la société qu’il crée bientôt
une autre forme de culture : c’est, pour le dire caricaturalement, une séparation
qui donne lieu d’un côté à la culture populaire et de l’autre à la culture d’élite.
Vision caricaturale, car elle fait fi de tous les échanges et équilibres qui vont
alors se mettre en place pour faire constamment dialoguer ces deux milieux.
Le monde culturel médiéval est rendu infiniment complexe par la façon dont
circulent les œuvres : un prince analphabète mais amateur d’histoires qui se fait
lire des romans et des chansons peut être considéré plus cultivé que le scribe
qui les recopierait mécaniquement, sans comprendre ce qu’il écrit. Puisque la
culture se diffuse avant tout oralement, l’alphabétisme n’est à la fois ni nécessaire ni suffisant pour accéder au bagage culturel médiéval. En somme, savoir
lire et écrire est une chose, être cultivé en est une autre, et nous ne pouvons pas
considérer ces caractéristiques comme indissociables4.
Nous l’avons dit, nous pouvons distinguer un essor de l’écrit durant cette période5. Cette évolution appelle, dans le même temps, un succès des métiers
du livre qui agit comme démonstration : le monde médiéval développe un artisanat de l’objet écrit6 qui va parfois jusqu’à l’art, avec des disciplines comme
l’enluminure et la calligraphie. Les livres sont un luxe, en posséder devient signe
de richesse. Dans la sphère administrative, les premières chartes urbaines font
leur apparition, avant que les seigneurs souverains ne bâtissent leurs propres
nations et ne créent des administrations de plus en plus performantes, dans
les derniers siècles du Moyen Âge. L’écrit s’impose comme autorité, mais aussi
comme source : il est courant à l’époque, par exemple, d’affirmer s’être inspiré
d’un livre ancien, ou d’en avoir trouvé un dans quelque endroit improbable7.
Malgré tout, l’écrit ne s’émancipe pas de toute oralité. Ainsi, la lecture solitaire
et silencieuse telle que nous la pratiquons aujourd’hui n’est que ponctuelle :
2 Nous souhaitons rappeler que cet article a surtout en vue les traditions écrite et orale telles qu’elles se
sont développées dans le monde européen occidental.
3 Les limites communément admises du Moyen Âge en Europe étant les années 476 et 1492.
4 ZINK Michel, Littérature française du Moyen Âge, Quadrige (PUF), Paris, 2011, p. 17.
5 Idem, p. 14.
6 Ibidem, p. 20.
7 Ibidem, p. 16
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au contraire, on assiste aussi à des lectures groupées qui se font à voix haute8.
Quelques documents parvenus jusqu’à nous prouvent que les troubadours,
jongleurs et acteurs utilisaient de petits manuscrits dans lesquels ils notaient
leurs textes et répliques. En réalité, l’écrit reste bien souvent « au service » de
l’oral, comme support mémoriel par exemple9. Les œuvres médiévales sont pensées en « performance », c’est-à-dire qu’elles sont appelées à être transmises
vocalement et à trouver leur véritable effet poétique dans cette transmission10.
Nous pouvons constater cette interpénétration dans la façon même dont se
développe la tradition écrite médiévale, et particulièrement dans le cas des langues romanes. Pour ces dialectes naissants, populaires et en manque de légitimité face au latin, les débuts sont souvent chaotiques. Alors que la langue
de Virgile devient peu à peu la possession exclusive de l’élite sociale, en même
temps qu’elle est entourée de prestige et déjà solidifiée par une mise à l’écrit
opérée il y a des siècles, les langues romanes apparaissent comme des résultats bâtards. Cela a son influence sur les productions en dialectes romans, souvent jugées « indignes » d’être conservées : l’anonymat y est monnaie courante
et un texte est rarement figé. La notion de paternité littéraire étant autre que
celle d’aujourd’hui, les possesseurs successifs d’un texte y opèrent souvent des
ajouts ou des corrections11. À la manière d’un téléphone arabe ou d’une rumeur
qui se diffuserait, le texte écrit devient très variable et connait plusieurs versions, selon l’endroit… Les troubadours et trouvères12, qui sont des auteurs affirmant déjà davantage leur autorité, sont eux aussi sujets à ces variations. Passant leur vie à aller de cour en cour, ils modifient bien souvent sur le moment
leurs poèmes pour correspondre au mieux au seigneur qu’ils vont rencontrer.
Tous ces éléments permettent d’assimiler la vie du texte médiéval à celle d’une
production orale.
Par cette réflexion, nous souhaitons démontrer que, malgré les beaux mots
verba volant, scripta manent13, le texte n’est jamais une entité statique, éthérée,
qui flotterait dans les airs et serait immuable, particulièrement au Moyen Âge.
Le texte est avant tout un objet matériel, lié à un ou plusieurs contexte(s) de
production, puis à un ou plusieurs contexte(s) de réception. En cela, l’écrit ne se
différencie pas de l’oral. C’est que, envisagés sous cet angle, l’un comme l’autre
8 PETRUCCI Armando, « Lire au Moyen Âge », in Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, Temps
modernes, 96, n°2, 1984, pp. 604-605, http://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1984_num_96_2_2770
[23/09/2016].
9 ZINK Michel, op. cit., p. 14.
10 Idem, p. 15.
11 Ibidem, p. 21.
12 On distingue les troubadours et les trouvères selon leur lieu d’activité et leur langue : les troubadours
sont des poètes du Sud de la France, qui utilisent la langue d’oc, tandis que les trouvères sont des poètes du
Nord qui utilisent la langue d’oïl. Les troubadours sont apparus vers la fin du XIe dans le Sud de la France et ont
créé des émules dans le reste de l’Europe romane par la suite.
13 « Les paroles s’envolent, les écrits restent ».
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ne sont que des canaux au service de la communication : ils sont affectés par les
mêmes propriétés. La différence est la plus ou moins grande facilité que nous
avons à modifier les productions écrites et orales ainsi que le nombre de ces
contextes de production et réception. La tradition écrite médiévale ressemble
à son pendant oral dans la mesure où elle comptabilise souvent plusieurs
contextes de production ; à l’inverse, une tradition écrite moderne, par exemple
celle de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, n’en compte généralement qu’un
seul : le moment où l’auteur publie son œuvre.
ARGUMENT GÉNÉRIQUE, OU POURQUOI L’ORAL N’EST PAS
EXCLUSIF
La tradition du conte occidental est aussi un cas très parlant d’échanges entre
monde oral et monde écrit. Ces échanges, par ailleurs, rendent vaine toute tentative de définition concise du genre : il est nécessaire de relativiser d’entrée de
jeu l’idée que le conte s’inscrirait uniquement dans la tradition orale. Bien au
contraire, le conte n’est ni exclusivement oral, ni exclusivement écrit. Dès lors,
on y trouve une grande variabilité des critères formels ou thématiques : il n’y a
pas que des contes courts ou des contes longs ; les intrigues ne sont pas toutes
simplistes ou moralisantes ; tous les contes ne font pas intervenir des éléments
merveilleux ou mythiques…
C’est que le genre du conte, et nous suivons ici la théorie des genres littéraires
proposée par Jean-Marie Schaeffer14, est avant tout une construction opérée
au cours du temps, au fil des œuvres, et qui n’existe qu’en relation avec cellesci. Dire du Chat Botté que c’est un conte, c’est replacer cette histoire dans un
continuum d’œuvres que nous considérons comme plus ou moins cohérent.
C’est, en somme, faire appel à une « tradition du conte ». Schaeffer, qui s’intéresse aux noms de genres, constate que derrière le terme de « conte » se cache
un ensemble qui ne peut être réduit à de simples prescriptions stylistiques ou
thématiques15 : c’est un ensemble construit par des textes qui soit se citent les
uns les autres, soit témoignent de certaines similitudes. L’auteur ou le poète
qui écrit un conte a conscience de ce qui se trouve derrière lui et s’en sert pour
apporter sa propre pierre à l’édifice littéraire. Gérard Genette, dans une monographie célèbre16, attire l’attention sur ce qu’il appelle la transtextualité, c’est-àdire la capacité d’un texte à en citer un autre, directement ou indirectement, et
dénomme « hypertextualité » la relation qui unit un texte à un autre antérieur.
Or, nous l’avons dit, dans la grande tradition du conte occidental, il existe une
très forte interpénétration entre les mondes écrit et oral. Souvent, le conte
14 SHAEFFER Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Le Seuil (Poétique), Paris, 1989.
15 Contrairement aux formes poétiques comme le sonnet ou l’ode, par exemple.
16 GENETTE Gérard, Palimpsestes - La littérature au second degré, Le Seuil, Paris, 1982.
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puise son origine dans un fond mythologique ou mythique populaire, avant de
se diffuser et de connaître plusieurs versions parallèles. Parfois, une ou plusieurs de ces versions aboutissent à une mise à l’écrit ou à un remaniement
écrit de la part d’un auteur, dont le texte aboutira lui-même soit à de nouvelles
versions orales, soit à d’autres versions écrites. Ainsi la tradition du conte perdure, se modifie. C’est par exemple le cas avec les bien connus contes de Perrault17. Et l’écrit a tellement bien pénétré le genre du conte qu’il n’est pas rare,
aujourd’hui, de voir des auteurs placer leurs œuvres sous cette étiquette, sans
que leurs textes soient liés à un fond mythique ou oral : les Contes du jour et de
la nuit de Maupassant, les Contes de la folie ordinaire de Bukowski. À bien des
égards, le conte dépasse largement la seule dimension orale à laquelle le cantonnent parfois ses détracteurs comme ses défenseurs, les uns voyant dans sa
prétendue simplicité une pauvreté, les autres un synonyme de vérité moraliste
ou de sincérité.
PARTIE 2 : ÉCRITURE ET ORALITÉ ACTUELLES
Nous avons interrogé les rapports entre traditions écrite et orale au sein d’une
époque passée et d’un genre littéraire, en explorant comment l’une et l’autre
pouvaient se combiner, se supporter et aider à la communication humaine.
Mais de nos jours, ces raisonnements sont-ils toujours valables ? Notre époque
n’est évidemment pas le Moyen Âge et l’oral et l’écrit n’y ont pas le même statut. Aujourd’hui, une majorité de la population sait lire et écrire, parfaitement
ou non. Le savoir, les productions humaines en général peuvent être diffusées
beaucoup plus loin et beaucoup plus vite ; nous faisons nombre de choses plus
rapidement. Nous disposons de nouveaux moyens techniques qui ont modifié
la façon dont nous communiquons et peut-être même la définition de communiquer elle-même : l’imprimerie, Internet… La première étape, donc, est de
tenter de comprendre quels sont aujourd’hui les statuts de l’oral et de l’écrit.
Commençons par ce dernier. Un constat s’impose : l’écrit est devenu indépendant. Il n’a plus besoin de l’oral pour exister, il n’est plus en relation constante
avec lui. La littérature n’existe plus à travers la performance comme au Moyen
Âge, elle a même évolué vers un pôle inverse, en investissant toujours plus le
papier et le silence de la lecture solitaire. Dans les autres secteurs de l’activité
humaine, l’écrit a constamment renforcé sa valeur d’autorité ; l’imprimerie, à
partir du XVIe siècle, a offert la possibilité de copier toujours de plus grandes
quantités de textes, avec un minimum d’erreurs. Le message écrit est devenu
en théorie beaucoup plus sûr qu’au Moyen Âge. Par la trace qu’il produit, il est
privilégié dans de nombreux domaines : administration, monde des affaires…
17 Les Contes de ma mère l’Oye, parus en 1697.
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Il permet aussi de conserver et de diffuser avec efficacité des messages dans
un horizon que les technologies ont toujours repoussé. C’est d’ailleurs dans ce
cadre qu’il peut jouer un rôle important dans la transmission du savoir.
L’oral, de son côté, a continué d’être le vecteur premier des communications
quotidiennes. Il serait néanmoins faux de penser qu’il n’a pas acquis sa propre
forme d’autorité : de la même façon qu’est apparu un « savoir écrire » avec
l’écriture, il est apparu très tôt un « savoir parler », dont la longue lignée des
théoriciens commence déjà à la Grèce antique18. Des disciplines comme la rhétorique ont permis à la parole de se faire une place de choix dans les milieux
les plus officiels comme la politique, l’enseignement… De manière générale, si
l’époque actuelle a tendance à faire passer le message écrit comme seul garant
officiel des actions humaines, l’oral continue de jouer un rôle primordial dans
le processus décisionnel même, en témoignent les nombreuses instances démocratiques dont notre monde est composé. Dans la sphère éducationnelle,
c’est toujours la voix du professeur qui est le relais premier du savoir, de l’école
primaire à l’université. De même, l’organisation incessante de colloques et rencontres scientifiques et les programmes d’échanges culturels et linguistiques19
témoignent de l’importance accordée à la transmission orale du savoir. De plus,
avec les méthodes d’enregistrement actuelles, l’oral peut maintenant lui aussi
laisser une trace, d’ailleurs plus difficilement falsifiable que la trace écrite : cela
a abouti à la création de nombreux corpus scientifiques20. La télévision, enfin,
a remis l’oral au premier plan du divertissement en traduisant en paroles beaucoup d’œuvres autrefois réservées au papier21.
Nous voyons donc, à la lumière de quelques réflexions, que notre société n’a
pas plus tué la culture de l’oral qu’elle n’a laissé mourir la culture de l’écrit.
Au contraire, il semble que, malgré l’indépendance que chacune a acquise par
rapport à l’autre, elles se partagent toujours de manière équilibrée nombre de
secteurs, se complétant parfois, de façon adaptée à notre mode de vie actuel.
La société contemporaine, avec son niveau d’éducation plus élevé et ses outils
communicationnels puissants, forge plutôt une capacité à voyager entre écrit et
oralité, à passer de l’un à l’autre, qu’à les lier indissociablement.
18 BARTHES Roland, « L’ancienne rhétorique [Aide-mémoire] », in Communications, vol. 16, n°1, pp. 175-180 :
http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1970_num_16_1_1236 [22/09/2016].
19 Les programmes Erasmus+ et Erasmus Mundus par exemple, mais aussi les réseaux universitaires internationaux, comme la Charte : http://www.charta-universities.eu/fr/page-daccueil.html [22/09/2016].
20 Par exemple, celui du Language in the Workplace Project (LWP) de l’Université Victoria de Wellington :
http://www.victoria.ac.nz/lals/centres-and-institutes/language-in-the-workplace [22/09/2016]. En France, les
corpus du consortium IRCOM : http://ircom.huma-num.fr/site/accueil.php [22/09/2016].
21 C’est aussi le cas des livres audio, avec de véritables maisons d’édition, comme Audiolib : http://www.
audiolib.fr/ [22/09/2016].
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CONCLUSION
Nous avons commencé cette analyse en nous demandant comment envisager les relations entre écriture et oralité et déconstruire les idées reçues sur le
sujet. Nous avons ensuite exploré des cas précis de rapports entre traditions
orale et écrite. Une brève plongée dans le Moyen Âge nous a permis de nous
rendre compte que l’écrit et l’oral ne sont pas fondamentalement différents
en ce qu’ils restent des outils pour la communication humaine, soumis tous
deux à la variabilité des contextes communicationnels ; un voyage à travers la
tradition du conte nous a révélé qu’un même texte peut passer d’un canal à
l’autre sans difficulté pour atteindre différents publics et s’adapter à l’évolution
de la société. Forts de ces exemples, nous avons cherché, dans notre époque,
des traces de cette variabilité et de cette adaptation récurrentes afin de mieux
comprendre comment nous communiquons et quels rôles nous octroyons aujourd’hui à l’oral ou à l’écrit. Il est apparu que, de nos jours, nos possibilités
communicationnelles sont tellement diversifiées que l’écrit comme l’oral ont pu
investir des niches différentes. En effet, même si ces deux modes de communication restent en étroite relation et si nous pouvons passer de l’un à l’autre avec
facilité, la complémentarité entre l’écrit et l’oral peut sembler a priori moins
nécessaire. Est-ce réellement le cas ? Les exemples du Moyen Âge et du conte
nous rappellent les forces et les faiblesses de chaque canal communicatif et
nous invitent à dépasser nos idées reçues afin d’optimiser notre façon de communiquer avec l’autre.
Au Moyen Âge, l’accès à l’écrit faisait principalement défaut tant pour des raisons d’analphabétisme que de compréhension. On pourrait penser que, de
nos jours, de tels obstacles sont facilement surmontables. Or, il reste de nombreuses barrières à l’appréhension de l’écrit aujourd’hui. Outre les difficultés
d’illettrisme et d’analphabétisme, une kyrielle d’obstacles séparent encore de
nombreux individus de l’accès à la lecture. La langue, les différences culturelles,
l’inégalité numérique sont autant de limitations qui éloignent certains publics
des ressources écrites disponibles. Même si les causes de l’éloignement de
l’écrit diffèrent parfois, il serait naïf de penser que notre société a dépassé la
nécessité d’une médiation par l’oralité. Cette question s’est au contraire diversifiée et concerne aujourd’hui d’autres sphères que les domaines initiaux de la loi
et la religion. Elle touche maintenant des aspects parmi les plus quotidiens de
la vie contemporaine. La digitalisation de nombreux services administratifs, par
exemple, et son corollaire, la réduction de possibilité de s’adresser à un agent
pour réaliser ces démarches, exclut potentiellement une partie importante de
la population pour les trois motifs, d’analphabétisme, de fracture numérique
(difficulté d’accès) et d’inégalité numérique (difficulté dans l’usage). Cet exemple
n’en est qu’un parmi de nombreux autres où l’importance de l’oralité se pose de
manière prégnante, notamment dansla participation à la vie citoyenne, l’accès
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à la vie culturelle d’une société ou la jouissance des bénéfices de la recherche
scientifique.
Face à ce défi de permettre à chacun de pouvoir participer à la vie culturelle
et citoyenne, le conte est un exemple symptomatique car il répond en partie
à cette scission entre l’oral et l’écrit. Le conte s’adresse à tous publics, en ce
compris celui qui est le plus éloigné de l’écrit, et les dote d’une capacité critique.
Dans son usage contemporain, cette forme d’expression est fréquemment utilisée pour permettre à ce public de s’approprier un texte conté oralement et
de développer son esprit critique en suscitant la réaction. Ce public qui n’est
pas forcément lecteur a un avis important à donner sur les difficultés qu’il rencontre. Une telle approche déconstruit la frontière entre l’oral et l’écrit en se
recentrant sur les finalités de l’écrit et de l’oral : l’expression, la communication,
le partage. Il s’agit de comprendre pour participer à la vie culturelle, politique,
citoyenne, sociale de la collectivité.
Dans nos sociétés multiculturelles, les différences entre individus sont nombreuses. Si elles enrichissent notre culture, ces différences peuvent également
constituer des barrières à la communication. La prédominance de l’écrit pourrait augmenter ces barrières, réduire l’accès à l’information pour certains publics et, de ce fait, nous couper de leur avis. En éducation permanente ou dans
d’autres secteurs qui visent à réduire les inégalités culturelles, il est dès lors
primordial de trouver des réponses à la question de l’exclusion liée à l’écartement de l’écrit. Il s’agit de créer des manières de traduire ce champ symbolique de l’écrit et de l’ouvrir à l’appropriation par chacun. La tâche qui doit nous
incomber aujourd’hui est donc de doter ces publics d’outils pour s’approprier
le champ symbolique couvert par l’écrit et de remonter la parole critique qui
émane de cette appropriation afin d’enrichir la culture d’une nouvelle forme de
diversification.
William NOËL
Étudiant en second master en langues et lettres françaises et romanes
L’ARC – Action et Recherche Culturelles asbl – s’est donné pour mis-
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sion de contribuer à la lutte contre les inégalités et d’œuvrer à la promotion et à la défense des droits culturels.
À travers notre travail d’éducation permanente, nous entendons participer à la construction d’une société plus humaine, démocratique,
solidaire et conviviale. Offrir à notre public les outils de son émancipation, permettre à chacun de gagner en autonomie et en esprit
critique, inviter tout un chacun à prendre une part active à la société
sont autant de défis que nous tentons, avec d’autres, de relever.
Ce travail passe par des projets et animations développés sur le terrain, mais aussi par des publications qui proposent une analyse des
enjeux, une sensibilisation à certains facteurs d’exclusion, un encouragement à l’engagement citoyen, des clés de compréhension.
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Editeur responsable : Jean-Michel DEFAWE | ARC asbl - rue de
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