ÉpopÉe urbaine

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ÉpopÉe urbaine
épopée urbaine
par Thierry Paquot
Si la terre entière est dorénavant urbanisée, les villes n’abritent qu’une partie
des citadins, les autres résident dans des formes d’urbanisation récentes que sont
les lotissements sécurisées (gated communities), les bidonvilles (slums), les villages-dortoirs,
le pavillonnaire éparpillé... Cartier Art fait appel à Thierry Paquot, philosophe de l’urbain
et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, pour nous raconter, à grands traits,
cette épopée urbaine où imaginaire et réalité ne cessent de s’entremêler.
L
e narrateur de Manhattan, Isaac Davis,
qui ressemble étonnamment au réalisateur Woody Allen,
ne sait pas comment présenter sa ville, quels mots prononcer,
quelles qualités lui associer ? Pendant que sur l’écran défilent
des images reconnaissables de New York, la voix off débite
des clichés, des lieux communs, des formules attendues.
Il hésite et ne sait que dire. En fait, il découvre qu’une ville est
bien plus qu’elle-même. Elle est plusieurs. Pour la magnifier,
la transfigurer, Woody Allen n’hésite alors pas à filmer un feu
d’artifice tandis que la bande-son résonne d’une solennelle
Rhapsody in Blue de Gershwin. Seul un rapsode peut
assembler les morceaux épars d’un puzzle urbain incomplet
et impossible à achever, non ?
On peut tenter l’historique, mais l’exposé devient vite
ennuyeux et à dire vrai la chronologie est incapable de
rendre compte des histoires ordinaires et extraordinaires dont
chaque ville a été le témoin privilégié et qu’elle oublie selon
son humeur. On peut décrire le site, la silhouette, le climat
d’une ville, mais en quoi la géographie suffit-elle pour en
révéler les ambiances, le charme, la désolation ou l’ennui ?
On peut aussi fournir des statistiques sur la démographie,
l’économie, la sociologie d’une cité, mais en quoi ces chiffres
incarnent-ils ce qu’ils comptabilisent ? Ce sont des femmes
et des hommes qui font d’une ville ce qu’elle est. Leurs corps,
leurs sentiments, leurs désirs, leurs peurs, leurs déceptions,
leurs rêves s’entremêlent en un curieux patchwork aux
couleurs changeantes. Une ville n’a pas d’identité, pas plus
qu’un individu (il suffit de regarder vos passeports pour
constater, avec une certaine tristesse, que votre visage
a vieilli et l’adulte que vous êtes devenu ne se retrouve
pas dans ce jeune homme de 20 ans), elle a au mieux une
singularité. Celle-ci repose sur mille et une caractéristiques
qui se reconfigurent comme les éclats de verres colorés
d’un kaléidoscope. Prétendre qu’une ville est éternelle relève
du marketing touristique. Cicéron ne reconnaîtrait pas « sa »
Rome. Charles Dickens serait bien dépaysé dans le Londres
du xxie siècle tout comme Machado de Assis à Rio, Alfred
Döblin à Berlin, Durrell à Alexandrie, Mongo Beti à Yaoundé,
Tanizaki à Tokyo et Miguel Torga à Coimbra. Le propre d’une
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ville c’est d’être infidèle à ses habitants. À peine croit-on
la connaître qu’elle devient autre. Cela n’a pas échappé
à Georges Perec qui voulait en décrire des quartiers entiers
dans le détail jusqu’à l’infra-ordinaire, jusqu’à l’épuisement,
leur faire dire tout ce qu’ils savaient. Or, les lieux disparaissent
sans laisser de traces, comme la rue Vilin où il a habité
de sa naissance en 1936 jusqu’en 1942, lorsque sa mère
a été déportée, abandonnant son petit salon de coiffure pour
dames – dorénavant la rue est ensevelie sous le parc de
Belleville. Le promeneur le sait-il ? Mesure-t-il la souffrance du
petit Georges ? Dans Espèces d’espaces (1974), Perec confie :
« Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les
détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes
souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire,
je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies
aux bords tout cassés. »
Il en est ainsi de chaque ville, aimée ou détestée, puissante
ou démunie, rayonnante ou meurtrie, opulente ou anorexique.
Alors comment relater l’épopée urbaine ? En sonnant les
trompettes ? Jéricho est tombée sous les cuivres ! En convoquant
les héros et héroïnes ? Mais alors les villes sans panache,
les villes humbles, chichiteuses, besogneuses, frileuses,
apeurées, qui va les représenter ? L’épopée urbaine n’est pas
toujours épique ! Pour New York super star qui crève l’écran
dans des milliers de films, combien de villes sans une seule
scène, sans une seule prise de vue, sans rien d’autre que
son unique usine qui produit depuis des lustres les mêmes
marchandises destinées à l’exportation ? Ou bien des villes
filmées pour ce qui leur arrive et qui les détruit, un tsunami,
un séisme, un gâchis industriel, un poison nucléaire,
une guerre ou n’importe quel autre urbicide…
Bien sûr, le livre des belles images urbaines est prêt,
avec de larges avenues plantées, des monuments prestigieux,
des équipements rutilants, des musées uniques. Et comme
une histoire qu’on lit à son enfant avant qu’il ne s’endorme,
la vieille rengaine « il était une fois… » surgit du fond des âges.
Oui, il était une fois, il y a peut-être 8 000 ou 9 000 ans dans
des bassins fluviaux, l’on a domestiqué des plantes et des
animaux, l’eau d’abondance coulait joyeuse et généreuse.
Des agriculteurs et des éleveurs se sont progressivement
sédentarisés. Ils échangeaient leur surplus contre ce qu’ils
ne produisaient pas et qui venaient de loin. Les premières
villes ont été édifiées pour favoriser les échanges. Elles ont
aussi accueilli ces nouveaux « personnages » : les prêtres,
les guerriers et les marchands. Ainsi les villes sont-elles
tributaires des voies de circulation (terrestres et maritimes
ou fluviales) et se résument-elles fréquemment à un marché,
un souk, un bazar, une foire. Les villes sont à traverser, les flux
s’y pressent et y réseautent, les rumeurs, les marchandises,
l’or, les esclaves, le sexe, tout y circule à des vitesses
différentes, certaines bâtissent des empires, d’autres
s’effondrent comme un château de cartes.
Les villes rivalisent de beauté, de luxe, d’inventivité.
C’est leur part ensoleillée. Elles ont aussi leur ombre où se
déploient la promiscuité, la prostitution, les trafics prohibés,
le blanchissement d’argent sale, les mafias et leurs guerres
de gangs… Comment ne rien omettre dans notre description ?
Savons-nous tout sur chacune d’elle ? Hérodote visite
Babylone en ruines depuis plusieurs siècles. Les Conquistadors
éblouis par leurs butins ne s’attardent pas vraiment sur
la magnificence de Tenochtitlan ou de Cuzco qu’ils réduisent
en cendres. Ils ne comprennent pas que la géométrie des
villes correspond à la cosmogonie des peuples aztèque
et inca. Il faudra que la paix vienne pour que des voyageurs
fassent ces observations. La cité impériale de Beijing est
carrée car le monde, pour les « Anciens », est carré, marqué
par les quatre orients. La représentation du monde
pour les Égyptiens est un disque plat traversé par le Nil,
les constructions lui sont perpendiculaires. Les Étrusques
croyaient que leurs Dieux dormaient au Nord, du coup
les temples sont érigés dans cette direction. Les Grecs,
les Étrusques et les Romains consultaient les oracles avant
de choisir un lieu pour y bâtir une ville, tout un cérémonial
présidait à son dessein. Un architecte et un promoteur en ce
xxie siècle naissant s’interrogent-ils sur le sens de ces rituels
passés ? Le gratte-ciel n’est plus une tour, cette « arbre
cosmique », cette relation entre le Ciel et la Terre, ce clocher,
ce minaret, ce beffroi, il n’est plus que la manifestation
de la spéculation. Il n’exprime rien d’autre que la puissance
économique de la firme qui le finance. Dans la courte histoire
de l’urbanisation avant l’industrialisation, la population de
seulement quatre villes a peut-être atteint le million d’habitants,
ce sont Rome, Bagdad, Constantinople et Xi’an, à chaque
fois à leur apogée. Souvent, elles ont considérablement
décliné par la suite…
L
a révolution industrielle et surtout le chemin de fer
modifient la donne urbaine, Londres dépasse le million de
citadins en 1800 pour avoisiner les sept millions un siècle
plus tard ! Paris, de un million au milieu du xixe siècle, frise les
trois millions dans les années 1920 pour se stabiliser autour
de 2,2 millions depuis quelques années. L’on dénombre
à présent plus de 500 villes millionnaires et il devient délicat
d’en établir le classement. Les fameuses « villes-monde »
que l’historien Fernand Braudel considérait comme les
« capitales » successives de l’économie-monde capitaliste
du xvie siècle à nos jours appartiennent pour les premières
au passé : Venise, Gênes, Anvers, Amsterdam, Londres,
New York… Mais comme les « villes globales » actuelles,
ce sont des ports. Cela me plaît que l’univers artificiel,
souvent minéral, qu’on désigne par le mot « ville » soit lié
à l’eau. Ce sont les philosophes grecs qui ont attribué aux
quatre éléments (l’eau, l’air, la terre et le feu) une énergie
dynamique. Chaque élément est contradictoire en lui-même,
l’eau désaltère et noie, l’air évente et asphyxie, le feu
réchauffe et brûle et la terre nourrit et ensevelit, ce qui
lui confère une sorte de dialectique contribuant à doter
la ville de ce rythme alterné entre tension et repos.
L
a vue de la Seine m’apaise, pourtant tout autour
de moi, dans Paris, l’agitation est à son comble, des piétons
pressés courent, des cyclistes pédalent frénétiquement,
des automobiles se cabrent, des bus trépignent. Je descends
l’escalier qui conduit aux berges et là c’est un tout autre
monde. J’oublie le brouhaha et m’imagine un siècle avant,
aux côtés de Sisley, Pissarro, Monet, Renoir, Caillebotte
ou encore Berthe Morisot, qui s’évertuaient à peindre leurs
« impressions » urbaines, là au cœur de la cité, observant l’eau
s’écouler comme le temps qui passe… Si la Seine pouvait
parler, elle nous en raconterait sur cette ville, depuis les Parisii
qui la fondent avant d’être vaincus par les Romains, qui
la nomment Lutèce ; plusieurs siècles plus tard ce sont les
Normands qui débarquent et confirment ainsi que l’histoire
des villes n’est jamais un « long fleuve tranquille » : sièges,
guerres, épidémies, incendies, inondations, destructions
et reconstructions… Les villes sont mortelles, certaines ont
été rayées de la carte depuis des lustres, d’autres peinent
à maintenir une activité satisfaisante pour la survie de sa
population sinistrée. L’épopée urbaine retentit de bruits et
de fureurs. Pourtant, parfois, une accalmie, comme la caresse
de l’été, lui attribue un répit, une vacance. La ville prend
ses aises, se fait coquine, câline, espiègle. Ses habitants
déambulent, s’apostrophent, éclatent de rire. L’un sort une
chaise sur le pas de sa porte, un autre joue avec des enfants
sur le trottoir enfin débarrassé des voitures. C’est toute
une habitabilité de la ville qu’il nous faut ménager, inventer,
expérimenter en partant de ses atouts, de ses difficultés,
de ses populations. Toutes les villes ne sont pas Venise…
#27, Central, Hong Kong, 2012.
#08, Shek Tong Tsui, Hong Kong, 2012.
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our qu’une ville soit accueillante, parlez-lui. Questionnezla en vous promenant. C’est à pied qu’on en prend la juste
mesure. Balzac ne définissait-il pas « la flânerie comme
la gastronomie de l’œil » ? Et Baudelaire n’appréciait-il pas
les foules dans lesquelles le poète s’isolait ou se perdait
(« ô solitude, ô multitude ») ? En marchant vous ressentez vibrer
chacun de vos six sens (la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher,
le goût et le mouvement) qui se fiancent, la ville ainsi perçue
se gratifie de son humanité. Une ville en dissimule une autre.
Une ville de jour n’est pas celle de la nuit. Celle du lundi
ne correspond pas à celle du vendredi. Et celle de l’hiver est
autre à l’automne. Qui a vu Chicago sous la neige ne peut
l’imaginer estivale, et pourtant ! L’épopée urbaine s’affiche
contrastée et depuis un demi-siècle génère des formes
inédites et souvent en rupture avec la ville et la Cité (polis).
Chacun peut le constater, les bidonvillois représentent le plus
fort contingent d’homo urbanus. En Europe, « l’étalement
urbain » et l’habitat dispersé confirment ce que les géographes
italiens appellent la città diffusa et les urbanistes allemands
la Zwischenstadt, tandis que les gated communities au nom
de la sécurité ici (Amérique Latine) ou de la qualité de vie
et d’environnement là (Inde, Chine) se démultiplient au point
d’être dorénavant le « produit immobilier » le plus convoité
(en Russie, Pologne, France, Grande-Bretagne, Mexique…).
Les mégalopoles rassemblent ainsi, en de vastes territoires,
une population toujours plus nombreuse (parfois supérieure
à celle d’un État).
Ces modalités d’urbanisation inédites ne produisent
pas la territorialité spécifique à une gouvernance, c’est pour
cela que l’on peut pointer le divorce entre les « villes »
(si l’on maintient ce mot devenu toxique, car il désigne
à la fois un regroupement de 2 000 individus et l’agrégation
de 20 millions d’habitants) et la Cité (le « lieu du politique », qui
exige, pour que le débat public puisse être public, un nombre
limité de citoyens et une responsabilisation de chacun, dès
l’école). Les villes apparues il n’y a que 8 à 9 000 ans en
relation directe avec l’agriculture perdurent à présent, alors
même que toutes les paysanneries du monde perdent des
bras et migrent massivement dans des ensembles urbains
improvisés. L’épopée urbaine nous réserve bien des surprises,
d’autant plus que la « préoccupation environnementale »
frappe à la porte des villes et réclame qu’on s’occupe d’elle
en réduisant les dépenses d’énergie, en soutenant une
agriculture urbaine, en privilégiant une certaine lenteur, en
modifiant nos modes de vie, etc. Le mot de Fernand Braudel
selon lequel « la ville est un heureux accident de l’histoire »
prend alors toute sa force.
Romain Jacquet-Lagrèze
Photos par
Vertical Horizon, série photographique réalisée par Romain Jacquet-Lagrèze, est une balade, les yeux levés vers le ciel, à travers les rues
de Hong Kong. Captant les lignes d’horizon créées par les sommets des immeubles, le photographe livre un témoignage sur la densité
et la variété urbaine d’une ville en constante mutation. Son regard, son point de vue sur Hong Kong conduit celui qui observe à s’interroger
sur la domination des villes en général et sur leur environnement, parfois hétéroclite, de plus en plus construit… à la verticale !
84 Cartier Art / odyssée
#76, Mid-Levels, Hong Kong, 2012.
#75, Tai Kok Tsui, Hong Kong, 2012.
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