Une démonstration est-elle une explication ?

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Une démonstration est-elle une explication ?
Une démonstration est-elle une explication ?
Gilles Dowek ∗
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Une demande d’explication
Si nous multiplions le nombre 12345679 par 36, nous obtenons le nombre
444444444 1 .
Pour démontrer cette proposition, il suffit d’effectuer une multiplication
12345679
36
74074074
37037037
444444444
mais cette démonstration nous laisse un peu sur notre faim : le multiplicande
12345679 et le résultat 444444444 présentent une certaine régularité, que la
démonstration semble ignorer. Nous pourrions attendre de la démonstration
qu’elle nous explique la raison pour laquelle tous les chiffres du résultat sont des
4, ce qu’elle ne semble pas faire.
Une telle explication est cependant possible. Une première remarque est que
le chiffre 4 n’a rien à voir avec cette histoire : le nombre 444444444 est égal à
111111111 × 4 et le nombre 36 à 9 × 4, nous pouvons donc simplifier les deux
membres de l’égalité par 4 et la proposition à expliquer devient plus simple
12345679 × 9 = 111111111
Contrairement à la multiplication, cet élément d’explication nous permet de généraliser : de construire d’autres propositions similaires. Par exemple, en multipliant les deux membres de l’égalité, non par 4, mais par 5, nous obtenons
12345679 × 45 = 555555555
De manière générale, de la proposition
12345679 × 9 = 111111111
∗ Inria,
23 avenue d’Italie, CS 81321, 75214 Paris Cedex 13, France.
[email protected]
1. Martin Gardner, The Universe in a Handkerchief : Lewis Carroll’s Mathematical Recreations, Games, Puzzles, and Word Plays, p. 78.
nous pouvons déduire la proposition
∀n ∈ [1, 9] (12345679 × 9 × n = 111111111 × n)
Et, si nous multiplions le nombre de 12345679 par 9 × n, nous obtenons donc le
nombre formé du chiffre n répété neuf fois. Il nous suffit alors de prendre pour
n d’autres valeurs que 4 pour obtenir des propositions similaires.
Cependant, cette explication est partielle, car dans la proposition
12345679 × 9 = 111111111
aussi le multiplicande et le résultat présentent une régularité qui demande à être
expliquée.
Pour expliquer cette proposition, nous pouvons retourner la multiplication
en une division
111111111/9 = 12345679
Quand nous effectuons la division
111111111|9
21
| —————–
31
|12345679
41
|
51
|
61
|
71 |
81|
0|
une certaine régularité apparaît dans la démonstration elle-même : non seulement la suite des chiffres du résultat est régulière, mais la suite des dividendes
partiels 11, 21, 31, 41, ... également. Et cela s’explique simplement : quand le
chiffre des dizaines du dividende partiel est n et celui des unités 1, le dividende
partiel est 10n + 1, c’est-à-dire 9n + (n + 1), nous posons donc le chiffre n et
nous gardons le reste partiel n + 1, qui donne, quand nous descendons un chiffre
du dividende, le dividende partiel 10(n + 1) + 1, dont le chiffre des dizaines est
n + 1 et le chiffre des unités 1. Nous expliquons ainsi à la fois la régularité des
dividendes partiels et celle de la suite des chiffres du résultat. Nous expliquons
aussi l’irrégularité qui se produit après le 7 : le raisonnement ci-avant n’est correct que quand n + 1 est un reste partiel, c’est-à-dire quand il est strictement
inférieur à 9. Mais, quand n est égal à 8
10n + 1 = 9n + (n + 1) = 9n + 9 = 9(n + 1) + 0
ainsi le chiffre posé est non n, mais n+1, c’est-à-dire 9, et le reste partiel suivant
est 0. Le n-ème chiffre du résultat est donc un n, sauf le huitième qui est un 9.
À nouveau, cette explication nous permet de généraliser : de construire
d’autres propositions aussi spectaculaires. Si nous nous donnons davantage de
1 au départ, par exemple dix-huit et non neuf, nous obtenons
111111111111111111/9 = 12345679012345679
2
soit
12345679012345679 × 36 = 444444444444444444
car, après le reste partiel 0 qui donne le dividende partiel 1, et le reste partiel
1 qui donne le dividende partiel 11, la suite des dividendes partiels continue :
21, 31, ... Cette explication nous permet aussi de construire des propositions
similaires dans d’autres bases. Par exemple, en base vingt
1111111111111111111/j = 123456789abcdef ghj
et
123456789abcdef ghj × 3g = 4444444444444444444
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Qu’est-ce qu’une explication ?
Cet exemple nous permet de préciser ce que nous appelons une explication.
Tout d’abord, nous avons dit que la démonstration que le n-ème chiffre de
la division de 111111111 par 9 était un n — sauf le huitième qui est un 9
— était explicative parce que, au lieu de déterminer individuellement chaque
chiffre du résultat, elle montrait, de manière générique, que le n-ème chiffre de ce
nombre était un n. De manière générale, quand nous cherchons à démontrer une
proposition de la forme ∀n ∈ E A, où E est un ensemble fini, une démonstration
générique est plus explicative qu’une démonstration qui énumère les différents
éléments de l’ensemble E et donne un argument séparé pour chacun.
Ensuite, nous avons dit que la démonstration qui procède en démontrant
d’abord la proposition
∀n ∈ [1, 9] (12345679 × 9 × n = 111111111 × n)
et en prenant ensuite le cas particulier n = 4 était une explication de la proposition
12345679 × 36 = 444444444
Ici, la proposition à démontrer n’est pas de la forme ∀n ∈ E A, mais nous avons
introduit au cours de la démonstration une telle proposition que nous avons
démontrée de manière générique, pour ensuite en déduire un cas particulier.
De manière générale, une démonstration d’une proposition B qui procède en
donnant une démonstration générique d’une proposition universelle ∀n ∈ E A
telle que B soit un cas particulier de A pour un certain n, est plus explicative
qu’une démonstration directe.
En logique, une partie d’une démonstration qui procède en démontrant
d’abord le cas général pour en déduire un cas particulier, s’appelle une coupure. La présence d’une coupure dans une démonstration permet souvent de
généraliser, de démontrer des propositions similaires, car une fois le cas général
∀n ∈ E A démontré, nous pouvons démontrer non seulement le cas particulier
B, mais aussi d’autres cas particuliers correspondant à d’autres valeurs de n.
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Ainsi, une coupure dans la démonstration de la proposition
12345679 × 36 = 444444444
a permis de construire des propositions similaires
12345679 × 45 = 5555555555
et
12345679 × 63 = 777777777
De même, une coupure introduisant une proposition quantifiant universellement sur le nombre de chiffres ou la base permet généraliser la proposition
111111111/9 = 12345679
en
111111111111111111/9 = 12345679012345679
et
1111111111111111111/j = 123456789abcdef ghj
Mais si la coupure est à l’origine de la possibilité de généralisation, elle n’est
pas, en elle-même, à l’origine du caractère explicatif de la démonstration : elle
ne sert qu’à introduire une proposition universelle ∀n ∈ E A et ce qui rend la
démonstration explicative est que cette proposition soit démontrée de manière
générique et non en énumérant les éléments de E.
Généraliser une proposition B qui porte sur un objet t, en une proposition
∀n ∈ E A, telle que B soit l’instance de A correspondant à l’objet t, et qui peut
se démontrer de manière générique, c’est-à-dire sans énumérer les éléments de
E, montre que c’est uniquement son appartenance à E qui est à l’origine du fait
que l’objet t vérifie la propriété A. Ici, nous nous rapprochons de l’acception
commune du verbe expliquer : déterminer, parmi les propriétés vérifiée par un
objet, celle qui sont suffisantes pour établir la propriété recherchée. Par exemple,
certaines démonstrations de la transcendance du nombre π procèdent de manière
directe. D’autres montrent que tout nombre x, tel que ex soit algébrique, est
transcendant. Les premières n’indiquent pas quelles propriétés du nombre π sont
à l’origine de sa transcendance, les secondes expliquent que la transcendance du
nombre π vient du fait que eiπ = −1.
Nous pouvons alors donner une tentative de définition. Nous pouvons tout
d’abord opposer deux règles de déduction qui permettent de démontrer une
proposition de la forme ∀n ∈ E A. La première, la règle d’introduction du quantificateur universel, demande une démonstration de A sous l’hypothèse n ∈ E.
La proposition A contenant une variable n, cette démonstration est générique.
La seconde, la règle d’énumération (ou règle ω), demande une démonstration différente pour chaque élément de E. Une démonstration π2 peut être dite plus explicative qu’une démonstration π1 si elle est obtenue en remplaçant dans π1 une
sous-démonstration utilisant la règle d’énumération, par une sous-démonstration
utilisant la règle d’introduction du quantificateur universel.
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3
Un exemple de démonstration non explicative
La multiplication donnée en introduction est un exemple de démonstration
non explicative. Un autre est la démonstration que l’équation diophantienne
X 5 = 7X 3 + 2X 2 + X + 10
n’a pas de solution.
Pour résoudre les équations diophantiennes à une indéterminée, une méthode
consiste à montrer que, quand X est un nombre supérieur à une certaine borne,
ici 50, le terme de plus haut degré X 5 est strictement supérieur à la somme des
autres termes. Plus précisément, quand X est supérieur à 50
X5
X5
X5
X5
X5
5(0X 4 )
5(7X 3 )
5(2X 2 )
5(1X)
5(10)
>
>
>
>
>
en ajoutant ces inégalités et en divisant par 5 nous obtenons
X 5 > 7X 3 + 2X 2 + X + 10
Cette équation ne peut donc pas avoir de solutions supérieures à 50 : toutes
ses solutions, si elle en a, sont donc comprises entre 0 et 50. Comme il y a un
nombre fini de nombres entiers compris entre 0 et 50, il suffit de les essayer
l’un après l’autre. Par exemple, en remplaçant X par 0 dans l’équation, nous
obtenons 0 = 10, le nombre 0 n’est donc pas une solution, en remplaçant X
par 1, nous obtenons 1 = 20, ... donc ni 0, ni 1, ... ne sont solutions de cette
équation et en continuant jusqu’à 50, nous démontrons que cette équation n’a
pas de solutions : ni avant 50, ni après.
En revanche, si nous avions cherché les solutions de l’équation
X 5 = 7X 3 + 4X 2 + X + 15
nous aurions montré que cette équation ne peut pas avoir de solutions supérieure
à 75 et en essayant tous les nombres de 0 à 75, nous aurions trouvé une solution :
3 puisque en remplaçant X par 3 dans l’équation, nous obtenons 243 = 243.
De manière générale, à chaque fois que nous avons une équation
an X n + an−1 X n−1 + ... + a1 X + a0 = 0
nous pouvons calculer une borne
b = n max(|a0 |, ..., |an−1 |)
au delà de laquelle l’équation ne peut pas avoir de solutions, et il suffit d’essayer
les nombres de 0 à b pour trouver toutes les solutions de l’équation. Essayer tous
les nombres de 0 à 50 ou à 75 demande beaucoup de calculs, et c’est pour cela
5
que, même si nous connaissons cette méthode depuis au moins le XIXe siècle,
elle est surtout utilisée depuis que nous avons des ordinateurs.
Cette méthode est un cas particulier d’une méthode plus générale formalisée
par Presburger, Skolem et Tarski, au début des années trente : l’élimination de
l’infini, aussi appelée l’élimination des quantificateurs. Dans certains cas, une
proposition de la forme
∃X A
peut se transformer en une proposition de la forme
∃X ∈ E A
où E est un ensemble fini et, pour démontrer cette proposition ou sa négation,
il suffit d’essayer, l’un après l’autre, tous les éléments de E.
C’est ainsi que plusieurs résultats des contemporains ont été démontrés,
en éliminant l’infini, puis en utilisant un ordinateur : le théorème des quatre
couleurs, le théorème de Hales, ...
Ces démonstrations sont à l’exact opposé de ce nous avons appelé des explications, puisqu’elles utilisent l’élimination de l’infini précisément pour pouvoir
utiliser la règle d’énumération, au lieu d’utiliser la règle d’introduction du quantificateur universel.
Une telle démonstration nous apprend que l’équation
X 5 = 7X 3 + 2X 2 + X + 10
n’a pas de solutions, mais non pourquoi elle n’a pas de solutions.
4
Y a-t-il toujours une explication ?
Une conséquence du théorème de Gödel est qu’il existe des propositions
de la forme ∀n A qui ne sont pas démontrables, mais telles que chaque cas
particulier de la proposition A soit démontrable : chaque cas particulier a une
démonstration, mais ces démonstrations sont trop différentes les unes des autres
pour qu’il y ait une de démonstration générique de ∀n A.
Cela semble suggérer que certaines propositions ont des démonstrations mais
pas d’explications.
5
Conclusion
Jusqu’aux années soixante-dix du XXe siècle, à peu près toutes les démonstrations étaient des explications, même si, comme nous l’avons vu, le caractère
explicatif de certaines démonstrations de la transcendance du nombre π, par
exemple, pouvait parfois être discuté. Ce n’est que depuis les années soixantedix, et l’utilisation d’ordinateurs, que nous avons été capables de construire des
démonstrations vraiment non explicatives. Cela explique que, historiquement,
les notions de démonstration et d’explication aient souvent été confondues, et
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que nous commencions à peine à prendre conscience de la différence entre ces
deux notions.
La logique du XXe siècle a donné une définition précise de la notion de démonstration et a intensivement étudié cette notion. Nous pouvons imaginer, de
même, que la logique du XXIe siècle, donnera une définition précise et étudiera
la notion d’explication, ou de caractère plus ou moins explicatif d’une démonstration, notions que nous ne faisons aujourd’hui qu’entrevoir.
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