les dossiers les dossiers de lire et faire lire

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les dossiers les dossiers de lire et faire lire
LES DOSSIERS
DE
LIRE ET FAIRE
LIRE
Jean-Pierre Clet
Travaux et recherches de l’association
« Lire et faire lire dans le Calvados »
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EN PRÉAMBULE
Depuis 2003 le bulletin de liaison de Lire et faire lire dans le Calvados m’a permis de proposer aux
adhérents un certain nombre de dossiers thématiques sur des sujets liés à notre activité : le
langage, la lecture, les livres, l’enfant, les techniques d’animation.
Il convenait de rassembler ces textes, de les réviser, de les compléter au besoin, afin que chacun
puisse retrouver la trace des réflexions qui ont été les nôtres. En décidant de publier ces articles
de synthèse, je n’ai eu d’autre ambition que de faire partager à tous nos bénévoles mon
expérience et mes lectures. Je me suis efforcé en particulier, lorsque c’était possible, de faire le
point sur les connaissances actuelles et d’en transmettre l’essentiel dans des approches
diversifiées, afin de les rendre moins austères et plus conformes à l’expérience quotidienne de
chacun.
Les questions de langage ou les analyses thématiques ont été l’occasion de glisser un peu de
sourire. On me pardonnera donc ces quelques billets d’humeur et de fantaisie en rapport avec
l’actualité d’alors. Enfin, j’ai réuni dans la dernière section, les textes qui ont accompagné nos
journées départementales, en autant de promenades littéraires.
Nous diffuserons ces textes par voie informatique afin de pouvoir les modifier au besoin.
J-P Clet
Les textes ont été regroupés selon leurs contenus thématiques. Nous avons néanmoins mentionné le numéro dans
lequel l’article avait été diffusé, simplement pour y faire référence. Les textes nouveaux ne sont portent que
l’indication de l’année.
Ces textes sont avant tout des outils de formation.
Toute utilisation en dehors du cadre de « Lire et faire lire » requiert impérativement l’autorisation de l’auteur.
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TABLE DES MATIÈRES
LIRE, DIRE
Etre un nouveau lecteur
Statut du bénévole
Ce qui se passe quand on lit
Lire : tout sauf une évidence
Méthodes de lecture, les habits neufs d’une vieille polémique
Dire et lire
Le conte, les contes
Bons contes et faussaires
Vérités et mensonge du récit
Petite histoire de l’orthographe
Connaître sa voix pour mieux l’utiliser
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CONNAISSANCE DE L’ENFANT
L’invention de l’enfant
Le langage chez le jeune enfant
Echange et langage chez l’enfant de 6 mois à 3 ans
L’attention de l’enfant
Comprendre la mémoire
La construction de l’imaginaire chez l’enfant
L’enfant et son rapport au temps
Le temps et l’enfant
Les confidences problématiques
L’enfant et l’auteur
Autorité et légitimité
56
60
63
72
76
81
87
93
106
108
113
QUESTIONS DE LANGAGE
L’écrit dans la construction du langage oral
Musique et langage
Lire la musique
La poésie c’est autre chose
Un exemple de prêt à parler : « Juste »
« Et tout », révolution dans l’etc.
Vocabulaire de saison 1: chandelles, des mots à éclairer
Vocabulaire de saison 2 : clair-obscur
Jeu, jouer, une question de mot
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127
132
135
137
139
140
142
LIVRES et THEMES LITTERAIRES
Des livres pour les filles, des livres pour les garçons ?
Livres animés,
Histoire du Pop-up
La scatologie dans les livres pour enfants
Les ogres
L’ours
L’âne
Marâtres et parâtres dans les contes
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156
158
162
168
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VISITES LITTERAIRES
Aube et la comtesse de Ségur
Omonville la petite (Prévert)
Vieux. La perception du temps chez l’enfant
Ouistreham (Simenon, Gyp)
Courboyer, château du Tertre (Martin du Gard)
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NUMÉRO 26
septembre 2011 - décembre 2014
Être
un nouveau lecteur…
Les nouveaux lecteurs sont parfois inquiets et se demandent parfois s’il y a une méthode pour être à auprès de jeunes
enfants. La réponse est normande : « C’est selon… ». Selon son expérience, selon le contexte, selon la période de
l’année, selon l’organisation du site, etc. S’il n’y a pas de méthode absolue, il y a néanmoins quelques principes qui
peuvent nous guider.
Pourquoi devient-on lecteur bénévole
Le nom du programme national de Lire et faire lire a laissé planer une ambiguïté sur la nature de l’activité proposée.
Les lecteurs de Lire et faire lire n’ont pas pour rôle d’apprendre à lire aux enfants, ni de faire du soutien en matière de
lecture. Ils animent un temps périscolaire consacré à la lecture-plaisir pour des enfants qui le souhaitent. Leur mission
est claire : faire aimer les livres (les contes, les albums, la poésie) et développer le lien entre générations. C’est ce que
font spontanément les parents avec leurs enfants, et les grands-parents avec leurs petits-enfants. Se retrouver pour
faire vivre des instants d’échange heureux autour d’une histoire, rien n’est plus naturel. Si nous pouvons faire en sorte
que les enfants associent durablement les écrits à des moments agréables, de découverte, d’écoute, d’imagination,
nous leur aurons déjà beaucoup apporté.
Une contribution éducative
L’action des bénévoles s’inscrit nécessairement dans une cohérence locale. Majoritairement, c’est sur le temps du
midi et dans des locaux scolaires que nous intervenons. Le contexte a beaucoup évolué depuis la création de Lire et
faire lire.
Initialement l’interlocuteur des bénévoles était le directeur ou la directrice de l’école. Puis l’organisation du temps de
midi est passée sous la responsabilité des communes ou des communautés de communes. L’implantation de Lire et
faire lire implique la signature d’une convention entre l’association et les élus. Dans les petites communes le
personnel enseignant était associé systématiquement. C’est encore souvent le cas.
La réforme du temps de l’enfant amocée à la rentrée 2013, et généralisée à la rentrée 2014 a modifié le contexte.
Tous les temps péri-scolaires (midi et ateliers de l’après-midi) relèvent de la responsabilité des collectivités
territoriales. Ce qui implique que ce sont les personnels de ces collectivités (directement ou par délégation) qui ont la
responsabililité des enfants. Ce sont eux qui forment les groupes d’élèves, les conduisent auprès des animateurs, et
rendent compte auprès de leur responsable-ville.
Dans ce nouveau cadre, les principes de la charte demeurent : l’activité s’adresse à des enfants volontaires, en petits
groupes (6 à 7 au maximum). Les séances sont courtes et en rapport avec l’âge des enfants.
1.
Lorsqu’elles ont lieu sur le temps méridien, les séances sont en général d’une demi-heure. Ce sont des
moments de calme, avant ou après le repas, en compagnie de personnes qui pourraient être les grandsparents des enfants présents, et qui veillent à développer les qualités de langage et d’échange des enfants en
faisant vivre des ouvrages de qualité, dans le calme, le respect, et la bonne volonté.
2.
Lorsque ces séances ont lieu dans le cadre des ateliers péri-scolaires (APS) organisés l’après-midi, les choses
se présententent un peu différemment. L’organisation globale amène les resonsables à programmer les
activités sur une heure. Si des bénévoles de Lire et faire lire acceptent d’intervenir sur ces créneaux, il leur est
demandé le plus souvent d’accepter cette durée horaire. Cela suppose de pouvoir diversifier beaucoup plus
l’animation de la séance. Autant la chose est faisable avec des enfants à partrir du CE1/CE2, autant elle est
moins facile avec des petits. Diviser cette heure en deux séquences pour deux groupes est rarement faisable.
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De plus les APS ont vocation à durer du début septembre à la fin juin, ce qui est raement le cas pour le temps
du midi. Il est donc presque indispensable de trouver un plus grand nombre de bénévoles.
La séquence Lire et faire lire n’est pas une récréation, encore moins une activité « en libre service ». Il est donc
souhaitable que les enfants soient inscrits pour plusieurs séances ; l’idéal étant qu’elles correspondent à une période
entre petites vacances. Plutôt que de « picorer », Il est important que les enfants prennent le temps de découvrir
l’activité et les personnes qui l’animent.
Une organisation collective
L’organisation des activités périscolaires a été difficile à installer : nécessité de mettre au point un planning en peu de
temps, trouver des intervenants, les informer du fonctionnement. La contrepartie de cette mise en place brusquée
est souvent le manque de concertation initiale, l’absence de formation des intervenants, la quasi absence de lettres
de mission, la difficulté à trouver une personne capable d’assurer un pilotage et de faire travailler ensemble des
organismes de statut et d’expérience différents.
Pour nos bénévoles, c’est parfois la difficulté à trouver le bon interlocuteur, l’absence de communication avec les
autres acteurs et avec les personnels enseignants. Le hiatus qui s’est installé entre les enseignants responsables des
temps d’enseignement et les personnes chargés des temps périscolaires a pour conséquence d’amoindrir le rôle du
conseil d’école. Or la réussite de ces initiatives nouvelles passe par le développement de la concertation et de la
réflexion sur les objectifs éducatifs.
C’est pourquoi les bénévoles d’un site ont intérêt à travailler en équipe, entre eux et avec les responsables du temps
du midi ou des ATS. Trois brèves séances de concertation sont souhaitables, l’une en début d’année pour lancer
l’activité, une seconde en janvier ou février pour faire un point, et une en fin d’année pour dresser un bilan. Nos
lecteurs seront d’autant plus efficaces et pertinents qu’ils comprendront les orientations éducatives et pédagogiques
de l’école et qu’ils connaîtront les autres activités proposées dans le temps scolaire et en dehors. L’usage d’un cahier
de liaison toujours disponible facilite ces contacts au quotidien et assure la mémoire de ce qu’on a fait.
Un lecteur qui demeure isolé, qui manque d’échanges avec les personnels présents, et avec ses collègues bénévoles,
est nécessairement plus inquiet. Il risque de ne pas se poser les bonnes questions sur sa pratique et de la compliquer
inutilement. Il tendra également à moins bien réagir face aux petites difficultés d’organisation ou de « discipline ».
D’où la nécessité pour nos lecteurs de faire équipe, de se rencontrer, d’échanger, et pas seulement pour se remplacer
en cas de besoin.
Modalités pratiques, quelques rappels
1.
Les lecteurs n’ont pas la responsabilité administrative des enfants. Ils animent une séquence dans le temps
périscolaire en tant qu’intervenants bénévoles occasionnels. On leur amène le groupe d’enfants qui
participent à l’atelier. S’ils n’interviennent sur le temps d’enseignement scolaire, c’est avec l’accord de
l’inspecteur de circonscription, pour une période définie et dans le cadre d’un projet thématique.
2.
Le groupe d’enfants confié au bénévole doit être limité, de 4 à 8 au maximum, afin de donner tout son sens
à la dimension intergénérationnelle. C’est d’autant plus vrai qu’on débute dans cette activité de lecture. La
durée de la séquence varie de 20 à 40 minutes selon l’âge des enfants et selon les créneaux disponibles. En
moyenne elle est de 30 minutes, temps compris de déplacement, d’installation, d’accueil.
3.
Les bénévoles doivent connaître la personne référente de leur site. Le fonctionnement sera d’autant plus
aisé que les adultes se connaissent et échangent entre eux. Il est souhaitable que l’équipe de bénévoles
désigne l’un d’eux pour être l’interlocuteur de l’école et de l’équipe départementale de Lire et faire lire.
4.
Le calendrier des interventions doit être clair. Les bénévoles ont le droit de se remplacer, de s’absenter, dès
lors qu’ils ont prévenu la personne responsable du site : le référent du temps du midi et, le cas échéant, le
directeur de l’école. Une mention portée sur le cahier de liaison est indispensable.
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Gérer son groupe
Lire et faire lire peut se mettre en place avec des enfants de tous les âges. Néanmoins, l’activité concerne surtout les
moyennes et grandes sections de maternelle et les CP / CE1 en élémentaire. Le nombre d’enfants, la durée de la
séquence, leur participation volontaire fait que les lecteurs ont peu de problèmes de discipline. Tout juste parfois un
peu d’agitation si un événement extérieur (la neige, une fête, un incident dans la rue) crée une perturbation.
Le lecteur doit donc bien définir les temps de sa séquence et les rendre explicites : enlever les manteaux, s’asseoir, se
dire bonjour, laisser un temps à la parole, imposer le silence pendant l’écoute, présenter le livre, créer une
interactivité et des échanges. Les enfants sont d’autant plus faciles à gérer que les règles sont claires et que la
séquence est organisée.
La disposition du groupe autour du lecteur dépend du lieu, du mobilier, de l’âge, du choix d’ouvrage. Certains lecteurs
aiment avoir les enfants assis par terre sur des coussins, d’autres sur des chaises en cercle, d’autres dans une gplus
rande proximité pour mieux voir les illustrations. Certains se sentent plus à l’aise autour d’une table.
Malgré leur statut de grands-parents, les lecteurs doivent se défier d’une trop grande affectivité. Jamais ils ne
prennent les enfants sur leurs genoux. Ils doivent demeurer dans leur statut d’adulte et ne pas jouer aux copains plus
ou moins laxistes. Leur intervention ne relève pas d’un geste individuel. Ils font partie d’un collectif avec des règles
communes. Néanmoins le créneau périscolaire a beaucoup de souplesse et chacun peut y trouver satisfaction, comme
en témoignent nos lecteurs qui se sont lancés dans l’aventure dès l’année passée.
Une séquence type
Malgré la grande liberté qui est la nôtre et malgré la diversité des fonctionnements, une séquence de lecture
comprend un certain nombre de points de passage quasi obligés.
Être là avant l’arrivée des enfants et avoir organisé la salle (position des chaises, d’une table éventuelle).
Accueillir les enfants : faire en sorte que chacun dise bonjour.
Faire déposer les vêtements dans un minimum d’ordre.
Rappeler la séance précédente : qu’avons–nous lu la dernière fois ? De quoi cela parlait-il ?
Annoncer la lecture, éventuellement l’amorcer avec un objet, une image…
Préparer son livre pour éventuellement le montrer. Les albums se lisent ouverts vers les enfants.
Obtenir le silence avant de commencer la lecture. Donner le titre, susciter l’intérêt.
Lire calmement, en séquences d’autant plus courtes que les enfants sont jeunes.
Savoir éventuellement résumer des passages pour accélérer la lecture.
Ne pas hésiter à redire une phrase en modifiant un mot complexe.
Faire d’éventuelles pauses pour favoriser la mémorisation.
A la fin de la lecture, revenir avec les enfants sur l’histoire et ses personnages. Si des formules sont faciles
à mémoriser, les faire redire, voire lire par les enfants.
Ne pas s’interdire des temps d’interactivité (jouer de très courts passages, développer certains
personnages, chanter).
Avant de se quitter, faire redire par les enfants le titre du livre et résumer l’histoire.
Faire quitter la salle dans l’ordre et le calme et confier le groupe à qui de droit.
Préparer une séquence de lecture
L’adulte choisit lui-même les titres qui seront lus. Il arrive, lorsqu’on est dans une bibliothèque, que les enfants
demandent certains titres qu’ils connaissent. Malheureusement les six enfants du groupe voudront imposer six titres
différents. On peut tenir compte de leurs goûts, néanmoins il faut savoir différer la réalisation de leur demande.
La sélection des titres. Ne lire que des titres qu’on aime : ceux de sa bibliothèque, ceux qui sont sur place, ceux qu’on
découvre dans une médiathèque qu’on fréquente. Le coup de cœur est en général le meilleur conseiller. Il faut ensuite
adapter l’ouvrage à l’âge des enfants, ne pas aborder certains thèmes traumatisants (la mort, la séparation, la
maladie, la violence) sans bien connaître son public, sans possibilité de transposition. Se méfier d’un trop grand
réalisme.
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L’idéal est de venir avec deux ou trois titres qu’on choisira selon le contexte et l’humeur. Il faut un minimum
d’adéquation entre l’atmosphère du groupe à ce moment donné et le titre choisi.
Les objets de médiation (« objets transitionnels »), ou d’amorce. Certains lecteurs installent à côté d’eux un objet
(toujours le même) qui indique que l’on est dans une séquence d’écoute et utilisent cet objet comme un complice qui
confirme que l’on entre dans le moment d’écoute, un compliceattentif par nature. D’autres, en fonction de la lecture
et de la thématique, apportent un objet qui suscite la curiosité et permet d’enclencher une lecture ou un récit.
Ménager sa voix et son énergie
Il n’est pas nécessaire d’avoir une voix puissante pour s’imposer à ses auditeurs. Crier ne sert à rien. Au contraire, ce
sont les silences, les variations d’intensité, de rythme, de couleurs, les changements de voix qui fixent l’attention. La
voix est une composante du corps et de son langage. L’enfant est sensible à ce qu’il exprime. Une posture repliée sur
soi, une absence de mouvements du buste et de la tête, une voix peu variée affaiblissent la communication. L’enfant
attend de l’adulte qu’il exprime la satisfaction d’être avec lui.
Même dans un groupe chaque enfant doit pouvoir penser qu’on ne lit que pour lui. Le regard est l’outil le plus efficace
de la communication. Un bon lecteur ne quitte pas les yeux de ses auditeurs ; rien ne l’inspire avec plus de justesse.
Dès lors l’enfant sait qu’on le considère comme une personne à part entière. Ayant établi cette communication,
l’adulte n’a plus besoin de forcer sa voix ou de manifester son autorité par des attitudes inutilement spectaculaires.
Dans la lecture elle-même il faut se défier des gestes d’amplification souvent stéréotypés et redondants. Il n’est pas
toujours indispensable d’étendre se bras démesurément pour dire qu’un objet ou un personnage est grand. Pas
davantage de se rabougrir pour évoquer la petitesse ; ce sont les défauts des apprentis comédiens. C’est pourquoi on
leur apprend, pour éviter les redondances, à séparer les gestes des mots, de laisser des petits temps d’attente qui,
par exemple, font deviner l’adjectif à l’auditeur.
La voix offre une infinité de sonorités et d’effets possibles ; il faut les explorer pour soi-même et savoir s’en servir hors
des séances. Souvent les lecteurs disent qu’ils n’aiment pas leur voix qu’ils jugent sourde, trop aiguë, trop grave, trop
hachée… Notre voix est notre signature ; c’est ainsi que les auditeurs la perçoivent. Nous ne la changerons pas du
tout au tout. En revanche, mieux utiliser son souffle et varier ses effets est à notre portée, pourvu qu’on y prenne
plaisir.
Aimer les livres ; aimer les faire connaître
Au bout du compte, nos temps de lecture n’ont d’autre but que de rendre les enfants heureux du moment vécu et de
leur donner envie d’avoir des livres comme amis. Il est important qu’ils comprennent qu’il y a des moments où les
mots sont plus beaux qu’à d’autres, parce qu’on ne les maltraite pas, parce qu’on apprend à s’écouter, parce qu’on
laisse aux histoires le temps de grandir dans les têtes, pour avoir envie d’en inventer soi-même.
Semer des mots pour qu’ils fructifient. Être dans une relation vraie avec les enfants et partager le plaisir des livres.
Finalement c’est très simple !
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Hors bulletin, 2014
O 10 – ju20
07LE
STATUT DU BELE
Le statut du bénévole
La mise en place des nouveaux temps éducatifs a engendré un besoin de personnes pour prendre en charge les
enfants dans les divers ateliers mis en place, ou dans l’encadrement de garderies. Les associations locales ont été
largement sollicitées pour apporter leur aide à ces projets ; c’est surtout le cas dans les petites communes (ou
communautés de communes) disposant de peu de moyens financiers, et de peu de structures de loisirs pouvant
répondre à ces besoins. Lire et faire lire a été sollicité comme de nombreuses autres associations. Ces temps périscolaires se déroulent sur l’intégralité de l’année scolaire. Lorsqu’ils reposent sur les bénévoles, ceux-ci peuvent être
sollicités pendant 30 semaines ; c’est beaucoup. On peut aussi négocier des engagements plus courts.
Ce mode de fonctionnement pose quelques questions. Il est fragile s’il repose sur un nombre trop faible de personnes
donc sans réserves susceptibles de les remplacer. Il peut manquer de pertinence voire de qualité si les bénévoles
agissent isolément sans concertation collective et sans pilotage pédagogique. Apporter sa bonne volonté ne suffit
pas ; elle doit s’inscrire dans une logique clairement formulée.
On ne peut que relever le paradoxe qu’il y a à solliciter, sinon prier les bénévoles de rejoindre une action et de les
traiter comme quantité négligeable dans l’élaboration d’une politique. Ce manque de reconnaissance dans les deux
sens du mot est singulièrement contestable. De par son statut, le bénévole devient une sorte de supplétif dans une
armée, prié d’être un bon soldat quand les troupes manquent, mais sans droit à la parole !
La question du statut du bénévole mérite donc quelques éclaircissements.
Distinguer bénévoles et volontaires
Le volontariat se distingue du bénévolat par le caractère formel de l’engagement pris et par la perception d’une
indemnité. Le volontariat passe par la signature d’un contrat qui n’implique entre le volontaire et la structure aucun
lien de subordination, mais un lien de collaboration défini par une lettre de mission.
L’emploi d’un volontaire ne peut se substituer à un emploi salarié. Il se distingue du salariat par son statut dérogatoire
au code du travail. Le statut de volontaire lui ouvre quelques droits : couverture sociale, attribution d’une indemnité,
financement d’une mutuelle, droits à la retraite et aux congés, possibilité d’une aide en anture ou en espèces. Divers
dispositifs existent et s’adressent en priorité aux jeunes : service volontaire européen, service civique volontaire,
volontariat associatif, volontariat chez les pompiers
Bénévolat, deux cas de figure
1. Les bénévoles font partie d’une association déclarée, structurée, aux objets autonomes et clairement
affichés. L’association est responsable des actions qu’elle met en œuvre de son propre chef de par les choix
de son conseil d’administration. Un règlement intérieur définit les droits et devoirs de ses membres
adhérents.
Si l’association apporte son concours à une commune pour des actions d’intérêt collectif lancées par cette
collectivité, elle demeure maîtresse en droit des actions qu’elle réalise. Sa collaboration doit être formalisée
par une convention bipartite signée par l’élu (maire ou président de collectivité territoriale). La convention
précise les conditions de cette collaboration, sa durée, les éventuelles compensations auxquelles l’association
peut prétendre. En l’absence de paiement de service la commune ne peut en aucune manière exiger
unilatéralement un service. Toute collaboration volontaire peut cesser à tout moment par simple décision
des parties.
En conséquence les bénévoles n’ont de compte à rendre qu’à l’association à laquelle ils adhèrent.
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Ces règles sont également valables pour une association créée par la commune pour animer sa vie culturelle
ou sociale. C’est en particulier le cas pour les bibliothèques communales reposant sur des bénévoles, même si
la gestion de cette bibliothèque est confiée à un professionnel salarié.
Lorsqu’une collectivité attend des membres d’une association qu’ils accomplissent une tâche relevant
ordinairement d’un service public, les bénévoles doivent être informés de la réglementation en vigueur
correspondant à ce type de service. C’est particulièrement vrai s’agissant de la prise en charge d’enfants
(normes d’encadrement, matériels ou produits utilisés, risques liés aux jeux ou aux activités sportives,
opérations de type « Pedibus »).
2. Les bénévoles n’appartiennent à aucune association et sont recrutés par la commune.
Leur statut est celui de collaborateur occasionnel d’une collectivité. Un collaborateur occasionnel n’a pas à
intervenir à l’année, il apporte son concours ponctuellement, pour faire face à un événement
(commémoration d’un anniversaire historique par exemple). Il peut être également rémunéré et en ce cas il
est affilié au régime général de la Sécurité Sociale.
La question du statut
Dans son avis du 24 février 1993, le conseil économique et social précise : « Est bénévole toute personne qui s’engage
librement pour mener une action non salariée en direction d’autrui en dehors de son temps professionnel et familial ».
Propos complété par cet autre émanant du Conseil d’Etat se rapportant aux actions associées à l’action publique :
« Dès lors qu’une personne privée accomplit une mission qui normalement incombe à la personne publique, elle
collabore au fonctionnement du service public et a donc la qualité de collaborateur occasionnel ou de bénévole ».
La notion de collaborateur occasionnel n’est pas définie dans la réglementation ; elle résulte de jurisprudences qui ont
déterminé les conditions dans lesquelles le particulier se voit reconnaître la qualité de collaborateur occasionnel du
service public.
Il n’existe donc aucun statut du bénévole
Si sa participation est bien volontaire, il est toujours libre d’y mettre un terme sans procédure ni dédommagement.
Relevant de sa seule « bonne volonté », le bénévole non rémunéré est exempt de toute subordination. En revanche il
est tenu de respecter les statuts de l’association, et le cas échéant son règlement intérieur, et de prévenir
formellement les personnes (président d’association, élus), de sa décision. En tant que citoyen il est pénalement
responsable de toute faute liée à un non respect de normes de sécurité ou de négligence dans le domaine où il agit.
Le bénévole a des droits :
- Il ne peut recevoir ni ordre ni instruction impérative.
- Il ne peut se voir imposer des horaires fixes.
- Il ne peut voir son travail contrôlé.
- Il ne peut être soumis à un pouvoir disciplinaire.
En cas de désaccord avec la politique de l’association, il est libre de démissionner ; de même, le conseil
d’administration peut le rappeler au respect du règlement intérieur et souligner ses manquements éventuels.
L’adhésion étant annuelle, ainsi que le versement d’une cotisation, le conseil d’administration peut s’opposer au
renouvellement de cette adhésion.
Responsabilité
Les bénévoles adhérents d’une association bénéficient d’un encadrement qui définit leurs missions et le cadre des
celles-ci. L’association doit veiller à
- donner des limites à leur activité, surtout dans le cadre de partenariats avec des communes,
- préciser formellement la nature et les objectifs de la mission assignée,
- -informer des risques liés à l’activité et rappeler la réglementation
- protéger les bénévoles,
- assurer une formation,
- permettre les rencontres entre adhérents.
Les bénévoles agissant sans cadre au bénéfice d’une collectivité, hors association ne bénéficient d’aucune de ces
prudences. Le simple fait d’avoir trouvé des personnes pour prendre en charge des créneaux horaires dispense
certains élus de piloter les actions.
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Nous sommes parfois dans des cas de figure où les bénévoles n’ont pas reçu de mission définie et formalisée, n’ont
pas de donneur d’ordre, sont sans encadrement ni évaluation. En l’absence de tutelle, beaucoup ne sont pas assurés,
au prétexte qu’ils ont chacun une assurance individuelle responsabilité civile…
La mise en place des ATE ayant été trop rapide dans certains cas, on n’a pas mesuré que ces activités relevaient toutes
de la responsabilité des élus, quel que soit l’intervenant. La délégation de service à une association et ses salariés ne
dégage pas les élus de leur responsabilité quant à l’assurance que la structure choisie offre toutes les garanties
souhaitées de compétence et de respect des règles en vigueur. Par manque de temps beaucoup d’entre eux se sont
contentés d’une organisation formelle, sans préoccupation des contenus, et ont négligé de réunir les intervenants
pour leur préciser le cadre de leur mission, comment ils pensaient la contrôler, et la piloter, quelles formations ils
mettraient en place.
L’absence de statut des bénévoles permet à la puissance publique de louer la générosité et le dévouement de ceux-ci.
On peut se réjouir de voir les citoyens apporter leur pierre à la cohésion sociale. Peut-on se réjouir que des missions
de service public soient prises en charge par des amateurs sans pilotage cohérent, dans la prise de risque juridique par
les particuliers, à la seule justification des économies ainsi générées ?
Les nombreux litiges liés à des accidents, des fautes, des problèmes de gestion ont été jugés. Les multiples
jurisprudences se substituent à l’absence de textes sur le statut des bénévoles.
Consulter au besoin
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« Le bénévolat dans le secteur associatif ». Publications du Sénat (Sénat.fr). Document d’une grande clarté.
RJC, recueil des jurisprudences communales (distinction entre responsabilité civile contractuelle et délictuelle)
Arrêts de jurisprudence administrative (édition 2009)
Arrêt du Conseil d’Etat 1946 (affaire « commune de saint Priest la plaine contre Rance et Nicaud »)
Guide du bénévolat (associations.gouv.fr)
Guide juridique et fiscal (associations.gouv.fr)
Bibliothèque du Finistère : la question des bénévoles en bibliothèque (cg29.fr)
La frontière entre l’activité professionnelle et bénévole, par Hervé Guichaoua, directeur du travail
(ffessmcoted’azur.fr)
A propos des bénévoles par ADPDB (ww.adpdb.asso.fr)
Les zones grise entre bénévolat et salariat (La Fonda, fabrique associative, tribune n°170 décembre 2004)
Documentation UNAF (prendre contact) ou de France-bénévolat
Page « volontaire » du site « associations. gouv.fr » de l’Education Nationale
Ste européen de l’année eurpéenne du volontariat et du bénévolat.
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NUMÉRO 1 décembre 2003
Complément décembre 2014
Lire :
ce qui se passe quand on lit
1-L’œil lecteur
De nombreux travaux sur la physiologie de la lecture (l’acte lexique) ont été menés dès les années 70. Ils ont en
particulier mis en lumière comment travaillait l’œil en cette circonstance. De simples observations du balayage visuel
ont écarté définitivement l’idée selon laquelle le regard balayait la ligne de façon continue, et générait ainsi la
fabrication du sens.
La lecture de lettres, de nombres, de notes de musique, de graphismes, suppose que l’information visuelle soit reçue
par l’œil avec une extrême précision. Celui-cil doit en effet saisir une infime partie de la page, tout en conservant une
vision périphérique de la même surface. Les travaux de Rayner dans les années 80 ont précisé le rôle de la fovéa au
centre de la rétine. En effet, seule la fovéa, qui couvre 15% du champ visuel, possède une capacité de résolution
suffisante pour reconnaître les signes. Son étroitesse ne permet donc de « saisir » qu’une longueur de texte très
limitée et contraint à déplacer fréquemment le regard. C’est ce qu’on appelle l’empan de lecture. Ce déplacement
s’opère par saccades, 4 à 5 fois par seconde. Chaque fixation de la fovéa saisit 3 ou 4 mots à gauche, et 7 à 8 à droite.
Cette symétrie s’inverse pour les écritures comme l’arabe ou l’hébreu. La vision périphérique persiste et permet
d’anticiper la lecture du groupe suivant.
Chaque saccade permet donc d’identifier un ou deux mots. L’œil se fixe sur les mots essentiels au contenu de la
phrase, comme les noms, les verbes, les adjectifs, les adverbes. A l’inverse l’œil ne s’arrête pas sur les petits mots
grammaticaux (auxiliaires, articles, pronoms). On sait désormais que la durée des fixations est de 200 à 400 ms, selon
le contexte, et que les bons lecteurs ont des périodes de fixation plus courtes, contrairement aux lecteurs moins
habiles qui s’attardent plus longtemps sur les fixations.
En dehors de l’empan de la perception visuelle des lettres et des mots, le lecteur se saisit simultanément, de façon
floue mais efficace, des longueurs de mots et des espaces qui les délimitent. Cette information sur les indices de
longueur permet de programmer la saccade suivante et prépare le regard à tomber sur le mot suivant, au plus près de
son centre.
2-Cerveau et lecture
Les trois cerveaux.
Les neuro-biologistes ont toujours cherché à donner une vision unifiée du cerveau humain. L’une des théories qui eut
le plus de succès fut celle de Paul Mac Lean qui en 1969 présente sa phylogénie d’un cerveau tri-unique. Pour lui, le
cerveau de l’homme actuel est le résultat de l’évolution des espèces et garderait la trace des grandes étapes de ces
mutations. Il distingue 3 «couches ».
1.
Le cerveau reptilien, le plus archaïque, qui gère les besoins primaires (se nourrir, respirer, se reproduire),
l’instinct de conservation, les réflexes comme la fuite. La méoire est à court terme. Il aurait 400 millions
d’années lorsque les poissons sont sortis de l’eau pour laisser apparaître les batraciens.
2.
Le cerveau paléo-mammalien ou limbique, c’est celui qui s’est développé vers 65 millions d’années avec
l’apparition des premiers mammifères. Il serait à l’origine de notre système limbique qui gère les
comportements, la mémoire, les émotions, la gestion du stress.
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3.
Le cerveau néo-mammalien qui serait apparu chez les australopithèques vers 3,6 millions d’années, devenant
bipèdes. Se développe chez eux un nouveau cortex (néocortex) ; ils sont capables de raisonnements logiques,
d’anticipation des actes, de langage.
Cette théorie qui a beaucoup servi pendant presque trente ans, et qui facilitait la vie des formateurs en sciences
cognitives et comportementales, est maintenant largement remise en cause par les faits cliniques (cf. Michel de
Pracontaln, in L’imposture scientifique, ou Pierre Yves Risold, dans son article publié en 2008 par Cerveau et
psychologie).
Le rôle essentiel du cortex cérébral
Les aires sensorielles primaires et les aires motrices primaires ne représentent que 10% du cortex cérébral, le cortex
étant la zone superficielle du cerveau contenant la substance grise, c’est à dire du corps des neurones. Sous le cortex
se trouve la substance blanche correspondant aux fibres nerveuses qui transmettent l’influx en provenance des
neurones. Les aires sensorielles et les aires motrices permettent de ressentir les sensations et d’effectuer les
mouvements.
Les 90% restants du cerveau qui restent sont constitués d’autres systèmes qu’on appelle le cortex associatif qui
permet de relier les aires sensorielles et les aires motrices. Ces aires sont dédiées soit à une seule fonction soit à
plusieurs.
Le cortex associatif permet le mécanisme d’intégration aboutissant à la cognition, aux émotions et au comportement.
Le nombre de connexions entre le cortex et les zones sub-corticales est gigantesque. On ne peut donc pas dire qu’il
existe une zone précise et exclusive pour le langage, une autre pour la mémoire et une autre pour les émotions. Pour
autant on sait que certaines régions du cerveau sont plus spécialisées que d’autres, et jouent un rôle majeur dans le
langage, la mémoire, le sommeil, les émotions, la vision, la perception sonore ou gestuelle, par exemple.
On postule aujourd’hui qu’il existe cinq réseaux à l’intérieur du cerveau qui « gèrent » certaines capacités :
- un réseau périsylvien qui permet le langage,
- un réseau pariétofrontal pour reconnaître l’espace,
- un réseau occipitotemporal pour reconnaître les objets et les visages,
- un réseau limbique pour la mémoire et l’émotion,
- un réseau préfrontal pour l’attention et les comportements.
En conséquence, une atteinte de n’importe quelle aire cérébrale peut entraîner des perturbations de fonctionnement
concernant d’autres aires à cause même de leur interconnexion. En revanche d’autres zones sont susceptibles de se
réorganiser pour compenser le déficit lié à cette lésion locale.
Les zones du cerveau permettant le langage se situent au dessus d’un réseau de neurones dont l’épicentre est situé
sur la région périsylvienne (tempe gauche) de l’hémisphère gauche. Il s’agit de la zone de Broca, la zone de Wernicke
et le faisceau arqué qui relie celles-ci. Si ce dernier est détruit le patient devient aphasique ; il peut émettre et même
comprendre des mots mais n’établit pas de relations entre eux.
En réalité le nombre d’aires corticales consacrées au langage est très supérieur ; on en connaît au moins 23, voisines
des aires de Broca et de Wernicke, qui toutes possèderaient la spécialisation pour nommer les objets, les individus, les
choses de la nature, les abstractions,
Les apports de l’imagerie médicale
Grâce aux moyens actuels (IRMf, TeP, EECG), on identifie de mieux en mieux les régions du cerveau activées par telle
ou telle activité. Nous sommes loin des premiers travaux des pionniers comme Paul de Broca qui ne pouvaient repérer
ces zones que si le sujet avait été victime d’un traumatisme, d’un accident ou d’une pathologie. L’alexie (l’incapacité à
lire) pouvait ainsi s’observer alors même que les autres fonctions du langage, voire l’écriture, n’étaient pas atteintes.
Nous sommes aujourd’hui en mesure de dresser une cartographie des zones, parfois très petites, mises en action à
l’occasion de tel geste, de telle pensée, de telle perception, de telle projection de soi. Cette observation de l’activité
cérébrale peut être enregistrée en temps réel, et même pour des durées infimes, parfois inférieures au centième de
seconde. On pu ainsi dégager des constantes: les aires du cortex cérébral activées par la vue de mots écrits sont
localisées aux mêmes emplacements chez tous les humains et dans toutes les cultures. D’où les hypothèses suivantes
sur le rôle des neurones : certains sont spécialisés dans le codage des éléments visuels, les uns affectés aux éléments
les plus simples, d’autres aux combinaisons de ces éléments. Il semble également que les neurones n’effectuent pas
les opérations d’analyse en série, mais en parallèle, en effectuant un grand nombre d’opérations qui donne une
impression d’instantanéité.
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Stanislav Dehaene, (unité de neuro-imagerie CEA-Inserm Paris sud 11) et Laurent Cohen (Inserm AP-HP, Université
Pierre et Marie Curie), ont publié dans Science en 2010 les résultats des travaux qu’ils ont menés sur le
fonctionnement du cerveau quand on lit. Leur étude à laquelle étaient associées des équipes portugaises et
brésiliennes, a porté sur 63 sujets adultes, dont 22 non scolarisées à l’enfance mais alphabétisés à l’âge adulte, et 22
autres scolarisés depuis l’enfance.
Déjà en 2007, dans son ouvrage « Les neurones de la mémoire » (Odile Jacob 2007), il avait montré à quel point le
cerveau humain semblait prédisposé à la lecture, et dans quelle mesure cette pratique d’une grande complexité
modifiait à son tour le cerveau. On a tout lieu de s’étonner de cette adaptation si on considère que la lecture est une
pratique récente, inventée de toutes pièces depuis la moitié du quatrième millénaire avant J-C. Encore faut-il ne pas
ème
oublier qu’il faut attendre le 19 siècle pour que se généralise cette pratique. Comme d’autres spécialistes, il émet
l’hypothèse que l’humain avait déjà largement sollicité ces zones de son cerveau pour des tâches concrètes liées à sa
recherche de nourriture comme la chasse ou la cueillette : repérage et mise en concordance d’indices, anticipation,
signes de communication entre chasseurs, repérage dans l’espace. En quelque sorte il s’agirait d’une reconversion de
certains réseaux neuronaux vers d’autres tâches, n’éliminant pas celles qui préexistaient. Chacun sait que la lecture
sollicite avant tout les le traitement des informations visuelles. Tout cueilleur de champignon peut mesurer à quel
point il lui faut « accorder » son cerveau comme un instrument de musique, l’amener à sélectionner les indices et
solliciter le « système » où se sont accumulées ses expériences, avant de voir quelque chose. La lecture est une
collecte, au sens étymologique (verbe latin «col- legere ») ; elle devient performante par l’usage et la mémorisation de
systèmes.
L’aire cérébrale spécialisée dans la reconnaissance visuelle des formes de mots se situe dans le lobe temporal, plus
précisément dans le gyrus fusiforme de l’hémisphère gauche, prépondérant dans le traitement du langage.
L’activation de cette zone chez le lecteur se fait presque immédiatement (entre 150 et 200 ms) après la présentation
du mot en mode visuel. Elle s’active de la même façon lorsqu’on modifie l’aspect des lettres (police, taille, etc) Ce qui
tendrait à prouver qu’elle traite l’identité abstraite des lettres indépendamment des modifications d’aspect.
De même, on n’observe aucune différence selon le champ visuel auquel est proposé le mot. L’aire la plus sollicitée se
situe dans l’hémisphère gauche. Il semble également que les cerveaux des personnes qui lisent fonctionnent de la
même façon, quelle que soit l’écriture ; il semble également que les mêmes zones se trouvent activées, sans
différence considérable selon que la langue écrite a une prononciation plus ou moins proche de son écriture.
Les aires de la lecture avant l’invention de l’écrit et de la lecture
Les travaux cités plus haut (publication Université Paris-sud, déjà cités) ont permis le constat suivant : « Chez les
analphabètes, l’aire visuelle de l’hémisphère gauche, qui décode les mots écrits chez les lecteurs, répond à la fonction
proche de reconnaissance des objets et des visages. Au cours de l’apprentissage la réponse aux visages diminue
légèrement à mesure que la compétence en lecture augmente, et l’activation aux visages se déplace partiellement
dans l’hémisphère droit. Le cortex visuel se réorganise en partie, par compétition entre l’activités nouvelle de lecture et
les activités plus anciennes de reconnaissance des visages.».
Il semble d’ailleurs que les diverses écritures du monde répondent à une sorte « d’alphabet » commun de formes,
proches des lettres T, L et Y. Si les neurones se sont adaptés à la reconnaissance de certaines formes, il semble
également que les écritures aient privilégié des choix graphiques destinés à faciliter cette tâche en se rapprochant de
ces composantes.
On peut également penser que les aptitudes propres à la reconnaissance visuelle aient développé des capacités à
identifier des systèmes, qu’il s’agisse de traces pour la chasse, de signaux identifiant un groupe humain, de données
permettant de prévoir une modification topographique ou climatique. La transmission de ces savoirs entre pairs s’est
probablement appuyée sur l’utilisation d’objets de simulation ou de tracés graphiques. En d’autres termes on voit
qu’étaient réunies toutes les compétences potentielles menant lointainement au langage et à l’écriture.
Une découverte archéologique récente pourrait conforter cette hypothèse.
Un parallépipède d’ocre remontant à 75 000 ans a été mis au jour dans une grotte littorale en Afrique du sud. Sur une
de ses faces on peut voir un motif géométrique gravé avec soin présentant une série de croix de saint André
parfaitement parallèles que recoupent trois droites horizontales, l’une en haut, l’autre en bas et la troisième joignant
les intersections. Une telle représentation indique que ces hommes avaient déjà acquis des concepts géométriques en
lien avec leur leur environnement. Même s’il ne s’agit pas d’écriture, on voit par là que ces hommes se
représentatient les surfaces abstraitement, et pouvaient concevoir des séries géométriques, répétées et cohérentes,
comme des rythmes implicites.
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La représentation du long et du bref, du durable et du ponctuel a accompagné la pratique des récits rééls et
imaginaires, et installé l’usage ordinaire de la linéarité dont la pensée puis l’écriture auront un impérieux besoin. Le
plus anciens récits mythiques comme l’épopée de Gilgamesh montrent à quel point la temporalité du récit renforce la
linéarité de l’écriture. Dans son ouvrage « Le geste et la parole », André Leroi-Gourhan en formulait déjà l’hypothèse
en 1964 : « La conquête de l’écriture a été précisément de faire entrer, par l’usage du dispositif linéaire, l’expression
graphique dans la subordination complète à l’expression phonétique ».
L’apport de la génétique
La génétique a apporté sa pierre à l’édifice sur la connaissance du langage en mettant en évidence l’existence d’un
ème
gène « FOXP2 » situé sur le 7
chromosome, dont l’altération entraîne chez certaines personnes des difficultés
sérieuses à parler. Sa découverte remonte aux années 1995 ; elle s’est appuyée sur l’observation de la famille KE, une
famille londonienne où on avait vu se transmettre ce handicap brutalement intervenu chez une grand-mère et
transmis aux deux générations suivantes. Le facteur génétique était probable et traduisait une mutation intervenue.
Le gène mis en cause est identifié en 2001. Cette observation a eu la chance d’être faite au moment où explosait la
recherche sur le génome humain.
Pour autant il ne fallait pas en conclure trop hâtivement que FOXP2 était le gène de la parole. Ce gène est présent
chez de nombreux animaux et chez tous les mammifères, sans pour autant qu’ils soient doués de parole. Néanmoins
on a constaté que, lorsqu’il était altéré, cela se traduisait pour les humains non par un mutisme total mais par des
difficultés à maîtriser des mots, des faits de syntaxe. Chez les animaux on observe des incapacités à répéter des
séquences sonores (oiseaux), ou à procéder à certains apprentissages. Ce gène FOXP2 produit des protéines. La
séquence humaine se caractérise entraînant un changement de deux acides aminés. Ce g-ène code pour un facteur de
transcription et il s’exprime notamment dans le cerveau.
Il est possible que FOXP2 ait subi dans l’histoire deux mutations qui obnt favorisé l’apparition du langage chez les
hominidés. La première, il y a six millions d’années quand les rameaux hominiens et simiens ont divergé ; la seconde
serait intervenue il y a 200 000 ans lorsque se sont séparés les sapiens et les néandertaliens (qui possédaient
également ce gène). FOXP2 semble jouer un rôle important dans la capacité à transmettre et reproduire des
informations. Les expérimentations par transgénèse ont révélé que sa détérioration entraîne indiscutablement une
baisse de la plasticité synaptique. L’aptitude à produire de la parole, donc du langage, est liée à la capacité à établir
des liens, à créer des apprentissages entre pairs. Elle mobilise donc logiquement des outils nompreux et diversifiés du
cerveau.
Comment le cerveau produit le langage
Lorsque nous parlons, trois grandes fonctions cognitives sont mobilisées :
- la mémoire des mots et des représentations mentales qui leur sont associées
- l’usage de la grammaire en tant que schéma structurant
- la capacité à produire des sons de manière organisée dans une situation sociale d’échange.
La lecture est un des aspects connexes du processus qui mène de la pensée à la parole. Depuis la communication que
fit Paul Broca le 18 avril 1861 à la Salpétrière, on sait qu’une aire (l’aire de Broca), située dans le cortex frontal joue un
rôle essentiel dans l’élaboration du langage. Différemment est impliquée l’aire identifiée en 1874 par Carl Wernicke,
située plus en arrière et spécialisée dans la compréhension des mots et la transformation de signaux visuels en
représentations linguistiques.
Les travaux récents de Ned Sahin et son équipe, de l’université de San Diego, ont permis de préciser la chronologie des
phases de travail de l’aire de Broca. Un écran affiche des mots, un patient les lit : on mesure l’influx nerveux dans
cette zone corticale. L’expérience a mis en lumière trois pics d’activité: à 200, à 320, et à 450 millisecondes après
l’apparition du mot.
- Le premier correspond à la « phase lexicale », et survient au moment où l’aire de Broca se synchronise avec
la zone cérébrale de la reconnaissance visuelle des mots, située dans le cortex temporal inférieur.
- Le second pic correspond à la « phase grammaticale », plus important lorsque le sujet doit accorder les
verbes, les pluriels, par exemple.
- Le troisième pic correspond à « l’étape phonologique » mise en œuvre quand la prononciation d’un mot
décliné diffère de sa forme initiale à cause de son contexte (modification de désinence d’un verbe selon le
temps, formes liées à des alternances vocaliques, modifications consonantiques amenées par la forme du mot
qui précède ou suit, etc.).
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Ces résultats sont d’une importance capitale, car c’était la première fois qu’on déterminait avec une telle finesse
comment s’opère le traitement cérébral du langage. On a ainsi pu constater que ces pics se produisaient dans
deszones distinctes de l’aire de Broca, distantes de quelques millimètres.
De la perception au langage :
comment on passe d’une simple perception à la parole
La rétine reçoit une stimulation lumineuse qui est transmise au cerveau par le nerf optique. Cette information
parvient à une aire située dans le cortex visuel qui analyse ces signaux, les transmettant à une autre zone chargée de
les comparer à d’autres informations visuelles, déjà « stockées » sous forme d’associations générées par des
connexions électriques et chimiques.. Le signal opère la distinction entre des visages, des branches, des mouvements,
etc. Après avoir identifié le caractère spécifique de ce qui est considéré comme des formes d’un registre particulier, le
cerveau utilise d’autres outils. L’apprentissage a permis simultanément de coupler des sons et des formes. Une autre
aire, consacrée au langage située dans le cortex auditif, transforme le signe en émission potentielle de sons. Le
cerveau opère à grande vitesse l’ensemble des opérations qui mènent d’une image à la production d’un message
sonore. Cela se traduit par un délai d’une demi-seconde entre la sollicitation du cortex visuel et celle du cortex auditif.
Le docteur J-Claude Ameisen compare ce délai au décalage que nous percevons entre l’éclair et le tonnerre.
Intervient alors la mémoire visuelle spécialisée, confrontée à l’association des divers signes formant des syllabes et
des mots. Elle compare ce qu’elle perçoit à un dictionnaire sonore d’objets antérieurement « stockés ». L’aire de la
motricité affectée aux tâches du langage fait que l’on peut prononcer un mot sans erreur, sans confusion avec un
autre. Même s’il s’agit de la lecture silencieuse, le cerveau met en œuvre le processus de la parole, mais n’autorise pas
automatiquement les organes de la phonation à entrer en l’action. On voit d’ailleurs souvent de jeunes lecteurs
bouger légèrement les lèvres comme s’ils prononçaient les phonèmes lus, et ce sans produire de son. La voix
intérieure qu’on entend dans la lecture silencieuse est en retard d’une à deux secondes.
D’autres zones du cerveau spécialisées dans l’identification des structures, donc de la grammaire, agissent presque
simultanément pour les classer et les comparer. La mémoire de la langue écrite permet de discriminer les mots selon
leur fonction ou leur champ sémantique. (er /és par exemple).
Dans son ouvrage « Une mémoire pour apprendre », Cécile Delannoy a souligné le caractère global de notre
reconnaissance des éléments de texte et la place qu’y tient la mémoire : « La lecture suppose la coordination de la
mémoire verbale et de la mémoire visuelle… En dessous d’une certaine vitesse de lecture, la compréhension devient
très difficile, la mémoire de travail ayant trop à faire à traiter des unités de très bas niveau ». On comprend aisément
que l’accumulation d’éléments mineurs, finalement des détails, empêche d’accéder au sens global d’un texte, et peut
même orienter sur de fausses pistes. Le lecteur apprend progressivement à lire non des mots isolés mais des
ensembles qu’il reconnaît d’un coup, autant par le sens des mots que par les éléments discriminants propres à la
grammaire.
Ce que confirme le même auteur : « L’habitude de lire amène donc une automatisation de la reconnaissance des
formes les plus fréquentes qui devient consciente lorsque l’œil et la mémoire butent sur une forme inhabituelle. Seule
l’habitude crée et entretient l’automatisation. Qui cesse de lire souvent, cesse de savoir lire ».
Les concepts
L’analyse que fait Antonio Damasio à propos des concepts donne une bonne idée de ce que sont les processus
neuronaux d’apprentissage (article dans La Recherche 1992) : « …Sous quelle forme physique les concepts (comme la
couleur), sont-ils représentés dans notre cerveau ? Il est probable qu’il n’existe pas de représentation « picturale »
permanente des objets et des personnes ; plus probablement le cerveau conserve une empreinte de l’activité
neuronale qui s’exerce dans les cortex sensoriel et moteur lors des interactions avec un objet. Cette empreinte
correspond à un circuit de neurones et de synapses dont l’activité recrée celle qui caractérisait chaque objet ou
événement mémorisé. Activée, une empreinte peut susciter d’autres empreintes associées. Par exemple, lorsque nous
prenons une tasse de café, notre cortex visuel réagit aux couleurs de la tasse et de son contenu, à leur forme et à leur
position ; notre cortex somesthésique enregistre la forme que prend notre main en se saisissant de la tasse, le
mouvement de la main et du bras lorsqu’ils portent la tasse à a bouche, la température du café et la modification de
l’organisme que certains nomment le plaisir déboire du café. Notre cerveau enregistre non seulement les divers aspects
de la réalité extérieure, mais aussi la façon dont notre corps explore l’environnement et y réagit. »
Chacune des aires cérébrales se subdivise en plusieurs centres spécialisés. Ainsi l’aire visuelle comprend des petits
centres spécialisés dans le traitement de la forme, de la couleur et du mouvement. Toutes les activités ont donné lieu
à plusieurs empreintes stockées dans divers groupes de neurones connectés entre eux. Elles sont stockées et classées
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en sorte de pouvoir être sollicitées simultanément par des zones de convergences neuronales et axonales. L’ensemble
de ces réseaux assure la compréhension et l’expression du langage. « Activés, ils reconstituent les connaissances pour
les ramener à la conscience, où ils stimulent les centres de médiation entre les concepts et le langage, et permettent
la formulation correcte des mots et des structures syntaxiques associées aux concepts ».
Les effets de la lecture sur le cerveau
L’impact de l’alphabétisation est bien plus étendu que ce que les travaux antérieurs laissaient attendre car les aires
cérébrales impliqués dans la lecture se transforment sous l’effet de la pratique. Les chercheurs ont constaté plusieurs
faits :
-
Apprendre à lire augmente les réponses des aires visuelles du cortex, non seulement dans la région
spécialisée dans la reconnaissance des formes des lettres écrites, mais aussi dans l’ensemble de l’aire visuelle
primaire.
-
La lecture augmente également les réponses au langage parlé dans le cortex auditif, dans une région
impliquée dans le codage des phonèmes. Ce résultat pourrait correspondre au fait que les analphabètes ne
parviennent pas à réaliser des jeux de langage comme la délétion (le détachement) du premier son (P-aris).
-
La lecture induit également une extension des aires du langage et une communication bidirectionnelle entre
les réseaux du langage parlé et écrit ; chez un bon lecteur, voir une phrase écrite active l’ensemble des aires
du langage parlé ; entendre un mot permet de réactiver rapidement son code orthographique dans les aires
visuelles (cf. pendant les dictées). A l’inverse, chez les personnes qui n’ont pas appris à lire le traitement du
langage est moins flexible, et limité à la modalité auditive.
Effets de l’apprentissage à l’âge adulte
« La majorité des effets de l’apprentissage de la lecture sur le cortex sont visibles autant chez les personnes
scolarisées dans l’enfance que chez celles qui ont suivi des cours d’alphabétisation à l’âge adulte…. A performance de
lecture égale il n’existe pratiquement pas de différences mesurables entre les activations cérébrales des personnes
qui ont appris à lire dans l’enfance ou à l’âge adulte. Les circuits de la lecture restent donc plastiques tout au long de la
vie ».
Effets de la pratique durable de la lecture
Comme l’ont montré les travaux de Gregory Berns, professeur de neurosciences à l’Emory University, la pratique
régulière de la lecture a un effet sur le développement neuronal. L’augmentation des connexions à l’intérieur du
cerveau entraîne des changements neurologiques persistants, en particulier dans le cortex temporal gauche qui est
associé à la réceptivité et la compréhension du langage et dans le sillon central, zone associée aux des sensations et au
mouvement, grâce à laquelle on a la sensation de faire quelque chose sans le faire réellement. Gregory Berns a fait
lire un roman aux multiples rebondissements à 19 de ses étudiants et a mesuré les effets induits : «Les changements
neuronaux que nous trouvons associés à des sensations physiques suggèrent que lire un roman peut vous transporter
dans le corps d’un protagoniste…. ; ces effets peuvent durer 5 jours après cette lecture. Même si les participants ne
lisaient plus le roman, ils conservaient une plus grande connectivité cérébrale.». Ceci tend à démontrer le lien entre
l’identification aux personnages et l’activation durable de certaines régions du cerveau. En d’autres termes la lecture
renforce la connectivité neuronale (cf. Short and long term effect of a novel on connectivity in the brain, décembre
2013).
Les difficultés que rencontrent les dyslexiques pour accéder à la lecture ont également apporté leur pierre à la
compréhension de la lecture. On pourra lire « Apprendre au cerveau à lire », l’intéressante synthèse du
neuropsychologue Duncan Milne, spécialiste de la dyslexie.
3-Lire les mots
La circulaire Apprendre à lire du MEN (n°2006-003, du 31 janvier 2006) est explicite : « Apprendre à lire résulte de la
découverte du principe alphabétique de notre langue. Les chercheurs en France et à l’étranger en sont d’accord :
l’apprentissage de la lecture passe par le décodage et l’identification des mots conduisant à leur compréhension ».
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Fondamentalement lire un mot, c’est relier une information visuelle à un savoir langagier déjà acquis, donc associer
« l’image acoustique de ce mot » (représentation des phonèmes qui le constituent) à et sa ou ses significations.
Ce sera d’autant plus facile que l’enfant maîtrisera la segmentation des mots et opèrera une différenciation précise
des sons (phonèmes). La découverte des lettres lui permet de comprendre que les lettres codent du son et non du
sens et amène le décodage. L’identification des mots conduit à leur compréhension.
« On s’accorde à penser que coexistent deux processus
1.
La voie indirecte, ou phonologique (le déchiffrage) : le cerveau analyse ce qu’il voit, associe les lettres pour
former des graphèmes, puis les associe aux phonèmes (sons élémentaires de la langue parlée). Il peut ainsi
prononcer le mot à voix haute, ou mentalement, donc accéder au sens du mot.
On convertit les signes du mot écrit pour obtenir un mot oral et on lui donne du sens si le mot est connu :
identification des lettres, mise en concordance avec les sens, combinaison grapho-phonologique. Le sens ne
sera acquis que lorsque le mot aura été suffisamment rencontré et utilisé pour entrer dans le lexique mental
de l’enfant. Autrement le mot ne produira que du « bruit » sans permettre l’accès sémantique (cf. Daniel
Plankeele, CPC Aunay sous bois, 2012).
2.
La voie directe, lexicale ou orthographique (lecture courante). Le cerveau recherche dans sa mémoire dans la
liste des mots qu’il connaît et qui font apparaître un champ sémantique.
On utilise la représentation mentale du mot dont on dispose pour l’identifier sans déchiffrer.
Pour comprendre comment fonctionnent les associations graphèmes/phonèmes, les enfants doivent avoir pris
conscience que la parole peut être segmentée en unités (mots, syllabes, phonèmes) et que les plus petites de ces
unités (phonèmes) ont une représentation (lettres ou groupes de lettres (graphèmes).
La principale difficulté réside dans l’assemblage de la syllabe à partir des phonèmes qui la constituent. D’où la
nécessité d’exercer les enfants à la démarche de synthèse par la mémorisation des principaux assemblages
syllabiques. C’est par l’écriture plus encore que la lecture que ces « régularités » sont mises en mémoire.
Tout lecteur débutant ou expert utilise ces deux voies. Néanmoins, l’objectif de l’apprentissage est que ce soit la voie
directe qui prédomine. Plus la lecture des mots est rapide, plus l’attention et l’effort se portent sur le sens.
4-Déchiffrer n’est pas lire
Le déchiffrage est loin d’être un processus simple. Chaque son est comme un aiguillage dans une grande gare : il ouvre
les signaux et dirige le train sur plusieurs voies possibles ; il est suivi d’un autre aiguillage, puis d’un autre. Bien malin
qui pourrait dire où il emmène le convoi. Pourtant le conducteur de rame reconnaît le cheminement et ne doute pas
du point d’arrivée.
L’accès au sens
Savoir déchiffrer des mots ne signifie en rien qu’on sait lire. Cette donnée est fondamentale dans la question de
l’illettrisme. En effet ; lorsqu’elle est insuffisante la vitesse de déchiffrage des mots entre en conflit avec les capacités
de la mémoire immédiate. Plus le déchiffrage est lent, plus les éléments identifiés semblent nombreux. Lorsqu’on sait
que la capacité maximale de la mémoire immédiate se limite à 7 ou 8 éléments distincts, moins le lecteur est en
capacité de fabriquer du sens, tant il est encombré de toutes les difficultés rencontrées, surmontées ou non. Le
moindre mot se présente comme un obstacle à franchir : on n’en connaît pas le sens, en général ou dans ce contexte
précis ; il ressemble à tel autre mot qu’on a en tête et dont la présence indue parasite la compréhension. Souvent
aussi ce mot offre une graphie qui semble contradictoire avec la représentation qu’on en a. En d’autres termes, le
lecteur handicapé éprouve les plus grandes difficultés à considérer le mot dans sa globalité, et encore moins en
association.
Qui plus est, le lecteur balbutiant est généralement dans un tel désir de bien faire, de ne rien laisser dans le
prélèvement des signes, qu’il ne parvient pas à aller immédiatement au sens de la phrase ou du segment de phrase et
ne procède pas au jeu « hypothèse-vérification ».
Un mécanisme par tâtonnement.
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Hormis dans le cas d’énoncés simples et peu ambigus, (comme « l’enfant mange une orange », « il pleuvra demain »,
ou « je vais acheter du pain »), chaque mot ou groupe de mots peut générer plusieurs de sens, que ce soit par un signe
grammatical (verbe au conditionnel ou au futur), par une association dans une locution, ou par le contexte. Le lecteur
entend dans sa tête le mot qu’il lit et n’a d’autre possibilité que d’émettre une hypothèse sur le sens général,
hypothèse qu’il vérifie presque immédiatement par la présence d’autres indices qui vont confirmer ou infirmer son
choix.
Chez un « lecteur expert », ce choix s’opère très vite, pratiquement dans le temps de la saccade visuelle, suffisant pour
saisir ensemble au moins deux mots. Pour le lecteur lent, le choix d’un sens prend beaucoup plus de sens et implique
qu’il se fixe sur un mot. Seule une vitesse suffisante permet de voir le bon cheminement, parce qu’on a pris une
distance suffisante avec les composantes du texte. C’est ce qui se passe pour le promeneur qui n’utilise que des
cartes à très basse échelle et qui doit repérer un objectif éloigné de l’autre côté d’une montagne ou d’une vallée : il
perd son sens de l’orientation parce qu’il doit cesser de s’appuyer sur des détails de la topographie. Des observations
sur la posture du lecteur rendent également compte de cette attitude : la distance entre les yeux et le livre est grande
chez un lecteur expert, faible chez un lecteur en difficulté.
Franck Smith dans « Comment les enfants apprennent à lire » (Retz, 1980) résumait ainsi le constat : « Un bon lecteur
sait que lire consiste à identifier du sens, et non à identifier les sons ou les mots un par un ». La vitesse de lecture est
donc prépondérante pour permettre à la mémoire de jouer son rôle. Plus la vitesse est lente plus la mémoire
s’encombre de données mineures (formes des mots, réflexions incidentes et parasites, conscience de sa fatigue, besoin
de trouver du secours). En conséquence ne sont pas mis en valeur les éléments essentiels sur lesquels s’élabore
l’identification du sens global.
L’importance des facteurs de lisibilité
De nombreux facteurs influent sur la lisibilité. Ils ont fait l’objet de travaux, de François Richaudeau en particulier
(Recherches actuelles sur la lisibilité, Retz 1984). Cela concerne autant des aspects matériels touchant à l’espace de la
page ou la typographie, qu’à des aspects strictement linguistiques.
Peu déterminants pour des lecteurs experts, ces facteurs de lisibilité jouent un rôle essentiel pour le lecteur débutant
ou en difficulté. Le contraste entre les caractères foncés et un fond clair est l’un d’eux. La plupart des cellules de la
rétine sont insensibles aux à-aplats de couleurs mais réagissent aux contrastes Spontanément on a évolué vers le
choix du noir et blanc. Les manuscrits médiévaux musicaux utilisaient largement le rouge (comme dans les
antiphonaires et les psautiers) ; ils ont progressivement choisi le passage au noir et blanc, s’alignant sur la typographie
de texte.
Nous avons rappelé le rôle de la mémoire dans l’acte de lire, et particulièrement dans l’acquisition de la fluidité de
lecture. Elle peut être aidée ou handicapée par une typographie trop dense, des lettres trop petites, une proportion
d’espaces insuffisante décourage le lecteur insuffisant. En revanche, des caractères trop gros, un morcellement de
l’information retardent le lecteur expert dans la marche de son information, car il a besoin d’avoir une vue globale sur
l’information pour la mémoriser par ensembles ou regroupements.
Jean Foucambert dans les années 80 avait coutume de dire qu’un texte n’est accessible que si on maîtrise au moins
80% de ses données. Cela va au delà de la connaissance des mots employés. Même si la chose est difficilement
mesurable, elle se vérifie très concrètement. Qui parmi nous n’a jamais été mis en difficulté par des documents
émanant de l’administration, des compagnies d’assurance, des banques ? Nous en connaissons tous les mots, nous
pensons les comprendre et néanmoins le contenu du texte nous demeure étranger. Il est vrai que chaque structure,
chaque métier utilise son jargon, ses sigles, ses formules –types, emploie les mots les plus usuels dans une acception
qui lui est propre et considère que c’est au citoyen de s’adapter. Les médecins ridiculisés par Molière sont battus, et
de loin !
Presque paradoxalement, on pourrait dire qu’on ne lit bien que ce qu’on connaît déjà. A cela plusieurs raisons : on
s’intéresse à ce sujet ; on connaît les mots qui font référence ; on a l’habitude des tournures de style de ce groupe
humain ; on identifie des types de mise en page et de typographie, on s’y sent à l’aise. En d’autres termes on est
capable de sauter un mot sur deux !
Il ne faut pas non plus négliger l’influence des structures de phrases complexes sur la compréhension immédiate : les
tournures peu usuelles, les archaïsmes, les mots étrangers, les: formes verbales rares, l’inversion du sujet, les effets
de style, anaphores, métonymies, etc.
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Lecture et oralité
Avec le développement de l’instruction, avec la progression exponentielle des écrits disponibles, on constate que,
dans son usage, l’écrit s’est éloigné de l’oralité. Les écrits étant destinés à être lus à haute voix, on n’avait pas besoin
de séparer les mots, de passer par des signes de ponctuation organisant le déroulement du temps, ainsi que des
intentions précisant le sens. L’oralisation était un outil de clarification du sens.
Nous ne l’avons pas totalement abandonnée : les enfants la pratiquent lors de leur apprentissage. Lorsqu’ils lisent
avec les yeux nous voyons beaucoup d’entre eux bouger inconsciemment les lèvres. De même lorsque nous butons
sur un mot inconnu, d’une graphie complexe, nous procédons de même, comme pour mieux analyser et confirmer
l’hypothèse qui nous est venue. Tout se passe comme si la lecture à voix haute installait des circuits nouveaux dans
notre cerveau. La répétition de cette lecture oralisée les rends plus rapides et plus fonctionnels et nous permet de
passer à une étape supérieure. La bonne vieille lecture à haute voix qui se pratiquait en classe était efficace lorsqu’elle
était bien menée, non pour valoriser certains bons élèves, mais pour le profit de tous.
Un apprentissage réussi de la lecture permet donc d’atteindre une vitesse d’identification suffisante pour se
rapprocher de la vitesse d’élocution qui correspond au rythme de compréhension le plus semblable à celui du lecteur.
Au fil des années, le lecteur progresse en efficacité, donc en vitesse, et devient capable de saisir les informations d’un
texte à une vitesse très supérieure à celle de son élocution. Cette « lecture rapide » implique des stratégies de saisie
d’indices et d’abandon de nombreux autres éléments non essentiels à l’élaboration du sens. A partir des indices
choisis spontanément, le lecteur préfigure ce que peut être le contenu de la ligne et vérifie la justesse de cette
hypothèse tout en se saisissant de nouveaux indices. Certains lecteurs se contentent de 3 fixations par ligne, parfois
plus, selon la difficulté du texte. Plus la période rythmant une phrase est proche de celle que le lecteur emploie
naturellement, plus la lecture est aisée. Bien que cela n’ait pas fait l’objet d’études, il serait intéressant de s’interroger
sur le rythme de respiration du lecteur selon qu’il est confronté à un texte court, à un essai ou à un roman. Le langage
populaire est à cet égard imagé : « un récit à couper le souffle », « une histoire haletante », « à perdre haleine ». Le
rythme de respiration imposé par l’auteur participe de l’introduction du temps vécu dans un écrit. Pris par le récit,
certaines personnes passionnées, dans leur lecture muette, sont d’ailleurs presque en apnée.
Le développement des sciences cognitives a eu pour effet de dynamiser la recherche sur le cerveau et ses
mécanismes. Plus qu’autrefois on mesure l’importance des facteurs matériels et le rôle du corps dans l’aventure du
langage. La lecture n’est pas un acte simplement intellectuel. Les techniques de la communication s’appuient
largement sur la connaissance des processus mis en œuvre dans la lecture, dans ses liens avec la mémoire des
perceptions, des émotions.
Les progrès de l’imagerie médicale nous ont apporté des éclairages nouveaux, mais le champ de ce qui reste à
découvrir est immense.
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NUMÉRO 1
décembre 2003
Lire :
tout sauf une évidence
Pour la plupart des adultes comme des jeunes, lire est devenu un acte aussi spontané que le fait de marcher ou de
respirer ; tout texte écrit est « naturellement » lu, perçu comme objet de sens, sans effort particulier. Très tôt, dans
les familles on encourage les enfants à lire ; on leur lit des histoires, on leur achète des livres adaptés à leur âge, on
met sous leurs yeux des « écrits » aux contenus variés afin de répondre à leur curiosité.
Pourtant l’acte de lire qui s’opère aisément chez la plupart des enfants est en fait un acte complexe qui met en cause
de manière complémentaire (et parfois conflictuelles) des facteurs physiologiques, des processus intellectuels, des
attitudes sociales, et des comportements individuels.
Le docteur Wettstein-Badour définissait, en 2000, ainsi la lecture :
« Dans toutes les langues, lire, c’est :
•
réussir à faire comprendre des signes graphiques avec des éléments du langage oral qu’ils représentent,
• donner du sens à ces assemblages à partir de données mises en mémoire et les intégrer dans les ensembles
sémantiques de plus en plus complexes que constituent les mots, les groupes de mots, les phrases et les
textes. »
Quelques idées fausses
On apprend à lire entre 6 et 7 ans ; cet apprentissage est définitif.
Faux : On apprend à lire tout au long de sa vie, cet apprentissage commence avant même la découverte du BABA. Les capacités de lecture s’enrichissent en fait tout au long de la vie. On voit d’ailleurs des personnes qui,
faute d’usage régulier de la lecture, perdent cette compétence, ou du moins ne l’identifient plus que comme une
cause d’efforts insupportables.
Lorsqu’on a appris à lire on peut tout lire.
Faux : Quelque soit l’âge, on peut être en difficulté de lecture face à des contenus qui nous sont étrangers ; on
peut lire des romans, la presse, tous les jours et se montrer incapable de comprendre un contrat juridique, ou
une thèse de chimie ou de linguistique.
Si on sait déchiffrer on sait tout lire.
Faux : Le déchiffrement méthodique de tous les mots ne permet pas une vitesse de lecture suffisante pour
construire du sens.
La lecture est un acte de balayage visuel en continu.
Faux : l’œil se déplace par saccades de point de fixation en point de fixation, selon la capacité du sujet à
mémoriser et selon la perception qu’on a d’un contenu.
La lecture est une saisie régulière d’informations.
Faux : le lecteur construit du sens à partir d’indices de toutes natures, dont les mots qu’il a sous les yeux. Il
combine la construction d’hypothèses sur le sens général du document et la vérification méthodique des indices
déchiffrés. Plus nous connaissons le sujet d’un ouvrage, plus nous sommes habitués à une forme d’écriture, plus
notre lecture est aisée, donc rapide.
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Ce qu’il faut savoir
La lecture est fondamentalement liée au langage.
La lecture n’est pas un acte isolé des autres fonctions du langage. Plus on stimule un enfant pour s’exprimer, plus
on varie le langage dont on use avec lui, plus on l’aide à construire ses schémas de pensée, sa capacité à
maîtriser des catégories, plus on le conduit vers l’écrit comme porteur de sens.
L’écrit n’est pas une transposition de la parole, il est une visualisation de celle-ci.
L’accès à l’écrit est largement lié à la « mémoire de travail » (celle qui permet de se souvenir immédiatement et
pour quelques dizaines de secondes au plus, les éléments dont on a besoin). Pour être utiles ces données doivent
passer dans la mémoire à moyen ou long terme ; elles doivent donc faire l’objet d’une organisation. La lecture ne
déroule pas un contenu, elle ne consiste pas non plus à verser des informations en vrac dans un réceptacle ; la
lecture est un acte intellectuel complexe qui trouve sons sens dans l’attitude du lecteur lui-même, c’est une
construction du sens.
Lire est un acte volontaire
Autant la saisie d’informations ponctuelles (affiches, titres de journaux, notices...) mobilise peu la personne,
autant la lecture longue, celle d’ouvrages par exemple, et quelqu’en soit le contenu, relève d’un choix : l’enfant
qui lit a renoncé à autre chose, à jouer par exemple. Tout choix comporte un renoncement.
Pour lire il faut avoir envie de fréquenter l’écrit et surtout ce qu’il porte.
La moindre appétence des garçons pour la lecture tient en partie au fait que ceux-ci s’expriment beaucoup plus
par leur corps, par le jeu collectif, par des démarches empiriques. Le jeu leur apporte une bonne part de leur
imaginaire ; ils ont donc moins besoin que les petites filles de passer par les textes de fiction. Leur approche de
l’écrit n’est pas tout à fait la même. Le choix de consacrer du temps à l’écrit suppose une finalité sociale
particulière. L’écrit se situe toujours dans un échange, dans une situation de parole légitime. On vient à un livre
parce qu’on a des raisons de le rencontrer : un ami vous en a parlé, le sujet entre dans vos préoccupations, vous
connaissez déjà l’auteur, les illustrations vous font rêver et s’inscrivent dans le langage de votre imaginaire...
Lire et dire : qui est le lecteur ?
La lecture du conteur, c’est avant tout un jeu sur la parole proche, sur la connivence ; c’est une forme de la confidence
partagée. Point n’est besoin d’être comédien. Avant tout c’est mettre des choses en commun, créer les éléments
constitutifs d’un dialogue, avec tout ce qu’il peut comporter de jeu et de complicité. Une lecture ne s’impose que pour
autant qu’elle ait trouvé sa justification dans l’instant où elle se vit. Lire c’est dialoguer, d’une autre façon.
Par nature, lire c’est dire, dire pour soi, pour autrui, pour celui qui a écrit, pour l’histoire qui se met en jeu. L’enfant
sait qu’il y a de la magie dans cet acte de parole. Comment ces mots-là réussissent-ils à donner des images, à
permettre une identification avec un personnage ? Par quel pouvoir nous donnent-ils envie de redire à d’autres cette
même histoire ?
Mais pour que la magie opère il faut veiller à ce que le langage soit entouré d’attentions, qu’on ne le limite pas à un
rôle utilitaire ou à l’invective. Les mots peuvent nous surprendre sans cesse pour peu qu’on les aime. Le conteur est
d’abord celui qui aime, ses auditeurs, le texte, le plaisir de dire et de redire.
Pour l’enfant plus encore que pour l’adulte, la lecture est une machine à fabriquer du sens ; c’est un outil de
révélation du monde.
Parfois, à propos de l’exécution d’œuvres musicales, on dit que les artistes donnent l’impression d’inventer cette
musique, alors même qu’ils ne font que l’exécuter. S’agissant de l’écoute de contes, c’est la même chose. L’auditeur
se représente ce qui est énoncé avec sa propre expérience (à sa façon il l’invente) ; il enrichit sa mémoire langagière
en l’organisant ; il s’approprie un « discours », donc le ré-écrit implicitement.
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Mai 2006
Methodes de lecture,
Les habits neufs d’une vieille
polémique
Le ministre de l’Education Nationale a récemment relancé le débat sur les méthodes de lecture dans une
perspective médiatique en faisant référence à des travaux sur l’illettrisme, qui ne concernaient pas directement,
selon leurs auteurs, le problème des mauvais lecteurs. Il y a en France des spécialistes reconnus comme Liliane
Sprenger-Charolles qui ont clarifié le débat par des études précises et que les médias n’ont pas consultés. Merci
donc à la revue Sciences Humaines d’avoir apporté la lumière nécessaire dans son numéro d’avril 2006 ; je vous
recommande donc tout particulièrement l’excellente synthèse de cet auteur qui fait le point sur la nature et
l’impact des méthodes de lecture. En voici l’essentiel.
Cet article rappelle que
La lecture est une activité complexe qui est destinée à générer du sens par identification non de lettres mais
d’ensembles dont la reconnaissance implique la vérification instantanée par comparaison avec ce qui est connu, en
termes de sons, de mots compris, de formes vues « graphiées », ainsi qu’avec un lexique (identité de ce qui est lu et de
ce qui est compris). Tout lecteur débutant ou confirmé, doit coordonner deux activités : le traitement du code et la
gestion de la compréhension. Il ne faut pas confondre décodage et lecture. Le décodage passe par deux champs de
compétence qui s’adressent à la conscience phonémique et au code orthographique.
La conscience phonémique permet de transformer un mot parlé en combinaison de graphèmes. Elle associe les
consonnes aux voyelles comme faisant partie d’un tout. De plus il ne faut pas oublier que nos 26 lettres sont loin de
couvrir la totalité des sons présents dans notre langue, et ce sans tenir compte des variations régionales ou
dialectales. Nos cinq voyelles contribuent à faire entendre 22 vocalismes ordinaires, sans compter les combinaisons
liées à la semi-voyelle « yod » qu’on trouve sous les formes « i/y/-ill- ».
De plus les graphèmes sont beaucoup plus nombreux que les sons entendus : (o, au, eau ; ph-f ; etc...). Il en va de
même des lettres qui ne sont pas prononcées et n’apportent qu’un élément grammatical ou syntaxique (jouait –
jouaient ; jouet – jouets ; vœu – vœux, etc...). La connaissance de ces éléments qui renvoient au sens et à la conscience
d’une organisation grammaticale dépasse de loin le principe naïf du B-A B-A qui renvoie à une compétence moins
mécanique faisant intervenir la référence à un répertoire de mots identifiés visuellement, auditivement et
sémantiquement.
Le verdict sur les méthodes
Les méthodes ont une incidence forte sur le décodage, mais beaucoup plus faible sur la compréhension. Logiquement,
la langue parlée à la maison et les compétences linguistiques des enfants (vocabulaire, capacités syntaxiques) ont une
incidence visible sur la compréhension en lecture (comme sur la compréhension orale), mais faible sur le décodage.
De l’ensemble des études menées dans divers pays (francophones, anglophones, hispanophones), il ressort que les
méthodes qui enseignent régulièrement les correspondances entre graphèmes et phonèmes (c’est plus complexe que
la notion de méthode syllabique) sont plus efficaces que toutes les autres (méthodes idéo-visuelles excluant le
décodage). C’est vrai si cet enseignement débute précocement, et particulièrement pour les enfants présentant une
probabilité de difficultés de lecture.
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Le « lecteur-expert » a recours à des procédures d’identification des mots très rapides et indépendantes du contexte,
ayant accès non seulement à l’image visuelle des mots écrits mais à leur forme sonore. C’est d’autant plus facile que la
langue n’a pas « d’opacité orthographique », ce qui est le cas de l’espagnol ou de l’italien qui écartent les lettres non
prononcées. Preuve de cette difficulté : les petits français accèdent aussi bien que les petits espagnols à la
correspondance graphème – phonème, mais réussissent moins bien dans la correspondance phonème – graphème
(l’écriture).
Ce qui s’impose
Contrairement à ce qui se dit, personne n’enseigne plus depuis bien longtemps la méthode globale ou idéovisuelle
telle que la préconisait Jean Foucambert ; centrée sur la lecture en tant que telle, elle négligeait le décodage. Rares
sont les maîtres qui l’ont adoptée intégralement. Quand on parlait de méthode semi-globale c’était pour dire que les
deux champs (décodage et lecture) faisaient l’objet d’approches différentes mais que le décodage découlait de la
« lecture » d’un petit stock de mots et de phrases simples.
Ce dont on est certain
Le langage oral a une importance essentielle à la maternelle et on doit développer très tôt la conscience phonémique
(écoute, articulation du langage, segmentation éventuelle, pratique des structures sémantiques et syntaxiques...).
En CP on doit consacrer tous les jours du temps à développer la correspondance grapho-phonémique, tout en
maintenant la vigilance sur la conscience phonémique. A cet âge le décodage mobilise beaucoup d’énergie chez
l’enfant, l’empêchant souvent d’accéder au sens, en imaginant les situations ou les événements. La tâche à accomplir
prend le pas sur le sens de l’acte. Dans tous les cas l’accès au sens est lié au volume de la difficulté. Jean n’avait pas
tort lorsqu’il disait qu’on n’accède pas au sens d’un texte dont on ne maîtrise pas au minimum 80% des mots. La
plupart des lecteurs adultes calent dès que la part d’inconnu atteint 5% (mots dont on ignore le sens, formulations non
usuelles, concepts trop abstraits, références et exemples hors de l’expérience du lecteur).
Peut-on bien lire sans bien décoder ?
La facilitation contextuelle n’est pas aussi efficace que ce qu’on pourrait penser.
Les bons lecteurs qui maîtrisent la reconnaissance des mots, et identifient le contexte de sens, s’appuient sur le
contexte pour comprendre les mots rares.
En revanche les lecteurs faibles, sont plus lents et commettent plus d’erreurs dans le traitement de l’information.
Leurs hypothèses de sens sont plus aléatoires parce que la vérification de l’hypothèse est moins aisée, donc moins
systématique. Plus le recours au contexte est fréquent dans la lecture d’un texte plus il amène d’erreurs de
compréhension, plus il consomme d’énergie indisponible pour la reconnaissance des codes et l’identification des
mots.
La lecture est d’autant plus aisée que l’enfant a pu se construire une attitude sereine par rapport au langage, un
bagage verbal et syntaxique, une aisance phonémique, un lexique de mots vus et simultanément compris. La méthode
de lecture est un maillon dans cette chaîne qu’est l’accès au langage dont l’écrit n’est qu’un aspect ; vital par la force
des choses.
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NUMÉRO 5
juin 2005
Dire et lire
A chaque fois qu’ils prennent en charge leurs bambins, nos bénévoles de Lire et faire lire se demandent s’ils vont, ce
jour-là, être plus diseurs que lecteurs ou l’inverse, et surtout si l’une des deux options est meilleure que l’autre.
Essayons de compliquer le débat pour l’éclairer un peu.
Ce que nous ne sommes pas
Nous ne sommes pas des conteurs qui possèdent en eux un fonds d’histoire maintes fois répétées devant des publics
différents et en font spectacle. Ces contes relèvent d’une tradition orale généralement ancrée dans une région et dont
les archétypes s’enrichissent de l’esprit de chaque terroir ou de chaque conteur. Sur ce sujet on ne saurait trop vous
conseiller la lecture ou la relecture du “ Quêteur de mémoire ” de Pierre Jakez Hélias (col. Terre humaine-pocket).
Ouvrage magnifique qui prolonge le “ Cheval d’orgueil ” et va au-delà des souvenirs d’enfance ou d’une littérature
régionaliste. Ce conteur-là, cette conteuse-là qu’il nous évoque est l’artiste des veillées, c’est un être de spectacle qui
met en forme avec son regard et son langage un patrimoine commun. Il n’a pas besoin du livre, et surtout ne le
montre pas à ses auditeurs.
Nous ne sommes pas ce comédien qui donne des récitals de poésie ou des spectacles sur tel ou tel auteur. Nous
pensons à ces immenses artistes que sont ou ont été J-M Tennberg, G. Chamarrat, L Seigner, P. Lucchini, J-L.
Trintignant, P Arditi, J. Sereys, etc... Ces spectacles sont en fait très élaborés et transforment une matière de pure
littérature en objet scénique.
Nous ne sommes pas des marionnettistes qui vont faire vivre des objets devenus personnages d’une scène plus ou
moins improvisée.
Nous ne sommes pas des lecteurs centrés sur nous-mêmes, n’ayant d’autre but que de faire partager nos propres
goûts pour les livres et certains textes. Notre auditoire est bienveillant et ouvert à la découverte ; pour autant il sait
aussi se lasser d’une nouveauté qui ne lui parlerait pas. Notre fidélité au texte s’inscrit dans les limites du réalisme.
Nous ne sommes pas non plus des montreurs d’images qui s’enchaîneraient comme les plans d’un dessin animé.
Lorsque nous apportons des images d’un album, c’est pour faciliter l’imaginaire.
Et pourtant nous sommes amenés à jouer de tous ces registres.
Qui sommes-nous donc ?
Reprenons nos objectifs (sans ordre de priorité):
Favoriser les capacités d’écoute
Développer l’imaginaire
Faire aimer les textes
Faire aimer les livres
Développer le lien intergénérationnel.
Nous n’avons pas à faire le choix d’être conteur-diseur ou lecteur. Le lecteur n’a pas les yeux collés sur son livre ; il
connaît bien l’histoire qu’il présente, il sait fabriquer des raccourcis lorsque cela s’impose ; il sait aussi faire les pauses
où on rassemble ses bagages. Il a repéré dans le texte toutes ces phrases magiques, toutes ces charnières qui vont
faire que l’enfant se souviendra de ce qu’il a entendu. Si l’enfant a découvert que le livre est une sorte de coffre plein
de jouets il saura y revenir pour y trouver ou retrouver ce qui lui est nécessaire.
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Le conteur ne doit pas tuer le livre. Développer l’importance du verbe ne recrée pas une société de tradition orale.
Consacrer la beauté du verbe, du texte, de l’imaginaire renvoie au livre comme relais de la parole vivante.
Naturellement tous les outils sont bienvenus, au gré des circonstances, des publics, des textes ; on aurait grand tort de
s’en priver.
En revanche, ce moment de proximité autour d’une histoire n’installe pas une situation de spectacle dont on sait
qu’elle génère une surenchère des effets.
J’ai parlé de Pierre Jakez Helias ; l’hommage ne vaudrait rien sans ses propres mots.
Extraits du Quêteur de mémoire (p 213 et suivantes).
... On ne répétera jamais assez que la différence essentielle entre le conteur et l’écrivain est que l’un parle et l’autre écrit.
Le mot conte a pris de telles connotations qu’on l’applique en priorité aux contes de fées à l’usage des enfants dans les premières
années d’école. Or, je puis témoigner que ces sortes de contes ne figuraient que pour une toute petite part dans le répertoire des
conteurs de mon enfance et de mon adolescence, répertoire qui s’adressait généralement à tous les âges....
J’ai ramené de l’école à mes grands-pères les contes que l’on dit de Perrault et dont ils n’avaient jamais eu nouvelle. Ils les ont
d’ailleurs fortement appréciés, y retrouvant de fortes ressemblances avec les leurs. De même pour les fables de La Fontaine que le
sabotier refaisait à sa manière. Les contes de Perrault étaient “ scolarisés depuis longtemps, depuis que le XVIIème siècle
raisonnable et qui se croyait cartésien les avait relégués dans l’enfance comme indignes des adultes. L’enfance ne cesse pas de
s’en régaler, à juste titre d’ailleurs, mais au détriment des autres, innombrables et peut-être mieux adaptés à nos conditions
actuelles. Ce Perrault a vraiment gagné le gros lot à la loterie pédago-philosophique.....
Ils (ces textes) ont été récupérés par l’enseignement pour servir dans des conditions qui n’étaient pas les leurs à l’origine. Que cette
origine soit populaire, c’est plus que vraisemblable. Les manants ont toujours rêvé, rêvent toujours de rois et de reines, de belles
princesses et de preux chevaliers, de stars et de vedettes, de mannequins et d’hôtesses de l’air. C’est très bien. Il n’empêche que
ces créatures imaginaires rejettent dans l’ombre d’autres personnages, titrés seulement d’un sobriquet, engagés dans des aventures
beaucoup plus merveilleuses, et qui sentaient néanmoins l’homme à la bêche ou la fileuse au rouet.
Les contes de Perrault, quoiqu’on puisse dire, marquent une main mise sournoise des mondains sur le peuple... Il y avait beau
temps que les nobles et les lettrés s’étaient essayés à faire de contes à leur mesure. Sinon de les dire, du moins de les écrire à leur
manière. L’écriture de la parole n’est –elle pas une tentation constante de l’humanité ! Et quand c’est écrit, on peut se passer de
parler....
... Le caractère instable du récit conté –ou même chanté- passant d’une bouche à l’autre, d’une oreille à l’autre, fait qu’il n’y a pas
d’authenticité possible, d’autant plus que l’invention personnelle du conteur inspiré s’exerçait sur la matière qu’il avait à
transmettre.... Sans compter qu’étant illettré, le conteur, est-il besoin de le dire, se faisait son répertoire sans prendre de notes, non
plus que ses auditeurs. Ceux-ci se retrouvaient dans certaines phrases qui leurs servaient de signaux, de balises, d’amers, de
remises dans la bonne route quand ils se sentaient un peu perdus.
Ces quelques extraits nous disent à quel point celui qui accepte d’être le “ diseur ” devient passeur de parole. Même si
nous nous appuyons sur le livre et son écriture ; le passage au sonore transforme le verbe, l’amplifie, donne à la
parole une capacité d’incantation, donc d’enchantement.
C’est pourquoi il est si important que nos jeunes auditeurs retiennent des formules qui reviennent dans le récit,
sachent aussi redire l’histoire entendue, mémorisent son titre, comme ceux des autres histoires, et que le nouveau
récit n’enterre pas les précédents. Même si l’écrivain a oublié de déposer ces balises dont parle P. J. Hélias, il faut que
nous les fabriquions nous-mêmes, quittes à recourir à des formules initiales ou finales, qui sont comme la signature du
conteur. (Ceci se passait en un temps où les poules avaient des dents, au temps où le diable était un petit garçon, au
temps où le plus vieux chêne de Bretagne n’était pas encore un gland, s’ils ne sont pas morts ils sont encore vivants...).
Hors même des traditions régionales citées par Pierre Jakez Hélias, même devenus citadins, nous avons gardé au cœur
de notre mémoire, la somme enfouie de tous les proverbes, des formules sur le temps qu’il fait, des mots qui
accompagnent les superstitions, qui ne demande qu’à être réveillée. etc. La magie, c’est quand le silence devient un
personnage !
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NUMÉRO 2
avril 2004
Le conte, les contes
Une pratique ancienne, un mot récent.
L’évidence apparente du verbe conter nous empêche de réfléchir sur tous les mots proches par le sens qui désignent
les mêmes choses. Aussi, grâce à la complicité du dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey, nous vous
rappellerons quelques données lexicales qui éclairent bien la dimension historique de notre réflexion.
Mythe : du grec muthos suite de paroles qui ont un sens, dont le sens importe, d’où discours, propos (epos : désigne le
mot, la parole). Muthos tend à se spécialiser au sens de « fiction, mythe, sujet d’une fiction ». L’origine de ce mot est
très obscure, peut-être en rapport avec mutus, muet, puis mot.
Légende : apparaît en 1190 en français avec le sens de « vie de saint ». Ce mot est issu du latin legenda, ce qui doit
être lu. Les légendes sont pour l’essentiel des récits hagiographiques édifiants.
ème
Fable : du latin fabula (récit, propos, d’où récit mythologique, conte allégorie). Fable apparaît au milieu du 12 siècle
au sens de récit imaginaire, d’histoire, d’allégation mensongère.
Ce mot vient du verbe *fari : dire, mais qu’on retrouve dans fatum (destin, ce que les dieux ont dit). La même racine
latine a également donné fée, fada, fabuleux, affabuler, etc. En espagnol cela a donné hablar, et hableur par emprunt
en français. Ce mot renvoie à une racine indo-européenne extrêmement importante bha (parler cérémonieusement)
qu’on retrouve dans le grec phémi (en français dans aphasie), en russe dans abavati (conjurer, charmer), dans le mot
français ban issu du francique et dans des formes composées telles que : bannir, banlieue, banal, forban et abandon.
Point commun à tous ces mots : l’idée d’une parole d’importance, qui fait référence à une autorité, humaine ou
divine.
Conte, conter : même mot que compter ; de computare, calculer attesté dans les textes médiévaux au sens de narrer,
relater (906). Le lien entre les deux mots est énumérer, dresser la liste de. Après une longue période de flottement les
ème
deux sens se distinguent au 17 siècle:
1- compter (graphie avec un p rappelant sa racine latine, computare)
ème
2- narrer, relater en énumérant des faits, sens spécifique dès la fin du 16
siècle. Le sens de « dire une histoire
imaginaire pour divertir » apparaît chez La Fontaine en 1671.
Histoire : du grec historia (recherche, enquête, récit) en passant par le latin (récit d’événements historiques, récit
fabuleux, sornettes). Ce mot renvoie à la racine *weid qui a donné videre en latin (voir), véda en sanskrit, et eidénai en
grec (savoir).
Spécificité du conte
Raconter une histoire est un art fort ancien ; c’est un genre lié à la transmission orale et nous en avons des traces dès
ème
le 3 millénaire avant J.C. (Légende de Gilgamesh). La transmission orale avec sa réitération a installé les constantes
qui transforment un récit spontané en mythe ou en légende. Le conte n’est donc jamais la simple transcription d’un
patrimoine commun ; il transforme ce fonds commun, qui à son tour va modifier ce récit. Le conte fige les états
successifs de l’interaction narrative d’une communauté humaine. Il fabrique un imaginaire collectif par nature
évolutif.
L’étude de la mythologie ancienne le démontre largement : les poètes et les dramaturges grecs n’ont cessé de donner
leur version des mythes au point qu’un dictionnaire de la mythologie ne peut qu’enregistrer les avatars multiples d’un
récit, et les mésaventures d’un dieu ou d’un héros, mourant ici, survivant là. Notre sentiment qu’il existe une sorte
d’état fixé de la mythologie est pour l’essentiel lié aux dernières oeuvres latines en ce domaine et tout
particulièrement aux Métamorphoses d’Ovide. On pourrait en dire autant des vies de saints, que la « Légende
dorée », malgré son succès n’a jamais fixées
Mais ce qui distingue le conte du mythe, c’est que ce dernier tente de donner une explication du monde et se donne
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pour parole vraie et fondatrice. Le mythe est affirmation d’une vérité qui dépasse les hommes et ne s’inscrit pas dans
le temps réel, et plus rarement encore dans un espace réel. Là où le mythe n’est plus objet de croyance, il n’est pas
toujours facile de les distinguer.
Si le conte tend d’abord à amuser, il est d’abord un genre reposant sur la fiction où la parole a force de réel. Les
contes populaires tels que nous les connaissons doivent en général beaucoup à celui qui les a retranscrits, Grimm par
exemple (Homère également). Ces contes peuvent être traversés par des légendes se rapportant à des rois, des héros,
des saints, etc. Ils peuvent ainsi se rattacher plus ou moins à des cycles, tels le cycle arthurien.
Les types de contes
ème
Dès le début du 20 siècle, le grand folkloriste finlandais Antti AARNE (1867-1925) a entrepris de classer les 26.000
contes archivés dans la bibliothèque de la société des Lettres Finnoise ; pour ce faire il a défini des types de contes et
non plus leurs innombrables variantes. Ce travail fut complété par d’autres chercheurs scandinaves et surtout par
l’américain Stith Thompson. C’est ainsi que le nombre de 500 archétypes passa à 2 499 regroupés en grandes divisions
selon des types dominants.
1.
les contes d’animaux (comme le roman de Renart) opposant souvent rusés et dupes. On les trouve sur
tous les continents. Les fables d’Esope en sont un bel exemple.
2.
les contes proprement dits, en majorité des contes merveilleux et religieux. Le surnaturel, l’inexplicable y
joue un rôle. Des personnages secourables (adjuvants) aident les héros de l’histoire à triompher de leurs
épreuves : animaux magiques, fées, lutins, sorciers, vieilles femmes. Harry Potter et le Seigneur des
anneaux sont dans cette veine. Dans sa quête, le héros est amené à passer dans un monde inversé par
rapport à celui des humains (monde des morts ou des puissances surnaturelles) ; les récits médiévaux du
cycle arthurien, « La flûte enchantée » de Mozart-Schikaneder sont bâtis sur ce ressort.
3.
les facéties et anecdotes, contes volontiers paillards et scatologiques où on se moque de sots. Chaque
culture a sa cible, son « béotien », individu ou communauté (histoires juives, belges....). Les fabliaux du
Moyen Age entrent dans cette tradition avec pour cibles aussi les femmes et les curés.
4.
les contes à formules (essentiellement les chaînes et les randonnées) où on répète à chaque épisode avec
des formules constantes ce qui s’est passé dans les épisodes précédents ; dans cette catégorie sont aussi
les contes à énigme.
5.
les contes inclassables : on y trouvera les contes de mensonges, les contes étiologiques expliquant des
particularités des plantes ou des animaux.
Chacune de ces catégories peut se subdiviser en plusieurs groupes. Les motifs principaux sont également repérés par
une lettre :
A-motifs mythologiques, B-animaux, C-tabou, D-magie, E-mort , F-merveilles, G-ogres, H-épreuves, J-sage et fou,
K-tromperies, L-retournement de sort, M-engagement de l’avenir, N-hasard et destin, P-société, Q-récompenses et
punitions, R-captifs et fugitifs, S-cruauté anormale, T-sexualité, U-nature de la vie, V-religion, W-traits de caractères,
X-humour, Z-divers.
Grâce à ce système, de nombreux pays, et pas seulement en Europe, ont entrepris de cataloguer leurs contes et d’en
faire un atlas. En France ce catalogue raisonné a été établi par Paul Delarue et continué par Marie-Louise Tenèze entre
1957 et 1977.
L’universalité du conte
Nombreux sont les thèmes de contes qu’on retrouve dans des univers culturels très éloignés ; ainsi une des versions
les plus anciennes de Cendrillon se trouve en Chine et fait la trame d’un roman japonais du 10ème siècle dans la
tradition chinoise. Les récits ont de tous temps été colportés par les voyageurs, les pèlerins, les marins et les
commerçants. Les peuples n’ont pas manqué de retrouver des similitudes structurelles et les histoires se sont
influencées réciproquement.
De même, on constate l’importance des Contes des Mille et une Nuits en Afrique Noire, sous l’influence des
marchands arabes. Le trafic d’esclaves a aussi favorisé cette dissémination des contes, contes africains en Amérique,
contes français en Afrique, par exemple. Naturellement ces contes se trouvent progressivement « acclimatés » par
diverses transformations de lieux de fonctions, de personnages.
Depuis les frères Grimm, on a tenté de trouver une matrice commune aux contes. Les travaux sur le « berceau » indoeuropéen des langues, particulièrement ceux de Georges Dumézil ont confirmé, sinon démontré, des parentés entre
les structures narratives.
Pour autant, pas plus que pour les langues, on ne peut imaginer qu’il y ait un fond premier d’où tout aurait découlé. La
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parenté entre un conte irlandais et un conte sanskrit ne démontre aucune filiation ; elle démontre éventuellement des
parentés dans les fonctions sociales (cf. Dumézil : Le langage des institutions européennes). Des situations proches et
des finalités proches assignées au récit de fiction peuvent éventuellement conduire à des formes semblables de récit.
Le rôle du conte
Fonction pédagogique
L’identité des peuples s’appuie sur des récits, qui fondent leur culture commune. A ce titre le conte transmet
des valeurs communes, une représentation commune du monde. Les contes « étiologiques » expliquent
pourquoi tel oiseau chante la nuit ou a des couleurs éclatantes, pourquoi l’hippopotame a la peau épaisse,
pourquoi les champignons ont l’air de ne pousser que la nuit, pourquoi la montagne est fendue comme par
un coup d’épée, pourquoi le tonnerre gronde quand les enfants s’énervent...
Dans certaines sociétés africaines, on passe par le conte ou la devinette avant de transmettre des
connaissances. A sa façon le conte offre une démarche ludique pour approcher des savoirs. Sa force est de
s’appuyer non sur le divertissement ou la rivalité du jeu, mais sur tous les niveaux de la fonction verbale qui
vont développer des concepts et favoriser la mémorisation.
Le conte transmet également une conception morale où le méchant est puni, où l’astucieux prend le pas sur
le balourd, où le vieux roi, faible et manipulé, est remplacé par le jeune prince audacieux et attentif ; il
raconte aussi comment on peut voler des voleurs (Ali-Baba), rétablir la justice par un désordre temporaire
(Robin des bois), comment on peut tromper même le diable ou la mort, et même comment on peut ramener
le Destin dans l’ordre qu’il n’aurait jamais du oublier (Le petit soldat de plomb).
Fonction psychologique
Le conte, grâce à un jeu d’images symboliques dont le système est propre à chaque culture, pose les
problèmes inconscients auxquels sont confrontés les individus, entre eux, au sein de la famille, entre
générations, entre sexes, entre groupes concurrents.
Par sa réduction formelle, par le jeu des formules qui se répètent, par ses stéréotypes, le conte permet de
poser sans les nommer des problèmes touchant au meurtre symbolique du père, des frères ou de soeurs
(Oedipe ou Cendrillon), à l’inceste (Peau d’âne), ....
En donnant une forme « dramatique » (au sens étymologique du mot) à ces fantasmes, les contes contribuent
à former la personnalité en mettant des mots sur des réalités mais sans les nommer comme telles. Dans nos
sociétés déritualisées, le conte joue à son insu une place initiatique.
La fonction intégratrice
Dans la plupart des sociétés non européennes, les rituels initiatiques tiennent une grande place. Ils ont pour
but de faire passer le jeune du monde de l’enfance à celui de l’adulte. Ces rituels consistent en des épreuves
que doit subir avec succès et courage l’adolescent. A son retour l’initié a le droit de raconter ses exploits,
généralement de les embellir, d’exhiber ses blessures. Ce passage lui confère des droits à la parole mythique,
celle des adultes.
Dans un grand nombre de cas, les contes exposent leur héros à des risques mortels excédant la dimension
humaine. L’un des cas de figure le plus courant consiste à lancer un tandem de héros dans les épreuves ; l’un
réussit témoignant de fermeté, de vertu, de fair-play ; l’autre échoue ayant fait preuve de vaillance mais
manquant de réflexion et se laissant tenter par des artifices déloyaux, et mourant parfois. Le cinéma recourt
presque systématiquement à ce schéma. Beaucoup y voient la survivance inconsciente de rituels initiatiques
oubliés en Europe. Si ce schéma est assez explicite concernant les garçons, il l’est un peu moins pour les filles.
Néanmoins on voit que les épreuves subies par les jeunes filles sont chargées de multiples symboles
traduisant le passage à la puberté (la goutte de sang dans Blanche Neige) ou à la nubilité et la fécondité. Le
conte parle à l’enfant, il parle aussi à sa place, et le rêve de la princesse est loin de regarder vers l’enfance.
Conclusion
Le conte a une apparence anodine ; il semble réservé à l’enfance, sans plus d’enjeux que le jeu. Par les réalités qu’il
met en œuvre, il a un pouvoir fort, parce que la parole en est le moteur. L’enfance est le temps de la fiction devenue
réalité, ou presque. Entrer dans un conte c’est accepter une règle du jeu, celle du « on dirait que je..., que tu... ».
La « Psychanalyse des contes de fées » de Bettelheim a bien montré la dimension spécifique du conte, celle de
révélation de l’indicible, de substitut de l’initiation. Le conte renvoie à des réalités d’adultes en les rendant accessibles
à l’enfant par le biais de la fiction, vécue intensément parce que l’on est dans l’âge de l’enfance, avec distance par
l’adulte parce qu’il sait que la fiction n’est pas le réel mais qu’il a plus de raisons de s’en méfier. Ce paradoxe ne
manque pas de nous interpeller.
Le conte est décidément un acte magique puisque la parole se fait réalité par sa seule puissance.
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NUMÉRO 3
octobre 2004
Bons contes
et faussaires
Où l’auteur se cache-t-il ?
Beaucoup d’entre nous se souviennent de nos journaux d’enfants où on trouvait rébus, charades, devinettes, ou
personnages cachés dont les traits ne se découvraient qu’après avoir colorié des cases codées, sans parler de ces
autres dessins où il fallait trouver le chasseur ou le loup dissimulé dans les lignes du décor.
D’une certaine façon, le récit de fiction ressemble à ces dessins et nous ne savons trop où se cache l’auteur et surtout
ce qu’il nous dit vraiment.
L’écrivain est-il maître de l’univers qu’il crée ?
Le propre du récit narratif est de définir des conventions qui le rendent possible. Néanmoins, l’erreur serait de penser
que l’auteur est maître du jeu et surtout maître de l’univers qu’il a installé, sinon créé. La notion de fiction et son jeu
étrange par rapport au réel peuvent s’éclairer par des exemples inattendus et finalement proches.
1. Ouvrant la rencontre interrégionale de Lire et faire lire en janvier 2004, André Ledran, maire d’Ouistreham, qui
nous accueillait en sa commune ; ouvrant notre session, il nous avait parlé des lectures de son enfance : parmi
les quelques titres qu’il possédait il y avait un ouvrage de trappeur (Croc-blanc ou L’appel de la forêt) ; l’épisode
où le trappeur se trouve confronté aux loups, dans l’impossibilité d’allumer son feu, avait plongé l’enfant qu’il
était dans la perplexité car il ne comprenait pas que l’auteur n’aille pas lui-même secourir son personnage.
2. Chacun connaît “ Le magnifique ”, film de Philippe de Broca, où J-P. Belmondo romancier se voit vivre les
aventures de son héros, Bob Sinclar, au fur et à mesure qu’il es écrit ; mais il doit sans cesse modifier l’issue de
chaque épisode lorsque la vie réelle bouscule son récit. Le héros échappe à son auteur, et comme dans nos
rêves il perd la maîtrise des événements ; quand le bonheur est là tout proche, il est confronté à des bandes de
tueurs qui l’éloignent de la bien-aimée, dont le visage est inévitablement celui de sa jolie voisine.
3. L’émission Strip-Tease a rendu célèbre un personnage étonnant, Jean-Claude L. qui a entrepris depuis plusieurs
années de construire une soucoupe volante, sorte de cône en bois, dont il est certain qu’elle décollera de son
jardin pour le mener jusqu’au triangle des Bermudes. Moins qu’un rêve naïf, c’est la foi dans sa fiction qui est
touchante chez cet homme. Il sait d’ailleurs expliquer que l’essentiel est d’entretenir son rêve, et si (par
malheur) le projet réussissait, l’aventure serait achevée.
A priori rien de commun entre ces trois expériences, si ce n’est qu’elles posent la question de la fiction et sa
dimension de jeu. Poser le principe de la fiction c’est interroger une convention partagée. Le créateur est un peu
comme l’inventeur d’un jeu qui ne peut se dérouler que si les joueurs acceptent le principe même du jeu. Plus
qu’aucune autre fiction le conte s’appuie sur cette connivence. Si on ne croit pas que les fées existent, les
personnages sont condamnés à la médiocrité de leur avenir. De même, si on ne croit pas que le vraisemblable peut
s’imposer comme un réel possible, Emma Bovary ou le jeune Raskolnikov redeviennent de misérables acteurs de
faits divers.
La fiction ne serait-elle qu’un art du mensonge ?
Ces trois exemples sont de formidables outils d’analyse du processus fictionnel et de ses artifices. Le rêve de JeanClaude L, qui peaufine depuis des années dans sa Saintonge une soucoupe volante et y vit comme un enfant dans sa
cabane perchée dans un arbre, peut faire sourire. Lorsqu’il commente la forme particulière de son vaisseau spatial :
“Je suis le seul homme au monde à dormir dans un sein de femme ”, l’auteur sourit de son rêve, et le visiteur ou le
téléspectateur sourient de voir rêver Jean Claude ; mais en fin de compte ce rêve existe en lui-même et
indépendamment de nous. L’homme le façonne, mais il est aussi façonné par sa fiction. La soucoupe de Jean-Claude
existe définitivement comme le palais du facteur Cheval ; et la clé de ce monde c’est Jean Claude qui la donne : “ Ce
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qui compte c’est non le voyage, mais l’idée qu’on va partir ! ”. Le choix conscient de se mentir à soi-même pour
fabriquer de la fiction est-il mensonge, ou démarche créative ? Le récit devient agence de voyage...
Le film de de Broca pose non la question du rêve mais celle de la forme et de l’écriture. De même que le mensonge
échappe à ses auteurs, le récit fait vivre des êtres et crée des circonstances qui vont entraîner des conséquences
inéluctables. L’auteur est confronté à un attelage qui lui échappe et veut entraîner sa voiture hors de ses choix. Pour
le lecteur et l’auditeur, à leur tour, se créent des faits, s’incarnent des êtres qui vont vivre par eux-mêmes par la
représentation qu’ils s’en font. Le film étant une construction en abyme, l’auteur devient aussi un personnage qui joue
un rôle face à l’écrivain qui peine sur sa machine à écrire. Il se regarde en train d’écrire et regarde cet autre en train de
vivre les aventures de ses personnages par procuration. Qui écrit quoi ? Qui vit quoi ?
Quant à la question que se posait le jeune André Ledran découvrant, enfant, le bonheur de la lecture, elle interroge
l’existence des faits du récit. Non seulement partout où se lit le livre, un trappeur est confronté au danger des loups,
mais encore chaque fois, le récit se déroule dans la solitude du personnage et dans l’égoïsme de son créateur le
laissant avec ses terreurs. Le lecteur s’en tient à son point de vue, à son regard d’enfant, dans un dialogue entre les
faits et sa propre lecture. Etrangement le jeune lecteur ne voit pas la caméra ; le livre lui offre un écran sans lui
monter ce qui est hors du champ. Oubliant l’écrivain, donc l’artifice de la fiction, il est comme un téléspectateur face à
une émission de téléréalité : les naufragés vont-ils trouver enfin quelque chose à manger ? La plage déserte de
Robinson masque les 40 techniciens, le camion et l’hélicoptère de la production.
Dans le récit narratif,
qui regarde, qui parle, qui écrit ?
L’une des façons de se préparer à la lecture d’un conte c’est de se demander systématiquement qui parle. En effet, un
écrit de fiction ne donne pas la parole qu’à un locuteur. L’écrit relève de diverses paroles : celle d’un auteur “ deus ex
machina ” qui dit définitivement les choses, pour qu’elles prennent corps, mais aussi des locuteurs délégués que sont
des personnages et parfois un récitant qui n’est pas l’auteur. La même situation, le même objet peuvent être regardés
de diverses manières complémentaires.
Le récit joue donc de points de vue nombreux qui témoignent des intentions de l’auteur. Sans entreprendre une
analyse complexe sur la notion de focalisation nous pouvons néanmoins distinguer quelques plans narratifs comme on
parle de plans visuels.
A- L’auteur « descripteur » d’un vécu
1. Le schéma le plus simple consiste à penser que l’auteur décrit des faits dont il est seul témoin et rapporte des
paroles entendues dans la bouche de ses personnages. Il ne prend jamais parti, il demeure dans une forme
d’objectivité. Ce schéma donne rarement lieu à une écriture originale.
2. Dans d’autres cas, le narrateur semble faire partie de l’action, il s’engage, juge les faits et les gens ; son
écriture est riche de qualifiants, d’incises. Il peut avoir agi sans que son action ait modifié le cours central du
récit. Il est néanmoins un témoin engagé.
3. L’auteur regarde vivre ses créations. Il les voit agir au-delà de ce qu’il avait prévu. Il s’amuse un peu de ses
créatures. Il pratique la distance plus ou moins amusée. C’est assez caractéristique d’auteurs comme
Stendhal ou Flaubert, pour ne citer que les classiques.
4. Le narrateur est le personnage lui-même : acteur et auteur de son texte, témoin de son rôle et dans une
situation d’auto-engendrement. La parole semble être celle du personnage ; le personnage crée l’auteur.
Audiberti ou Molière ont beaucoup joué de ce paradoxe.
B- L’auteur “ décrypteur ”
1. L’auteur rapporte des contes ou des légendes et les fait vivre avec ses mots, son imaginaire, en transformant
ou non ces contenus. Il n’a pas une grande importance dans le déroulement des faits. Il est intermédiaire
entre deux imaginaires, celui de l’auditeur de son temps et celui des temps passés.
2. L’auteur utilise le narratif pour faire émerger l’image de l’auteur : Joyce, Perec, Buzzati, Stendhall, par
exemple
3. L’auteur confie à l’œuvre le soin de faire parler le genre, et au lecteur de faire parler le personnage : Perrault,
Andersen, Grimm, Calvino, Rabelais, Tchekov......
C- L’auteur prescripteur
Quelque soit le schéma d’écriture, quelle que soit l’attitude vis à vis de l’acte de création, l’auteur peut avoir le
sentiment d’être confronté à la mission de rendre compte d’un étant de l’œuvre qui le précède et le dépasse. Ce
quelque chose tient au sentiment d’une mission (Hugo, Claudel, Giraudoux, Zola, Genet, Soljenitsine...). Il peut tenir
aussi au sentiment d’être installé par hasard à un carrefour de pensées qui le traversent, le percutent et dont il
doit faire quelque chose : Esope, La Fontaine, Eschyle, Apulée, Calderon, Kundera, Ibsen...
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Ces auteurs n’en savent pas plus que leurs personnages, mais ils interprètent les silences du destin ; ils sont
présents entre les lignes et semblent chargés d’une mission. Ils ont le sens du tragique et du poétique. Ils
renvoient à une tradition de la parole lourde, dense, polymorphe et pleine d’épaisseur. Ils sont fidèles à cette idée
qu’il y a quelque chose de “ divin ” dans le “ conte ”. A l’instar d’Esope, La Fontaine, considère que le “muthos ”
est d’inspiration divine, formule à ne pas prendre au pied de la lettre, mais dans sa métaphore poétique.
Chacun connaît ce mot d’enfant sur l’acte de création du sculpteur dégageant un cheval de son bloc de pierre:
« Comment savais-tu qu’il y avait un cheval à l’intérieur ? ». Cette oeuvre “ préexistante ” est sous-jacente ;
présente dans la somme de tous ces cheminements qui fait que des créateurs qui s’ignorent vont réaliser le
même film ou la même peinture ; elle est aussi dans l’existence de ce que l’on cherche et qui n’a pas encore été
mis à jour.
Pour aider notre conteur...
L
e lecteur gagne à se donner une méthode de lecture qui va se traduire dans le ton qu’il emploiera :
il y aura le lecteur de la lumière, celui du théâtre et celui de l’ombre
Le lecteur de la lumière : c’est le narrateur distancié, non engagé.
Le lecteur théâtral : c’est la voix des personnages du récit, parfois du narrateur lorsqu’il se prend au jeu et
perd sa distance
Le lecteur de l’ombre : c’est la voix qui énonce les mystères, les non-dits, les doutes, la tradition qui précède
l’écriture, les forces de la nature.
Rien qu’avec cette distinction on peut faire vivre le conte. La voix des personnages peut naturellement se colorer
selon les rôles.
Les silences entre les divers plans de la lecture sont essentiels ; ils permettent à l’enfant de comparer, de résumer, de
reprendre souffle, d’imaginer à son tour. L’important est que les mots soient légers de leur grâce et lourds de leur
magie, transparents et denses comme le cristal, entre la vocation de l’illusionniste et celle de l’alchimiste.
Note :
Notion de focalisation dans le discours narratif
L’angle selon lequel on raconte définit une focalisation :
focalisation externe : le regard du narrateur est objectif et s’en tient aux apparences, il en dit moins que ne sait le
personnage
focalisation interne : le narrateur ne dit que ce que sait le personnage
focalisation zéro : le narrateur en sait et en dit plus que ce que savent les personnages
(Le français au collège, glossaire)
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NUMÉRO 12
décembre 2007
Vérités
et mensonges du récit
La question de la légitimité du narrateur
pour l’enfant
Si le jeu permet à l’enfant de modéliser le monde extérieur en lui appliquant des règles qu’il choisit et qu’il maîtrise,
l’histoire racontée, permet de modéliser le rapport entre la parole et la vie. Elle est à la fois parole du « il est dit »,
parole du « il dit », et du « il dit pour moi ». Elle se distingue donc du langage utilitaire qui désigne et fait accéder à
l’usage d’un objet. Elle donne les outils d’accès à la compréhension du tissu relationnel, donc de la vie sociale.
Compréhension de la vie sociale dans ce qu’elle a de complexe puisqu’elle inclut la temporalité, donc l’intuition du
sens du temps.
Nous aurons sans doute l’occasion de traiter plus à fond ces aspects de la prise de conscience du monde par l’enfant
au travers de ses médiateurs. Mais il est opportun de s’interroger dès maintenant sur la légitimité du locuteur,
écrivain, lecteur, conteur. Confier une histoire, donc la projection d’une vie, à un auditeur n’est jamais un acte
innocent. En installant le rituel de l’histoire, nous affirmons la légitimité qu’on a de le faire. Si les adultes ont parfois
un peu de sens critique, les enfants croient l’adulte sur parole. L’adulte peut être jugé « ringard », il n’est jamais perçu
comme menteur. Sa parole est intangible. A cette confiance on ne peut que répondre par une exigence éthique.
L’enseignant le sait bien, lui qui parle à des enfants toute la journée.
La question est donc moins celle du contenu des histoires que celle de leur statut dans l’acte de transmission.
Raconter une histoire, lire un récit de fiction (avec ou sans images) pose le préalable du code de la fiction. Si le crocodile
parle à la chèvre, c’est qu’il n’est pas un vrai crocodile ; si la lampe d’Aladin demande qu’on formule des voeux, c’est
qu’elle réveille en nous des rêves de « toute puissance » sur le réel. La fiction ne se substitue pas au réel, elle éloigne
les bornes de notre imagination, invente un espace illimité. Elle fabrique de l’infini pour ces moments finis de la
crédulité heureuse.
Le rituel d’installation du lecteur, au même titre que le « il était une fois », pose la règle du jeu. Ce que nous
entendons (ce que nous lisons) est bien de l’ordre de la fiction ; seules les émotions des personnages peuvent
ressembler un peu aux nôtres. La fiction assumée est donc un acte de mise à distance. L’adulte qui lit devient acteur
de la fiction : il joue à croire à son récit et amène le jeune auditeur à entrer dans le même « faire semblant ». Cette
connivence du locuteur et de l’auditeur ; celle du carnaval. Chacun met un masque et on décide de croire aux
apparences.
Les enfants qui jouent ont d’ailleurs une formule magique bien à eux : « On dirait que... Tu serais un bandit… Je serais
une fée... ». La formule magique dit clairement que la seule légitimité est celle de la règle acceptée. A l’inverse,
lorsque l’adulte vient dire (ou lire) une histoire, il incarne une double légitimité : celle du jeu et celle de la parole
extérieure.
Par sa présence le contexte du jeu est modifié puisqu’on peut ni partir, ni tricher. Ce qui est raconté est autant de
l’ordre du « cela est, dans l’instant que j’ai décidé », que de celui du « cela pourrait être si ....». La parole devient
dotée de pouvoirs à fabriquer non du réel mais un réel « virtuel », d’autant plus puissant qu’il peut concurrencer, voire
nier les lois de la physique et de la biologie.
S’il est aisé d’entrer dans le jeu de la fiction, comme de la fiction du jeu, en sortir n’est pas moins complexe. Les deux
univers du réel et de la fiction ne sont pas hermétiques l’un à l’autre. Le jeu, nous l’avons dit, permet de les
distinguer ; en revanche, le réel s’enrichit de la fiction et la fiction s’enrichit du réel. Lorsque la fiction procure du
bonheur, certains peinent néanmoins à s’en détacher.
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Se projeter dans des personnages aide à se regarder soi-même, comme on est, comme on sera, et comme on aimerait
être. Ce masque choisi permet de tout oser virtuellement, de nier ses limites. On se pense Spiderman, Phileas-Phog,
Oliver Twist, Harry Potter, mais aussi Bayard, Napoléon, Bara, Scaevola, Guynemer, etc. Les nations ont d’ailleurs bien
compris ce qu’on pouvait gagner à diffuser les récits héroïques de personnages « exemplaires ». De l’exemple à la
manipulation, il n’y a qu’un pas que tous les régimes totalitaires ont franchi pour faire naître une identité collective.
Même des nations considérées comme « démocratiques » savent recourir à la même stratégie, plus discrète, habillée
de patriotisme, de religion et d’incitation à la consommation.
En d’autres termes, la lecture d’histoires va plus loin que la découverte du plaisir que donnent la parole et l’écrit ; elle
est aussi une étape de l’apprentissage du sens critique. Distinguer la séduction de la manipulation, le plaisir du
dévoiement, l’enrichissement imaginaire de la perte du réel, sont des exigences sans ambiguïté.
La fiction et son mensonge
Le masque de la vérité
L’écriture de fiction repose sur un paradoxe moral qu’absout l’acte culturel de création : la réalité inventée n’y est pas
mensonge. Le « non-vrai » n’y est pas tromperie. La complexité de cette question apparaît déjà dans la valeur
sémantique des mots désignant la vérité et le mensonge.
Vrai : ce en quoi on a confiance (parent du mot garant, du francique warjan). Mentir vient de mentire, verbe formé
sur mens-mentis (la pensée, l’esprit intelligent), et employé intransitivement signifiait « ne pas dire la vérité ». Qu’on
pense à l’anglais dont l’adjectif « true » parent du verbe « to trust », a pour sens premier avoir confiance. Aletheia en
grec veut dire qui ne trompe pas.
Tout auteur est confronté à cette contradiction : il parle vrai mais ne dit qu’une moitié de la vérité. Pieux mensonge ?
Il est révélateur également de voir nombre d’écrivains qui racontent leur vie, intitulent leur ouvrage « roman » ou
« auto-fiction », quand il s’agit d’autobiographies masquées. Son acte d’écriture est largement une recherche de
légitimité afin de nous cacher qu’il nous « raconte des histoires ». Sous sa respectabilité éditoriale, il est un bandit
masqué qui nous guette au bord du chemin ; mais qu’y a-t-il de plus séduisant que ce Robin des bois, ce Cartouche qui
trompe pour la bonne cause, dans un esprit de gratuité ? En fait l’écrivain est un « menteur officiel » dont l’acte
interroge à bon droit la notion de vérité comme la notion de réel.
On peut éluder cette question en se perdant avec délices dans l’analyse des procédés de l’écriture. Les théories du
récit abondent, et chaque auteur a sa cohorte d’exégètes savants et pertinents. Pour autant, ils ne peuvent répondre
à deux questions fondamentales :
- qu’est-ce qui pousse un être honnête à raconter des histoires et gagner sa vie par le non-vrai ?
- quel est ce besoin qui nous pousse tous à écouter des histoires, et surtout à les croire ?
Ce à quoi nous consacrons passion et énergie vise toujours à compenser un manque. Les arts, mais aussi le sport, le
travail, l’amour, etc. nous offrent la pièce manquante du puzzle. Le paradoxe avec la littérature est qu’elle ne donne
qu’une pièce volontairement imparfaite qui nous fait nous demander si l’ensemble du puzzle n’a pas été mal
assemblé. Au total, après avoir lu une œuvre qui nous a paru forte, chacun d’entre nous a éprouvé ce sentiment
d’incomplétude, en se demandant quel était ce territoire secret qu’on nous refusait ou qui se refusait. On ne vient
jamais à bout d’une œuvre de Racine, de Tchekov, de Proust, de Simenon, de Camus ou de Modiano. La distance
entre le dit, le non-dit et le mensonge est infime et immense ; c’est dans cet intervalle, qu’Hélène Frappat appelle la
réserve, que nous avons le sentiment vague qu’existe une ombre de vérité. Ombre fuyante et sans cesse présente.
Le paradis perdu de l’écriture
L’écriture est répétition. Elle vient battre son ressac sur les rochers de la littérature en offrande et tentation. Pour qui
s’est essayé à écrire, rien n’est plus périlleux que la tentation de la littérature, de « faire l’écrivain ». Chaque auteur
écrit sans cesse le même livre ; il n’échappe pas à lui-même, sinon par le jeu du masque qui permet à chaque œuvre
de donner à croire que c’est à une autre soirée, un autre bal qu’on nous invite. Néanmoins, si le ressac trace des rides
différentes sur le sable ou les galets, les portées qu’il écrit chantent chaque fois la même petite musique. Il n’y a que
dans le poème de Prévert qu’on voit la mer effacer sur le sable les pas des amants désunis ! Romain Gary en était
tellement conscient qu’après un premier prix Goncourt avec « La promesse de l’aube », il a risqué sous un deuxième
nom, celui d’Emile Ajar, l’écriture d’un autre roman (« La vie devant soi »). Il a si bien réussi qu’il a obtenu un
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deuxième prix Goncourt (après). Malgré le succès de cette mystification, il n’était pas dupe de lui-même et de
l’impossibilité de sortir du sillon écrit par sa vie.
Heureusement pour lui, comme pour tous les écrivains, le lecteur est dans la fascination de l’œuvre, bercé par ce récit
de la mer et intrigué par l’énergie inhumaine qu’elle cache. Il se perd dans cet immense bonheur de l’imaginaire et des
espaces intermédiaires de la vie. La nostalgie seule nous fait apparaître le regret d’un paradis perdu, dont on ne sait
s’il fut un éden, ou un temps égaré parce que son destin est bien celui de la perte et de la perdition ! Même les
contes, dans le confort de leurs paysages balisés, de leur familiarité, n’empêchent pas de regarder ailleurs pour voir
surgir des fantômes familiers comme les remords.
L’impérieuse nécessité des histoires
Sans doute l’écriture est-elle un avatar de l’enfance. « Faire un livre », c’est jouer à être un grand ; s’il s’agit d’un
roman, c’est raconter à son tour une histoire qui parle un peu (voire beaucoup) de soi-même. En parlant de lui au
travers de ses personnages, l’auteur nous parle de nous. D’où le succès de la littérature de gare.
Pour les mêmes raisons, les chaînes de télévision ont multiplié les « talk-show », les pseudo-débats, les émissions
dites de société, où des inconnus racontent leurs petits malheurs, leurs tentations, leurs dérapages. Le fait divers est
ème
le moteur dominant de la fiction. Il est symptomatique de voir que la littérature jusqu'à la fin du 18
siècle ne
ème
s’intéresse qu’aux grands destins, héroïques et politiques et qu’à partir du 19 siècle, lassée de tant de grandeur,
elle cherche dans les destins obscurs sa matière première. On a même parlé d’irruption du voyeurisme dans la
littérature.
La démocratisation de l’instruction y est pour beaucoup. Les petits destins valent bien ceux des grandes familles, ils
touchent plus et mieux leurs lecteurs. Progressivement on voit l’élargissement du phénomène narratif s’opérer et
exploser avec Internet. Chacun peut s’écrire et se diffuser. Chaque vie devient un « destin » sur lequel on peut
s’étendre. De même tout devient égal et l’opinion individuelle vaut autant que la pensée organisée et résultant d’un
travail, des strates de la réflexion conceptuelle, voire des doctrines. En politique c’est le recours à l’interrogation
directe de l’individu qui parle de son « vécu » non de citoyen, mais de personne, et surtout du « ressenti » qui se
substitue à la connaissance complexe des réalités. En d’autres temps on osait y soupçonner des formes de populisme.
Par la multiplication infinie des supports de médias (des TV aux blogs), raconter des histoires sans discontinuer permet
de capter son auditoire. Le médium n’est plus le relais entre le vécu et la connaissance, il est désormais miroir.
L’information est entrée elle aussi dans la mise en scène de l’émotion par le biais de « l’infotainement » ou du
« docufiction ».
On voit comment les histoires ont remplacé l’histoire. Les fibres courtes et croisées du non tissé ont remplacé la
chaîne et la trame du textile.
Les histoires pour tuer l’histoire.
Je ne peux fermer ce dossier sans évoquer l’ouvrage que vient de publier Christian Salmon, spécialiste des questions
du langage au CNRS, « Story telling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les objets » (éditions La
découverte 2007). Cet ouvrage remarquable analyse les rapports entre la politique et la mise en fiction du réel. Il
décrit une vie politique de plus en plus définie et organisée par sa propre mise en scène et nous rappelle à quel point
la vie publique « états-unienne » s’inscrit dans des doctrines et des techniques de manipulation de l’opinion mises en
place depuis plus de vingt ans et activées radicalement ; la guerre du Golfe a révélé ses stratégies.
Histoires et Histoire
Les hommes qui avaient pour charge d’influencer l’opinion à l’époque de Reagan (les spin doctors), se désignent
désormais eux-mêmes comme des « story spinners » (trousseurs d’histoires). Ces stratèges ont théorisé leurs
pratiques. L’un d’eux est le sulfureux Karl Rove. Conseiller de campagne, puis du gouvernement de G W Bush, de
même que de grands groupes économiques ; il substitue à la vision rationnelle des événements une mise en scène de
l’émotion qui passe par le recours à des anecdotes touchantes opposant bons sentiments et larmes. Par des exemples
concrets Christian Salmon montre comment leur juxtaposition apparemment innocente amène l’opinion publique à
réagir comme on l’a décidé. « La capacité à structurer une vision politique non pas avec des arguments rationnels,
mais en racontant des histoires, est devenue la clé de la conquête du pouvoir et de son exercice dans des sociétés
hyper-médiatisées, parcourues par des flux continuels de rumeurs, de fausses nouvelles, de manipulations. Ce n’est
plus la pertinence qui donne à la parole publique son efficacité, mais la plausibilité, la capacité à emporter l’adhésion,
à séduire, à tromper. » (Ch Salmon, p. 137). Dans son remarquable film « Le monde selon Bush », W. Karel a
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également clairement montré le fonctionnement de ce mécanisme lorsque le président américain a sciemment utilisé
la tragédie du 11 septembre pour justifier la nécessité de la guerre en Irak.
Ces doctrines de communication ont traversé l’Atlantique et l’auteur montre qu’elles ont guidé les pas des candidats
aux élections présidentielles françaises, qui ont eu recours aux mêmes conseillers en communication formés à cette
doctrine.
L’enjeu de la société dite « post-moderne » est de mettre fin à l’Histoire, qui rassemble le collectif des destins, pour
lui substituer auprès, non d’un peuple, mais de publics obnubilés par le présent et l’immédiateté, la succession de
récits individuels comme autant de sources d’émotions. « Le réel mis en raison par la science historique est mis à la
raison par sa transmutation en une myriade de fictions où chacun cherche à se regarder. »
Ces fictions utilisent les mêmes ressorts que la création artistique gratuite ; elles gardent préférentiellement les
ressorts qui servent une certaine vision des sociétés inégalitaires : la réussite individuelle de quelques personnes qui
dépassent la fatalité de leur destin, le pécheur repenti dont le modèle sera d’autant plus éclatant qu’il rappellera sa
part d’ombre, l’omniprésence du bien s’opposant au mal, la justice immanente de la société (on n’est pas misérable
par hasard), les communautés vertueuses, le sacrifice des humbles, etc...
La littérature narrative, particulièrement dans les contes, utilise tous ces poncifs. Les schémas narratifs ne sont pas si
nombreux (cf. dossier sur la typologie des contes). Il est vrai que la littérature fourmille d’exemples d’héroïsation des
acteurs du présent pour donner aux foules à rêver, ou à se mobiliser. La manipulation des médias ou des écrivains par
le politique n’est pas une nouveauté. Néanmoins chacun restait dans son rôle. Les historiographes-hagiographes
attachés servilement aux pas des puissants sont une constante et produisent un cocktail où se mêle sens du profit et
cynisme élégant. Leur capacité à produire de l’opinion était à l’échelle « artisanale ». Avec l’omniprésence des médias
et leur capacité à agir en temps réel, nous sommes passés à un autre degré d’efficacité, sinon de mépris.
Où se cache l’auteur ?
Ce que démontre également Christian Salmon, c’est que le politique désormais écrit les histoires à la place de la
presse et des gens de plume. Ne pouvant trouver le temps de l’analyse, de la mise à distance et de la réflexion, face à
une avalanche organisée d’événements, il en sont réduits suivre les événements qu’il ne faut pas manquer, qu’il
s’agisse de menaces terroristes, d’« émeutes de banlieue », d’ agressions de personnes, de faits divers sanglants. Il
faut être dans le tempo. Différer n’est plus de mise ; c’est du dernier ringard. C’est au réel de s’adapter à la fiction,
quitte à donner un coup de pouce au réel en fabriquant les événements qui déclencheront les émotions. La
connaissance de l’histoire nous montre pourtant que tous les régimes populistes ont fait de ces procédés leur pain
quotidien.
Contrairement aux apparences, la « peopolisation » de la vie publique n’est pas due à la contagion d’une « certaine
presse », exclusive pourvoyeuse de secrets d’alcôve prétendument sulfureux, et « juteux » pour les deux parties ;
cela va bien au-delà d’un voyeurisme naturel. Dans leur grande majorité, nos concitoyens, qui se défendent d’ailleurs
de lire cette presse, distinguent ces anecdotes (qui concernent des personnes à leurs yeux éloignées), de la vie réelle.
Ils ne confondent pas l’Histoire et les histoires. Du moins ils rangeaient leurs dirigeants dans la catégorie des acteurs
de l’Histoire, et non dans celle des acteurs de romans-photos. Ils savaient même se défier des attitudes
compassionnelles trop ostensibles.
Ce qui avait été tenté dans les années 70-80, mais sans succès, a surgi avec une formidable efficacité dans une classe
politique dont le mot fétiche est « rupture ». Chacun sait que la notion de rupture est essentielle dans le récit comme
dans la dramaturgie. Tous les contes sont organisés autour du moment de rupture, celui où les choses ne vont plus
ressembler à ce qui les précédait. Dans les récits religieux ou littéraires, le monde nouveau élimine toujours le monde
ancien par la grâce d’un personnage charismatique et héroïque qui sait affronter les avatars du Mal. Le héros dit
toujours : « Je vais vous restituer le monde véritable, celui dont vous avez été privés par des êtres impurs ou
imparfaits. Ne vous encombrez pas de l’Histoire, c’est un ramassis d’histoires relevant de l’obscurantisme ». Le héros
apporte la lumière à un monde obscurci. S’il invoque le passé c’est pour en tirer la légitimité dont il a besoin. Le passé
ne doit surtout pas éclairer la continuité du temps, et particulièrement le présent.
Les émotions sans le cœur
L’hémisphère gauche du cerveau n’a plus la cote ; l’hémisphère droit pilote désormais officiellement la vie publique et
privée. On commence à mieux connaître la chimie des émotions et le rôle des neurones miroirs dans le phénomène
d’empathie, qui fait qu’on s’intéresse à autrui et qu’on partage ses douleurs. Ce sont ces mêmes cellules qui
déclenchent nos émotions littéraires. On pourrait penser que la reconnaissance de l’autre est un progrès. Il faut se
rendre à la réalité, les manipulateurs de l’émotion collective se gardent bien d’être victimes de ces mêmes faiblesses
lorsqu’il s’agit du pouvoir. Goebels aimait la peinture, la musique et les petits-enfants, Frédéric II de Prusse, malgré sa
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fréquentation d’un Voltaire à ses pieds, était un tyran insensible, Staline pleurait en écoutant des chansons populaires
géorgiennes, et combien de dizaines d’autres exemples anciens et actuels. De bien braves gens qui ne voulaient pas
laisser au peuple le monopole du cœur… Compassion de rigueur d’un président prenant dans ses bras un mutilé d’une
guerre dont il est responsable, mais qui ne fait rien pour que lui soit payée la pension à laquelle il a droit, comme ses
autres camarades amputés, ni même les prothèses dont ils ont un impérieux besoin. La caméra aime d’ailleurs saisir la
petite larme d’émotion publique des leaders politiques ou des stars habillés par de grands couturiers, et leurs
touchants trémolos dans la voix pour évoquer le sort des chômeurs et des pauvres.
Fables, naïveté et sincérité.
En fin de compte, le récit et la vérité ont-ils quoique ce soit à voir ensemble ? Toute écriture est un levier destiné à
faire émerger chez le lecteur un sentiment du réel, donc à le faire entrer dans le jeu ambigu de la vérité. Avec
l’apparition de la photographie, les peintres se partageaient en deux courants : pour les uns, la photo allait supplanter
la peinture dans sa fonction de représentation ; pour les autres, la peinture ne trouverait sa voie que dans des formes
nouvelles d’interrogation du réel. Il se confirmait bien que cet art qui se pensait acteur de représentation n’exprimait
que le regard d’un individu. Il en fut de même pour la photographie. Concernant notre sujet, l’écriture ne fut
véritablement interrogée en tant qu’artefact qu’après que le cinéma eut posé d’autres manières de porter le récit.
Lorsque Pierre Daniel Huet écrit la première histoire du roman, (« Traité de l’origine des romans », 1670), il situe celuici parmi les avatars de la fable, non en tant que genre littéraire au sens moderne du mot, mais en tant que support
fictionnel. Pendant près d’un siècle vont d’ailleurs fleurir les « dictionnaires de la fable », qui rassemblent aussi bien
les mythes classiques ou orientaux, que les récits de chevalerie. Raconter, c’est « fabuler ». Cela relève du
divertissement. Divertissement savant pour la littérature d’auteurs destinée aux élites (romans précieux, tragédies),
divertissement populaire pour les bourgs et villages au travers des éditions de colporteurs ou du théâtre de foire. Ce
genre n’a pas besoin de vérité. En revanche, ces créations ont besoin de sincérité pour qu’on y croie. Sincérité du
geste créatif, sincérité de qui le transmet.
Croire à sa fiction pour l’auteur, croire à la parole écrite pour le lecteur ou l’acteur, suppose une forme complexe de
naïveté consentie. Une « fable » a besoin qu’on y croie pour exister. Posée comme telle, elle assume son statut de jeu.
On en appréciera moins la nature des « simulacres » que la façon de les amener ou de les conduire. Les histoires sont
comme les jeux de l’enfant, elles aident à mieux comprendre le monde, parce qu’on ne joue pas en vraie grandeur. Le
lecteur qui transmet par sa voix, parle autant du plaisir qu’il a eu à « jouer », que de l’œuvre elle-même. Il parle autant
de sa « naïveté » que de son rôle d’interprète, de faiseur de complicité. Son acte vise avant tout à enrichir l’auditeur, à
développer son habitude de la mise à distance, à apprendre à être naïf et méfiant. L’art ne joue pas avec la vie.
Ces « histoires-là » ne tuent pas l’Histoire. Elles s’appuient sur la durée et respectent le temps ; elles n’ont rien à voir
avec le scoop quotidien qui empêche de regarder la Réalité. Tout récit n’est pas œuvre, et encore moins œuvre d’art.
Le clinquant de l’anecdotique fabrique rarement du beau. Notre rôle d’adultes est bien de fabriquer des êtres libres.
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N° 8
novembre 2006
Petite histoire
de l’orthographe
Avec une régularité quasi métronomique, les médias relaient les déclarations tonitruantes et pourfenderesses de
quelques notables, politiques ou écrivains, sur des sujets permettant au peuple hexagonal de se lancer avec audace
dans des croisades ou des guerres civiles dont il est friand. S’opposent alors des camps généralement peu informés,
mais aux convictions arrêtées. Les motifs de ces guerres sont toujours les mêmes : argent, sexe, mariage, football,
cuisine, méthodes de lecture, ou orthographe... Débats sous-tendus par cette idée implicite qu’hier était mieux
qu’aujourd’hui.
En conséquence, depuis plus de cent ans, on ne cesse de gémir sur le fait que « l’orthographe fout le camp », et que
les jeunes ne savent plus rien. En étendant considérablement le champ des savoirs exigibles, la connaissance de la
langue comme incontournable pont-aux-ânes a reculé. A lire les copies de baccalauréat, voire de licence, il n’est guère
douteux que les jeunes générations sont peu sensibles aux beautés de l’accord du participe passé et aux subtilités du
chariot à une roue ou de la charrette à deux roues. Simultanément les championnats d’orthographe et les diverses
dictées de Bernard Pivot n’ont cessé d’intéresser plus de gens, et particulièrement de jeunes. Le débat est loin d’être
simple et les déclarations simplistes déshonorent plus leurs auteurs que ceux qu’ils souhaitent ridiculiser. Au cœur
d’une nouvelle vague de publications sur le sujet, l’ouvrage de Jacques Lecomte et Philippe Cibois « Que vive
l’orthographe » en faisait déjà le constat en 1989 en listant les propositions et les réactions engendrées : rapport
Beslais 1976, propositions du CILF (N. Hanse et N. Catach au sein du conseil international de la langue française) en
1984, propositions de l’AIROE (association pour l’information et la recherche sure les systèmes d’écriture) en 1988.....
Plus récemment divers ouvrages comme celui de F de Closets posent la question de l’avenir de l’orthographe dans la
mesure où s’opposent l’usage privé (des SMS, des mails) très relâché, et celui de l’écrit qui conserve ses exigences
formelles. La langue française n’est pas facile à écrire, il est vrai. En effet si les graphies « phonétiques » sont
concordantes avec l’oral à 85%, elles atteignent à peine les 50% pour l’écrit.
Où le relâchement n’est pas toujours celui qu’on croit...
en matière de faits et de causes
Ce n’est pas encore la Bérézina, mais ce n’est plus Austerlitz depuis bien longtemps! A l’évidence les « évènements »
sont graves, et la situation presque désespérée. Le tocsin se tait devant les événements et tonne devant l’évènement.
Comment, pauvres bélîtres, avez-vous pu ignorer l’orientation de l’accent, ce bel accessoire graphique ? Vous le faites
regarder vers l’orient quand il aurait du regarder le couchant ! Oh le joli crime contre la règle que voilà ! Déjà les Indes
avaient trouvé le moyen d’être occidentales...
Revenons aux faits. En 1762, le dictionnaire de l’Académie inscrit le mot événement. Lorsque l’imprimeur prépara sa
page, il s’aperçut qu’il n’avait pas fondu assez de è et que sa casse était vide. Pour ne pas retarder son travail, il utilisa
le é qu’il avait à sa disposition. Voilà comment une erreur matérielle est devenue règle académique. Et n’est-il pas
merveilleux que le le correcteur orthographique de nos ordinateurs perpétue l’erreur trois fois séculaire et rende
hommage à l’imprévoyance d’un imprimeur qui mit du plomb dans l’aile des certitudes linguistiques. Correction
inscrite aux propositions de l’Académie en 1976, et toujours sans effet... Bonheur des histoires vraies, celles qui ont
l’éternité pour elles !
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L’orthographe est-elle une question de langue
ou une question de lecture ?
Les nations ne se sont pas toutes posé la question de l’orhographe dans les mêmes termes. La fixation d’une langue
écrite est un acte politique très lié à l’histoire des peuples, et à l’influence des religions. En effet, poser l’existence
d’une langue centrale relativement arbitraire suppose celle d’une nation et implicitement d’un groupe linguistique et
politique prépondérant. Lorsque celui-ci doit transmettre des décisions institutionnelles, il utilise prioritairement sa
langue, autant pour communiquer que pour affirmer son pouvoir. Dans les royaumes qui regroupaient des peuples
aux langues et cultures très différents on a longtemps utilisé les langues vernaculaires en parallèle de la langue
« centrale ». Néanmoins ces langues étaient loin d’être fixées, à l’oral comme à l’écrit. Les peuples ont mis beaucoup
de temps a imaginer qu’un message puisse concerner plus que leur petite région. Le chemin qui menait à s’interroger
sur des règles typographiques, graphiques, grammaticales communes était encore bien long à parcourir.
L’appropriation du sens par l’écrit ne se fait pas de la même façon qu’à l’oral. Les codes de reconnaissance ne sont pas
les mêmes ; l’oreille et l’œil n’agissent pas de la même façon et ne fabriquent pas du sens de la même façon. D’où la
ème
ème
réflexion sur l’usage et la tradition qui hante les grammairiens du 15 au 17 siècle. L’écriture manuelle jusqu’au
ème
15
siècle est l’apanage des clercs et de quelques puissants. Elle a plus un rapport au pouvoir qu’au savoir. Ses
obscurités éventuelles n’ont pas d’importance ; il y a toujours un médiateur possible pour l’information.
Avec l’apparition de l’imprimerie s’opère une révolution sans doute comparable à celle de l’informatique. Le marché
du livre implique qu’on écrive dans la langue vulgaire. Le savoir comme objet de doute devient accessible à un grand
nombre et il affiche sa concurrence avec le pouvoir. Les grands procès en hérésie le disent clairement.
Dans ce débat du pouvoir et du savoir, l’orthographe pose la question politique de l’outil de diffusion de cette
nouvelle vulgate qui échappe à la logique interne du latin. Dans ce contexte faut-il persister à utiliser les lettres latines
qui transcrivent une langue écrite dont la prononciation n’avait rien à voir avec celle de la Rome du premier ni même
du quatrième siècle ? Phonétique sans aucun rapport avec les sons prononcés par les divers peuples européens,
même issus de cette romanité.
Il y a donc une « invention » de l’orthographe ; Elle naît de la conscience d’une langue vernaculaire devenue, malgré
elle, outil d’un pouvoir découvrant sa vocation centralisatrice, et dont les acteurs n’avaient pas clairement conscience,
du moins dans toutes ses implications.
L’orthographe existe-t-elle ?
La notion d’orthographe porte en elle-même la notion de point de vue, sinon de jugement. Pour diverses raisons qui
tiennent à l’histoire, à la nécessité de disposer d’un outil intelligible par tous, de formaliser durablement les actes du
pouvoir et du droit, la notion d’orthographe, donc d’autorité sur la langue, s’est imposée sans que l’outil de cette
autorité puisse jamais être installé (hormis le dictionnaire de l’académie française et diverses instances savantes ou
hautes autorités de...) en dehors d’une fonction consultative. L’orthographe est par nature, et par nécessité, une
tentative pour figer un état de la langue pour un temps. Par ses règles, elle accompagne la durée de l’autorité de l’état
dans un contexte où la langue, tant écrite que parlée, ne cesse de se modifier, dans son lexique, dans ses structures et
dans ses aspects.
ème
Le mot lui-même apparaît à la fin du 13
siècle dans l’Angleterre anglo-normande, sous le titre d’Orthographia
gallica, premier traité d’orthographe française de l’histoire, rédigé par un clerc qui parlait vraisemblablement anglosaxon avec ses concitoyens, latin pour tout ce qui relevait de la pensée savante, et français pour tout ce qui relevait de
la langue officielle, dans sa fonction politique. Déjà, il aborde l’importance de lettres non prononcées mais écrites qui
permettent de faire de distinguer le sens parmi des mots homophones. L’orthographe est également liée au passage
d’une conception « auditive » à une conception « visuelle » du langage. La séparation des mots en est une étape
essentielle, mais une longue conquête. L’absence de séparation induit que le texte est nécessairement lu à haute voix.
L’histoire de l’orthographe c’est tout à la fois
- l’histoire des graphies
- l’histoire des choix entre langue écrite et langue orale
- la fabrication des outils de lisibilité
- l’histoire des choix comme constituants d’un héritage national, donc d’un patrimoine
- l’histoire du rapport entre un peuple et l’idéalisation qu’il fait de sa langue
Plus encore que le système juridique, l’écriture change avec les temps ; les mots sont différents, leurs usages
également. Ce qui est vrai en 1920 ne l’est plus dans les mêmes termes en 1950 ou en 1990. Tel mot a changé de sexe,
s’est associé à un autre pour former un concept nouveau, s’est féminisé. Tel autre s’est découvert transitif alors que
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jusque là il se cantonnait à sa vie d’intransitif intransigeant. Ces évolutions font d’ailleurs le bonheur des jeux reposant
sur les mots (scrabble, chiffres et lettres, etc.). Il faut souvent plusieurs dictionnaires pour établir une règle ; le petit
Larousse a éliminé ce mot, le petit Robert a accepté celui-là, et le Littré persiste à conserver cet autre.
Chacun commente cette anarchie ; pour la regretter ou pour la défendre comme signe de citoyenneté. Dans tous les
cas on rêve de clarté, d’ordre ! Des lois, vite des lois ! Mais pour quelle corpus de mots ? Celui du Petit Larousse avec
ses 40 000 mots ou celui du Thésaurus qui en offre quatre fois plus. Et que faire des mots régionaux, des mots
empruntés, de ceux de la langue populaire, de l’argot ? Accepter le principe « du » dictionnaire, c’est accepter le
principe d’une communauté humaine réunie par sa langue. C’est aussi accepter sa dimension mouvante, donc vivante.
Débat insoluble. Heureusement, et pour notre plus grand plaisir. L’orthographe est un état temporaire de la langue,
un compromis entre le mouvement naturel et la conservation d’un patrimoine fait de structures et de pensées grâce
auquel nous communiquons avec nos contemporains comme avec nos lointains locuteurs du passé.
L’orthographe sera toujours un champ de bataille, dont on ne connaît pas le pays, mais qui fait rêver de gloire
quelques vaniteux qui voudraient voir le monde à leur image. Il arrive qu’on aime tant l’orthographe qu’on ne voit
plus la nécessité d’aimer la langue...
Ecrire pour transcrire ce qu’on entend
La question des alphabets.
La plupart des langues ont choisi d’écrire ce qu’on entend, qu’il s’agisse de langues anciennes ou de langues actuelles.
Néanmoins aucune n’a adopté un système strictement phonétique, le code international étant récent. Pour traduire
l’ensemble de leurs sons, les langues ont créé des graphèmes destinés à éviter les confusions. En grec moderne, par
exemple, notre V est graphié par un B (B en grec ancien), alors que le son B français est graphié MP, le D est presque
prononcé Z, le U très proche du I. En allemand, le W correspond à notre V, le V correspondant à notre F. En turc, le C
se prononce dj, alors que le G correspond, selon le cas, à un allongement de la voyelle (yogurt, yo-ourt) ou à un son
« mouillé » (y). En italien, le groupe GL permet de traduire le yod du L mouillé (figlio).
Un alphabet français qui hésite sur le nombre de lettres indispensables.
Ne croyons pas non plus que nous avons toujours eu un alphabet de 26 lettres ; comme les latins, lorsqu’ils ont du
assimiler les mots grecs grec, nous avons mis bien du temps à définir le rôle du J, du V, du W, du Y et du Z.
Dans son dictionnaire latin -français, Robert Estienne en 1540 faisait le choix de 22 lettres (donc sans le K inexistant
en latin et encore moins le J et, le V. En 1542, Meigret suggère de distinguer le I et le J, et Fayard en 1548 de distinguer
ème
le U et le V identiques dans la langue latine. Distinctions qui n’apparaissent qu’en 1762 dans la 4
édition du
dictionnaire de l’Académie. C’est ainsi que le nom Louis d’origine germanique utilise l’autre graphie avec un V dans la
forme Clovis, ou Lewis de l’anglais.
Quant au W, pourtant utilisé au Moyen Age dans les manuscrits picards, anglo-normands, lorrains et wallons, on sera
ème
surpris d’apprendre qu’il n’aura son statut de 23 lettre de l’alphabet français qu’en 1964, la lettre n’étant nommée
que par son graphisme de double V, et non par le son qu’elle représente dans des mots d’origine étrangère .
Le moyen âge
ème
ème
Jusqu’au 12 siècle, la quasi totalité des textes qui nous sont parvenus utilisent le latin. A partir du 12 siècle, les
textes en langue vulgaire se multiplient avec des graphies spécifiques ou régionales. Par nécessité les copistes
recouraient à quelques signes sténographiques. Ainsi du X correspondait exclusivement à la terminaison latine US ;
ème
ainsi également du Z qui servait à transcrire le son TS (issu de -tis ou des contractions de -tatis, de la 2 personne du
pluriel des verbes). Lorsque nos bons Normands partant guerroyer sur les vertes prairies d’Hastings s’encourageaient
d’un « Dex m’ai », ils ne faisaient que dire « Deus, me adjuva. » et prononçaient « Deus » et non « Dex »
contrairement à ce qu’on lit parfois. On ignorait que ce X n’était qu’une graphie simplifiant la terminaison –AUS. En un
mot, il n’y avait pas plusieurs *chevaus, mais plusieurs *chevax.
C’est un peu la même ignorance qui fait qu’on ne voit pas que le mot jour apparaît deux fois dans aujourd’hui : avec
jour et avec hui (hui venant de hodie- hoc die). Que dire du glorieusement ridicule « au jour d’aujourd’hui » qu’on
entend partout, sur les ondes, dans la bouche de l’homme ou la femme de la rue, de médias, du spectacle, tous
soumis à la mode consistant répéter les bêtises sensées donner de l’importance ?
Autant la langue latine ne pose pas de problèmes aux copistes, autant la langue française les amène à trouver des
solutions régionales ou locales pour les sons étrangers au latin : ch, je, ts, tch, le L mouillé yod, les voyelles nasalisées,
gn (oignon, montagne).
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Les graphies identiques entraînent souvent des confusions faute d’élément distinctifs : vile-ville-uile (huile), mais au
même titre que les homophones comme saint-sain-sein-cinq-ceint-ceing (le célèbre sein ceint de cinq sains saints), ou
vain-vin-vingt. Ces faiblesses sont compensées par la lecture à haute voix encore généralisée, la lecture silencieuse ne
se développant qu’avec l’imprimerie.
L’évolution est d’ailleurs peu claire ; d’un texte à l’autre les graphies d’un même mot varient sans qu’on puisse pour
autant en déduire comment on le prononçait. Le cas du S qui précède une consonne est révélateur : au moment de la
conquête de l’Angleterre, les mots comme dîner, mâle, blâmer, île, s’écrivaient avec un S qu’on ne prononçait déjà
plus. A l’inverse des mots comme beast, host, tempest, castle, ont conservé jusqu'à nos jours la prononciation du S.
Dans la mesure où le français qui s’installe en Angleterre dans un cadre de bilinguisme évolue moins que sur le
territoire continental, cette survivance laisse à penser qu’avant 1066, le S devant une consonne sourde (non dans les
autres cas) était encore prononcé en France des deux côtés du Channel, contrairement à la France.
Il n’en reste pas moins que beaucoup de textes ultérieurs ont mainttenu ce S non dit dans « escrire, il estait, l’escu, le
destrier, la teste, la forest » par souci de reconnaissance étymologique ; S maintenu dans des formes verbales comme
« il fist, nous mandasmes, il bastit... » pour reconnaître le temps et mode du verbe (passé simple, subjonctif
imparfait…). Il serait amusant de voir dans combien de films de reconstitution médiévale on a fait prononcer ce S
pour faire haute époque !
L’orthographe « hirsute
La fin du moyen âge amène en particulier une accumulation de graphies particulières au point qu’on a parlé
d’orthographe « hirsute ». Hirsute parce que pleine de lettres supplémentaires et non prononcées, mais destinées à
ôter installer la lecture dans un processus de rattachement savant : ennuyeulx, peult congnoistre, sçavoir, chevaulx,
chebveux, soubdain, nuict, febve.
Dans les manuscrits, ces graphies regorgeant de hampes vigoureuses (p, b, f, s initial), comme dans « briefue » (brève)
souvent destinées à lever le doute sur le i et le u qu’on ne distingue pas du V et du J, accentuent le caractère anguleux
des lettres « gothiques » qui succédent aux lettres carolines. De même les i en position finale se voient transformés en
Y par souci d’esthétique. Quant au G il s’impose à la fin de l’article UN, au départ pour le distinguer du nombre 7 (VII).
Pour reprendre la phrase de Bernard Cerquiglini « La graphie soumet au regard un jeu de formes, qu’il doit non
seulement reconnaître mais distinguer et apprécie ; elle porte en elle une esthétique qui opacifie le lien à la parole....La
ème
graphie du 15 siècle est l’hyperbole du tracé »
Le considérable développement de la copie manuscrite par des copistes professionnels fait évoluer l’écrit et son rôle.
Les lettrés ne sont plus seulement ceux qui savent déchiffrer, ce sont des clercs qui écrivent pour d’autres lettrés qui
ajoutent au besoin d’une information la conscience d’une historicité de la langue et de ses composantes. L’imprimerie
va marquer une rupture et en partie s’inscrire dans cette continuité. Du moins elle va se poser plus vivement la
question.
Le S qu’on ne prononce plus mais « qu’on conserve dans l’écriture hors de toute raison (pure bele escripture) est un
lieu de mémoire, d’allégeance, l’inscription d’une esthétique et d’une culture. Plus qu’une graphie, c’est un graphisme.
Il montre de façon exemplaire la continuité de l’écriture française en sa double obédience, phonique et scripturale....
Dès ses origines, l’orthographe française est à la fois phonocentriste et graphocentriste. » (Bernard Cerquiglini, Le
roman de l’orthographe)
ème
Au 16 siècle, suite à l’édit de Villers-Cottert en 1539, le français devient obligatoirement la langue de tous les textes
ème
officiels et judiciaires, se substituant au latin. Le français n’était depuis le 11 siècle qu’une langue littéraire, celle du
roman futur. Simultanément, le développement rapide de l’imprimerie multiplie le nombre des lecteurs soucieux
d’une lisibilité suffisante. Les juristes et les administrateurs demandent des règles unificatrices claires. Confrontés à
des problèmes de cohérence, ce sont les imprimeurs humanistes qui demandent des règles. Ainsi le grand libraire
imprimeur et humaniste Geoffroy Tory (Bourges 1480- Paris 1533), correcteur et premier imprimeur royal, reçut-il
mission de proposer des solutions. Dans son traité de typographie « Champfleury » édité en 1529, il recommande
l’emploi systématique de la cédille, de l’apostrophe, ainsi que des accents graves et aigus (Lire l’article d’Anabases sur
Geoffroy Torry, disponible sur Internet).
Les modifications concernent d’abord
La lisibilité matérielle
On abandonne les caractères gothiques. On n’use plus d’abréviations pour les mots qui reviennent régulièrement. La
ponctuation se précise :
On sépare les mots autant qu’il est possible (sauf dans les élisions) au point que face à ces nouveaux écrits, le lecteur
ème
ème
du 21 siècle a le sentiment de retrouver la belle lisibilité des manuscrits religieux du 10-11 siècle.
ème
La première apparition du blanc entre les mots apparaît au 9 siècle dans un texte latin. Le développement se fera
progressivement. Pour qui s’est amusé à lire des stèles romaines ou des manuscrits grecs, la séparation des mots qui
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n’apparaît au mieux que sous la forme d’un point ou d’un tiret est si peu apparente à l’œil qu’il faut recourir à la
lecture à haute voix pour faire les bons découpages.
Et lorsque Saint-Augustin s’émerveille de voir un jeune clerc pratiquer la lecture silencieuse, il signale qu’elle
s’accompagne d’un mouvement presque imperceptible des lèvres du lecteur. Cette « sublittération » était nécessaire
car les yeux ne suffisaient pas totalement pour donner rapidement sens aux écrits de l’époque. La lecture silencieuse
ème
et oculaire de textes en langue vulgaire s’amorce dans les monastères au 11 siècle et ne devient courante que dans
ème
le courant du 15 siècle.
ème
Les évolutions de la langue et de son usage font qu’à partir du 13 siècle, on s’éloigne d’une conception phonétique
pour aller vers une conception plus idéographique. Déjà en 1230 Jean de Joinville tentait une première normalisation
orthographique.
L’apostrophe empruntée au grec n’apparaît qu’en 1532 et demeure rare. On recourt aux majuscules en début de
phrase. Les guillemets inventés par Guillaume le Bref voient le jour en 1546.
Les signes diacritiques apparaissent. Palsgrave à Londres utilise pour la première fois l’accent aigu sur l’e en 1530,
dans son dictionnaire franco-anglais accent que Robert Estienne introduit en France la même année. Dans un souci de
précision on tente de créer un accent plat.
Tous ces outils spécifiques de l’écrit ont du être inventés, ils n’étaient pas évidents. C’est bien la pratique de la lecture
silencieuse, par les yeux, qui en justifia la nécessité.
La lisibilité issue du sens
Par son évolution la langue française dispose de nombreux mots d’une ou deux syllabes qui sont sources de
confusions. Très tôt les étymologistes se sont souciés de trouver des astuces pour les distinguer ; d’où le recours à des
ème
graphies destinées à éviter de confondre des mots prononcés identiquement (poids, poix, pois). A la fin du 15
ème
siècle et dans la première moitié du 16 les ouvrages sont édités sous la responsabilité graphique de leurs auteurs et
imprimeurs. Ce qui explique l’extrême diversité des mots et des caractères. On est confronté à l’accumulation des
éléments de l’écriture hirsute et le foisonnement des formes voulant se rattacher au latin dans le courant
d’enthousiasme qui accompagna la redécouverte des textes classiques.
Les auteurs et les premiers grammairiens recourent donc à des lettres qui permettent de rattacher à une racine latine
ou à une famille de mots : compter utilise le P pour se rapprocher de computare ; grant perd son T au profit du D afin
d’être cohérent avec la famille des descendants de « grandis », grandeur, grandir.
Cela nous réserva quelques graphies savantes mais qui se révélèrent par la suite erronées : scavoir se vit ainsi affublé à
l’époque d’un SC laissant penser que le mot, de la famille de scientia, venait du latin scire, alors qu’il vient comme
l’adjectif sage, de la série sapere, sapientia ; de même on a ajouté un D à pois qui ne vient pas de pondus mais de
pensum.
Le Ph s’impose contre le F lorsqu’il s’agit de distinguer ostensiblement la racine latine de la racine grecque. Un
éléphant, un phénomène, une pharmacie affichent leur phi initial. En revanche fabriquer, fèvre, farine, fable, faim
renvoient au F du latin. L’histoire laissera quelques scories : nénuphar et fantaisie croisant leurs erreurs.
Un siècle de luttes
entre phonocentristes et graphocentristes
Tant que la lecture a été orale, l’écriture n’a constitué en France qu’un aide-mémoire à faible diffusion. Avec
l’imprimerie et l’extension de la lecture visuelle, la fixation des mots et des formes a pris un aspect plus idéologique,
parfois de façon exagérée.
Phonocentristes
En 1531, Jacques Dubois, Sylvius de son nom d’auteur, développe en latin un traité de grammaire (De usu partium
lingua gallicae) dans lequel il explique que le désordre de la langue vulgaire tient à son absence de règles. Il considère
que la langue est pure et régulière et qu’il suffit de la lire comme on lit le latin qui est une langue parfaite. A ses yeux
l’orthographe doit se conformer à la prononciation, quitte à utiliser des signes nouveaux absents en latin ; il propose
de distinguer i et j, u et v, L palatal de l simple, de noter la chute de l’s, d’introduire l’accent circonflexe sur les
mono-phtongaisons (maîstre), le tréma sur les hiatus (trahi), d’avoir un accent plat pour le e sourd.. Pour bien
retrouver l’étymon latin il suggère de porter au dessus de la lettre de référence et en petit indice l’indication de
h
C
changement pour le h de C EVAL, le s de MA SON. Dubois est en fait un homme de compromis.
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Il n’en va pas de même de Louis Meigret qui se fait le chantre de changements radicaux. Il est l’apôtre de la Raison en
religieux comme en grammaire. Entre 1842 et 1854 il dresse dans trois ouvrages le tableau d’une orthographe
réformée. L’orthographe doit « former l’Image au vray de la prononciacion ....Ecrire autrement qu’on ne prononce est
comme si on parlait autrement qu’on ne pense.». Il s’appuie sur les affirmations de Priscien et de Quintilien qu’il
traduit dans son orthographe réformée : « Quant a moe je suis d’auis qe tout deura etr’ecrit selon qe par la continue
(d’ordinaire) il sone....... Puisque les letres ne sont qu’images de voix...l’escriture deura estra d’autât de letres que la
pronôciacion requiert de voix. ». Meigret réfute absolument la part d’indépendance de l’écrit et prône sa soumission à
la parole. L’écriture a corrompu le principe alphabétique et s’est rendue coupable de trahisons, de fausses gloires et
de travestissements. Comme pour la pensée religieuse il espère le triomphe de la lettre sur l’esprit.
« Nous puuons raysonnnablement confesser que nous escrivôs ung langage qui n’est point en usage, et usons d’une
langue qui n’a point d’escriture en France .... La plupart de l’ecritture et fett’a plaizir sans auoer relaçiô a qelqe vif ».
Sa démarche est autant scientifique que morale dans sa rigueur.
Autour de lui d’autres personnages vont se rallier avec nuance à ses positions, en particulier Pierre de la Ramée
(Petrus Ramus), l’une des victimes de la saint Barthélémy :
« Bref, selon le jugement de Platon, Aristote, Varron, Cicéron, le peuple est souverain seigneur de la langue, et la tient
comme un fief de franc aleu, et nen doit recognoissance a aucun seigneur. Lescolle de ceste doctrine nest point es
auditoires des professeurs Hebreus, Grecs et lattins en Luniversité de Paris comme pensent les beaux etymologiseurs,
elle est au Louvre, aux halles, en grève, a la place Maubert : ainsi Cicéron a déclaré quil s’est reservé à la science, mais
touchant l’usage, quil la donne au peuple. »
Mais aussi Pelletier du Mans qui introduisait les phonétismes régionaux de son Lyonnais natal, et Honorat Rambaud
qui poussa à l’extrême les principes de Meigret en créant un alphabet de 43 signes totalement nouveaux.
Entre 1550 et 1565, cette volonté de modernité toucha les poètes proches de la Pléiade soucieux d’être lus d ‘un plus
grand nombre et généralement proches du courant réformé qui incarnait largement la modernité : Ronsard, Belleau,
Garnier, Du Bartas, Desportes, qui n’allèrent pas jusqu’au bout de la démarche de Maigret. Dans la mesure où ces
poètes produisaient des œuvres faites pour être dites, voire chantées autant que lues ces graphies nouvelles ne
constituaient pas un vrai handicap ; d’autant qu’ils en décidaient eux-mêmes au moment d’imprimer. Les grands
prosateurs comme Montaigne ou Rabelais se laissèrent séduire également un temps et très partiellement.
Le radicalisme de Rambaud eut des successeurs puisqu’en 1694 Dangeau créa un alphabet de 15 voyelles et 19
consonnes, et qu’en 1713, l’abbé Gilles Vaudelin publia à son tour un alphabet phonétique de 13 voyelles et 16
consonnes.
Ce courant trouva une nouvelle audience entre 1880 et 1914 avec un professeur d’anglais Paul Passy qui au sein de
l’association phonétique internationale contribua largement à mettre au point l’alphabet phonétique international.
Il eut joua aussi un rôle non négligeable dans la pensée du grand linguiste Ferdinand Saussure.
Néanmoins ces grammairiens anciens se focalisèrent tant sur le système de transcription qu’ils ne s’intéressèrent
guère à ce qu’était la lecture et n’en tentèrent pas la théorie. Ils ne virent que l’usage oral et négligèrent l’usage qui
s’était installé dans l’écrit et possédait aussi une autonomie fonctionnelle. Ils ne comprirent pas qu’un système de
transcription des sons n’est pas un système de lecture.
Les graphocentristes
Geoffroy Tory (1480-1533), imprimeur-libraire et humaniste, dont la volonté est moins de réformer l’écriture que de
la rendre plus universellement intelligible, propose de régler la question des accents (circonflexe sur le ô, aigu sur le é
du masculin), de l’apostrophe (sinalepses) et de la cédille espagnole (petit C) du C.
« En notre langage françois navons point daccent figuré en scripture & ce pour le default que notre langue nest encore
mise ne ordonnée a certaines Reigles comme les hée braique, grecque et latine. Ie vouldrois quelle fust ainsi qu’on
porroit bien faire..... En ce passage daccent, nous auons imperfectiô a laquelle doiburions remédier en purifiant &
mettant a reigle & art nostre lâgue qui est la plus gracieuse qu’on sache. » Propositions qu’il n’ose s’appliquer à luimême…
A l’exact opposé de Meigret, Guillaume des Autels fut la tête de turc des modernistes en défendant un patrimoine
culturel, une graphie commune nationale ; dans la polémique il affirme que la prononciation devrait se régler sur
l’écrit.
Théodore de Bèze, indiscutablement l’un des plus grands esprits de son temps, analyse précisément la situation en
montrant que l’orthographe ne peut représenter un tel ensemble de prononciations impossibles à unifier. Il met en
cause les positions extrémistes des phonocentristes, tout en se montrant ouvert à des modifications de raison
(suppression de lettres inutiles comme le p de escripre).
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Il adopte un caractère particulier pour le e muet. Il a compris avant ses contemporains que l’écriture est un mode de
communication autonome qui n’est en rien auxiliaire de la voix, et fait accéder directement au sens par l’acte de
lecture. C’est l’œil qui fait accéder au sens et non plus la voix et à l’oreille. L’écrit est un système sémiotique propre.
« L’orthographe ne doit point être tant sujette à la « prolacion » qu’à l’entendement : vu que le plus que nous retirons
de l’Ecriture, c’est l’intelligencez du sens. »
L’époque classique et le 18ème siècle
Le 17ème siècle
ème
Les débats du 16
siècle demeurent et on attend beaucoup de la création de l’Académie française en 1635 par
Richelieu. Les réformistes se renouvellent et apportent leurs contributions plus ou moins radicales : l’abbé Monet,
excellent latiniste, mais qui prêchait la mise à distance du latin dans les graphies du français. Le philosophe Louis
Lesclache, pédagogue inventif et remarquable, qui reprit en bon aristotélicien la croisade de Meigret et du
phonocentrisme, avec des grahies comme peis, uzaje, relijion, axion, calité, conètre, vanjanse, etc. Sa démarche
devait selon lui faciliter l’apprentissage des enfants, des étrangers, des femmes exclues de l’éducation et en particulier
de la connaissance des langues anciennes considérées comme l’indispensable propédeutique aux savoirs importants.
Les esprits les plus avancés avaient été soupçonnés de protestantisme et se sont exilés ; ainsi nombre d’éditeurs imprimeurs comme Plantin, Elzévir, Waesbergue, et qui imprimèrent à Anvers La Fontaine, Corneille, Pascal, Corneille,
Brantôme, etc, diffusèrent nombre d’ouvrages bien édités et à des prix abordables. Leurs choix de graphies ce qui
contribua à introduire des changements dans les réflexes de lecture.
C’est ce que dit clairement Pierre Corneille dans la préface de son théâtre en 1666 :
« Les quatre Volumes contiennent trente deux pièces de Théatre. Ils l’ont réglez à huit chaccun. Vous pourrez trouver
quelque chose d’étrange aux innovations en l’orthographe que j’ay hazardéees icy &, et je veux bien vous en rendre
raison. L’usage de notre Langue est à présent si épandu vers le Nord, qu’on y voit peu d’Estats où elle ne soit connüe ;
c’est ce qui m’a fait croire qu’il ne serait pas mal à propos d’en faciliter la prononciation aux Estrangers, qui s’y
trouvent souvent embarrassez par les divers sons qu’elle donne parfois aux mêmes lettres. Les Hollandois m’ont frayé
le chemin, & donné ouverture à y mettrre distinction par de différents caractères, que jusqu’icy nos Imprimeurs ont
employé indifféremment. Ils ont séparé les i et les u consonnes avec les i et les u voyelles, ne se servant toujours de l’ j
et de l’v ».
De même il demande qu’on imprime j’ay et non i’ai, toûjours et non tousiours, que l’accent aigu sur le e (é) remplace
le s dans estait, esblouir, escouter, qu’on utilise précisément l’accent grave pour distinguer pré de près.
La conséquence en fut que, dans les provinces de France, nombre d’éditeurs suivirent ce mouvement pour être en
mesure de concurrencer les imprimeurs hollandais.
Les Précieuses jouèrent aussi un rôle dans ce débat en réclamant une orthographe moins « savante », en affirmant
que l’accès aux auteurs pouvait se faire par des ouvrages traduits. Comme on le voit dans la caricature qu’en fait
Molière, les grammairiens comme Ménage (le Vadius des Femmes savantes) fréquentent assidûment leurs salons et
se passionnent pour les lettres superflues, les lettres issues du grec, et les divers signes graphiques. L’accent
circonflexe y eut d’ailleurs son heure de gloire, au même titre que la carte de Tendre.
L’autorité de l’Académie ?
Comme le royaume, la langue avait besoin d’un ordre manifeste et clair. Le pouvoir royal attendait beaucoup de la
création de l’Académie française. Réunissant les meilleurs esprits du temps, elle eut pour mission, de par ses statuts
rédigés par Richelieu lui-même, de réaliser un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique, une poétique.
Malheureusement, malgré le travail assidu de Vaugelas, les travaux n’avancent guère. L’Académie est en mal de
protecteur, et après le décès de Vaugelas, les documents se perdent, c’est Mézeray qui reprend le travail. En 1672 on
en est à la lettre S. Cette lenteur fait la risée de Paris. On n’a pas attendu les règles royales pour écrire et pour éditer,
en France et à l’extérieur. Après quelques vicissitudes, la première édition voit le jour en 1694. Elle aura été le fruit
d’un travail collectif dont les meilleurs écrivains, pourtant académiciens, auront été absents ; néanmoins on doit
rendre hommage à Bensérade, les deux Tallemant, Quinault, Perrault, Régnier, Desmarais, Segrais, et d’autres moins
connus, qui ont fait un choix largement inspiré par les positions éclairées d’un Bossuet à la recherche d’un juste
milieu. Certaines lettres muettes disparaissent ; v et u, i et j sont distinctes ; on n’écrit plus apuril mais avril. « Ils ont
fait de la graphie une mémoire de la langue et son éloge. L’orthographe choisie par l’académie est moins une
sténographie que sa grammaire. L’académie installe l’orthographe dans le domaine de sa graphie » (Bernard
Cerquiglini). La France a fait le choix d’une graphie du sens et non d’une graphie du son, sans se couper du respect de
l’usage.
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Le grand oublié de ce débat est certainement Pierre Richelet (1631-1698) auquel on doit le premier dictionnaire
purement français. Il sut donner l’image la plus authentique du parler des lettrés et non des mondains. Il n’hésita pas,
contrairement au Dictionnaire de l’Académie, à introduire des graphies modernes ; la langue qu’il décrit est déjà celle
ème
du 18 siècle.
Le 18ème siècle
La réflexion sur la langue touche tous les écrivains et les ouvrages présentent des graphies variables. On ose
supprimer les lettres muettes. Les consonnes doubles se précisent et se maintiennent graphiquement même après la
dénasalisation : année prononcée ânée, grammaire prononcée granmère (cf. Molière), homme, femme.
ème
Les dictionnaires du début du siècle vont en fait s’appuyer sur deux ouvrages édités à la fin du 17 . Celui de Basnage
de Beauval qui comporte un grand nombre de graphies modernes, est édité en Hollande en 1701 ; il est l’héritier du
remarquable dictionnaire historique et critique de Bayle de 1697. Quant au dictionnaire de Trévoux (1704) il reprend
l’essai d’un dictionnaire universel d’Antoine Furetière de 1684.
Les autres dictionnaires seront ceux de l’Académie :
ème
1740, 3
édition du Dictionnaire de l’Académie. Avec l’entrée des philosophes à l’Académie plus du quart du
vocabulaire est modernisé ; on ôte les lettres inutiles (autheur, authorité, adjouster, adveu, debvoir, estre) on introduit
l’accent circonflexe issu du s amuï (bête, château, île, forêt, août, crêpe), issu de l’amuïssement de voyelles en hiatus
(âge, traître, soûl, mûr) ; en revanche on le supprime de vû ou de reçû.
Dès 1734, Voltaire lance la bataille du ois qu’on prononce ais (ainsi pour françois, anglois j’estois, je feroi, je dirois
deviennent dans l’édition de ses oeuvres français, anglais, j’étais, je ferai, je dirais). Il ferraille autant avec les tenants
de l’ancienne forme qu’avec les modernistes qui veulent qu’on emploie l’è. Son point de vue est adopté par beaucoup
d’écrivains, comme Diderot, mais l’Académie ne l’adopte qu’en 1835.
ème
1762, 4
édition du Dictionnaire de l’Académie : on sépare le i du j et le u du v, séparation courante dans
ème
l’imprimerie dès le 16 siècle, mais pas encore dans l’écriture manuscrite. Adoption (enfin !) de l’accent grave. Deux
propositions que faisait déjà Pierre de la Ramée en 1562.
ème
édition du Dictionnaire de l’Académie ; l’orthographe y est pratiquement celle que nous
En 1798, paraît la 5
connaissons aujourd’hui
N’oublions pas la monumentale Encyclopédie de Diderot et d’Alembert publiée entre 1751 et 1772. Et sur un autre
plan le dictionnaire philosophique de Voltaire en 1764.
L’époque moderne
La Révolution n’apporta guère de pierres à la querelle et tendait à considérer ces débats théoriques comme fruits
séchés de l’ancien régime. D’ailleurs en 1794 on se hâta de vendre le dictionnaire de l’Académie à un certain
négociant hollandais, monsieur Smith. Napoléon Ier savait mal le français et n’était pas regardant sur l’orthographe.
« Les places idéologiques étaient déjà occupées par la bourgeoisie. Il s’est passé pour l’orthographe ce qui s’est passé
pour l’instruction : en donner assez au peuple pour assumer les nouvelles tâches qu’on attendait de lui, mais pas assez
pour qu’il aille plus loin. » (Nina Catach, Les délires de l’orthographe .)
er
Napoléon 1 et Louis XIII rétablirent l’Académie dans ses prérogatives, et les évolutions populaires n’empêchaient pas
Louis XVIII de dire « Le Roe c’est moe » et Chateaubriand de dire et décrire « J’avois (j’avoe) des enfants »
Avec la conscience de la langue écrite, se créent des prononciations nouvelles : on cesse de dire miroi qui était la
prononciation relevée par Richelet en 1680 et semblait vulgaire pour dire miroir, ou tiroir. Le pronom personnel il, ils
ème
qui se disait I au 18 siècle (cf. la langue populaire) se prononce progressivement iL . Il en va de même de mots
comme ours, baril, persil, fusil ; aujourd’hui beaucoup disent gajeure pour gajure (gageure), là encore sous l’influence
de l’écrit.
En 1835 une réforme modifie un quart des mots. Le t est rétabli dans le pluriel des mots comme enfants (écrit
antérieurement enfans), et les terminaisons de verbes en oi passent à ai (étoit devient était).
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Les grands dictionnaires, la diffusion généralisée
ème
La seconde moitié du 19
siècle vit fleurir la production d’ouvrages où se rassemblaient les savoirs. Ces ouvrages
furent le fruit de savants de lexicographes, de « vulgarisateurs » d’exception. Ils accompagnent à leur place la
réflexion sur la pédagogie. Naturellement la langue tenait une place naturelle dans ces ouvrages de référence.
Contrairement aux siècles précédents, les dictionnaires deviennent accessibles à une large part de la société et
affichent un état stabilisé et légitime de la langue. Le « dictionnaire » n’est plus celui de l’Académie, mais celui qu’on
utilise. La référence linguistique devient commune entre les élites et le peuple qui accède à l’enseignement
obligatoire. Posséder un dictionnaire et le pratiquer régulièrement signifie qu’on veut accéder aux savoirs de l’élite,
ème
mais aussi qu’on se rallie à une vision nationale de la culture. Au début du 20 siècle le dictionnaire rejoint la Bible et
le catalogue des armes et cycles de Saint-Etienne dans les références ordinaires de la France rurale.
Pour le public, le dictionnaire sert ordinairement à définir la règle. Seuls les grands ouvrages encyclopédiques
signalent les avatars de la langue et de ses graphies. Dans une nation qui prend conscience de son nécessaire
centralisme, le dictionnaire conforte l’idée qu’il existe une règle pour la langue, comme il existe un Code civil pour
l’ordre social. Dans ce contexte, les grands lexicographes ont su faire preuve de rigueur ; en se posant la question de
l’état d’une langue en un moment donné, donc de l’étendue de son usage ils ont permis l’articulation entre le passé et
les savoirs du futur. Les ouvrages de vulgarisation de cette époque sont des modèles d’intelligence qui justifient qu’on
rende hommage à quelques noms.
Paul Emile Littré (1801-1881). Son savoir n’avait pas de limites et son dictionnaire de la langue française témoigne
plus que tout de sa passion pour la langue. Il a introduit une rigueur dans les graphies, une volonté d’unifier ce qui
pouvait l’être par logique, réduit les exceptions. La précision de ses notices et la pertinence des exemples retenus sont
d’une modernité remarquable.
ème
siècle parut entre 1866 et 1876 dont le
Pierre Larousse (1817-1875) dont le grand dictionnaire universel du 19
dictionnaire de la langue française de 1895 devint le célèbre « Petit Larousse illustré en 1895.
Camille Flammarion (1842-1925) brillant astronome et auteur d’ouvrages à destination du grand public. Frère de
l’éditeur, il travailla avec lui et participa à ce courant de mise à disposition du savoir pour le peuple.
Ambroise Firmin Didot (1790-1479) fils d’un brillant humaniste et descendant d’une famille d’imprimeurs-libraires qui
éditèrent le dictionnaire de l’Académie) il écrivit en 1867 un ouvrage qui fait encore autorité « Observations sur
l’orthographe » où il recense avec méthode tous les changements graphiques, les réformes, les dictionnaires, etc. Dès
1855 il se déclare partisan d’une simplification de l’orthographe et souhaite que l’Académie ose engager ces
changements constatant que l’imprimerie et les auteurs ont dans les faits élaboré une loi tacite que personne n’ose
braver.
Réforme, dites-vous ?
1893 Propositions d’Octave Gréard. Ce grammairien propose à l’Académie une dizaine de points de réforme
acceptées et votées par l’académie qui pourraient être introduits dans le Dictionnaire. Rien de révolutionnaire :
unifier le système des ent – ence, en adoptant plutôt ant - ance, unifier la question des formes verbales en èl -elle et
ète-ette, remplacer le X de hiboux et consorts par un S. La réaction fut violente et un courant indigné se fit autour du
duc d’Aumale, académicien lui-même, qui mobilisa des amis conservateurs dans un parti des Ducs pour fustiger cet
attentat contre la langue. Curieusement, note Philippe Cibois, les adversaires de Gréard furent aussi les plus
favorables à la condamnation de Dreyfus. On se dépêcha d’oublier la proposition.
Les arrêtés de 1900 et 1901. Une réforme de même nature promue par Georges Leygues fait l’objet de deux arrêtés.
De façon brouillonne on tentait de résoudre quelques difficultés (arbre en fleur ou en fleurs, confiture de groseille ou
de groseilles), la question du participe passé (les livres que j’ai lu ou que j’ai lus), des points concernant la ponctuation,
les traits d’union leur préférant ici la soudure et là la séparation et tolérant leur absence. Ce texte appuyé par des
points de vue autorisés eut le sort de toutes les réformes. Jamais abrogé, il ne fut jamais appliqué. Avec la guerre de
1914 d’autres champs de bataille s’étaient imposés.
1965 - 1976. Lucien Paye, ministre de l’éducation chargea M. Beslais de présider une commission d’études
orthographiques qui travailla pendant cinq ans. Ces travaux furent repris par un autre ministre de l’éducation, René
Haby en 1976. Ne pouvant s’opposer à l’Académie et à l’opinion il s’en tint à un discret arrêté de tolérances sans effet
particulier dans l’édition.
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La réforme de 1990, lancée par Michel Rocard, avait réuni un comité de sages d’horizons différents (conseil supérieur
de la Langue française). Il a abouti à un rapport sur les rectifications orthographiques, approuvé à l’unanimité par
l’Académie française. Ces propositions n’ont guère été diffusées, mais le Petit Robert de 1993 les a intégrées :
· remplacement de traits d’union par la soudure : (portemonnaie, weekend)
· simplification des pluriels de mots composés : des pèse-lettres
· accent grave généralisé aux formes telles que j’allègerai, il ruissèle, puissè-je
· accent circonflexe facultatif sur le i et les u sauf pour les verbes
· application de la règle du français aux mots étrangers : des imprésarios, des jazzmans, des maximums
· rectification d’anomalies : boursouffler, chariot, joailler, interpeler, dentelière
· invariabilité du participe passé suivi d’un infinitif: je les ai laissé partir.
Malgré ces toilettages, les anomalies demeurent nombreuses : époumoner mais savonner, crémerie (prononcé
crèmerie), traits d’union dans c’est-à-dire mais pas dans tout à fait, persifler en conflit avec siffler, imbécillité avec
imbécile, polaire avec pôle, infâme avec infamie, bétail avec bête, bonhomme avec bonhomie, etc..
A la guerre de religion a succédé le souhait généralement partagé de rendre l’orthographe plus rationnelle sans
méconnaître la force des habitudes graphiques ; la simplification de règles grammaticales incohérentes, de graphies
que rien ne justifie ne fait plus peur à personne. Il reste des inconditionnels de l’orthographe ancienne avec toutes ses
chausse-trappes dont la maîtrise prend des airs de brevet de bonne citoyenneté. C’est pour beaucoup un jeu.
La dictée et l’orthographe
Pour finir, examinons ce couple pervers qu’est celui de la dictée et l’orthographe. La dictée est un exercice
typiquement français, relativement peu pratiqué par nos voisins, du moins sous la forme que nous connaissons ou
avons subie. Si la dictée est un exercice il faut déjà y distinguer son rôle formateur et sa fonction d’évaluation.
En fait la dictée est la pierre angulaire d’un enseignement primaire qui avait pour fonction de former des jeunes
adultes aux fonctions subalternes. Le certificat d’études primaires sanctionnait d’ailleurs ces savoirs de base, qui
étaient autant de savoir-faire. Seul l’enfant qui accédait au lycée pouvait passer à l’autre stade, celui de l’écriture de
sa propre pensée.
Au moyen âge, la lectio permettait de pallier l’absence de livres individuels. D’où une fonction multiple : celle de
ème
rassembler soi-même des textes essentiels, des gloses, des savoirs « techniques ». Depuis le 18
siècle jusqu'à la
seconde guerre mondiale, la pédagogie a gardé la même logique de progression : on commence à écrire, en recopiant
ou sous la dictée, en reproduisant la pensée d’autrui. Passé un certain stade de compétence et d’âge (en moyenne
après six ans d’études) on accède à l’écriture individuelle. Dans cette logique la dictée est un outil essentiel pour
acquérir des réflexes et posséder l’essentiel des règles. Savoir écrire lisiblement, avoir une belle plume, donnait accès
à des emplois où il fallait enregistrer, recopier, fabriquer de la mémoire. Ecrire sans faire de fautes sous la dictée du
notaire, du commerçant, du maître de forge, était un savoir-faire apprécié parce qu’inscrit dans la formalisation légale
des actes. Il était donc naturel que la dictée s’imposât comme l’outil indispensable de la formation.
En étendant considérablement le champ des connaissances, l’instruction a donné d’autres proportions à ses divers
constituants. Le souci de la langue a régressé chez beaucoup d’enseignants au profit de matières et de pratiques
nouvelles traitées hélas souvent pour elles-mêmes dans un certain éparpillement. Probablement aussi brûlons-nous
les étapes dans les acquisitions et ne donnons-nous pas assez le goût de la langue aux enfants. Ne donnons pas à
l’enfant le sentiment que la dictée est le cœur de la connaissance de la langue.
La dictée peut être un jeu pour ceux qui la dominent. Elle ne peut produire que de l’échec chez les enfants qui n’ont
pas été habitués à bien écouter les mots et à les segmenter correctement. Donner le goût de la langue charpente les
savoirs de base quel que soit le contenu enseigné. Lorsque l’enseignant n’a pas de démarche claire sur l’acquisition de
la langue et lorsqu’il ne corrige les erreurs que pour les séquences de français, il n’y a pas à s’étonner des piètres
résultats des enfants.
L’orthographe vient avec le plaisir de connaître sa langue. La dictée est un exercice formel dans lequel les élèves en
échec tendent à creuser leur difficulté. Mon expérience m’a prouvé que certains élèves de collège aux résultats
catastrophiques en dictée, faisaient beaucoup moins de fautes dès lors qu’ils cessaient de subir des dictées.
L’orthographe est un acte de vigilance et ne dépend pas uniquement des connaissances. La question est donc de
savoir comment on installe cette vigilance.
Ne confondons pas l’apprentissage de la langue dont l’orthographe est une composante avec le jeu sur ses difficultés.
La maîtrise des structures grammaticales et le développement de la conscience de celles-ci dans le langage est
essentiel. La lecture n’est pas un déchiffrement ; elle confronte en permanence l’interprétation des signes à ses
« dictionnaires » verbaux, de sens, graphiques et grammaticaux.
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La langue comme jeu ;
la dictée comme discipline sportive.
Chez tous les peuples on joue avec les mots, avec les détournements de sens de sonorité. Ces jeux reposent sur une
mise à distance du sens et de la langue comme objet strictement fonctionnel. L’enfant accède très tôt à ces registres
et construit autour du scatologique des manipulations qui ne diffèrent guère du contrepet cher aux adultes et à la
comtesse du Canard enchaîné. Il en va de même dans les comptines, bien des poèmes, bien des contes basés sur le
malentendu ou la ruse. L’enseignement de la langue maternelle (et accessoirement des langues étrangères) ne saurait
se passer de ce sens du jeu.
Lorsque Bernard Pivot eut l’idée d’associer la télévision à une sorte de concours national de dictée, c’est sa
gourmandise pour la richesse de la langue française et des auteurs qu’il mit en scène ; avec talent sans aucun doute.
D’exercice scolaire plein de mauvais souvenirs, la dictée devint d’un coup un jeu plaisant puisque tout le monde calait
devant les difficultés accumulées dans des textes à peu près dépourvus de sens. Le public voyant les notables, les
écrivains collectionner les fautes d’accents, d’accords, de trémas, de traits d’union, tout comme lui-même regarda
l’orthographe autrement, et se sentit déculpabilisé. Ce fut un peu comme si chacun avait participé à la célèbre dictée
de Mérimée.
La gratuité de l’exercice, la quasi absence de récompenses (comparées à celles des jeux télévisés actuels) a fait
regarder l’orthographe autrement, plus sainement et la dictée comme un jeu spécifique. Comme dans tous les jeux
c’est la connaissance de tous les aspects de la règle qui permet de triompher. Ne nous trompons pas, ce jeu ne prend
pas position sur les questionnements de la langue. Il ne défend pas les incohérences de graphies qui ont été évoquées.
Dans le débat sur l’orthographe, Bernard Pivot a plutôt défendu des positions conservatrices de maintien de la
tradition. La langue est pour lui un objet de gourmandise, dont tous les détours ont le goût des saveurs étranges ou
disparues. Quant à la compétition, au fond, elle ne diffère guère des épreuves de poésie et de déclamation des jeux
olympiques antiques, ou des Jeux floraux du Moyen Age.
Pour d’autres ce sera comme une malle aux trésors pleine d’objets dont on ne connaît plus l’usage, ou dont on ne sait
comment ni où ils ont été fabriqués. Ce fatras fait partie de notre patrimoine ; il peut être encombrant. Avant de le
mettre à la décharge, demandons-nous si on n’y reviendra pas un jour ou l’autre pour mieux nous comprendre nousmêmes. Les modifications de l’orthographe sont inéluctables. Si elles sont sensées et acceptables sans nous couper de
ce qui fait le sens dans le système de l’écrit, pourquoi les refuser ? Faut-il craindre que la langue ne devienne qu’un
ème
outil primaire de communication qui nie l’importance de son histoire. Depuis le 16 siècle on entend cette crainte
s’exprimer. Se poser encore cette question devrait nous rassurer sur la réponse....
Cette petite histoire de l’orthographe trace moins le paysage d’une langue, que l’histoire des attitudes, à la croisée
des chemins de l’audace et du besoin de marcher en terrain connu
Cet article doit tout à l’érudition de trois auteurs majeurs, Bernard Cerquiglini, Nina Catach et Henriette Walter.
Quelques articles disponibles par Internet offrent également des synthèses intéressantes. Lire aussi l’excellente
biographie de Mézerais par Guy Verron qui donne une image très documentée des premières décennies de
l’Académie française.
Ce serait péché de ne pas citer le savantissime, le délectable, l’indispensable Dictionnaire historique de la langue
française d’Alain Rey (édition Robert), que devrait posséder tout amoureux de sa langue.
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NUMÉRO HS
2014
Connaître sa voix
pour mieux s’en servir
Complément écrit des stages menés à Caen et à Lisieux
Les composantes de la voix
Le ballon de baudruche : une bonne représentation
Pour comprendre la voix humaine, il suffit de se représenter ce qu’on obtient d’un ballon de baudruche qu’on a
gonflé et dont on laisse échapper l’air en pinçant plus ou moins l’orifice. L’air contenu correspond à celui des
poumons, la pression obtenue par le caoutchouc ou la pression du bras, correspond à celle qu’exerce le diaphragme.
La continuité du flux figure bien ce qu’on appelle la colonne d’air. Le petit conduit que pincent les doigts et qui vibre
sous la pression pour produire du son représente bien les cordes vocales.
On réalise aisément que ce système approximatif d’anches doubles a bien peu de possibilités sonores en lui-même.
Les cordes vocales sont trop petites pour produire le centième de ce que nous émettons. Elles sont en réalité un très
petit émetteur de vibrations qui ne produiraient aucun son sans le concours de tout ce qui fait le système phonatoire.
La quantité d’air libérée dépend du degré de fermeture du caoutchouc et de la pression exercée sur la réserve d’air,
comme sur une cornemuse. Plus on serre l’orifice plus le son est aigu et inversement. De même la quantité d’air sera
plus grande pour émettre un A sur une note grave que pour émettre un i aigu.
On peut modifier très sensiblement ces sons de base en faisant passer ces sons dans une caisse de résonance dont on
modifie la forme, ou sur laquelle existe un jeu de fermeture-ouverture, comme un sac ou une boîte par exemple. Le
son étant un phénomène vibratoire, on se représente son immense capacité à se déployer en voyant jusqu’où se
propage l’onde produite par la pierre qui tombe dans l’eau ou la branche qui la fouette régulièrement.
La difficulté de parvenir à un alphabet commun.
Actuellement la langue française est composée de 26 lettres ou associations de lettres (graphèmes) pour traduire
environ 45 sons (phonèmes).
En fait, un tel recensement n’est possible que pour une langue « centrale », mais ne tient pas compte des sons
propres aux usages des habitants de chaque région. On devrait ainsi inclure les sons muets prononcés
systématiquement (midi) ou pas, les nasalisations fortes ou faibles (Aquitaine), les R grasseyés ou roulés (Bourgogne),
les voyelles prononcées uniformément sans ouverture ni fermeture spécifique (Provence), les A et O très ouverts
(Picardie-Nord), les chuintantes sur-représentées, avec ou sans appui (t : un tchien), les gutturales spirantes fortes (la
(r‘)haie » en Normandie, le Ch’ en breton), les R transformés en L, à peine articulés aux Antilles ou à la Réunion, pour
se limiter à des données nationales bien connues. Selon l’environnement et les combinaisons de sons, les usages de
prononciation, les habiletés à passer d’un point d’articulation à un autre, on découvre une quasi infinité de sons dans
le paysage sonore français. Les parlers sont enfants d’une géographie mais aussi d’une histoire, avec ses migrations de
populations, sa volonté d’entrer dans le modèle national tel que la Révolution le concevait, ou de s’en distinguer.
Ces particularités donnent une couleur et une saveur à nos échanges ; il n’y a pas lieu de les gommer ; tout juste faut-il
amener nos concitoyens à ouvrir leurs oreilles à d’autres sonorités et à faire preuve de tolérance.
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Travailler sa voix pour devenir un lecteur d’histoire n’implique pas de renoncer à ce que nous sommes. Faisons
simplement en sorte d’être écoutés et compris. Notre timbre de voix, nos habitudes sont notre signature, au même
titre que notre couleur de peau ou de cheveux. Il y a des voix inoubliables, celles des Raimu, Bourvil, Fresnay,
Depardieu, Gabin, Alice Sapritch, Gérard Philippe, Arletty, Michel Simon et tant d’autres bien plus mémorables que
celles de comédiens qui préféraient « parler pointu », comme on le disait des parisiens dans le cinéma de cette
période.
Transcrire les parlers régionaux
La mise à l’écrit des parlers régionaux qui étaient essentiellement oraux a constitué et demeure encore un casse-tête
pour les linguistes. Plusieurs doctrines s’opposent.
1.
Les intransigeants qui considèrent que l’écriture doit scientifiquement –donc intégralement- ce qu’on entend.
Dans ce cas seule l’utilisation de l’alphabet phonétique international est admise. Cependant on peut lui faire
plusieurs griefs :
La difficulté à lire les textes assez vite pour en suivre le sens, le lecteur étant empêtré dans une
surabondance de signes qui excède le nombre de lettres auquel il est habitué.
Les parlers régionaux sont souvent subdivisés en entités locales proposant des variantes pour un
même mot. De plus les locuteurs qui ont servi à établir une grille phonétique de référence ne
témoignent souvent que d’eux-mêmes
Les sons enregistrés se montrent parfois rebelles à toute simplification. Le breton pourrait en fournir
un bon exemple tant les variantes consonantiques sont grandes d’un village à l’autre.
2.
Les tenants d’un codage spécifique à destination des locuteurs et de leurs proches. Il s’agit en général d’une
solution combinant l’alphabet national et des signes phonétiques parfois adaptés à la fréquence d’emploi de
certains sons. Toutes les régions de France ont connu une production de cette nature qui a eu le mérite de
conserver un fonds de récits locaux. La lecture n’est pas toujours aisée car les mots ne s’imposent pas
toujours spontanément. Elle n’a guère quitté le cercle des amateurs régionaux de dialectologie.
3.
Les amateurs conciliants qui ont renoncé à toute prétention scientifique et préfèrent des graphies
approximatives, faisant clairement voir quel est le mot prononcé et font confiance au lecteur, lui laissant le
soin de restituer par son expérience la couleur « patoisante » qui lui est familière. Ce fut le cas de nombreux
textes publiés dans les journaux locaux, pour restituer l’air du passé. Critiquée par les tenants d’un système
plus rationnel et plus conforme à la phonétique, plus soucieux de traduire les variantes locales d’un village ou
d’un canton, ces écrits eurent le grand mérite de maintenir la mémoire de ces parlers. Les plus jeunes
sollicitèrent les plus anciens et tentèrent de pratiquer ce qu’ils avaient négligé. Pour ceux qui relevaient de
l’aire francienne on comprit ainsi que les parlers régionaux méritaient d’être qualifiés de langue et n’étaient
pas une déformation du français.
Connaître les sons de sa langue
Tableau simplifié des consonnes
Aspirée gutturale
Sourdes
H
Occlusives gutturales
Occlusives dentales
Occlusives bilabiales
Liquides ou vibrantes
Sifflantes
Nasales
Spirantes (constrictives, fricatives)
Chuintantes
Semi-consonnes
Yod associé à une consonne
Composée
K
T
P
L
S
M (labiale)
F
Ch
W
Fy, Py, Dy, Fy, My
X (ks)
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Sonores
J ( jota espagnol), Ch’ (breton, ou
Ch allemand)
G
D
B
R
Z
N (dentale)
V (labiodentale)
J
Y
Ky, Gy, Vy, By, Ny
Positionnement
Antérieures
Moyennes
T
P
D
B
L
Z
N
V
J
W
S
M
F
Ch
Y
Postérieures
K G
R
Ch’
Tableau simplifié des voyelles et de leur lieu de production
Ouverte
Fermée
O (donne, pot)
Antérieure
O (position, co-signature)
Moyenne
Au, ô (beauté, faute,
bôme)
Postérieure
O long
A (catimini)
O (tache, tapis, marche)
é
È (brève, mèche)
U (un but, il lut)
E(u) long (meugler)
I « étiré » (mythe, piste)
Ü arrondi, long (fût)
Â
E (ai)
A long (tâche, mâche)
Ê long (bête, rêve)
è (lait, dadais, baie)
I court (misérable)
OU (four, atours)
Voyelles modifiées (nasalisées, mouillées)
An (angélique)
In (pin, faim)
An (pantalon, entamer)
*Eing (prononc.
méridionale)
On (fontaine)
Ey (veille)
Ay (baille)
Ouil (fouille)
In
On (pont)
Ey (meilleur)
Ay (bail, rail)
Ouil (rouille, mouille)
Ay (bailler, faille)
Ces distinctions formelles doivent être nuancées. En effet le lieu d’émission est sensiblement modifié par la présence
en amont ou en aval d’autres sons (consonnes ou voyelles). Chacun peut en faire l’expérience. Prenons trois
exemples :
- quand nous prononçons « petit à petit », la position du E est sensiblement avancée du fait de la présence du
P et du T (labiale et dentale), alors que l’article dans « le cavalier » entraînera un léger recul en arrière du E à
cause du K.
- le son è est émis en deux points différents selon qu’on dit « lait » ou « sève », très en arrière pour le premier
à cause de l’émission de la liquide L, et plus en avant pour le second à cause d’une spirante qui rapproche des
lèvres.
- le E long qu’on trouve dans « peu » est sensiblement différent selon le mot envisagé. Prenons par exemple
« meugler » et « beurre ». Dans meugler le EU est long, fermé et en position antérieure à cause du M labial
qui le précède. Dans beurre, le EU est plus ouvert et plus reculé à cause de la proximité du R qui suit.
La perception d’un son dépend de plusieurs facteurs
La puissance sonore
L’émission
Le timbre qui facilite la distinction
La capacité de projection
Le contexte de réception du message
La présence d’indices visuels
La connaissance du sujet par l’auditeur
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Les sons ne sont pas émis uniformément. Les cordes vocales sous la pression de la colonne d’air expulsé se mettent en
mouvement et génèrent une vibration qui n’est pas un son. Elle va se transformer en son grâce à l’ensemble du corps
et des organes de la phonation que constituent le pharynx, la bouche, la tête, l’abdomen.
Selon le lieu où cette vibration est transformée on obtient des sons différents qui possèdent une faculté de
transmission plus ou moins grande. Il faut connaître les logiques qui donnent de l’efficacité au son émis et qui le
rendent plus ou moins faciles à recevoir.
C’est l’auditeur qui fait exister l’objet sonore comme contenu de sens et comme médium de communication. Tout ce
qui facilite la réception du message donne existence à un propos ou sens à un signe.
L’environnement d’un message est donc essentiel : le silence, l’absence de signes perturbateurs, l’univocité, la
connivence, la mise en séquences pour laisser à l’auditeur le temps de penser et d’entrer dans son cheminement de
pensée.
Respirer
S’oxygéner avant un effort. Les grandes respirations sont peu efficaces. En revanche une déambulation tranquille
accompagnée d’une respiration en harmonie avec le rythme de la marche est efficace pour oxygéner l’organisme.
Avant de parler (ou chanter en public), éviter les grandes respirations rapprochées. Etre calme et procéder par des
respirations tranquilles et assez courtes séparées de pauses est le meilleur moyen de préparer le rôle du diaphragme
dans la gestion de la colonne d’air. Contrôler avec ses mains que les muscles abdominaux jouent bien leur rôle dans la
maîtrise de la colonne d’air.
Expirer complètement avant d’entreprendre l’effort. Sentir que l’expiration se fait au niveau du plexus et de
l’estomac. Pour respirer penser à relever les épaules, l’une puis l’autre, lors des petites inspirations. Il vaut mieux avoir
le sentiment de manquer d’air au début, et réorganiser ensuite sa respiration tranquillement, que de vouloir se
constituer –inutilement- une réserve d’air démesurée, qui génère des crispations.
Logiques de l’efficacité sonore
Effet mécanique
Lieu
Projection du son
Uniquement le souffle,
colonne d’air
Emission du son fondamental,
ou de la note
Pharynx
Faible durée
Cordes vocales
Souffle modulé
Trajet de l’expulsion de l’air
Hauteur des sons ; couplage
entre longueur des cordes
vocales et quantité d’air émis
Assez importante si limitée à
des voyelles
Associée à la perception de
l’air expulsé
Quasi nulle sans pression de
l’air
Importante
Distribution de l’air selon
« Gosier » Larynx
l’objectif
Fabriquer des sons et des mots Bouche
Effet sonore
Son sans timbre, comme une
fondamentale
Produire du son, impossibilité
de former des mots (sauf
ventriloquie)
Chant si intervention des
cordes vocales
Ressentir l’émission
Produire des bruits
Fondamentale du son musical
Colonne d’air et sphère ORL
Moduler le son par le choix du
timbre
Sphère ORL en entier ;
importance du choix des
résonateurs
Zone antérieure
Variable selon les sons
Sons de gorge, de tête, de nez,
de poitrine
Plus grande si usage des
résonateurs (nez)
Voile du palais (résonnant)
Selon la position qui favorise
certains sons (les i et les û sont
devant)
Joues (peu résonnant), lèvres,
rôle de la langue
Donne du volume en
détendant la pression de l’air
mais trouve son volume en
allant vers les résonateurs
Explosion antérieure.
Projection moyenne, peu de
résonateurs.
Projection sonore amplifiée et
prolongée par les résonateurs
postérieurs
Privilégie les consonnes
occlusives. Libère moins d’air.
Registre pour les
« chipoteurs »
Relâche beaucoup d’air.
Puissancemais demande du
contrôle pour la durée, surtout
si associés à L et V
Facilite l’émission et la
« percussion »
Sons fermés
Sons ouverts ; voyelles A, O, è
et Ê
Occlusives labiales P et B
Occlusives gutturales K et G
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Langue, voile postérieur du
palais
Registre considérable
Appuie les mots et crée le
rythme dans les mots
Timbre
Contribue à l’identification
Rend les mots et les intentions
plus reconnaissables
Résonateurs. Bonne projection
si articulation précise.
Personnifier, caractériser
Segmentation du souffle
Selon qu’on choisit les sons de
nez, de gorge, de tête, de
poitrine
S’appuyer sur les articulations.
Au naturel la circulation
vélaire. Nez, fosses nasales,
gorge
Colonne d’air, diaphragme
Séquence courte. Relance de
l’émission entre des arrêts
Respiration thoracique et
« claviculaire »
Séquence longue (prévoir sa
longueur)
Respiration thoracique. Rôle
important du diaphragme sur
la colonne d’air
Plus faible, mais qui reprend
intensité en fragmentant la
séquence
La variation d’intensité
suppose des arrêts
intermédiaires
Maîtrise du souffle.
Respiration ventrale et
diaphragme. Alterner les
grandes et les petites
inspirations.
Prolonge les durées et
maintient une bonne pression
dur les cordes vocales
Effets : l’économie d’efforts
demande presque autant
d’énergie
Partie antérieure de la bouche,
peu de mouvements des
lèvres, pas de résonance, pas
de jeu sur le timbre
Jeux sur les timbres de la voix,
sur les suspensions
Mobilité du visage : yeux,
sourcils, menton, joues
Murmurer, le parler du bout
des lèvres (du bout du cœur…)
Timbre du discours parlé ;
médium et aigu privilégiés (le
grave est réservé aux effets).
Intensificateurs du langage
Accompagner les sons, en
amont, pendant ou en aval
Détailler visuellement les
syllabes
Organiser son effort. Prévoir
les séquences. Penser au
volume d’air expulsé
Relance du son et du discours.
Penser les césures comme des
moments de relance.
Organisation des séquences
d’émission du son (si
abondance de spirantes et de
labiales)
Alternance de séquences
longues ou moins longues.
Evite de fatiguer le larynx.
Laisser le corps consommer
l’air, même à l’arrêt.
Effet : les « susurreurs », les
« chipoteurs », les confidents
Le langage comme une autre
forme du langage du corps
Rendre plus claire la diction en
éliminant les risques de
confusion
Usage du corps entier (mains,
buste, mouvements, tête)
Diction,
le pourquoi des difficultés rencontrées
On éprouve parfois des difficultés pour prononcer un enchaînement de sons ou de mots. Il faut toujours en analyser
les causes. Nous avons vu que chaque phonème est émis en un point précis de la bouche et met en cause la position
de la langue (abaissée, collée au palais, élargie…), des lèvres (resserrées, étirées, associées aux joues). Le passage
rapide d’un point d’articulation situé en avant et en arrière suppose une grande vélocité et une grande souplesse dans
l’utilisation des diverses composantes physiques de la parole. Quelques exemples le prouvent aisément :
Le mot espagnol Guadalajara en est un archétype : s’il n’y a aucun problème pour la voyelle, en revanche le point
d’articulation de chaque consonne se promène d’avant en arrière jusqu’à la gutturale de la jota et s’achève en liquide
vélaire (le R). La position de la langue est également complexe, passant d’une position reculée basse à une position
haute pour la dentale sonore, puis collée au palais pour le L, puis en position libérée pour sa partie antérieure et collée
latéralement pour le J et pour finir, abaissée pour émettre le R.
On peut analyser de la même façon les enchaînements observables dans la répétition rapide de « casse-croûte cru,
casse-croûte cru ». Si on prononce « cass’croût’cru, cass’croût’cru », l’exercice est difficile du fait des consonnes
accumulées presque sans voyelles rattachées. En revanche, si on prononce « cassEcroûtE cru, cassEcroûtE cru », tout
de vient plus facile ; en effet nous avons introduit un élément qui modifie le rythme et permet de préparer le
glissement sonore vers l’arrière en s’appuyant sur la progression arrière–avant de la séquence de voyelles A-E-OU.
Même problématique pour « Gros gras grand grain d’orge quand te gros-gras-grand grain d’orgeriseras-tu ? » ou
dans « Benoît bêche, Benoît bine…. »
Dans tous les cas on trouve une solution à ses problèmes en installant un rythme aux syllabes permettant d’installer
des temps d’appui et de repos.
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A chaque lettre son exercice, pour le plaisir
Le plus basique
Il faut que je roule, il faut que tu roules, il faut qu'il roule, il faut que nous roulions, il faut que vous rouliez, il faut qu'ils
roulent.
A
Alerte, Arlette allaite.
Allez, allo... allez, allo.....(de +en + vite)
B
-Des billes, des balles, des boules, des quilles;
-Bruno bêche, Benoît bine. Bruno bine et Benoît bêche
C
Le scout mange son casse-croutte cru
Quatre coquets coqs croquant quatre croquantes coquilles
D
Didon dîna, dit-on, de deux dodus dindons.
G et J
-Un ange qui songeait à changer son visage pour donner le change se vit si changé que loin de louanger ce
changement, il jugea que tous les autres anges jugeraient que jamais ange ainsi changé ne rechangerait jamais, et
jamais plus ange ne songera à se changer.
-Le geai gélatineux geignait dans le jasmin
-Angèle et Gilles en gilet gèlent
GR
-Trois bonnes grosses grasses grand-mères aux beaux gros bras blancs croquent trois gros radis roses
-Gros gras grand grain d'orge quand te gros gras grand grain d'orgeras-tu. Je me dégros gras grand grain d'orgerai
quand tous les petits gros gras grands grains d'orge se seront dégros-gras-grand-grain-d'orgés.
Il -Y
Si je mouille mes coudes, mes coudes se mouillent-ils. Oui, mes coudes se mouillent.
L
-La cavale au Valaque avala l'eau du lac. L'eau du lac lava la cavale au Valaque
-Que lit Lili sous ces lilas-là? Lili lit l'Iliade.
P
-Un pêcheur pêchait à l'ombre d'un pêcher, le pêcher empêchait le pêcheur de pêcher. Le pêcheur coupa le pêcher, le
pêcher n'empêcha plus le pêcheur de pêcher.
-Papa boit dans les pins. Papa peint dans les bois, dans les bois papa boit et peint
-La pie pond sans piper devant le paon pompeux qui papote
K et Que
Que cette eau-là me tue! Qu'en sais-tu là Othon?
R
Rat vit rôt, rôt tenta rat, rat mit patte à rôt, rôt brûla patte à rat, rat secoua patte et quitta rôt.
S et Ch
-Sous les cent sapins, six cent six sots suçaient six cents six sucettes au cassis et six cents six saucisses salées.
-Ciel si ceci se sait ces soins sont sans succès
-Le pragmatisme de l'astigmate agace
-Six slips chics, six chics slips.
-Choisissons ces saucisses aux choux et sachons saisir ces anchois séchés.
-Voici six chasseurs se séchant sachant chasser sans chien
-Déchu l'ange déchu chut.
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T
-Ton temps têtu te tatoue
-Ton thé a-t-il ôté ta toux?
-Ton tatou tatoué a tué ton toutou
U (us, ur)
-Si tu m'eusses cru, te fusses-tu tu? Te fusses-tu tu, tu m'eusses plus cru.
-Le mur murant Namur rend Namur murmurant.
Textes redoutables
Fluide, c’est vite dit
C'est l'évadé du Nevada qui s'évade dans la vallée, dans la vallée du Nevada qui dévala pour s'évader sur un vélo vilain
qu'il a volé dans une villa, et le valet qui fut volé vit le vélo qui s'envola. Si l'évadé du Nevada s'est évadé dans la vallée,
c'est qu'il pensait qu'on l'y verrait. Il voulait pour se lever le divan de la Diva qui vit l'évadé s'affaler, mais quand le
valet le vit là, il se mit là pour l'éviter. Et l'évadé du Nevada fut délavé dans la vallée par toute l'eau qui tombait là et
l'on vit l'évadé s'avouer que la vie d'évadé ne valait pas la vie d'avant, car en vélo quand il y a du vent, on est vidé,
c'est évident! Et l'évadé du Nevada a pédalé dans la vallée. Et l'évadé a dit là: « Là je dis que vous m'en voulez car
toute l'eau qui m'a lavé et toute l'eau que j'ai avalée m'a dégoûté de m'évader dans la vallée du Nevada ». Et voilà!
Pour se souvenir de Bernard Haller qui ne manquait pas de dire celui-ci dans ses récitals
Un jour Kiki la cocotte demanda à Coco le concasseur de cacao de lui offrir un caraco kaki avec un col de caracul. Coco
le concasseur de cacao voulut bien offrir à Kiki la cocotte le caraco kaki mais sans son col de caracul. Or vint un, coquin
qui conquit le cœur de Kiki la cocotte. Il offrit à Kiki le caraco kaki avec le col de caracul. Conclusion: Coco le
concasseur de cacao fut cocu.
Pour les mycologues aventureux
Oreille de chat, coprin chevelu, langue de bœuf, lépiote à crête, mycène à pied laineux, pleurote pliée, vesse de loup,
amanite vireuse, russule émétique, manalolengue vulgaire, chanterelle... Drôle d'omelette aux champi-pi, aux
champignons.
Une comptine mise au goût du jour
Un deux trois, du charbon de bois
quatre cinq six, six cent six saucisses
sept huit neuf, un barbecue neuf
dix onze douze au milieu de la pelouse
comptez jusqu' à treize, s'il reste des braises, grillez les merguez.
Poète du T qui passe
Ton temps têtu te tatoue
T'as-ti tout dit de tes doutes ?
T'as-ti tout dû de tes dettes?
T'as-ti tout dit de tes dates?
T'as-ti tout ôté de ta tente?
T'as-ti tout dompté de ton ton?
T'as-ti tâté tout téton?
T'as-ti tenté tout tutu?
T'es ti tant? T'es-ti Titan?
T'es-ti toi dans tes totaux?
Tatata, tu tus ton tout.
(Norge in « Charabias » (Gallimard 1990)
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DEUXIEME SECTION
CONNAISSANCE
DE L’ENFANT
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NUMÉRO 14
novembre 2008
AU MÊME TITRE QUE LE FEU OU LA ROUE...,
L’invention de l’enfant
Le mot et la chose
En général nous avons le sentiment que les progrès de l’humanité sont rythmés par des acquisitions matérielles et
techniques. Le savoir-faire, le geste nous semble l’essentiel de ce patrimoine. Or on oublie que les choses ne sont rien
sans le secours des mots. Là où existe le mot, existe la mémoire. Néanmoins les mots usuels sont souvent les moins
transparents ; leur sens semble être une évidence, parce que nous en usons abondamment avec le sentiment d’être
compris d’autrui. Pour les autres comme pour nous, la chose est entendue.
Le livre de Michel Pastoureau (2000), sur le « bleu » est à cet égard une parfaite illustration de cette idée. Ayant
recensé et analysé toutes les mentions du bleu dans les textes, comme dans l’histoire, il nous révèle que si les
longueurs d’onde définissant le bleu ont toujours existé, les hommes ont mis des siècles avant de leur donner une
existence par un vocable unique désignant non une matière ou un sentiment, mais une caractéristique fabriquant son
universalité. On peut ainsi dire qu’il y a dans l’histoire une invention du concept de bleu, fondée non sur la perception,
mais sur des données sociales, économiques, politiques, plus que physiques. Ainsi le bleu est-il lié au culte marial, puis
à la royauté, avant de devenir la couleur la plus universellement adoptée, et tout particulièrement dans le textile.
Pourtant l’humanité est faite également de conquêtes immatérielles qui organisent la pensée : la distinction verbenom, l’accompli-non accompli, l’opposition passif-actif, abstrait-concret, réel-fictif, les notions de loi, d’histoire, etc…
De même, on n’avait pas mesuré avant les travaux de Philippe Ariès (« L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime »)
que l’enfance avait été inventée, puis théorisée. De même c’est le développement de la psychiatrie et des sciences
sociales qui donnèrent corps à la notion d’adolescence, si liée aux avatars du progrès social ; notion condamnée à
prendre des aspects changeants selon les besoins et selon la réconfortante mauvaise conscience des sociétés
industrialisées.
Si les langues ont des mots spécifiques pour désigner l’enfant par rapport à l’adulte et par rapport à son rôle dans la
société, ils n’engendrent pas véritablement de concept. L’enfant est un adulte en miniature (en témoigne l’iconographie
religieuse comme profane). Il est significatif de voir que dans les langues indo-européennes il n’existe pas de racine
dominante dont auraient pu dériver des mots proches : paidi, puer, infans, child, kind, nino, bambino, criança, barn,
rebionok, timoun, etc… sont tous issus de racines différentes. Des sens allant du diminutif à la catégorie. Le latin
oppose ainsi « puer » qui relève de la classification de l’âge, à « infans », un participe qui signifie « qui n’accède pas à
la parole ».
Le statut de l’enfant diffère sensiblement selon les sociétés : les ethnologues en font en général un repère significatif
pour expliquer le fonctionnement des groupes humains. A l’évidence, l’enfant est rarement défini par rapport à luimême, c’est un être (rarement une personne) en devenir, qui n’acquiert son identité que par des rituels de
passage, rituels plus ou moins brutaux, accompagnés ou non d’épreuves et de marques physiques. L’enfant est
simultanément un potentiel social et économique, et un petit animal plaisant, attachant ; mais avant tout il est une
charge, un « impedimentum » (ce qu’on a dans les pieds).
Cette absence de statut ne signifie pas que l’enfant est mal traité, abandonné, non éduqué. Il fait partie du paysage
vivant et animé qui entoure les adultes productifs, comme les anciens, les infirmes, les fous, etc... On lui reconnaît un
univers mental propre. En témoignent les nombreux jouets retrouvés dans les diverses civilisations. L’enfant fait partie
de l’univers des femmes, dont il dépend ; il est d’abord asexué et du genre neutre comme enallemand (« das kind ».
Les premiers apprentissages, du langage en particulier, et des repères sociaux sont le fait des femmes. Les chansons et
les récits mis à sa portée le sont par les femmes.
Néanmoins on constate que les enfants dont on parle dans les textes antiques (donc ceux qui existent) sont les enfants
des classes dominantes, ceux qui ont un avenir. Pour les autres ils sont d’abord des êtres non libres, petits ou grands,
et sans avenir. L’antiquité classique offre quelques textes sur l’éducation où apparaissent les enfants, mais il s’agit
d’enfants des classes au pouvoir. Faut-il rappeler qu’il s’agit toujours des fils. L’école ne concerne pas les filles.
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L’enfant descendant d’esclave est d’abord un esclave, il fait partie juridiquement des biens « meubles » au même titre
que le bétail. En revanche, s’il est fils d’affranchi, et bien plus encore de citoyen, on peut se représenter son futur,
donc son rôle ; il ne sera pas qu’un dos et une paire de bras. On admet que l’enfant esclave souffre, mais comme les
animaux malades ou maltraités. Sa souffrance n’entre pas dans le cadre des émotions, tout au plus des affects. Sa
conscience est celle que Descartes concède aux animaux.
Le développement des bourgs, donc de la bourgeoisie modifie profondément le cadre de pensée. Ce que l’enfant
aristocrate (ou de la classe équestre) pouvait obtenir, le fils de marchand enrichi peut l’obtenir. L’appauvrissement des
nobles a clairement joué un rôle historique dans cette mutation du statut de l’enfant. Il y a donc une invention de
l’enfant qui précède une invention de l’enfance, et qui coïncide probablement avec l’invention de la personne.
De même, il n’y aurait pas eu d’invention de l’enfant sans « invention » de la sexualité. Nombre de sociétés
humaines n’ont réussi à associer l’engendrement à l’enfant que tardivement. Or ce lien est déterminant dans la
construction identitaire. Si on découvrit peu près universellement que l’enfant était une entité distincte de la mère, le
rattachement de l’enfant à un processus reproducteur identifié, avec des acteurs reconnus comme tels, fut le fruit
d’une conquête, non encore acquise par certains peuples. En l’absence de filiation paternelle l’enfant est une sorte de
« produit de la nature », comme d’autres créatures animales. Ce statut ne trouvant son terme que dans des rituels
d’intégration au monde des adultes sexuellement distincts. Dans bien des sociétés, l’enfant n’est d’ailleurs pas
regardé comme un être sexué, son monde est celui de l’indifférenciation.
Naturellement cela demande à être nuancé et souvent l’enfant trouve sa place, mais selon des aspects conceptuels
qui nous sont absolument étrangers.
Passée cette acquisition de l’enfant comme produit explicite de la sexualité, il y a l’étape de l’enfant comme partie
prenante d’un groupe qui défend son périmètre. Ce n’est pas nécessairement la famille au sens habituel ; c’est le
groupe qui a conscience de son identité collective et dont chaque élément est, à son niveau, une brique constitutive.
Dans ce nucleus l’enfant ne peut être cédé, pas plus que la femme, sauf dans l’établissement de relations à parité,
définissant des alliances « familiales ». Ce noyau élargi élabore progressivement un code de la famille, éventuellement
polygame, et dans un habitat communautaire. Dans ces sociétés l’enfant ne fait pas la guerre, ne cultive pas, n’accède
pas aux savoirs adultes. Il peut éventuellement être considéré comme porteur de la parole des dieux.
La famille au sens actuel est liée à l’individualisation (relative) de l’habitat. La famille est « oikia », la maison. La
dimension biologique, de l’engendrement et de la mise au monde, fait émerger, inventer la cellule familiale, donc la
classification du rôle de chacun. Dans ce schéma, l’enfant se définit par rapport à ses géniteurs, ou du moins par
rapport à une généalogie, si on prend en compte la famille élargie.
Le concept d’enfant est fortement lié
à l’invention de la personne.
La philosophie antique n’a cessé de débattre du concept d’humain, mais dépourvue de regard ethnologique ou
anthropologique elle n’a pu entrevoir qu’un catalogue de qualités définissant l’humanité, et tentant de donner
contours à la « psyché ». Le christianisme a joué un rôle capital dans l’évolution de ces concepts en faisant émerger le
concept déterminant de personne, et cela de trois manières :
C’est d’abord avec l’introduction de la notion d’âme ; ce qui était principe, souffle vital dans la « psyché » grecque, et
aussi dans l’anima latine, comme dans beaucoup de sociétés, va devenir lien en essence avec le divin. Dieu a créé
l’homme à son image, les humains participent donc de cette divinité. Le sacrement de baptême introduit dans la
catégorie de l’humain, donc dans la relation en essence à Dieu. Dès la fin de l’époque carolingienne le baptême
devient le rituel d’introduction de l’enfant dans son groupe, et au sein du peuple de Dieu. Si les adultes libres ont une
existence reconnue, il n’en est pas de même pour les esclaves les femmes et les enfants. Pour faire vite, la personne
au sens moderne du mot, ne concerne que les citoyens. Une personne se définit par un rôle. C’est le sens du mot latin
« personna » qui désigne le masque, le rôle au théâtre. La personne est clairement une « projection ».
Même les platoniciens, n’ont su dégager une théorie de la personne. En témoigne l’absence de mot pour la désigner ;
Bien que ne l’exprimant pas en ces termes, les pères de l’Eglise dans leurs développement sur le lien entre l’homme et
son créateur ont opéré le passage de l’homme à la personne, initiant la réflexion ontologique.
La personne a besoin du secours d’une transcendance pour prendre corps. Partageant le souffle divin, l’être existe
comme individu devant son Dieu. La personne va donc autoriser les déclinaisons futures, dont l’enfant.
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C’est ensuite avec la représentation de l’enfant comme moteur du sentiment religieux. Si les crèches apparaissent dès
ème
ème
le 4-5 siècle, il faut attendre le 14 siècle pour voir se développer l’image de l’enfant Jésus, dans les bras de sa
mère et plus rarement seul. Les statues de Vierges à l’enfant s’universalisent, avec des différences considérables dans
la représentation de l’enfant (l’exposition du musée de Normandie dans la nouvelle salle du château de Caen fut remarquable à
ème
siècle se font accompagner
cet égard). En régressant dans l’iconographie, ces figures de la Nativité à partir du 16
d’une pléiade d’angelots, de « putti » potelés, comme autant de motifs décoratifs, et succédant à des anges
« adultes », volontiers musiciens, chargés de chanter la louange divine.
L’émotion générée par l’image de la famille attendrie devant l’enfant, induit spontanément l’universalité des valeurs
d’humanité. Dieu incarné dans l’enfant renouvelle l’image de l’homme dans toutes ses figures, légitimant la notion de
personne. Très logiquement les enfants vont s’imposer de plus en plus fréquemment dans la peinture, de Le Nain à
Vélasquez, qu’il s’agisse de représentations paysannes ou du spectacle de la royauté.
Le troisième élément est lié à l’instruction dispensée par les églises. Au moyen âge, dans les paroisses, des clercs
payés par les familles dispensent des rudiments à des enfants jeunes (autour de six ans). Cela semble largement
ème
suffisant. Pour accéder à un autre niveau il faut aller dans les écoles cathédrales, qui se multiplient au 16 siècle. En
ème
fait c’est surtout au 17 siècle qu’on voit se développer en ville les collèges, grâce aux congrégations religieuses. La
ème
Basse-Normandie est l’une des provinces où la scolarisation est la plus forte au 18
siècle. En conséquence, les
traités d’éducation se multiplient : on sépare les enfants selon leur âge, on s’interroge sur le meilleur moment pour les
scolariser, on parle de méthodes. L’enfant devient objet de réflexion ; il existe.
L’Emile de J-J Rousseau, et l’invention de la pédagogie
Le traité écrit en 1762 par Jean-Jacques Rousseau marque un tournant historique dans le développement de
l’instruction, moins par les réponses qu’il pourrait donner que par les questions qui s’y posent. Le regard que porte
Rousseau sur les qualités innées de l’enfant, et la nécessité de se référer à la nature pour le guider, mérite débat, et ce
fut le cas. Néanmoins le rapport de maître à disciple implique une identification des rôles, donc des statuts. Jusqu'à la
ème
fin du 19
siècle, l’enfant apprend docilement sans qu’on sollicite son autonomie ; il est une sorte de récipient à
remplir de connaissances qu’il transformera plus tard, en savoirs et en pratiques. Il n’a pas à manifester
d’imagination ; les travaux qu’on lui demande sont des exercices d’application, de description, de restitution.
Devenant jeune adulte, donc apte à la contestation et la révolte, on lui reconnaît une autonomie de la pensée. Une
amorce de pédagogie se fait jour.
L’école pour inventer l’enfant
Avant l’avènement de l’instruction publique, seuls les enfants bien nés accédaient à l’instruction. Pour la plupart,
passés les rudiments dispensés sans méthode pendant quelques semaines, six psaumes appris par cœur, n’existait que
l’expérience sur le tas et pour les plus chanceux l’apprentissage chez un artisan.
L’enfant faisait partie des acteurs de production. N’oublions pas que le mot « école » vient du mot grec « scholé » qui
veut dire temps libre. Le temps libre est réservé à ceux qui n’ont pas à être dans le temps de la production.
L’école publique née sous la Révolution n’eut pas le temps de se développer suffisamment. En revanche le système
napoléonien créa les établissements nécessaires à fabriquer une élite nationale. C’est la Troisième République qui prit
le problème à bras le corps, fidèle à la devise de V.Hugo : « Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons ». Avec les
écoles primaires apparurent les écoles normales d’instituteurs, donc la formation à la pédagogie. Progressivement,
dans les villes, on répartit les enfants selon leur âge, et on leur fournit les manuels adaptés à ces niveaux, conformes
aux instructions officielles en matière de contenus, de méthodes et d’organisation.
L’invention du petit enfant : l’institution maternelle
Au départ il y avait des asiles de charité, des pouponnières, destinés à accueillir les petits abandonnés, enlevés à une
mère en incapacité ; des « classes maternelles » y étaient parfois installées. Mais c’est avec le développement du
travail des femmes en usine, qu’il fallut trouver des solutions pour accueillir les petits et éviter bien des drames.
Parallèlement on avait vu la bourgeoisie faire en sorte qu’on limite le travail des enfants (12 ans en 1877). La guerre de
14-18 posa plus brutalement encore la nécessité de jardins d’enfants. L’institution créée favorisait le développement
du concept de petite enfance. Les travaux de Jean Piaget dès 1930 et ceux de Maria Montessori permirent enfin de
voir dans l’enfant une personne à part entière.
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Parler à l’enfant
L’histoire de l’éducation dans les pays européens montre que les adultes ont toujoujours éprouvé des difficultés à
parler à l’enfant. Les adultes établissaient (établissent ?) leurs relations avec autrui en fonction de leur statut. Dans les
classes aisées ou dominantes, les clivages étaient nets. Jusqu’à 7 ans, ce sont les femmes qui s’occupent de lui et lui
parlent. L’éducation qui est donnée vise surtout à maîtriser les signes de la sociabilité. Puis on passe à la période de
l’instruction qui est déléguée à des maîtres, des précepteurs et des prêtres. L’enfant est regardé comme un être à
modeler, sans personnalité et doit ingérer des connaissances comme on remplit un récipient. Puis il passe à la phase
de préparation à son destin : les armes, le droit, la prêtrise. L’éducation donnée est un outil de reproduction du
modèle familial.
Pour les filles le schéma diffère un peu. Elles doivent reproduire l’image de la femme soumise à l’homme. On leur
donne les rudiments de savoir et d’éducation qui en feront des épouses et des mères sans initiative. Toute leur
enfance tend vers la seule finalité du mariage (ou du couvent). Dans les deux cas le modèle éducatif est celui du
dressage et de l’autorité. L’adulte seul a droit à la parole. Toute la littérature, toutes les correspondances, les
autobiographies racontenent la même chose. Sauf exceptions, on y voit des adultes incapables d’un échange véritable
avec les enfants et les adolescents.
Les choses n’évoluent qu’entre les deux guerres mondiales. Le roman Les Thibault écrit de 1922 à 1940 par Roger
Martin du Gard, donne une bonne illustration de cette difficile évolution. Dans cette incapacité les pères se
contentent de commenter l’histoire grâce aux vies des hommes illustres, aux dynasties, et parfois à la mythologie. Les
mères ont moins de difficultés à parler du quotidien, mais écartent systématiquement tout ouvrage qui pourrait
conduire à une réflexion critique. Rares sont les jeunes filles qui peuvent faire des études. En revanche on leur donne
les maîtres nécessaires pour apprendre à tenir leur rang en société.
La problématique était différente dans les milieux paysans et ouvriers. Le jeune garçon quittait le monde des femmes
et de ceux qui lui apprenaient les rudiments, pour entrer dans le monde du travail, où il était cantonné à des tâches
répétitives et peu rémunérées. On leur parlait peu, on leur donnait des ordres. Les jeunes filles travaillaient également
très tôt et lorsqu’on leur parlait, c’était pour leur donner des consignes ou des ordres.
On n’a pas assez mesuré à quel point l’acceptation par les adultes de parler aux enfants, voire de dialoguer a fait
évoluer nos sociétés. Acceptation le plus souvent difficile mais que la généralisation de l’instruction a fait progresser.
Dès qu’on eut compris que l’instruction pouvait donner accès à une réussite professionnelle et sociale, les parents ont
rencontré les maîtres et ont été obligés d’entrer dans ce dialogue à trois qui incluait leur enfant. Puisque les
enseignants écoutaient la parole de l’enfant, cela signifiait que les canons de la société avaient changé.
Dès lors, on a compris que l’adulte devait s’adresser à l’enfant comme à une personne, immature certes mais une
personne de plein droit. Cette relation lui permet enfin d’accéder à son identité propre, moins par les signes matériels
que par les signes symboliques. Tous les éléments qui paraissaient comme autant d’entités séparées, (les personnes,
les institutions, les livres, les cursus d’études, les diplômes, les méthodes et techniques du travail, les objets de loisirs, le
sport, les orphéons, les encyclopédies populaires, etc), sont apparues comme autant de repères d’une société qui
comprenait enfin qu’ils étaient liés. Or ce qui les associait intensément, c’était le langage, cette machine à fabriquer
du lien, même entre individus qui n’en voyaient pas l’intérêt.
Tous les objets de lecture, livres d’école, almanachs, catalogues de vente par correspondance, journaux, petits
romans, littérature de colporteurs, littérature, journaux spécialisés, sont devenus des déclencheurs de conversation,
comme la radio plus tard. En devenant un objet partagé par tous, sans restriction d’âge ou de statut, le langage
pouvait commencer à cesser d’être un outil de discrimination. Quant aux fictions, aux récits et aux contes, ils sont
autant d’outils d’explication et de mise à distance du réel. Ils jouent du double registre que sont l’enracinement dans
le connu et la verbalisation de ce qui est en puissance. Ainsi l’enfant s’approche-t-il des concepts qui lui ouvrent la
porte aux catégories, comme autant d’outils structurants. La difficulté à comprendre ces éléments justifie-t-elle pour
autant de parler dans une « langue-bébé » caricaturale ? Certainement non ; la simplicité des constructions, la nature
du champ lexical, la préférence donnée aux images et au concret, n’empêchent pas la subtilité de la pensée. L’enfant
qui on s’adresse a droit à la même langue et la même clarté qu’on réserverait à un adulte moins instruit.
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NUMÉRO 25
juillet 2011
Le langage
chez
le jeune enfant
« Lire et faire lire » a expérimenté cette année une collaboration avec une crèche. Naturellement ce secteur n’est pas
notre « cœur de cible », néanmoins la demande peut croître et l’expérience nous sera utile à terme.
Nos bénévoles œuvrent auprès d’enfants de plus de quatre ans. Il ne sera pas inutile de rappeler ce qui se passe au
cours des premières années. A toutes fins utiles, nous vous proposons un court dossier sur les étapes de l’élaboration
du langage chez l’enfant.
L’élaboration du langage avant six ans :
une progression étonnante
Les nombreux travaux menés sur la perception des langages chez le jeune enfant laissent apparaître une sensibilité
beaucoup plus riche que ce qu’on attendait. Bien qu’il faille attendre 18 mois pour voir acquérir le langage et le sens
liés à une capacité de stockage des souvenirs, on a pu vérifier que le fœtus mémorise des stimuli pendant 10 minutes
dans le cadre d’une première mémoire procédurale.
L’apprentissage du langage est donc tout à la fois une acquisition des contenus et de l’outil, dans leur interaction avec
les réalités environnantes, d’abord très proches, puis de plus en plus éloignées. En développant ses capacités
corporelles et ses moyens d’appréhension du monde le jeune humain passe d’une phase très autocentrée à d’autres
où le monde extérieur prend une place croissante, et finalement prépondérante.
Dans ce processus le langage joue un rôle capital.
La première année
S’il ne comprend pas (au sens ordinaire du mot) les mots qui lui sont adressés, le très jeune enfant reconnaît, distingue et
identifie des signes caractéristiques du langage de son entourage. Chomsky y voyait même la perception d’une
grammaire implicite. Diverses expériences ont mis en valeur certaines observations :
•
Le bébé reconnaît les différences musicales : ayant entendu un morceau de piano simple, si on lui propose
une version transposée, ou une version très discordante, son cerveau reconnaît les différences. Là où le
cortex auditif droit réagit, dans le second cas, c’est l’hémisphère gauche qui est activé (cortex frontal gauche et
structures limbiques).
-
•
Dès les premières semaines il sait identifier la « mélodie » du langage, les hausses ou baisses d’intonation
caractéristiques de leurs parents. On peut dire qu’ils reconnaissent la langue maternelle, le début ou la fin
d’un énoncé. Plus étonnant encore ils reproduisent dans leur babillage ces caractéristiques, donc des accents.
La chose a été également observée chez des oiseaux.
•
Il reconnaît plus nettement le langage des adultes lorsqu’il est adapté à son âge. Le « parler bébé » se traduit
par une attention plus grande, et une mémorisation plus marquée liées à une segmentation plus courte, une
amplification des intonations facilitant la reconnaissance du début et de la fin des mots.
A 2 mois, il dirige ses sourires vers autrui et sait déchiffrer les mimiques de sa mère.
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-
A 10 semaines il suit les personnes des yeux et préfère être là où il y a de la vie.
-
A 20 semaines il sourit à son image dans le miroir et cherche du regard l’objet qu’il a lâché.
-
A 4 mois l’enfant émet les « Arrr » ou «Agrrr » quand on lui parle ; puis il étend la gamme des sons dans la
tessiture et l’intensité.
-
A 5 mois, il imite l’adulte qui lui tire la langue, aime à jouer à cache-cache, et répond à l’appel de son nom.
-
A 6 mois, il se complaît dans un « babillage canonique » qui s’appuie sur les consonnes occlusives (P, B, T, D) qui
produiront les « badadada » ou « papapa ».
-
A 9 mois, l’enfant exprime le refus et fait les gestes du Non ou du Au revoir. De même, il prend conscience de
l’objet qu’il ne voit pas. Rapidement il comprend que langage institue la présence de ce qu’on ne voit plus. Il
découvre qu’il a un esprit et que les pensées peuvent être partagées
-
Avant un an, l’enfant reconnaît les mots acoustiquement, par leur sonorité, leur accentuation, leur fin,
privilégiant les mots courts. Il mémorise donc beaucoup moins ceux qui comportent des sons ou associations de
sons peu fréquentes. « Le joli nounours » lui parlera très vite quand « Le délicat ursidé» le laisserait de marbre !
La deuxième année
A 12 mois, l’enfant dit quelques mots et prononce son premier Papa ou Mama. Il fait non de la tête. Il associe le mot à
l’objet ; très vite ensuite il parvient rapidement à l’associer à sa représentation, lorsqu’il y est confronté
régulièrement. Il fait le tour du miroir pour voir l’enfant qui se cache derrière.
A 18 mois, il réalise que c’est sa propre image qu’il voit dans le miroir et se reconnaît sur une photo. Il est capable de
demander à boire et à manger ; il utilise le pronom « moi », et fait des phrases de deux ou trois mots « Papa parti » ou
« Bébé bobo ». Il associe les mots pour désigner une action : « Encore lait »
La troisième année
Après deux ans, la construction du sens se fait par la mise en ordre et en perspective des affects, ainsi que par les
mots qui les précisent. Le vocabulaire de l’enfant s’enrichit à très grande vitesse. La dominante de son vocabulaire est
lexicale. Il prononce cent mots et en connaît de 200 à 300.
Il utilise la négation, distingue le passé du présent, est accessible aux nuances. Il s’approprie certaines expressions qui
l’intègrent socialement comme «Oui, c’est très bon ! », « Peut-être », pour autant qu’il découvre le plaisir de les
employer dans le bon contexte.
Lorsqu’on lui raconte une histoire, l’enfant retrouve des expériences et des émotions dont la répétition structure la
mémoire. Le texte devient un support de cette structuration et chacun de nous sait ce qu’il en coûte de changer
indûment un mot dans un récit ou une chanson.
La quatrième année
A trois ans, l’enfant comprend les questions « qui ? » ou « comment ? ». Il distingue les couleurs, le grand et le petit, le
proche et le lointain. Il sait utiliser le « moi » et commence à conjuguer les verbes. Il abandonne les structures
rudimentaires pour s’approprier des constructions linguistiques plus conformes au langage adulte. L’acquisition de
mots nouveaux permet de préciser le sens. Il acquiert de nombreux adjectifs. Il utilise l’imparfait.
Le langage accompagne l’action mais ne s’y substitue pas. En formulant « Dodo ! », l’enfant peut dire à la fois : « je
vois un lit », « ma sœur dort dans son lit », « le chien dort sur la terrasse », « je veux aller au lit ». Spontanément il
utilise donc des gestes ou des intonations pour préciser sa pensée.
Il intègre également des aspects morpho-syntaxiques du langage oral permettant de définir une demande, un refus ou
un constat et de se représenter mentalement une action ou un lieu ; « Demain nous irons à la balançoire ».
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La cinquième année
A quatre ans 75% des enfants possèdent une grande maîtrise articulatoire. Ils connaissent 1 500 mots.
L’enfant construit son propre langage, s’empare des outils de l’intonation, par imitation ou de façon originale. Il
acquiert la notion de marqueurs grammaticaux, ce qu’on vérifie par les erreurs qu’il commet et qui tendent à
uniformiser les systèmes : « il a metté son manteau » ; « il a couri », « la nuit est noirte »
Entre quatre et six ans, l’enfant privilégie les aspects pragmatiques du langage. Son propos est nécessairement
égocentrique et formule sa demande ou ses réactions. Lorsqu’il transmet une information, celle-ci est encore
incomplète, incompréhensible pour l’auditeur qui ne devinerait pas le contexte.
Il maîtrise les notions spatio-temporelles, les contraires. Il peut définir les objets par leur fonction, sait dire de quelle
matière ils sont faits. Il compte 10 objets.
Lorsqu’il rapporte des événements il évite le coq à l’âne et s’appuie sur leur succession, peu attentif aux liens de cause
à effet.
C’est l’année de l’avalanche des questions. Il est accessible aux nuances et saisit un langage figuré.
Après…
A partir de 5-7 ans l’enfant socialise son discours afin de le rendre plus efficace. Lorsqu’il dit « Tu vois, c’est cassé… »,
face à l’incompréhension de son interlocuteur, il comprend qu’il faut préciser de quel objet on parle.
Il est capable de se distancier dans une situation de communication et de concevoir les représentations de son
interlocuteur. Il accède progressivement à l’humour.
Il découvre aussi que l’écrit représente de la pensée, la parole d’autrui. Il distingue la fiction du réel.
Il utilise à bon escient les substantifs, les verbes, les adjectifs ; il utilise de plus en plus de structures grammaticales,
aborde sans peur les formes passives, les déterminants, les relatifs, les conjonctions. Il utilise également le double
déterminant : « une grosse voiture rouge ».
De nombreux ouvrages ont été publiés sur ce sujet :
•
à « Comment pensent les bébés ? » de Gopnik, Meltzoff et Kuhl,
•
à « Pourquoi les chimpanzés ne parlent pas » de Cohen,
•
à « Le langage qu’est-ce que c’est » de Bénédicte Boysson,
•
à « 100 expériences de psychologie pour mieux comprendre votre bébé » de Serge Ciccotti,
sans compter les articles publiés sur les travaux de Thiessen en Pensylvanie, Perani à Milan, Eustache à Caen, etc,...
Depuis Piaget les protocoles expérimentaux se sont considérablement affinés, l’imagerie du cerveau a apporté des
données nouvelles, c’est pourquoi on décrypte beaucoup mieux les indices de l’activité du jeune enfant avant même
qu’il ait un langage construit. Dans ses interactions avec son entourage, le bébé organise extrêmement vite les outils
qui vont l’amener à interpréter les éléments du bain linguistique duquel sortira son langage.
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Juillet 2014
Echange et langage
chez l’enfant
de 6 mois à 3 ans
Les moments de lecture aux tout-petits sont de plus en plus fréquents en crèches ou structures petite enfance, qu’il
s’agisse de relais d’assistantes maternelles (RAM), de crèches de quartier, de secteurs dépendant des caisses
d’allocation familiale, de secteur hospitalier. Ces lectures ont en outre l’avantage d’y associer les parents autant que
possible. Chez les bénévoles, l’intérêt croît régulièrement pour cette tranche d’âge si particulière et si attachante.
Depuis vingt ans, on ne se pose plus la question de savoir s’il faut lire aux tout petits ou simplement leur parler. Les
deux actions sont en fait deux aspects d’une même démarche, quelle que soit le moment concerné : activité, sommeil,
câlin, éveil par le jeu, imitation de langage, motricité. Par chance pour qui veut s’informer, cette période qui va jusqu’à
3 ans (avant l’entrée en école maternelle), a fait l’objet de nombreuses études fort documentées, d’autant plus
précises qu’on utilise dorénavant le cinéma et la vidéo.
Au cours de cette période de 30 mois, l’enfant évolue considérablement. Il fait la découverte de son identité propre,
détachée de celle de sa mère puis de son père. La découverte du langage étant intimement liée à la notion d’échange,
ce dossier explorera à grands traits les étapes qui font passer de l’être sans parole à l’enfant doté de langage. Dans ce
parcours complexe on voit que la progression des capacités est intimement liée aux acquisitions motrices. De son
côté, le langage suit le développement de la conscience de soi et la maîtrise de la sociabilité. Il est tout à la fois une
acquisition des contenus et de l’outil. Acquisition en totale interaction avec les réalités environnantes, d’abord très
proches, puis de plus en plus éloignées. En développant ses capacités corporelles et ses moyens d’appréhension du
monde le jeune humain passe d’une phase très autocentrée à d’autres où le monde extérieur prend une place
croissante, et finalement prépondérante.
Les étapes
La première année
Dès les premières semaines, l’enfant se montre attentif aux visages, particulièrement au regard et sait percevoir les
changements d’expression. Il tente d’y répondre, voire de les imiter pour répondre aux sollicitations de ses proches.
A 2 mois, il dirige ses sourires vers autrui et sait déchiffrer les mimiques de sa mère. Il émet des sons vocaliques.
d’attention. Il reconnaît parfaitement ses parents. Il est même capable de faire la différence entre des phrases
prononcées dans leur langue et dans une langue étrangère. Il produit un babillage.
A 20 semaines, il sourit à son image dans le miroir et cherche du regard l’objet qu’il a lâché.
A quatre mois, il émet des « Arrr » ou des « Agrr » quand on lui parle ; puis il étend la gamme des sons dans la
tessiture et dans l’intensité.
S’il ne comprend pas (au sens ordinaire du mot) les mots qui lui sont adressés, le très jeune enfant reconnaît, distingue
et identifie des signes caractéristiques du langage de son entourage. Chomsky y voyait même la perception d’une
grammaire implicite. Diverses expériences ont mis en valeur les observations suivantes :
-
Le bébé reconnaît les différences musicales : après avoir entendu un morceau de piano simple, si on lui
propos une version transposée, ou une version très discordante, son cerveau reconnaît les différences. Là où
le cortex auditif droit réagit, dans le second cas, c’est l’hémisphère gauche qui est activé (cortex frontal
gauche et structures limbiques)
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-
Dès les premières semaines il sait identifier la « mélodie » du langage, les hausses ou baisses d’intonation
caractéristiques de leurs parents. On peut dire qu’il reconnaît la langue maternelle, le début ou la fin d’un
énoncé. Plus étonnant encore, il reproduit dans son babillage ces caractéristiques, donc des accents. La chose
a été également observée chez des oiseaux.
-
Il reconnaît plus nettement le langage des adultes lorsqu’il est adapté à son âge. S’il est plus attentif au
« parler bébé », s’il mémorise mieux, c’est parce que les énoncés se caractérisent par une segmentation plus
courte et par une amplification des intonations facilitant la reconnaissance du début et de la fin des mots.
A cinq mois ; il imite l’adulte qui lui tire la langue, aime à jouer à cache-cache et répond à l’appel de son nom. Avant
ses six mois, il a emmagasiné les codes de base de l’échange, pour devenir lui-même solliciteur
A 6 mois, il joue seul de plus en plus longtemps ; il se complaît dans un « babillage canonique » qui s’appuie sur les
consonnes occlusives (P, B, T, D) qui produiront les « badada » ou « papapa ». il se raconte des histoires.
« Barbapapa » sera l’un des mots « culturels » qu’il conquiert le plus vite.
A 9 mois, l’enfant exprime le refus et fait les gestes du « Non » ou du « Au revoir ». De même, il prend conscience de
l’objet qu’il ne voit pas. Rapidement il comprend que langage institue la présence de ce qu’on ne voit plus. Il réalise
qu’il a un esprit et que les pensées peuvent être partagées
Avant un an, l’enfant reconnaît les mots acoustiquement, par leur sonorité, leur accentuation, leur fin, privilégiant les
mots courts. Il mémorise donc beaucoup moins ceux qui comportent des sons ou associations de sons peu fréquentes.
« Le joli nounours » lui parlera très vite quand « Le délicat ursidé» le laisserait de marbre !
Apparaît alors « l’angoisse du nouveau ». Sa curiosité est contrebalancée par l’incertitude que génèrent des visages,
des bruits ou des situations inconnues. Il commence à établir des liens de cause à effet ; il identifie des bruits et sait
distinguer ceux qui lui sont agréables de ceux qui lui déplaisent. En matière de motricité, il commence à opérer des
changements de position : il cherche à s’asseoir (même s’il ne peut y demeurer ; lorsqu’il est allongé sur le dos, il sait se
retourner pour finir sur le ventre). Entre 6 mois et un an, il expérimente également la position debout, soutenu sous
les bras par ses parents. Il a identifié ce que lui apportent ces positions de base. Sa coordination œil-main fonctionne
de mieux en mieux et il n’attrape plus les objets par hasard.
Avec sa mère, en alternant les imitations, il esquisse des conversations où chacun écoute et parle à son tour. Il est vrai
que c’est surtout sa maman qui produit la plus grande part de ces imitations. Ces « conversations » sont essentielles
dans l’acquisition du langage.
Entre 8 et 12 mois, il reconnaît le rythme et la mélodie caractéristiques de sa langue maternelle au point de ne plus
reconnaître que les sons de celle-ci. Il a fait en quelque sorte une sélection de sons utiles, et spécialisé ses capacités
perceptives.
Il prend conscience de la présence des personnes et des objets comme indépendants de lui. Il sait pointer son doigt
vers des objets qui l’intéressent en un geste que Wallon considérait comme précurseur du langage. Entre 8 et 10 mois
il recherche les interactions avec des enfants du même âge. Réunis à la crèche ou chez sa nourrice, on les voit
commencer des manœuvres d’approche, s’observer, se sourire, se toucher, voire se tendre des objets. Ils peuvent
aussi se mordre, s’embrasser, se tirer les cheveux. Vers 9 mois ils peuvent faire preuve de jalousie lorsqu’on s’occupe
d’un autre enfant que lui.
A partir de 9-12 mois l’enfant commence à utiliser lui-même le geste de pointer avec le doigt pour attirer l’attention
de l’adulte sur un objet et à regarder simultanément sa mère. Ultérieurement ils parviennent à synchroniser leur
geste et leur regard vers l’objet désigné.
C’est à cette période qu’il intègre le concept de permanence de l’objet, grâce auquel il peut chercher un objet ayant
quitté son champ de vision. Il comprend également la relation de cause à effet. Il entre dans une intelligence pratique
grâce à laquelle il peut se fixer des « objectifs » susceptibles d’être des vecteurs de communication. Il a des
comportements intentionnels. Faire tomber des objets ou faire du bruit en frappant avec un objet lui permettent de
créer une base d’échanges avec les adultes, qui vont à leur tour imiter l’enfant. La répétition partagée est une phase
indispensable dans la socialisation et la construction des premières situations de langage reposant sur l’échange.
Après avoir connu la période pré-linguistique caractérisée par la « lallation » (répétition de sons préférés), succède
aux babillages, vers 9-10 mois l’enfant imite les sons produits par autrui établissant une sorte de dialogue avec ses
proches, c’est « l’écholalie ».
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A partir d’un an, l’enfant possède quelques mots plus ou moins articulés et comprend presque tout ce qu’on lui
demande ou ce qu’on lui dit. Il sait dire non de la tête. Il associe les mots aux objets de son univers (le biberon, la
cuiller, la balle, le doudou, etc.) et sait aller les chercher à la demande. Il a son registre de proto-mots (ou motsphrases), généralement des monosyllabes pour exprimer ses besoins : « donne-moi », « j’ai mal », « je veux
manger », « je refuse », « câlin », etc. Son entourage les a vite appris et réagit en conséquence. Ces « mots »
établissent une communication, un échange. Il aime avoir un public pour ses « exploits », mais devient timide avec les
étrangers.
Vers 18 mois, l’enfant cherche à exprimer son identité dans le cadre de sa famille. Il cherche à s’habiller, tente
d’aider sa maman, recherche les gestes traduisant son intégration. Il explore son univers et les limites de ses capacités
motrices. Il requiert une surveillance étroite. Il réalise que c’est sa propre image qu’il voit dans le miroir, il se reconnaît
sur une photo.
En matière de langage, les monosyllabes sont la règle. On a peine à reconnaître le mot d’origine réduit souvent à une
syllabe, parfois la première (ta pour table), parfois la dernière (to pour gâteau). Néanmoins on observe que les mots
sont des vrais mots qui se complexifient et s’associent pour créer des pré-phrases rudimentaires : « Apu - yaourt »,
« Pati - papa », « Fini - dodo », Bébé bobo », « Da - koya » (donne du chocolat), « lait encore », etc. L’échange avec ses
parents ou sa fratrie lui fait acquérir un grand nombre de mots se rapportant majoritairement au concret. Il
questionne de plus en plus, et multiplie les « C’est quoi, ca ? ».
A partir de 18 mois, il ne pleure presque plus lorsque pleure un autre petit. Comme il distingue sa personne de celle
d’autrui, il peut même faire preuve d’empathie, et lui apporter aide et consolation. Il distingue aisément le moi et le
toi ; la troisième personne est encore un objet.
Vers 2 ans, l’enfant comprend, intuitivement d’abord, rationnellement ensuite, que le langage est le médium qui
relie les personnes entre elles. Pour qu’il y ait langage il faut que les locuteurs (émetteurs ou récepteurs) aient une
pleine conscience de la différenciation, du fait que les personnes sont distinctes, avec une vie et une pensée distincte.
On passe d’un usage du langage centré sur les aspects fonctionnels indispensables à l’usage des objets (« ouvre-moi le
dessert », mets moi mes chaussures, etc), à un aspect plus abstrait comme la nécessité de décrire les situations (« il
fait froid », « il y a de l’eau sur la table », « le jouet est cassé », « ma sœur m’a mordu », etc). Ce second aspect crée
un fonds commun à la base de tout échange. Il prend conscience de ses réussites et les marque d’un « ça y est », ou
d’un « fini ! » ; il affiche également son sentiment de propriété « c’est à moi ! » et refuse de partager. Etant dans le
« Ici et maintenant », il perçoit le renoncement comme une perte. Il découvre par petites touches qu’au delà des
personnes (moi-toi, et lui à un moindre degré), il existe un ça, un impersonnel qui impose ce qu’on ne peut contrôler :
« il pleut, il fait chaud, il arrive que…, le jouet est cassé », mais aussi le paysage, la rue, la maladie, le poids d’un objet
qu’on ne peut déplacer, etc. Toutes choses qui existent et contre lesquelles est inopérante la toute puissance
parentale.
Il fait des phrases de deux mots employés laissant deviner un lien logique : « Papa-bureau » (Papa est au bureau) ; lien
plus polysémique dans « voiture-moi » (au choix : donne moi ma voiture, c’est ma voiture, je veux aller en voiture…)
Il est dans la phase maximale d’acquisition du langage. Il passe de 10 mots prononcés (et 200 mots compris) à 16-18
mois, à 50 mots à 20 mois, puis à une centaine à 2 ans. A 6 ans il connaît 2500 mots. On considère qu’il acquiert une
moyenne de 2 mots par jour en 4 années (travaux de Bates, 1995).
A partir du moment où l’enfant dispose de 50 mots, l’accélération de cette production est spectaculaire. Ces chiffres
sont naturellement indicatifs et varient selon les auteurs et l’échantillonnage des sujets. Dans les années 1980,
Goldfield et Resnick ont suggéré que l’explosion lexicale était une conséquence de la découverte par l’enfant que
« toute chose peut être nommée », donc d’une relation entre forme sonore et référent. De même on peut penser,
avec Meltzoff, que l’enfant de cet âge découvre que « toute chose correspond à une catégorie ». On sait que la
pratique du classement et des catégories amplifie la capacité à mémoriser, et donne accès aux concepts.
Avec les catégories, l’enfant acquiert une capacité à distinguer des classes de mots. La première étape consistant à
distinguer les mots du concret des mots se rapportant à la relation sociale (comme au revoir, merci, allo, gentil, bisou),
des expressions traduisant l’impersonnel (comme ça y est, c’est fini, y a plus, encore), ou encore des items paralexicaux (interjections, oui, non, là).
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Bates (1994) a analysé le vocabulaire des enfants entre 16 et 30 mois. Il a identifié plusieurs étapes.
1.
autour de 18-20 mois lorsque l’enfant possède une centaine de mots, les noms constituent 60% de son
vocabulaire et sont en expansion.
2.
puis se développe la catégorie des prédicats (verbes et adjectifs), qui ne représentaient que 15% avant le
seuil des 100 mots), en même temps que s’accroît le vocabulaire.
3.
lorsque l’enfant atteint les 400 mots, la catégorie des mots « grammaticaux » (mots de la classe fermée selon
la terminologie anglo-saxonne), représentant initialement 5%, ils passent à 15% avant 30 mois.
Il s’agit là de constantes, à quelques nuances près selon les langues: avec 36% à 30 mois, le français accorde une place
plus prépondérante que l’anglais aux mots grammaticaux et aux prédicats (en incluant les verbes à l’impératif et des
verbes comme être, vouloir et pouvoir), conformément à la richesse grammaticale de cette langue possédant un large
éventail de pronoms et de déterminants.
Sans aller jusqu’à penser, comme Chomsky, que l’enfant possède dès sa naissance une sorte de grammaire instinctive,
il semble que l’enfant développe très tôt une capacité à fabriquer de la grammaire et s’appuie sur l’usage issu des
catégories.
Entre deux ans et demi et 3 ans, on voit l’enfant porter de plus en plus d’intérêt à ce que disent les adultes. Il pose
souvent des questions (où, quand, avec qui, pourquoi), autant pour fixer l’attention de l’adulte obligé de donner une
réponse, et le plaisir de les poser, que pour obtenir une réponse. Il peut ainsi enchaîner les « pourquoi ? », sans
écouter véritablement les réponses. L’important étant à ce moment-là de se positionner dans le monde des personnes
qui ont le pouvoir de savoir. Il éprouve le bonheur de la curiosité, autant pour savoir que pour la satisfaction d’être
connecté aux autres. Dans la même logique il aime les histoires qu’on lui raconte pour elles-mêmes.
L’âge de la rébellion. C’est encore entre deux ans et demi et 3 ans qu’on assiste aux colères et aux caprices. Parlant
suffisamment bien et disposant un grand nombre de mots, l’enfant les associe pour marquer vigoureusement son
identité par des refus ou des provocations. Qui n’a jamais vécu la scène suivante ?
- Mange ta soupe !
· Pourquoi ?
· Parce qu’il faut finir ton repas
· Pourquoi ?…. »
Ses colères explosent facilement et peuvent durer. Il entre également dans la contestation de tout ce qu’on lui impose
et oppose des « pourquoi ? » à répétition à la volonté des adultes. La maturation de son cerveau facilite ces colères
incontrôlables. Le cortex est déjà bien développé et les aires associées au langage communiquent bien entre elles. En
revanche, plus en profondeur, la régulation des humeurs qui ressortit aux tissus limbiques est souvent en opposition
avec les messages du cortex et ce sont les émotions « archaïques » qui prennent le dessus, sous forme de sautes
d’humeur inaccessibles à la raison.
A trois ans
Il possède une grande partie des structures de la langue et commence à utiliser pertinemment quelques connecteurs
logiques du langage. Il distingue sommairement cause et effet, avant et après. Plus son environnement culturel est
favorable, plus il les entend et plus rapidement il en a l’usage. Il entend le langage de l’adulte de façon « globale » et si
on ne l’a pas aidé à l’entendre de façon articulée, il déforme certains mots au rythme de la formation de son oreille :
« yade » précède « regarde » ; « apapé » précède « attrapé » ; la plus déroutante mutation que j’aie rencontré fut
celle du « petit chaperon rouge », en « Apoyuk », par le fils d’un ami, explorant à sa façon de surprenants chemins
phonétiques.
Apparaît également l’usage de prépositions de lieu (dans, sur, sous), des adverbes (dehors, dedans), de conjonctions
d’opposition (mais, pourtant). Il connaît son nom et celui de ses parents, sait dire s’il est un garçon ou une fille.
A 3 ans en même temps qu’il parvient à dessiner un rond fermé, il remplace progressivement le MOI par le JE. Il
incarne à ses yeux une entité complète, capable de faire le tour de son unicité. Il a cessé d’exister par procuration et
de se regarder agir, comme une extension de ses parents. Il entre également dans les normes du langage des adultes
en faisant des phrases comprenant Nom (agent) –verbe et objet agi (complément du verbe). Il respecte l’ordre des
mots auquel il était indifférent avant 3 ans.
A 6 ans cet ordre est totalement acquis dans des phrases plus longues (5 mots en moyenne à 5 ans) révélant une
capacité à faire des catégories de mots et d’idées et des regroupements.
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C’est aussi la période de l’apprentissage de la temporalité. En matière de verbes, entre 30 mois et 3 ans l’enfant
n’utilise que l’impératif et l’infinitif (donne ! moi aller). A 3 ans il utilise l’indicatif présent, puis le futur périphrastique
(moi vais faire). Il n’utilise le futur simple qu’à 5 ans. Après 6 ans, viennent les temps du passé (imparfait et passé
composé). Il faut attendre 7/8 ans pour voir utiliser le conditionnel et le subjonctif. La voix passive n’est pas maîtrisée
avant 9/10 ans, la proposition relative après 10 ans.
Certaines études ont montré que les élèves entrant au collège considéraient les temps des verbes comme des
abstractions sans réalité au point de réduire l’indicatif à 3 temps : le présent, l’imparfait et le passé composé, soit deux
formes d’infectum (le non achevé) et une de perfectum (l’accompli). Un grand nombre d’entre eux étant incapables
d’utiliser le futur simple et à fortiori le passé simple ou le futur antérieur. Dans nombre de familles on utilise que le
futur immédiat (« on va aller »), à la place du futur simple « nous irons ». C’est également ce qu’on observe en angloaméricain. En renonçant au futur simple, on élimine la diversité du regard sur l’avenir. Tout est dans l’immédiateté. La
même analyse vaut pour les temps du passé ; clairement la valeur « d’aspect » a éliminé le positionnement temporel.
Le jeune enfant ne peut embrasser qu’une courte période, d’où la priorité qu’il porte au temps présent et un regard
qui ne concerne que le passé immédiat et l’avenir immédiat. De plus, son affectivité et ses émotions tiennent une
place prépondérante qui s’expriment à l’échelle de ses désirs et de sa capacité à se projeter. L’éducation ne devrait
pas avoir pour but de conforter et d’amplifier ces tendances sur le long terme. L’incapacité de ces adolescents à user
du futur grammatical a été hâtivement mise dans certains cas sur le compte d’un malaise historique ou social
engendré par la disparition des solidarités ouvrières et professionnelles. Elle relève surtout d’une évolution de nos
sociétés qui donnent une absolue priorité au présent au point que ses acteurs vivent dans le « hic et nunc » (« ici et
tout de suite ») avec les effets qu’on connaît : incapacité à différer, à supporter la frustration, sentimentalisme, refus
du long terme. L’autre conséquence est l’abandon, voire le refus de la complexité. A une question ne correspond
qu’une réponse brève et sans nuances dans un univers dont tous les items sont d’égale importance.
Entre 3 et 6 ans, on découvre l’existence de la complexité, non pour accumuler des savoirs hors de portée à cet âge,
mais pour découvrir les bases d’une approche systémique établissant des priorités et révélant des logiques. Beaucoup
d’éducateurs, trop centrés sur la quantité de savoirs, confondent information et savoir ; ils négligent (ou ignorent)
l’apport des systèmes dans la construction des savoirs. Par son sens du jeu, par son goût à détourner la convention,
l’enfant instaure des mises à distance qui sont clairement des ébauches de systèmes. Le jeu collectif consiste à être
sérieux dans une pratique sans importance, sans pour autant confondre les univers, donc les registres. L’enfant sait
que le carton d’emballage où il s’est installé n’est pas un avion ; cela ne l’empêche pas de demander qu’on libère la
piste pour son atterrissage.
Langage et sérénité : importance des rituels
L’enfant se structure sur ce qui le rassure, avant d’aller se coucher, avant le bain, avant les repas. Ces rituels sont très
verbalisés par ses parents, dans la forme comme dans le contenu. Un enfant de 20 mois dont on modifie le rituel qui
conduit au repas peut s’imaginer qu’on va le priver de repas. C’est encore plus vrai pour le coucher où tous les
éléments préparant au sommeil constituent une sorte de partition immuable : la lumière, la porte, la position des
doudous, la musique du mobile, les bisous, l’histoire qu’on raconte, le livre. De même les formules prononcées par les
parents transmettent une sorte de mélodie familière avec des intonations constantes qui rassurent le petit et
préviennent les éventuelles peurs liées à la nuit et au sommeil.
L’enfant lui aussi élabore son lexique de rituels, avant de trouver la position qui induira le sommeil. Plus ou moins
consciemment il opère des vérifications concernant son cadre matériel, sa position physique, et pour finir, ses objets
projections de lui-même, ses jouets et ses doudous. En d’autres termes sa vérification est un parcours concentrique
conduisant du plus éloigné de soi au plus proche de son affect.
Au cours de ce processus s’élabore une approche des catégories qui vont structurer le langage de l’enfant, en
s’appuyant sur ses émotions et aux réponses qu’il y apporte. L’enfant observe que les choses n’ont pas la même
importance pour ses parents (ou toute autre personne proche) que pour lui. Il découvre avec le temps la relativité et
l’autonomie de ces hiérarchies et conforte sa conscience du semblable et du différent.
Ecouter, entendre une histoire
Toutes les structures s’intéressant à la petite enfance ont mis en place des actions de lecture de contes ou d’albums.
On trouve une belle quantité de titres admirablement conçus, souvent dépourvus de textes, faisant appel au toucher
ou au bruit, et réservant des surprises par des jeux de volumes, ou des substitutions d’images. Il ne s’agit en rien d’une
initiation à ce qui sera la lecture, mais au contraire une forme d’imprégnation au sens psychologique de l’attachement
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à un objet auquel sont associées des impressions de bonheur, des signes rassurants, des moments où le langage n’est
pas une source d’inquiétudes ou de menaces. Amener l’enfant à penser que le livre et l’écrit sont générateurs de
plaisir et de satisfactions est d’une grande importance, surtout quand on sait à quel point une proportion non
négligeable d’élèves (et de parents) les associent au mal-être, au sentiment d’infériorité, à l’échec scolaire. Il ne s’agit
pas naturellement de transformer l’écrit en doudou supplémentaire. Le livre est avant tout une porte supplémentaire
vers l’imaginaire, vers des éléments de découverte, donc de nouveauté, exempts d’inquiétude.
La conscience d’une construction du récit se fait entre 5 et 10 ans. Les images gouvernent le discours et s’enchaînent
reliées entre elles par l’énumération (et puis…). Vers 6/7 ans l’organisation prend le pas sur les images. L’enfant a
intégré l’organisation canonique du récit et respecte les étapes : exposition (il était une fois), complication (c’est alors
que…), résolution (heureusement les chasseurs qui passaient là…) et évaluation (moralité) pour finir.
Du bruit au sens :
sons et langage, une problématique sans âge
Si on s’est beaucoup intéressé à la différenciation physiologique du bruit et des mots qui pouvait faire l’objet de
mesures physiques d’activité des aires cérébrales du langage, il existe en revanche peu de travaux sur la façon dont
s’opère chez le jeune enfant la perception du langage oral en tant que tel. L’observation en est complexe et largement
interprétative.
La façon dont le très jeune enfant transforme ce qu’il entend en signes sociaux, intellectuels et affectifs peut
difficilement faire l’objet de mesures. Qui plus est, le très jeune enfant ne dispose pas d’un langage assez précis pour
permettre de collecter suffisamment d’observations verbalisées qui relèvent de la psychologie cognitive.
Ce processus joue sur un grand nombre de registres et se modifie très sensiblement, de semaine en semaine, en
fonction de l’évolution du bambin. A âge égal nous voyons des enfants totalement centrés sur leur motricité, quand
d’autres peu intéressés par l’exploration de leur territoire vont développer des capacités langagières précises et
précoces, traduisant une forte conceptualisation du monde qui les entoure. En fait la perception du langage extérieur,
l’accès au langage et au sens se font sur plusieurs plans simultanés qui n’avancent pas tous à la même vitesse.
Si la musique n’est rien qu’un « ensemble de bruits organisés harmonieusement », la parole n’est rien d’autre qu’un
ensemble de flux sonores qui nous concernent variablement. La parole est, elle aussi, un bruit qui nous fait réagir en
fonction de notre histoire. Nombre d’éducateurs et de travailleurs sociaux relèvent que les pré-ados et les ados ont
une peur panique du silence et ne vivent plus que dans le bruit et la stimulation auditive. Le cerveau peine à distinguer
parole et « musique » ou autres sons. L’oreille ne distingue plus les fréquences médianes (celles du langage parlé), et
a besoin d’autres éléments de soulignement, visuels ou de timbre, pour qu’elle aille à la quête de ces fréquences ou
qu’elle les compense par d’autres informations.
Combien de nourrissons subissent-ils un véritable matraquage de leur audition à la maison ou dans les véhicules où on
met la musique à fond. On en connaît les effets physiologiques, on en méconnaît les aspects psychologiques : un
univers sonore sans nuance incite à une pensée également sans nuances.
Dans l’impossibilité de dresser mois par mois un tableau précis des évolutions psycho- cognitives, du simple fait de la
variabilité des évolutions de l’enfant, nous rappellerons quelques données fondamentales en matière d’accès au
sens, principes qui finalement valent quelque soit l’âge.
Le jeune enfant, en tant que témoin de lui-même et de son environnement parlant, est au cœur de toutes les
problématiques du langage. En peu d’années, il expérimente toutes les étapes (voire les aléas) de la construction du
sens qui se fait dans l’interaction entre auditeur et locuteurs, pour devenir lui-même locuteur et auditeur.
Ce que nous entendons et qualifions de parole (ou de discours) est avant tout une suite de sons auxquels nous
attribuons du sens du fait d’identifiants extérieurs ou assimilés. Sans ces identifiants nous ne reconnaissons même pas
des mots. Pour penser qu’une suite de sons est une parole il faut que nous ayons eu connaissance d’un certain
nombre d’éléments-clés permettant de considérer ces « bruits » comme des phonèmes, et révélant de fait l’existence
d’un locuteur, ainsi que de signes caractérisant une communication sociale. La perception de quelques structures
répétées laisse penser que l’on est en présence d’un énoncé ou discours. L’accumulation de ces structures est
caractéristique d’une langue. Nos apprentissages dès la naissance nous préparent à reconnaître ces éléments
d’identification et à percevoir la présence de langages et de langues. Il n’en demeure pas moins que toute langue est
une langue étrangère si nous en ignorons le minimum de codes : comment reconnaître une langue dans ces langues
sifflées (Canaries, Pays basque), dans la langue des signes, voire dans les langues à clics ou chantées. Même les
langues possédant un corpus verbal peuvent nous sembler étrangères au point de ne pas leur accorder ce statut.
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Confrontés au flot de sons où nous ne trouvons aucun repère, l’oreille se ferme et le cerveau ne cherche plus à
dégager du sens.
Il pourrait en être ainsi pour le bébé s’il ne se constituait pas très tôt une liste de signes marqueurs de la
communication que ses parents lui transmettent.
Comme l’ont souligné de nombreux travaux, la première étape de l’accès au langage passe par la conscience d’une
série de différences faisant apparaître le JE de l’enfant comme distinct de sa mère : soi/non soi, bouche/sein, et dans
l’échange, plaisir de l’un répondant au désir de l’autre.
Dès les premières semaines, il perçoit le lien entre la « musique » des éléments sonores et les divers moments,
généralement agréables et rassurants, de sa journée. Il entend des séquences qui vont devenir porteuses de sens, en
lui donnant rapidement conscience des situations de communication, d’autant que ce sont des locuteurs privilégiés
qui l’entourent. Il acquiert donc très rapidement les indicateurs qui marquent une situation de communication :
repérage de la source du message, des locuteurs, identification du comportement de la personne qui lui parle. Cette
situation le conduit à répéter à sa façon (mimiques, sons) ce qu’il a perçu. Même sans comprendre les mots employés,
il initie une ébauche d’échanges non de discours mais d’intentions implicites. Avant même l’échange d’informations
verbalisées il a acquis les premiers repères qui font reconnaître la situation de « dialogue ».
Ce qui semble évident à propos du nourrisson et du très jeune enfant, l’est en fait tout autant pour chacun d’entre
nous, avec toute notre expérience de la langue parlée et écrite. Nous faisons tout un cheminement avant de nous
livrer à l’écoute active d’un énoncé. Nous passons en revue toute une série de questions : Qui parle ? Ai-je de la
considération pour ce locuteur ? Quelle réputation a-t-il ? Est-ce que ça me concerne ? A quoi ça va me servir ? Est-ce
que je comprends ce dont-il parle? Est-ce que j’ai du temps à perdre à l’écouter ?
Toutes choses qui se retrouvent dans les expressions familières comme : C’est du chinois, de l’hébreu, du « latin
fleuri » (Normandie). Des jugements plus catégoriques encore : c’est du charabia, du bla-bla. Les grecs désignaient
sous le vocable onomatopéique « barbaroi », les étrangers dont ils ne comprenaient pas la langue. Déjà !
Entrer dans le signifié suppose de reconnaître le signifiant. Ecouter un propos c’est accepter d’entrer dans une parole
qui n’est pas la sienne, dans ses codes à elle. Le jeune enfant vit cela quarante fois par jour. Les questions ne sont
guère différentes des nôtres. Comme le rappelle le psycho-linguiste canadien Ghyslain Charron : « L’enfant accorde à
la question : pourquoi parle-t-elle la priorité sur la question que dit-elle ? » (La pensée de Piera Aulagnier, de Ghyslain
Charron, Klincksiek 1993). Dans notre langage d’adulte, cela s’exprimerait ainsi : « Elle est sûrement gentille et pleine
de bonnes intentions, mais pourquoi j’écouterais son flot sonore alors que je suis occupé à jouer, à mâcher ma girafe.
J’ai reconnu dans son blabla trois ou quatre trucs sonores agréables qui me font penser à ma tétée, à mon bain, à un
câlin… Mais je vais lui faire crédit et chacun de nous va composer avec les habitudes de l’autre.».
Le même G. Charron souligne la toute puissance de la voix puisqu’on ne peut fermer ses oreilles contrairement à ses
yeux. « La voix de la mère, perçue comme manifestation de son désir détermine l’affect qui accompagne toute
perception. Le privilège de la voix et de pouvoir faire irruption pendant qu’on éprouve le plaisir de voir, de toucher,
d’avaler. Elle peut donc renforcer le plaisir ou le rendre impossible. L’écoute de l’enfant sera dès lors en attente de cet
objet sonore qui va prendre une position hiérarchique vis à vis des autres plaisirs. ». Clairement l’écoute peut être
source de plaisir dans le balancement entre adhésion et refus, complète-t-il : « Un fragment sonore dont le sens
échappe va transformer en plaisir d’ouïr le plaisir de ne pas entendre, et en retour le déplaisir entraînera le plaisir
d’ouïr. »
Nous écoutons en priorité ce qui nous concerne, ce que nous connaissons déjà. Possédant une large partie de
l’information, rationnellement ou intuitivement, nous profitons plus efficacement de ces « discours » extérieurs. C’est
également vrai pour le jeune enfant qui reconnaît un certain nombre de mots qui lui parlent et à partir desquels il
peut fabriquer du sens selon une méthode empirique qui va de l’hypothèse à la vérification de l’hypothèse.
Exactement comme dans le processus de la lecture. On voit pourquoi la conscience du Moi est déterminante dans la
découverte du langage. Freud le proposait. Aulagnier et Charron le confirment en rappelant que discours et pensée
sont des attributs essentiels du Je, et que le jeu qui les relie n’est rien d’autre que « le savoir du Je sur le Je ». De
même le passage du Moi au Je se fait vers 3/4 ans, lorsque l’enfant a commencé à acquérir les structures
grammaticales de base (nom-sujet –verbe-nom). Le moi instinctif et d’affirmation de son existence distincte s’est
transformé en moi social épousant les normes de communication nécessaires pour participer au monde.
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Résumons-nous
A tout âge, comprendre un « énoncé » c’est interpréter une suite de sons en une suite de phonèmes producteurs de
significations dont nous aurons l’usage. Pour y parvenir nous passons tous par des étapes où il faut :
1-Identifier une situation de langage et de communication
- reconnaître dans un « bruit » plus ou moins continu les signes d’un langage
- supposer et reconnaître une situation de communication
- identifier cette « langue étrangère » dans son contexte
- vouloir entrer dans le discours d’autrui (on comprend ce qu’on veut comprendre)
2-Comprendre la situation « institutionnelle » de cet échange
- identifier le locuteur et son statut de tiers (IL/ELLE)
- savoir qui on est dans ce moment précis (le JE)
- postuler que l’échange est un temps relationnel sans violence, de relative parité
- se positionner par rapport à un environnement social, sonore, affectif…
3-Mettre en place une « posture » comportementale
- être curieux de savoir ce que cette situation peut nous apporter
- centrer son attention sur un émetteur et éliminer les éléments parasites à l’extérieur et en soi
- trouver la position du meilleur rendement entre l’énergie à développer et le confort.
- offrir de la bonne volonté : faire plaisir à qui m’accompagne, à me parle ; répondre à son désir de faire plaisir
par mon plaisir.
- être en empathie
4-Fabriquer du sens
- s’appuyer sur ce qu’on connaît du locuteur comme de son propos
- chercher dans ce qu’on me dit ou ce qu’on me montre des éléments qui me parlent.
- s’appuyer sur ces éléments pour se représenter l’univers qui lui est rattaché ; faire des hypothèses qui me
conviennent
- vérifier que ce qu’on imagine est plausible et conforme aux nouveaux indices ; s’appuyer sur les éléments
non verbaux
- accepter le cheminement de la découverte du sens. L’accès au sens est comme la traversée d’un pont très
long : il faut repérer les piles et construire mentalement des arches entre les éléments connus.
5-Vérifier ce qu’on a pressenti
- refaire le chemin du sens par courte séquence
- vérifier sur le visage de mes interlocuteurs que je suis sur la bonne piste.
- distinguer l’objectif du subjectif
- se créer un corpus d’informations réutilisables et reproductibles
6-Avoir conscience du langage comme outil.
- identifier les premières catégories lexicales et grammaticales
- approcher la notion de norme et de règle d’usage, comme favorisant l’échange
- jouer avec les règles, faire des jeux de mots, découvrir l’art de distancier
Conclusion
Pendant ses trois premières années, l’enfant acquiert l’essentiel de ce qui va le structurer. Il comprend les bases de la
sociabilité et a absorbé l’essentiel de ses codes. Son langage est en grande partie organisé et il a conscience des
principes qui le gouvernent. Si son entourage est un tant soit peu attentif il a acquis les cadres qui vont le guider, et
sur lesquels il pourra progressivement greffer d’autres éléments de nuances, de complexité, ou des modalités
correctives.
C’est pourquoi il est essentiel qu’il ait une perception apaisée du langage, qui privilégie le calme et la raison. Les mots
ne sont pas seulement la production des corps dans un univers concret. Ils fabriquent une ossature de la relation
entre personnes, capable d’échapper aux débordements de la biologie, générateurs de violence, de possession, de
réactions instinctives. L’éducation au langage au cours de cette période-clé ne se limite pas à donner des outils
susceptibles de conférer des maîtrises. Elle produit le miroir qui ordonne le réel, qui le structure, qui le rend lisible.
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Grâce à lui le petit d’homme cesse d’être écrasé par le désordre des corps innombrables, qui voudrait qu’il soit
simplement l’un d’eux, égaré dans le non-sens.
L’adulte et l’enfant vivent à peu près les mêmes choses et leurs apprentissages ont énormément de points communs.
La vie les oblige à apprendre sans cesse. Certains naïfs (ou ignorants) se persuadent que telle méthode de lecture
contrairement à telle autre fait de vous un lecteur à 8 ou 9 ans. En réalité la lecture n’est jamais acquise. Le
déchiffrement même aisé ne fait pas toujours le lecteur. On apprend à lire toute sa vie; lire des types d’écrits très
différents, des contenus hermétiques et très spécialisés, des formes de présentation. Beaucoup sont incapables de lire
du théâtre, des scénarios, des ouvrages scientifiques, de la poésie, des mangas ou des BD, des dictionnaires, sans
parler d’œuvres comme celles de Joyce ou de Proust. On ne sait jamais lire, comme on ne sait jamais penser. On
apprend à lire toute sa vie. Ce que nous apportons aux jeunes enfants, c’est la capacité à s’ouvrir, à accorder au
langage la place qu’il mérite, comme acteur pacifié de la relation sociale. C’est aussi le temps où l’auditeur apprend à
respecter le locuteur ou l’auteur, et à éviter ce que nous voyons trop souvent dans les débats télévisés, où personne
n’écoute personne, chacun étant trop occupé à faire valoir son ego.
Références
Michèle Kail et Michel Fayol, L’acquisition du langage, le langage en émergence, de la naissance à 3 ans (PUF
2003)
Piaget, La formation du symbole chez l’enfant (Delachaux Niestlé 1945)
Bassano, Lexique et grammaire avant 2 ans, in Recherches en linguistique et psychologie cognitive (Reims
Presses universitaires)
Boysson et Bardies, Comment la parole vient aux enfants (Odile Jacob 1998)
Boisson, Le langage qu’est-ce que c’est ?
Oléron, L’enfant et l’acquisition du langage (Paris, PUF 1974)
Deleau M, Psychologie du développement (Rosny-Bréal 1999)
Wallon H, L’évolution psychologique de l’enfant. (Armand Colin 1968)
Gopnik, Meltzoff, Kuhl, Comment pensent les bébés (Le Pommier 2005).
Cohen, « Pourquoi les chimpanzés ne parlent pas »
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NUMÉRO 34
septembre 2013
L’attention
de l’enfant
Nous avons tous en tête la fameuse photo de Doisneau qui colle si bien au poème « Le cancre » de J. Prévert. L’enfant,
les yeux perdus dans le plafond, attendant que sonne la cloche, rêve à ses jeux futurs. Nul doute que le maître le
rappellera à l’ordre en lui demandant de « faire attention ». A la maison, à la moindre maladresse, il entendra le
même message ; « Tu pourrais faire attention tout de même ! ». Devenu, plus tard, lui-même instituteur, il regrettera
avec ses collègues le manque d’attention des élèves d’aujourd’hui…
Rien n’est plus difficile que de définir le concept d’attention. Être attentif signifie que l’on tend son esprit vers
quelque chose, qu’on va s’accrocher au train d’un propos extérieur à soi, qu’on va suivre le cours d’événements qui se
succèdent, qu’on va observer soigneusement un ensemble de signes ou d’indices qui construisent un sens autonome.
L’attention implique nécessairement de reconnaître la présence de ce qui n’est pas soi, et d’en accepter la logique.
Ce que définit ainsi William James : « …prise de possession par l’esprit sous une forme claire et vive d’un objet ou d’une
suite de pensées parmi plusieurs qui semblent possibles. Elle implique le retrait de certains objets afin de traiter plus
efficacement les autres… ».
L’attention est donc à la fois fonction cognitive (traitement de l’information), et fonction exécutive (passage d’une activité
à l’autre).
Sous l’expression être attentif nous mettons plusieurs situations et capacités :
o se tenir à une activité sans se disperser,
o ne pas abandonner ce qui nous mobilisait pour passer à autre chose,
o savoir passer d’un « logiciel à l’autre », d’une disposition à l’autre,
o savoir adapter ses outils cognitifs et comportementaux à des contextes de nature différente.
Les travaux menés sur l’attention dans les années 80-90 ont distingué deux modèles de « contrôle attentionnel » :
o l’un qui repose sur l’intensité, la vigilance, « l’alerte », qui prépare à la réaction à un signal connu ;
o l’autre qui repose sur la sélectivité, la capacité à sélectionner un élément dans un ensemble et à le
traiter de façon approfondie.
Selon les auteurs, ces travaux s’inscrivent dans des perspectives psychologiques, pédo-psychologiques,
psychanalytiques, et neurologiques.
L’accroissement du nombre d’enfants connaissant des troubles de l’attention associés à une hyper-activité
susceptibles de recevoir un traitement par un psycho stimulant agissant sur le système nerveux central, comme la
« Ritaline » (méthylphénidate) a généré des études quant à une éventuelle cause biologique. En l’état actuel de la
connaissance on n’a rien mis en lumière. Ce qui relève de données comportementales ne peut guère fournir de
données mesurables.
Seule la « vigilance » a pu se mesurer de façon objective en révélant la vitesse de réaction à des environnements
nouveaux, et d’identification de signaux ou d’objets. Toutefois l’attention ne se situe pas sur le même plan que la
vigilance.
Selon Didier Houzel, qui a fait l’inventaire des multiples définitions du concept d’attention, celles-ci insistent sur trois
propriétés :
o renforcement des perceptions soumises à l’attention,
o sélectivité des perceptions bénéficiant à l’attention,
o accession à la conscience des perceptions.
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Les cas de plus en plus fréquents d’enfants « agités » ou peu attentifs a engendré nombre de travaux pour observer
leurs comportements à l’école et hors de l’école. Des examens neurologiques nombreux ont été menés en Amérique
du Nord. Ces enfants ne sont pas moins intelligents que les autres. Il arrive qu’ils soient précoces et dotés d’un
potentiel élevé. En revanche leur comportement impacte leur réussite scolaire.
Linda Pagani, professeur et chercheur à Montréal constatait en janvier 2012 que « les enfants qui sont attentifs en
maternelle sont avantagés toute leur vie ». N’en déplaise à certains parents, un enfant régulièrement agité n’est pas
automatiquement un surdoué auquel l’école n’apporte pas ce qu’il attend... Très banalement c’est un enfant hyperstimulé dès sa prime enfance et surtout qui manque de sommeil.
Eline Snel n’hésite pas à dire qu’un enfant devient attentif s’il dort 27 minutes de plus par nuit. Les enfants ne
réalisent pas eux-mêmes qu’ils sont agités ; il faut donc leur apprendre à « remuer plus lentement » pendant 30
secondes et à trouver en eux le « bouton Stop » qui va leur donner un état de « pleine conscience qui consiste à être
présent de façon consciente, à comprendre ce qui se passe maintenant, en adoptant une attitude d’ouverture et de
bienveillance, sans juger ce qui se passe et sans se laisser entraîner par l’agitation du jour ». Elle a développé aux USA
et en Hollande des « cours de calme » pour favoriser la concentration de l’enfant.
Ces travaux théoriques peuvent paraître éloignés de la problématique de Lire et faire lire. Nos lectures font peu appel
à la qualité de réactivité de l’enfant, mais plutôt à ce qui donne de l’intensité dans l’écoute. C’est pourquoi dans nos
stratégies de mise en écoute, d’adhésion collective à un récit nous pouvons nous appuyer sur les trois éléments
soulignés par D. Houzel par des techniques simples pour :
o solliciter les perceptions qui vont étayer l’attention, respiration, conscience du temps, articulation du
silence et du temps, écoute de sons et de bruits,
o développer la conscience de soi et de sa position sur une durée plus longue que le temps de la lecture,
o donner des supports concrets impliquant le corps, dans la conscience de l’opposition action/inaction
et dans celle des nuances de l’intensité,
o mettre des mots simples sur ces ressentis, comme des clés du réel et faisant image autant que
possible.
Le temps de lecture se découpe donc en autant de phases que nécessaire pour que l’enfant ait conscience dans son
corps et dans ses émotions de ce que la lecture va lui apporter, et pour que son corps soit en harmonie avec les
composantes verbales du récit, comme de l’accompagnement opérationnel de la lecture.
Attention et intention
Chacun de nos lecteurs a un jour ou l’autre éprouvé des difficultés à obtenir l’attention des enfants, en début ou en
cours de séance et évoquent des problèmes de comportement : les enfants ne savent plus se taire pour écouter, ils
parlent chacun pour soi, sans communiquer entre eux, ne coopèrent que dans le registre de l’activité du corps, n’ont
pas conscience des positions « institutionnelles ». Ils n’ont pas tort. Néanmoins, ils complètent leur jugement par des
nuances : « …mais ce n’est pas automatique, parfois ils sont réceptifs…On ne peut rien prévoir.».
Si les choses ont beaucoup évolué, et pas dans le bon sens, c’est en grande partie parce que l’on a éliminé les rituels
du quotidien de l’enfant, à la maison, comme à l’école. Beaucoup d’éducateurs ont considéré que ces rituels étaient
surannés et qu’ils faisaient perdre un temps qui serait mieux utilisé dans des travaux directement productifs. Or,
l’intérêt des rituelsc’est qu’ils assurent des transitions et permettent le glissement d’une situation à l’autre.
Au tribunal, l’auditoire se lève à l’arrivée du président ; lors des offices religieux, le fidèle se tait et partage la parole
commune ; au concert, le premier violon vérifie l’accord de l’orchestre et à l’arrivée du chef d’orchestre, les musiciens
se lèvent. De même autrefois pour les élèves lorsque le professeur entrait dans la classe. Au théâtre on frappe les trois
coups avant d’ouvrir le rideau ou d’éclairer le plateau. Une assemblée générale a également son rituel et l’auditoire ne
s’exprime que dans un cadre statutairement défini. Tous ces rituels ont pour premier mérite de faire passer par une
phase de silence, de préparation à recevoir un message ou une information, ou à engager une tâche commune.
L’attention est favorisée par la structuration du temps. La notion de phase y est donc capitale. Nous ne sommes pas
attentifs « en général ». Pour qu’il y ait attention, il faut qu’il y ait intention, donc volonté antérieure de « tendre
vers », d’identification d’un objectif.
Les rituels contribuent donc à structurer les phases comportementales qui préparent à une attitude de réception
active. Ils ont aussi ce mérite de permettre à l’enfant (comme à l’adulte) de savoir ce qui relève de sa position collective
ou/et individuelle. On ne passe pas aisément par exemple d’un moment de jeu collectif à un moment d’écoute
individuelle attentive.
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Chaque situation vécue génère des règles, des constructions symboliques, des relations mémorielles ; en un mot
chaque situation est un univers autonome. Tout passage de l’un à l’autre est aussi un passage de frontière.
De même qu’entre états différents, les règles, les habitudes, les signes sociaux diffèrent au point qu’il faut déclarer
son « bagage », de même, le passage entre situations vécues requiert la conscience de ceux-ci, et le « ré-étalonnage »
de ses attitudes. Cela rappelle ce que vivaient nos ancêtres sous l’ancien régime qui, d’une province à l’autre, d’un
village à l’autre parfois, changeaient d’unités de mesure, de monnaies, de langages, d’imaginaires, voire de cultes, au
point que le Coutumier tenait lieu de Loi.
Nous demandons à l’enfant d’avoir conscience de contextes « institutionnels », de renoncer à son bon plaisir, de se
soumettre de plein gré à une autorité non explicite, de plonger dans un univers qui n’est pas nécessairement le sien,
ou pour lequel il a peu d’appétence. Un apprentissage délicat.
Pour y parvenir il faut que son éducation l’y ait préparé en douceur et avec fermeté. Il faut aussi qu’il ait l’expérience
des rituels propres à la succession des phases, et que ces rituels se renouvellent régulièrement. C’est ce que font les
parents lorsqu’ils couchent leurs jeunes enfants le soir : phrases « magiques », doudous, lumière, histoire, veilleuse,
boîte à musique, etc…
Chaque phase nouvelle est introduite par des éléments de préparation, des phases qui identifient le contexte, posent
sa « légitimité », donnent conscience à l’enfant de son autonomie, re-tissent le lien affectif pour vérifier qu’il existe
solidement, comme en un cocon invisible.
Curiosité et attention
Beaucoup de travaux ont été menés sur la capacité d’attention des très jeunes enfants. On sait que dès les premiers
jours le bébé repère déjà les éléments qui se distinguent dans son environnement visuel ou auditif. Il identifie des
phrasés, un objet qui bouge, le regard de sa mère, une musique violente, etc...
Chez l’animal on constate les mêmes capacités à analyser ce qui diffère de l’ordinaire. Après un temps de méfiance,
les jeunes mammifères, mais aussi certains oiseaux juvéniles, manifestent rapidement un intérêt pour les objets
nouveaux. Cette curiosité est l’un des moteurs de la capacité à s’éduquer, à structurer ses expériences ; elle est
caractéristique des premières années. Passée cette période de deux à trois ans chez les mammifères supérieurs, c’est
la défiance qui prédomine. Seuls les animaux élevés en captivité depuis leur naissance conservent une part de
curiosité. C’est le cas des chimpanzés par exemple. La curiosité positive pour ce qui est nouveau, dure tout le temps
que le jeune ne pourvoit pas intégralement à ses besoins alimentaires. Livré à ses seules ressources, il met toute son
énergie à trouver la nourriture et à adapter des stratégies de chasse. Il suffit de voir un félin en quête d’une proie pour
comprendre que tout son être « tend vers » la proie, et qu’il s’y consacre totalement pendant des périodes longues. A
la différence du jeune qui change d’activité très souvent dans le cadre du jeu.
Les discours simplistes affirmant que l’attention dépend de la curiosité sont donc très largement à nuancer,
particulièrement s’agissant d’enfants. La curiosité fait peu appel à « l’intention » ; elle analyse les différences entre
une situation et une autre. Du constat, on passe aux hypothèses sur un « système » supposé. En revanche, l’attention
suppose un engagement, un « projet », une projection de soi dans une activité qui mobilise la personne. Mobiliser son
corps et son esprit sur une activité suppose qu’elle a un sens par rapport à son identité, qu’elle est en harmonie avec
l’idée qu’on se fait de soi.
Chez le jeune enfant, l’attention est avant tout une mise en perspective et en cohérence, de l’action et de la
conscience de soi. Plus l’enfant est jeune, plus la conscience de soi est changeante, et moins l’intégration à une
identité collective est forte. Il faut un certain temps pour qu’un enfant fasse sien un « projet » qui n’est pas le sien au
départ, et qu’il entre dans la « collaboration ».
Des enfants de deux ans ne jouent pas ensemble ; ils jouent en parallèle. Donnez-leur une balle, ils la gardent ; même
en leur ayant montré le principe de l’échange, ils ne consentent pas à la passer à leur pair. C’est vrai pour tous les
autres jouets ; la balle, la poupée, la voiture ou la dînette sont d’abord une extension de soi dont on peut parler au
besoin. Transformer une partie de soi en objet tiers qui devient médiateur, transactionnel, est une acquisition
symbolique, donc complexe. Néanmoins ce sens de la « propriété » est intermittent et ne se manifeste que lorsque
l’objet se rappelle à l’enfant.
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Comment amener le groupe à une intention commune ?
Les stimuli de l’attention
Le petit groupe d’auditeurs de Lire et faire lire est un agrégat aléatoire de petites personnes qui, une minute plus
tôt, se disputaient, couraient après le même jouet, rivalisaient pour imposer leur prééminence. Ces enfants sont a
priori pleins de bonne volonté, voire de bienveillance, mais leur corps tient un discours différent. A la seconde
précédente ils transpiraient, ils criaient, ils s’agitaient dans tous les sens. Leur projet est dans le prolongement de
l’activité de leur corps et dans la répétition de ce qu’ils connaissent.
De même que pour tout groupe réuni pour une activité commune, il faut passer par des étapes et des rituels avant
que l’activité puisse se réaliser dans de bonnes conditions, avec des participants adhérant à la finalité de cette
activité.
1) Organiser la transition entre le temps précédent sans lui et le temps de la lecture.
o Bien qu’ayant autorité pour décider, l’adulte doit diagnostiquer en quel état se trouve le groupe :
calme, agité, énervé, impatient, en conflit, bienveillant, en attente…
o Gérer les questions matérielles : vêtements à mettre ou à défaire, à ranger, chaussures à garder ou
pas, meubles bousculés qui doivent être remis en place, etc...
o Obtenir du groupe qu’il ralentisse ses mouvements, qu’il respire plus lentement, qu’il taise ses
impatiences, qu’il baisse son niveau sonore (savoir regarder les plus bruyants). Ne pas élever la voix
inconsidérément : le bruit appelle le bruit.
2) Faire que le groupe trouve son identité.
o Installer de petits rituels pour que les participants sachent ce qu’ils vont faire ensemble.
o Leur rappeler ce qu’ils ont écouté la semaine précédente, s’appuyer sur un personnage, même en
négatif (« Aujourd’hui, dans l’histoire, il n’y aura pas le loup affamé qui ….»).
o Leur dire qu’ils sont les meilleurs auditeurs de l’école, presque toujours…
o Leur rappeler qu’ils vont partager des secrets que les autres ne connaîtront pas.
3) Se donner le temps de s’installer.
o Créer des binômes de silence : les enfants se regardent s’installer.
o S’aider éventuellement d’un objet, une figurine, une marotte, si possible pas trop réaliste, qui sera le
témoin de chaque séance, auquel on s’adressera pour savoir si on peut commencer, si l’histoire fait
peur, etc...
o Annoncer la lecture et ses personnages, en s’aidant au besoin des illustrations ou de la couverture du
livre pour créer un sentiment d’attente, de découverte de son « intention ».
o Ne pas se précipiter. Utiliser les silences et la lenteur. L’histoire se raconte d’abord avec le regard. Tous
les auditeurs doivent se sentir regardés, donc concernés. L’histoire s’adresse à chacun, pas à un
groupe.
4) La lecture
o La lecture d’une histoire est va-et-vient entre le connu et l’inconnu, entre l’attendu et l’inattendu, le
rassurant et le craint, le réalisme et le second degré. On s’appuie sur ces pôles pour créer des stimuli à
l‘attention.
o Le lecteur doit lui-même être dans l’émerveillement de ce qu’il « découvre ». Le récit n’offre que de
l’extraordinaire, même pour des choses quotidiennes que l’auteur « revisite ».
o Le partage se fait sur la base de ces inattendus, de ces impossibles que l’écriture engendre.
o Ne pas redouter les réactions des enfants pendant la lecture, si elles sont des conséquences du récit.
Ces réactions sont le signe d’une adhésion ; le groupe a trouvé son identité, s’est projeté et a fait
preuve d’attention.
5) Après…
o Chacun reconstruit son retour au réel. Un silence a pu s’en suivre. Des paroles s’échangent.
o Il faut veiller à ce qu’elles soient en écho et en harmonie avec le moment vécu. On retrouve des mots
communs, des émotions communes qui prolongent le texte.
o Se remercier mutuellement de l’attention portée. Remercier l’auteur et l’illustrateur, qui ont un
nom…Se souvenir d’eux.
o Savoir se dire au revoir, entre personnes bien élevées. Se souhaiter une bonne journée.
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NUMÉRO 20
MAI 2010
Comprendre
la mémoire
Lors de notre Assemblée Générale du 16 novembre 2009, M. Gabriel Wisniewski, Inspecteur adjoint de l’Inspecteur
d’Académie du Calvados, en charge du premier degré, nous rappelait que l’Education Nationale avait remis à
l’honneur la mémoire parmi ses objectifs prioritaires, un objectif un peu oublié depuis des années.
Le langage joue un rôle capital dans la mémoire et la lecture entendue ou pratiquée y concourt avec force. La
mémoire n’est pas un simple stockage d’informations, elle structure tous les processus mentaux, permet les
apprentissages et la conscience de ces apprentissages. Elle donne accès aux catégories grâce auxquelles le cerveau
multiplie ses capacités en opérant des groupements. Dans ce processus les mots jouent un rôle essentiel en désignant
les objets, les situations, les actes, les émotions, le connu et l’inconnu. Les nombreux « lexiques » ainsi constitués et
sollicités donnent à l’enfant la capacité de comprendre son environnement et de désigner le rôle qu’il y tient. La
mémoire construit son efficacité sur la sollicitation de nombreuses aires du cerveau ; celles-ci associent les étapes du
vécu, l’intensité des perceptions et des affects, la musique des mots, leur image et leur représentation, et très
largement la motricité.
La lecture, qu’elle soit entendue ou active, met en jeu tous les rouages du langage ; elle refait à l’envers le chemin
opéré dans le langage oral, permettant ainsi « d’évoquer », de faire revivre des sensations, des perceptions. Elle ne se
contente pas de recréer des images du vécu, elle fabrique aussi une image du langage et de ses constituants. Ainsi
voyons-nous les mots s’écrire lorsque nous les entendons, les structures de phrase se dérouler, les doubles sens
émerger, les détournements qu’on peut en faire. En un mot le langage donne simultanément conscience des objets,
et de la structure qui lui donne une forme.
Les composantes du langage sont d’autant plus efficaces que leur environnement est favorable. Dans un
environnement stressé la mémoire enregistre surtout les composantes du stress et de l’agitation, et le travail de
catégorisation est chaotique. A cet égard, « Lire et faire lire » nous permet de donner sens à la notion de lecture
plaisir, précisément parce que nous offrons un « environnement » de lecture. Contrairement à la classe, il s’agit d’une
activité perçue comme sans enjeu scolaire. Nous sommes dans un contexte de gratuité, pour le bénévole comme pour
le jeune auditeur. L’un comme l’autre apportent leur bonne volonté et leur bienveillance sans autre but que de créer
une sorte de complicité de l’échange.
Lorsque l’adulte construit une « coopération » avec l’enfant, il recourt à des formes de communication qui sont
différentes de celles des enfants entre eux et des adultes entre eux. Le senior lecteur incarne une autorité liée à son
âge, et à l’expérience qu’on lui attribue. Il est donc plus à même d’apprendre à l’enfant, par l’exemple, comment
échanger pour s’enrichir mutuellement de son savoir et de son imagination, et ce dans un contexte dénué de toute
rivalité.
Pour autant, il ne renonce pas à son rôle éducatif tant sur le plan des comportements, que sur celui des connaissances
et de la maîtrise des langages. Il est une référence naturelle. En affirmant la règle du jeu, il est pleinement dans son
rôle puisque éduquer, c’est simplement, et étymologiquement, « mener hors de » l’ignorance ou de l’inadaptation aux
circonstances.
Les enfants qui nous sont confiés sont à l’âge où l’on mémorise beaucoup, pour peu que les savoirs soient clairs et
réemployés dans un autre contexte. Les lectures du temps périscolaire sont à cet égard un cadre privilégié puisque les
acquisitions s’y font avec les avantages de la classe sans en connaître les inconvénients liés au nombre, à la fatigue,
etc… Modestement, notre dossier n’abordera pas la complexité des diverses strates de la mémoire, mais tentera de
décrire comment l’enfant utilise et prend conscience de cet outil qui mobilise tous les ressorts de son intelligence.
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Deux hémisphères complémentaires et différents
Alain Lieury, professeur de psychologie à l’Université de Rennes, et auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la
mémoire, décrit celle-ci comme un immeuble où chaque étage a pour mission de stocker une information de manière
plus ou moins abstraite. Certains étages stockent nos perceptions, auditives, visuelles, olfactives, percepto-motrices,
la mémoire musicale, d’autres les mots (mémoire lexicale : la « carrosserie » des mots), d’autres encore la mémoire
sémantique (le sens des mots), etc... Les mots ont ceci de remarquable qu’ils stockent une quantité considérable
d’informations, du seul fait qu’ils sont polysémiques.
Néanmoins, la mémoire combine de nombreuses aires réparties dans les deux hémisphères de notre cerveau. Chez
l’homme, les droitiers étant prédominants (90%), l’hémisphère gauche est prépondérant pour les fonctions du
langage. Dès les années 1860-1870, de nombreuses observations ont été faites chez des malades ayant subi des
lésions cérébrales latérales ou du corps calleux, cette tresse de deux millions de fibres faisant la jonction entre les
deux hémisphères.
Ainsi une personne privée (relativement) de l’hémisphère droit continue à s’exprimer avec un vocabulaire étendu,
éventuellement enrichi, mais son expression est volontiers monotone, peu contrastée, le ton est artificiel ; elle a les
plus grandes difficultés à reconnaître une mélodie, à identifier des éléments prosodiques ; elle a du mal à retrouver les
caractéristiques spécifiques d’une personne ou d’un objet ; en revanche elle est plus sociable, plus optimiste.
Une personne privée des fonctions de l’hémisphère gauche a une expression verbale réduite (pauvreté du vocabulaire,
peu de concepts abstraits) ; elle a de grandes difficultés à nommer les objets dont elle montre qu’elle sait se servir. Elle
comprend des phrases simples et montre peu d’intérêt pour le langage. En revanche, elle reconnaît bien la musique, la
prosodie, les intonations.
Cependant les deux hémisphères ne sont pas spécialisés ; ils sont complémentaires. Les informations sont croisées au
niveau du cerveau, et l’œil droit, par exemple, sollicite l’hémisphère gauche. Ainsi, les mots présentés dans le champ
visuel droit sont ainsi mieux rappelés que les mots présentés à gauche. Le cerveau gauche est dominant pour les
langues phonétiques (arabe, hébreu, langues indo-européennes), alors que le cerveau droit est dominant pour les langues
idéographiques (chinois). « L’hémisphère gauche est responsable de ce que nous disons, le droit du comment nous le
disons » disait Elliot Ross. A gauche le fond, à droite la forme. A gauche l’abstraction, la pensée logique, linéaire ; à
droite la perception de l’espace, les émotions, la création artistique. Notre société tend à privilégier l’hémisphère
gauche, et Sperry allait jusqu’à dire que nous sommes dans une société « d’illettrés de l’hémisphère droit ».
Ces travaux anciens (de Broca, Wernicke) ont eu le mérite de mettre en lumière une première géographie du cerveau.
En l’absence de lésions chacun offre un éventail de dominantes correspondant à des « dosages » différents de
l’implication des aires cérébrales. Depuis l’introduction des outils comme l’IRM permettant d’observer le
fonctionnement du cerveau, la connaissance a nuancé cette géographie, et surtout a révélé son incroyable
complexité. A une vision mécaniste qui attribuait une fonction ciblée à telle zone hémisphérique, s’est substituée la
vision d’une organisation mettant des zones en action, de façon conjuguée, selon les tâches à accomplir. Le traitement
des paroles se fait ainsi dans au moins neuf aires. Un cerveau efficace est un cerveau qui met en œuvre un maximum
de connexions et de circuits neuronaux.
Il ne faut pas déduire de cette description simplifiée que chez les gauchers l’organisation du cerveau est inversée.
L’hémisphère gauche est également pour eux celui de la pensée rationnelle, l’hémisphère droit celui de la perception
de l’espace, des activités sensori-motrices ou artistiques. En réalité, chaque opération de la pensée met en œuvre des
zones identiques des deux hémisphères, mais avec une intensité variable selon la nature de l’acte. C’est précisément
ce « dosage » qui varie chez les gauchers qui utilisent davantage les zones symétriques de leurs deux hémisphères
pour une activité donnée. En témoigne, par exemple, le fait que le planum temporale (petite zone liée au langage dans les
deux hémisphères) est plus développé du côté gauche chez 90% des droitiers mais également volumineux des deux
côtés chez 70% des gauchers. En témoignent aussi des observations faites chez des personnes ayant subi des lésions
latérales, qui récupèrent en partie des fonctions qu’on attribuait à l’autre hémisphère (langage ou lecture par exemple),
mais avec des caractéristiques différentes montrant que leur cerveau traite autrement la prise en charge d’un
processus intellectuel ou moteur.
Langage et mémoire
Chez l’individu, le langage est le produit de nombreuses interactions. Il évolue tout au long de sa vie. Chez le jeune
enfant, on passe d’un langage gestuel à un langage oralisé et construit en peu de temps. Le langage verbal permet
d’identifier plus aisément les éléments de construction de la pensée ; néanmoins des phases intermédiaires révèlent
dès 18 mois des constructions langagières assez complexes, pratiquement sans mots, et pourtant proches de nos
propres phrases.
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C’est le développement du cerveau (la multiplication des connections entre neurones) qui permet progressivement la
création d’un ensemble de codes sonores socialisés, en parallèle avec le contrôle d’un certain nombre de muscles
permettant la phonation articulée.
En un premier temps, le langage utilise des unités (mots) permettant de désigner, d’identifier des objets ou des êtres.
Ensuite, la combinaison des « mots » mis dans des contextes variés permet de les complexifier et de créer
progressivement une polysémie. Le jeu est un moteur essentiel dans cette évolution puisqu’il permet de masquer, de
simuler, de mentir. L’enfant qui joue avec une figurine de cochon et dit cheval à ses parents en riant (sous-entendant
« c’est une blague ») est déjà au cœur du langage. Il a acquis les contextes et les contenus de la communication. Il a
parfaitement saisi que le langage est action et interaction. Ces bases acquises, donc mémorisées, il enregistre les
paroles environnantes et les traite au travers de divers filtres liés aux situations vécues et à leur environnement
humain. Il adapte ce bagage à ses objectifs : être seul, se mettre en conflit, séduire, obtenir une récompense, briller,
avoir un câlin, etc... L’acquisition des verbes est l’étape suivante qui permet de distinguer les acteurs et d’affirmer la
distinction entre moi et les autres.
La mémorisation des objets (personnes comprises), de leur rôle et de leur statut, des situations de communication, des
formes d’échange, des outils de désignation, puis d’action, fait que le langage prend forme. Il est de plus en plus riche
et, par nécessité, de plus en plus construit. Les mots permettent de créer des catégories qui seules rendent aptes à
traiter la complexité. S’élaborent donc dans le cerveau ces deux stockages essentiels qu’on pourrait appeler
« dictionnaires de sons » et « dictionnaires de sens ». Un enfant bénéficiant d’un environnement stimulant sera plus à
même de solliciter ces stockages naissants parce qu’il les utilise en situation. Si ces moments renvoient à des
émotions, à du plaisir, à des perceptions, à une activité, le langage en sera plus immédiat. Les mots qui les
accompagnent sont également d’autant plus sollicités. Or les mots ne sont pas simplement l’habillage des idées, ils en
sont le moteur. On le sait maintenant, les mots modifient aussi la perception.
Un domaine est particulièrement significatif, celui des couleurs. Comme le confirment de nombreux travaux
(Pastoureau, Winaver, Franklin…), la perception des couleurs est augmentée dans les groupes disposant d’une langue
riche en mots pour les désigner. Si on excepte les variations génétiques, les yeux reçoivent les longueurs d’ondes de la
même façon ; en revanche la perception des couleurs va être largement déterminée par son environnement humain
et géographique. Pour certains peuples, l’opposition mat /brillant est plus importante que le chromatisme ; pour
d’autres ce sont les données religieuses qui définissent la classification des couleurs ; pour d’autres encore, les
couleurs proches créent des catégories (le maléfique, le deuil, etc...). Chez le jeune enfant, c’est l’œil gauche (hémisphère
droit) qui traite le plus les couleurs, avant que l’autre œil (hémisphère gauche) ne prenne le relais, dans une
association croissante au langage.
Le langage résulte toujours d’un traitement de l’information, immédiatement ou antérieurement. La perception est
déjà un traitement opéré par les aires spécialisées du cerveau, mais c’est la mémoire qui permet la transformation des
informations en concepts utilisables.
La mémoire de l’enfant
La mémoire à court terme est la plus limitée de toutes ; elle dure peu. Elle permet, après observation de quelques
secondes de stocker un maximum de sept éléments distincts en moyenne. En ce domaine, le chimpanzé est d’ailleurs
très supérieur à l’humain, étant capable, après entraînement, de mémoriser la position aléatoire de neuf chiffres en
moins d’une seconde (travaux de Tetsuro Matsuzawa, et de l’institut Max Planck). A l’opposé, le jeune humain qui découvre
rapidement les limites de sa mémoire immédiate (essentiellement visuelle) s’invente des stratégies pour compenser sa
faiblesse. La mémoire à court terme est faite pour être effacée rapidement. Ces sept éléments sont oubliés très vite,
recouverts par d’autres nécessités, par d’autres objets à mémoriser. Mémoriser c’est articuler mémoire à court terme
et à moyen terme. Cela passe par des stratégies conscientes de classement, de formalisation, de réutilisation, de mise
en relation avec d’autres champs. Mémoriser suppose donc de passer par des outils relevant du langage. Les enfants
stimulés tôt acquièrent ces outils plus vite que d’autres.
Contrairement à une idée courante, l’enfant ne possède pas une très grande mémoire ; celle-ci atteint son optimum
entre 15 et 25 ans. Avant cet âge l’enfant ne possède pas assez de mots et d’images pour organiser sa mémoire
sémantique. En revanche le jeune enfant peut avoir une mémoire procédurale performante, pour acquérir les accents
dans l’apprentissage des langues, dans la manipulation des jeux, en matière d’habiletés, etc… Au cours de cette
période 6-15 ans, on voit évoluer sensiblement les types d’associations verbales, du plus concret au plus abstrait, de
l’usage pratique au concept. Quand on demande à un enfant de définir une table, il le formule ainsi « ça sert pour
manger» ; plus tard il dira qu’il s’agit un plateau posé sur un nombre variable d’appuis ou de pieds.
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La mémorisation est également liée au vocabulaire que possède l’enfant ; des travaux réalisés il y a dix ans avaient
ème
relevé 6 000 mots dans les manuels de 6 alors que les enfants n’en manipulaient et connaissaient en moyenne que
ème
2 500 ; en 3 on observait le même hiatus avec 25 000 mots, contre 6 000 couramment utilisés
L’apprentissage « par cœur » a été longtemps décrié parce que cet apprentissage lexical se fait mot par mot. La
méthode fonctionne néanmoins pour apprendre à prononcer des mots dans une langue étrangère. Même dans ce cas,
s’opèrent plus ou moins consciemment des tris en catégories qui sous-entendent des règles (formes de pluriel,
alternance vocalique, formes verbales). Le véritable apprentissage se fait par le sens et par le rangement des notions dans
des rayons bien identifiés. Pour toutes ces raisons, la lecture est le meilleur moyen d’enregistrement des
connaissances en mémoire sémantique, dans la mesure où le lecteur maîtrise le temps, où il peut revenir en arrière.
La mémoire est essentiellement intentionnelle
La mémoire n’est pas un remplissage d’expériences, de sensations, de savoirs, qui serait utilisés ultérieurement. Il n’y
a pas à proprement parler de stockage. Chaque aire du cerveau traite préférentiellement les choses perçues, la
gestion de notre corps, de nos hormones, de notre respiration, etc... Mais en réalité, c’est la mise en fonction de
circuits, et des relations neuronales qui crée les processus qui nous guident. Une expérience sensorielle par exemple
va se traduire par une circulation « électrique » qui va prendre un certain temps. La même expérience va le plus
souvent emprunter le même cheminement mais en un temps plus court, et avec une moindre consommation
d’énergie. Si une autre chaîne de connexion est plus efficace, c’est celle-là qui sera privilégiée. Moins on utilise
d’énergie, plus on est disponible pour mobiliser simultanément son cerveau pour une autre tâche et ainsi multiplier
les réseaux de connexions.
Il en va de même dans notre vie : une route nouvelle nous oblige à un plus grand effort d’attention et de réflexion ; le
chemin nous paraît long, contrairement à un chemin qui nous est familier. Aussi, nous choisissons de préférence le
chemin le plus « rentable », celui qui nous laisse la liberté de regarder en même temps l’architecture ou le paysage, de
penser à ce que nous allons faire plus tard, etc…
Un apprentissage est toujours une stratégie d’économie fonctionnelle. Or notre cerveau est organisé pour gérer ces
stratégies, en particulier en éliminant ce qui n’est pas utile. A cet égard, on ne mesure pas à quel point l’oubli est
capital dans le fonctionnement cérébral. Certaines personnes sont atteintes d’hypermnésie et vivent un véritable
enfer car leur cerveau est en permanence saturé, sans possibilité de faire des choix.
Plus une mémoire est organisée plus elle permet de stocker, non en éléments séparés, mais en tête de chapitres, en
titres de fichiers auxquels on accèdera en déclinant l’arborescence de l’information.
Les personnes qui font métier de produire en spectacle des performances de mémoire, comme Olivier Lejeune, ont
mis au point des techniques de mémorisation qui relèvent de cette organisation. Lorsqu’on leur présente une liste de
mots hétéroclites à retenir, ils utilisent par exemple la « technique de la rue » : une rue qu’ils connaissent à la
perfection (maisons, numéros, habitants) leur sert de support. Ils placent chacun des mots, donc des objets, dans chacune
des maisons et peuvent ainsi réciter la liste dans l’ordre. Les données ont été classées dans une logique d’association,
avec cheminement principal et situations dérivées faisant exception, et par nature exceptionnelles, donc repérables.
Face à nos oublis prosaïques, lorsqu’il nous arrive de nous demander « Où ai-je mis mes clés ? », « Ce matin, qu’est-ce
que Madame X m’a dit ? » ou « Qu’est-ce que j’ai entendu à la radio ? », nous procédons de la même manière : nous
essayons de nous souvenir où nous étions, ce que nous faisions lorsqu’on a entendu cela. Et la chaîne des événements
et de leurs associations se reconstitue pour retrouver le chemin de ce qu’on a oublié.
La mémorisation intentionnelle chez l’enfant
Enregistrer des données est toujours un acte complexe. Le cerveau n’est pas un récipient dans lequel on verse des
mots, des impressions, des perceptions. C’est une machine à organiser et construire en fonction de ce que nous
sommes, de ce que nous pouvons intégrer, et de ce que nous décidons d’utiliser. Cette combinaison de l’inconscient
et du délibéré est capitale. Toutes les expériences menées montrent que ce n’est que vers 6 ou 7 ans que l’enfant met
en place des stratégies de mémorisation intentionnelle. Or ces capacités de mémoire sont liées à la façon dont il
prend conscience de sa mémoire et des modalités opératoires qu’il utilise (la méta-mémoire).
Développer la mémoire, c’est dans une large part se représenter les processus qui la font vivre. Une expérience
menée par la chercheuse Marie Melot (UMR 609 CNRS universités. Caen et Paris V) sur des enfants de trois à sept ans le
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montre nettement. On donne à l’enfant une série de cartes représentant des animaux sur fond noir ou sur fond
blanc ; puis on cache les cartes et il doit citer les animaux mais seulement ceux qui apparaissent sur fond blanc. Le but
de l’expérience n’étant pas de mesurer la performance finale, on observe à l’insu des enfants les méthodes qu’ils vont
utiliser.
Au cœur de ces opérations, il y a la mémorisation intentionnelle qui s’articule sur des étapes présentant une finalité
différente : toute tâche à accomplir passe par la représentation de ce qui est attendu, or cette représentation est à la
mesure de l’expérience vécue et des capacités de l’âge concerné. Le test est présenté à l’enfant comme un jeu ;
spontanément il agit selon les types de jeux qu’il pratique. Mais les jeux qui lui sont familiers font peu appel à la
mémoire consciente. Pour réussir ce qui lui est demandé il doit construire des stratégies d’anticipation.
Les étapes sont claires :
A trois-quatre ans, l’enfant ne retient que l’objectif de citer les noms d’animaux. Il tente de mémoriser des
entités séparées, sans entreprendre de classement, de sélection négative, par exemple. Il est confronté à
l’arbitraire de la règle qui contredit ses jeux.
A cinq-six ans, les enfants commencent à avoir des stratégies et font deux tas : le tas des fonds noirs et le tas
des fonds blancs, mais sépare cette étape de la phase finale du jeu.
A six-sept ans on les voit commencer à organiser une stratégie en étalant les cartes qu’ils devront se
remémorer et en se représentant la façon dont ils citeront les animaux.
L’intérêt de l’expérience est bien de confirmer que tout acte de mémorisation passe par des constructions mentales.
La mémoire intelligente ne repose pas sur le rabâchage et la répétition mécanique. L’enfant comme l’adulte découvre
qu’il doit réaliser une adéquation entre la tâche demandée et ses capacités.
Les histoires qu’on écoute et qu’on lit
Lorsqu’on lit des histoires à des enfants nous jouons sur plusieurs registres : ceux de l’émotion, de la raison, de
l’imagination. Il n’y a pas de lecture qui ne se définisse que par son contenu. Une lecture entendue (ou faite soi-même)
nous marque par un contexte. On a redécouvert ces évidences dans les années 1970-1980, lorsque les pédagogues se
sont saisis de la notion de « situations de lecture », afin de varier les approches de l’écrit, et de faire tomber la
hiérarchie implicite des écrits qui déniait aux documents et aux écrits fonctionnels (modes d’emplois, documents
administratifs, publicitaires, revues techniques, etc…) toute légitimité dans les apprentissages.
Une lecture (mais on pourrait en dire autant de certains dialogues), c’est en premier lieu une émotion qu’on peut définir,
par des lieux, des temps, des états d’âme. C’est ensuite un contenu, et c’est, pour finir, une forme. Ces éléments se
confrontent dans l’instant aux choses déjà vécues, et ultérieurement ils enrichissent la mémoire de perceptions,
d’émotions, de savoirs, d’évocations et de mots nouveaux. Notre action dans le cadre de « Lire et faire lire »
n’échappe pas (heureusement !) à ces caractéristiques. En accueillant les enfants, nous instituons un contexte distinct de
la lecture du soir, de la lecture en classe, de la lecture chez les grands-parents, l’histoire diffusée par la télévision ou le
DVD. Autant de types de situations que l’enfant vit différemment, mais pas nécessairement dans la concurrence. Plus
tard, seul avec son livre, il se réinventera pour lui-même les petits bonheurs de la lecture entendue.
Ce plaisir joue le rôle d’un filtre qui donne du sens au vécu. Il amorce la mémoire. Il permet d’analyser, de
comprendre, de resituer, de se projeter, de comparer, il mais enlève la notion d’effort ou de contrainte. Nous faisons
appel à ce qui est l’outil principal de l’enfant : son sens du jeu et sa capacité à se projeter dans des situations
irréalistes, « Si je serais un bateau dans la tempête… ». Le jeu requiert des images, des partenaires, une représentation
du mouvement qu’on va se donner. Plus le contexte est perceptible, plus il est imaginable. Plus l’enfant trouve les
moyens de se projeter, de se décentrer, plus il est disponible pour percevoir la place d’autrui.
Il ne faut pas craindre cette part de l’imaginaire. Contrairement à l’adulte, l’enfant est moins souvent victime de la
« folle du logis ». Il sait parfaitement distinguer le réel de la fiction. Quand il choisit la fiction, c’est parce qu’elle le
protège, et qu’elle prolonge un temps qui n’est pas celui des contraintes. La fiction est comme le jeu, hautement
éducative, parce qu’elle a une fonction modélisatrice qui permet d’accéder symboliquement à des abstractions, avant
de les aborder plus tard, et plus consciemment, par l’intellect et la raison.
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NUMÉRO 28
décembre 2011
La construction de l’imaginaire
chez l’enfant
Chaque année les médias sollicitent des psychologues, des sociologues, des pédiatres pour parler du Père Noël. Faut-il
laisser les enfants y croire ? Quand commencent-ils à douter ? Comment font-ils semblant tout en n’y croyant plus ?
La société toute entière vit son pieux mensonge avec plus ou moins de bonne conscience, et surtout découvre que les
enfants sont infiniment matois et que leur imaginaire colle étonnamment au nôtre.
On redécouvre ainsi à chaque fin d’année que les adultes n’inventent pas les mêmes choses qu’eux et ont toujours les
pieds entravés par les réalités. Les horreurs du dernier conflit faisaient rêver d’un monde nouveau, régénéré. En
conséquence, l’après-guerre a développé dans les sociétés occidentales un irrépressible besoin de pureté avec en son
cœur l’image de l’enfant, vecteur idéalisé de ce besoin. Le développement des écoles maternelles a traduit
politiquement cette orientation. Avec l’enfant nouveau on verrait disparaître le vieux roi et ses vieilles structures.
Parangon de cette évolution, la place qu’a prise la fête de Noël, et ultérieurement l’émergence de l’enfant roi. Dans
tous les milieux, c’est devenu un lieu commun que d’admirer les capacités d’imagination de l’enfant, de porter aux
nues sa créativité, au point qu’il est devenu inconvenant, sinon blasphématoire, de ne pas voir dans chaque
production de bambin un acte artistique « rafraîchissant ».
Les choses sont plus complexes. L’imagination et la créativité de l’enfant sont liées à son âge et à son environnement ;
elles recèlent autant de conformisme que pour tout adulte, et ne sont pas automatiquement liées. L’enfant est un
être en développement, ses capacités également. Rien n’est plus illusoire que d’y voir l’expression d’une grâce
inhérente à un être non encore transformé par la société.
L’imaginaire est l’univers produit par l’imagination. Chez l’enfant c’est avant tout le fruit d’une construction, au même
titre que les autres acquisitions qu’il fait en matière de langage, de perception de l’espace, de capacité d’empathie, de
perception de ce qui est « tiers », donc de la prise en compte du réel.
Le goût des fables, de se raconter des histoires, de projeter des sentiments et des aventures sur des objets ou des
jouets, montre à chaque instant que c’est la perception et la « prise en main » du réel qui agit au travers d’avatars qui
le transforment, l’embellissent (voire l’enlaidissent), et le structurent, le plus souvent par le biais d’un médiateur (objet,
personne, personnage de fiction).
L’enfant et sa psyché
Le développement de l’enfant s’inscrit dans un cheminement qui le fait s’éloigner progressivement de l’image
fusionnelle de la cellule « mère-enfant » et lui fait faire le chemin de sa relation au monde. Dans les 2-3 premiers mois,
il ne distingue pas l’objet du sujet. Le tiers (ce qui est autre que moi) n’est au mieux qu’une extension de cette cellule.
L’imaginaire du bébé, comme l’a montré Winnicot, est celui de la mère ; c’est elle qui donne sens aux vécus du tout
petit. L’individuation se fait progressivement et l’imaginaire de l’enfant diverge de celui de sa mère. L’enfant s’attend
à ce que tous ses désirs soient comblés et que tout se réalise, comme in utero. Freud dit que le nourrisson
« hallucine » le bien–être que lui procure la présence de sa mère. Il essaie de maintenir cette présence en l’imaginant
à ses côtés (période de la toute puissance). D’instinct, en tant que sujet, il distingue le « bon objet » du mauvais. Le bon
objet provoque un sentiment de sécurité et favorise la construction du noyau du MOI. C’est comme s’il y avait un
« bon sein », le bon objet, porteur d’harmonie, qui accorde tout, et construit le moi. Au contraire, le « mauvais sein »,
le mauvais objet, fabrique la frustration, le doute.
De plus, avec l’élargissement de son champ visuel, l’enfant intègre des « objets » plus lointains (le père, les proches,
l’environnement) qui l’aident à identifier et distinguer le sujet (lui) et l’objet (le monde).
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L’imaginaire se développe
dans l’intervalle entre le sujet et l’objet
Entre 15 et 18 mois la pensée de l’enfant est centrée sur l’action et les objets et évolue vers une pensée
représentatrice, qui permet de « penser le monde ». Le lien entre sujet et objet trouve toute son expression dans les
verbes qui les réunissent. La première perception est celle de l’être : « ma maman est là… » Puis s’ajoutent les
attributs de qualité : « la poupée est rose, l’eau est chaude ». Les verbes d’action interviennent tôt, en situation
absolue (elle dort), ou avec complément (elle boit son biberon). Identifier l’autre est une chose aisée ; lui prêter des
pensées différentes de la sienne constitue une autre étape. C’est lorsqu’elle est réalisée que l’imaginaire se met en
marche, d’autant mieux que le langage se dote d’outils et de mots aux usages polyvalents. Outil déterminant de cette
évolution, l’imitation et le jeu grâce auxquels se fait l’accès aux ébauches de la pensée symbolique et que s’installe
l’imaginaire, comme l’a bien décrit Piaget.
C’est entre deux et six ans que l’enrichissement cognitif donne son essor à l’imaginaire. L’enfant devient capable
d’accéder au récit, de raconter des événements qu’il a vécus, de jouer avec les rivalités tout en gardant une distance
avec eux. Il prend conscience du pouvoir de sa pensée et peut inventer des lieux des personnages, des situations. La
fonction symbolique fait partie de son outillage.
L’imaginaire permet donc la double appropriation du moi et du sujet. Quand je dis que je suis une princesse, je sais
que je ne suis pas cette princesse, vos savez que je ne suis que moi, mais vous devez penser que je suis cette
princesse. L’imaginaire permet de modifier le statut des objets réels, et est à la base de la notion de convention, donc
de jeu. La première convention que l’enfant reconnaît, c’est celle qu’il a édictée. Suivront celles qu’il a « négociées »
(« je veux bien que le 6 soit plus fort que le 4 »). Naturellement, les codes de cohérence de l’adulte sont souvent battus en
brèche et on met sur le même plan des objets d’échelle ou de nature très différentes, égalisés par le statut qu’on leur
a donné.
Imagination et émotion
Contrairement à ses devanciers Freud et Piaget, P. Harris considère que l’imagination ne domine pas la pensée de
l’enfant au début, mais qu’elle émerge progressivement et lui permet de s’adapter au monde.
Pendant la deuxième année, les enfants réutilisent, réorganisent, remettent en scène des petits « scripts » de ce qu’ils
ont vécu pendant leur première année. Ils « recyclent » ainsi les épisodes du quotidien (l’habillage, le déshabillage, le
bain, le repas, le coucher) en dehors du contexte réel en les reproduisant par exemple avec une de leurs peluches ou
poupées.
N’ayant pas la maîtrise du réel, l’enfant organise des « fictions » de substitution, plus que des constructions d’un
univers imaginaire. Ces fictions sont plus explicites à trois ans lorsque l’enfant est en mesure de parler et de
développer des concepts qualitatifs acquis par la richesse de l’environnement. Il devient capable de concevoir des
mutations, des métamorphoses pour les projections qu’il a conçues. Le chien imaginaire avec lequel il joue peut se
transformer en loup, ou en dinosaure selon les besoins. Il baigne dans « la pensée magique » qui permet tout, sans
limite, transforme sa chambre en navire, le trottoir en fleuve, un bout de moquette en forêt vierge, etc... La pensée
magique fait plus que de transformer, elle anime les objets, et chaque chose est considérée comme vivante, et douée
d’intentions bonnes ou mauvaises.
Néanmoins cette construction ne se fait pas hors d’un environnement. Les enfants, même petits, sont confrontés à
une myriade de données culturelles, portées par leurs parents, par les objets de la consommation, par les frères et
sœurs, par les images, électroniques ou non. Dans cette phase l’enfant trouve tous les outils pour distinguer fiction et
réalités. Il sait très vite extraire les indices qui décodent la situation vécue ou agie (même pour un film qu’il regarde à
la TV).
Ce n’est pas parce qu’un enfant cherche à vivre certaines émotions qu’il utilise son imagination, mais l’inverse ; c’est
en utilisant son imagination qu’il vit ses émotions. C’est ce que Harris décrit dans les deux exemples suivants.
Ex 1: « le poney imaginaire » ; une petite fille s’est imaginé avoir un poney imaginaire ; ses parents l’emmènent à un
spectacle hippique, arrivée la petite est frustrée et se plaint que son poney imaginaire a refusé de l’accompagner »
Ex 2 : Un enfant qui ne veut pas dormir à cause d’un monstre.
« - Il n’y a pas de monstre, c’est ton imagination ».
- Je sais bien que c’est mon imagination, mais j’ai peur quand même. »
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Peur et fiction
Entre deux et six ans, l’enfant joue à s’identifier à l’adulte. L’adulte qui apporte les frustrations est le plus intéressant
pour lui : ce sera naturellement le cas de toutes les personnes imposant une autorité, une sanction, une privation. En
rencontrant dans les récits les « méchants » qui sont punis, il prend le pouvoir sur eux ; même en jouant
temporairement eux-mêmes le rôle du méchant. C’est caractéristique à propos des ogres incarnant depuis la nuit des
temps les angoisses de dévoration, qui sont une étape dans le développement psychoaffectif.
Le bambin qui regarde Blanche Neige sur l’écran a peur de la sorcière, se blottit contre l’adulte, mais pour rien au
monde ne demanderait qu’on arrête la projection. De même pour les histoires de géants et d’ogres ; l’émotion est
forte mais les indices font savoir que le danger est fictif. L’intensité de ces moments permet à l’enfant de mesurer ses
émotions de manière expérimentale, à échelle contrôlable, tout en sachant que le danger n’est pas « pour de vrai ».
En règle générale l’enfant distingue l’émotion excitante d’une fiction, du danger qui le pétrifie et le laisse désarçonné,
sans moyens de le contrer, dans une intensité telle qu’il ne dispose d’aucun outil pour y répondre.
Paradoxalement l’adulte et l’enfant vivent la même chose, à cette différence près que l’adulte est capable de baisser
l’intensité de son émotion. Il n’y a pas de différence de capacité d’imagination mais une différence à réguler ses
émotions.
C’est d’autant plus vrai qu’une émotion n’est pas seulement une réaction primaire résultant d’un stimulus. Elle est
largement dépendante de la reconstruction opérée par l’imaginaire pour donner forme aux abstractions qui se
combinent dans la tête de l’enfant. Ces reconstructions mêlent les images du réel et la mise à distance fondatrice du
jeu, comme du mensonge.
L’imaginaire,
un livre dont on lit plusieurs pages en même temps
L’imaginaire d’un être est comme une série de logiciels installés dans un ordinateur. Chacun d’eux donne accès à des
images et des informations traitées spécifiquement. Pour autant il n’exclut pas les autres. On peut passer d’un
programme à l’autre, les mettre en parallèle.
L’imaginaire de l’enfant stocke, pour les utiliser, des programmes qu’il a récupérés ou « bidouillés » lui-même. Pour le
témoin, cette somme d’imaginaires a tout d’un livre dont on lit plusieurs pages en même temps ; un livre qui fait
penser au premier vers d’une belle chanson de Claude Nougaro : « Sur l’écran noir de mes nuits blanches où je me fais
du cinéma… »
Parents réels et parents imaginaires
Chacun, chaque enfant, va ainsi être une sorte d’écran où brillent les lumières inégales des projections qu’il opère ou
dont il est l’objet.
La première de ces projections, est celle qu’opèrent les parents pour façonner l’image de leur enfant et l’amener à y
être conforme. Très tôt, l’enfant sait exactement ce que sa mère et son père attendent de lui, et en retour il leur
donne des gages de conformité dans un échange qui renforce le lien.
De son côté, l’enfant construit une image de ses parents, mêlée de réel et de fantasme. S’y mêlent celle que les
parents veulent donner d’eux-mêmes, et pour finir éclate celle que l’enfant fabrique en additionnant ses parents réels
et ceux dont il rêve, plus glorieux, plus étonnants, plus valorisants.
Si sa famille ne lui convient pas, s’il vit un conflit, il se raconte au besoin qu’il est né de parents illustres qui l’ont
abandonné malgré eux ou par pauvreté. Au besoin il recourt aux vieilles ficelles : il est un enfant substitué ou enlevé.
Ainsi il peut se choisir un lignage à sa convenance. C’est le ressort de bien des romans et plus encore de bien des
pièces de théâtre de Molière, Shakespeare, Plaute, Goldoni, pour ne citer que les plus grands.
Les costumes de la vie
Le jeu permet d’endosser l’apparence d’autrui. L’enfant prend vite conscience de ces altérités possibles. On peut dire
que se superposent et cohabitent plusieurs strates de l’imaginaire :
o
celle qui permet d’être l’autre (je gronde mon frère, comme mes parents, je vais au travail comme maman, je conduis
la voiture, etc...) lucidement, mais en affichant la règle du jeu ;
o
celle que les parents construisent par l’image qu’ils projettent de leur enfant (« il me ressemble, je faisais les
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mêmes bêtises, il n’aime pas le fromage, comme moi, il jouera au football, comme ses oncles…) ;
o
celle que la crèche, puis l’école installe, en matière de conformité à un modèle et un ordre nécessaire ;
o
celle que les autres enfants induisent par mimétisme avec l’effet accélérant des anniversaires, de Noël, des
fêtes costumées. S’y rattache également la volonté de ressembler à l’un ou l’autre (« Mon père, il est pilote
d’avion. - Le mien aussi. – Mais le mien il est cosmonaute… »). L’excellent film de Bernard Stora et Claudine
Vergne « Sixième classique » (1995) donne une parfaite représentation de la capacité de l’enfant à s’inventer
une autre vie ;
o
celles que l’enfant a de lui-même et de ses réussites/échecs. Dans ces projections de lui-même s’élabore un
autre moi-même protecteur, refuge, même dans le négatif (« Je suis nul, et je le serai toujours ; personne ne
m’aime… »).
Ces strates -et on pourrait en dégager d’autres encore- coexistent, plus ou moins bien et échangent leur rôle selon les
besoins. En bout de course, c’est la construction du MOI qui se réalise ; un moi complexe, fruit de l’expérience
transposée des moi de circonstance grâce auxquels on parvient progressivement à entrer dans la pensée de l’autre, à
la connaître et la reconnaître. L’élaboration du Moi est intimement liée à l’élaboration de la reconnaissance de l’autre.
Imaginaire collectif, imaginaire individuel :
une mince frontière
Tout ce que nous venons de décrire est l’évidente conséquence de notre sort d’animaux « sociaux ». Chaque société
humaine fabrique des outils destinés à créer un équilibre entre ses membres, grâce auquel se réduisent les tensions.
Ces outils ne sont pas nécessairement justes, en particulier pour les femmes, pour les êtres affaiblis ou différents (les
albinos par exemple) ; mais en imposant des rituels, des dominations acceptées, les groupes -du moins le pensent-ilsassurent leur survie.
C’est pourquoi ils s’inventent une histoire, des croyances, des signes de connivence, des manifestations de hiérarchie,
une organisation familiale spécifique, et une manière de traiter les rapports de l’individu avec le groupe. Sur cette
base s’élabore un imaginaire collectif, formalisé ou non. Néanmoins l’histoire collective n’est jamais la somme des
imaginaires individuels, l’individu biologique et l’individu social s’opposant souvent sur la place et la définition du Moi.
C’est d’autant plus vrai s’agissant de l’enfant, tellement ressemblant, tellement différent de l’adulte. Longtemps
ème
d’ailleurs les sociétés ont ignoré l’enfant, ne lui ont concédé aucun véritable statut. Jusqu’au 18 siècle, les enfants
de familles nobles présents dans la peinture sont des modèles réduits d’adultes, en ont le costume, les fonctions en
puissance. A de rares exceptions près, l’enfant était regardé comme dépourvu de parole (in-fans); on lui déniait
jusqu’à la souffrance, (le changement d’attitude dans les hôpitaux n’a eu lieu que récemment) ; la façon dont il construisait
son rapport au monde était dépourvue d’intérêt. L’imaginaire de l’enfant était pratiquement ignoré, au mieux regardé
comme la folle du logis, comme une maladie passagère.
L’enfant, en tant qu’être en devenir, était surtout un maillon au service de l’imaginaire collectif, un élément du
nécessaire conformisme.
L’ami imaginaire
Les travaux sur l’enfance ont permis de mieux comprendre le rôle des objets transitionnels, ces objets qui permettent
aussi d’être dans plusieurs états simultanés : celui de la projection dans l’avenir, dans le réel, dans l’emprise sur le
monde et celui de la régression, du retour à la prime enfance, de la protection in utero. L’objet transitionnel est
émanation de soi, mais c’est lui qui affronte le monde extérieur, lui répond au besoin, se charge de faire le lien entre
l’univers intérieur et l’univers extérieur, entre le monde de la mère et le monde du père.
Sont ainsi devenus des évidences, indispensables comme des modes, le doudou, la « suce », et plus récemment l’ami
imaginaire. Plus exactement, la psychologie mise à la portée de tous a mis des mots pour désigner ce qui était regardé
comme simple comportement des tout petits. Naturellement les enfants un peu solitaires, ont tous besoin de se
confier. Ils le font dans les moments de fatigue, de somnolence, d’instabilité, à des personnages qu’ils sont seuls à
connaître. On les voit ainsi parler à mi-voix, raconter des histoires, se fâcher, parler de la journée, dans leur jargon,
avec leurs sonorités, leurs onomatopées. A qui s’adressent-ils ? Parfois, pour se débarrasser de la question, ils
répondent désormais « à mon ami imaginaire ».
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La simple formulation validée par le discours psy et reprise tous les jours dans les nombreuses publications grand
public en a fait un concept décisif.
L’ami imaginaire peut être un enfant, un héros, un animal de compagnie, variablement. Ils lui confient les éléments
d’une reconstruction du monde, de leur monde, cela va sans dire. L’ami imaginaire peut être chargé de dire à son
papa, à son grand-frère qu’on est fâché, que ses grands-parents sont injustes ou vous manquent ; mais aussi que
maman va acheter le plus grand sapin de Noël du monde.
Selon les auteurs, presque tous les 3-4 ans ont un ami imaginaire, selon d’autres c’est entre 13 et 30 % des 3-6 ans.
Sans nier la réalité du phénomène, aussi vieux que l’enfance, qui concerne principalement la « période oedipienne », il
est amusant de voir à quel point le vocable a été mis à la mode, par les personnels de la petite enfance et par les
enseignants qui en parlent aux enfants, et transmis aux familles comme une évidence. Le parallèle avec le père Noël
mérite d’être fait.
Pour les enfants entre 7 et 11 ans, l’affichage de l’ami imaginaire recouvre pour l’essentiel la volonté de se faire
remarquer, de passer un message. Plus tard (12-15 ans), il y a lieu de s’inquiéter, car ces adolescents y ajoutent une
famille imaginaire qui les entraîne dans un écheveau de « mensonges » qui imposent une déconnexion du réel.
L’imaginaire de l’enfant,
un modèle réduit de l’histoire des sociétés ?
Les philosophes et ethnologues comme Lucien Lévy-Bruhl, et plus tard d’autres anthropologues liés au courant
structuraliste, se sont interrogés sur le parallèle qu’on peut établir entre l’histoire du développement de la psyché de
l’enfant et l’itinéraire des sociétés humaines, tel que le racontent leurs rituels et leurs mythes. Concept à rapprocher à
l’évidence de la définition de Claude Lévi-Strauss : « Le mythe est un récit à partir des origines ».
Même si on peut discuter à juste titre certains aspects et certains concepts de l’analyse du disciple de Durkheim, on
ème
ne peut nier la rigueur de son travail de terrain, à la fin du 19 siècle, et le rapprochement entre ses descriptions et
le parcours du jeune enfant a quelque chose de stimulant. Tout développement humain, qu’il s’agisse d’un individu ou
d’un groupe est une conquête d’identité, du Moi, de l’individuation.
La parenté de structure entre la psyché de l’enfant (non différenciation du moi et de l’autre), et l’univers « primitif », avec
sa vision « prélogique » (animisme, état de nature où le monde est expliqué par les esprits) s’exprime par les étapes
suivantes :
o
L’homme primitif fait partie d’un tout porteur de la véritable identité dont il n’est qu’un élément et sans
lequel il ne serait pas. Rien n’existe en dehors de ce tout où le temps s’écoule de façon circulaire dans une
histoire sacrée, un récit qui se répète.
o
L’imaginaire correspond à l’ordre éternel du Moyen Age où tout individu avait une place fixe et immuable
dans une société régie par des règles religieuses sans individualité possible.
o
Le symbolique correspond à l’organisation des sociétés par des règles ou des lois, la naissance de l’Etatnation, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, un nouvel ordre séculier régi
par la science et la technique. Cette organisation valorise l’archétype du Père qui permet le passage de
l’imaginaire au symbolique. Le temps s’écoule de façon non circulaire mais linéaire.
Naturellement les innombrables récits de la littérature orale qui ont alimenté l’univers de contes retracent à leur
façon tous ces interdits, ces linéarités, ces histoires cycliques, qui imprègnent le collectif. L’enfant refait le chemin de
ses ancêtres, empiriquement, par contact avec les objets culturels qui l’entourent. Cette plongée dans l’inconscient
collectif et la confrontation aux images archétypiques entraîne une revivification de la conscience, la régénération et
le développement d’un potentiel créatif, comme l’observait Mircea Eliade à propos des expériences chamaniques.
Avant l’interrogation scientifique et philosophique sur la finalité des choses, le mythe permet donc de donner des
repères et un sens au quotidien face à la réalité.
Entre réel et fiction l’imaginaire de l’enfant est autre chose qu’une scorie de la pensée, qu’une construction de
l’irrationnel. La question n’est d’ailleurs pas de savoir quelle en est la substance, puisque l’enfant lui donne une réalité
bien à lui, une réalité de foi. En ce sens on pourrait parler « d’imaginal », pratiquement au sens que lui donnait Henri
Corbin dans les années vingt.
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Faut-il stimuler l’imagination de l’enfant ?
La réponse est loin d’être évidente. Nous sommes enclins à penser que les adultes ont pour mission d’encourager tout
ce qui concourt au développement de l’enfant. C’est vrai pour ce qui relève du cognitif, des qualités physiques, de la
capacité à comprendre un environnement, des techniques en tous genres. C’est aussi ce que pensent les artistes qui
veulent voir un maximum d’enfants les rejoindre dans leur domaine.
Combien de parents et d’éducateurs ont-ils peur de tout moment de désœuvrement ! Ils font subir à l’enfant un
parcours du combattant, où on passe de l’école au cours de chinois, de poney, de musique, au soutien scolaire, à la
danse, aux échecs, etc. L’absence d’ «œuvre », d’activité productrice de savoir et consommatrice d’énergie, inquiète
ceux qui pensent que le désordre est fils naturel du désœuvrement.
Or on sait depuis plusieurs années que les phases d’ennui, de rêverie, sont les plus productives en termes de
découverte de systèmes, de questionnement, de créativité en un mot. Avant de penser à ce que l’enfant va produire,
il faut le laisser maître de la façon dont son corps et son esprit gèrent le flux des informations et des expériences. Rien
n’est plus vital que de laisser l’enfant être « maître d’œuvre » de son temps, de son action comme de son oisiveté
(désœuvrement).
Sans développer aussi explicitement l’imagination de l’enfant, on peut en revanche l’accompagner dans le
développement de son imaginaire. Lorsqu’un enfant s’installe dans une affabulation qui satisfait son jeu, l’adulte n’a
pas pour mission de le ramener immédiatement à la réalité. S’il dit qu’il conduit une voiture décapotable et qu’il a
froid, il faut respecter son ressenti car il est unique et significatif à ses yeux. Il est d’ailleurs rarement dupe de sa
fiction. S’il a envie que sa voiture aille au pôle nord voir les ours blancs, il faut lui suggérer de prendre des vêtements
chauds. Mais s’il vous dit qu’il gardera cette voiture, vous lui demanderez s’il passera le permis de conduire. En
d’autres termes, l’adulte trace les frontières de la réalité sans dessécher les territoires de l’imaginaire.
Peu importe que les histoires qu’il raconte soient fausses, ce qui compte c’est qu’elles apportent une réponse à ses
angoisses sous une forme qu’il peut comprendre et concevoir. Tant qu’il n’a pas accédé à la pensée rationnelle qui
transforme le rêve en projet, ses récits sont des mythes et satisfont le besoin de croire en un monde où il « lit » sa
place (un monde contenant) et surtout en un monde où le verbe est réparateur.
Il est d’ailleurs rassurant de voir qu’un enfant joue mieux avec un tube en carton fermé par de la cellophane qu’avec
un vrai télescope…
Et avec un tube en carton on voit toutes les constellations, surtout celles où on tire d’incroyables feux d’artifice.
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Dossier HS
décembre 2014
L'enfant et son rapport
au temps
Du « il était une fois » au « il était un temps lointain »
Percevoir le temps, un apprentissage.
Le parcours que fait l'humain depuis ses premiers jours est celui de l'acquisition de la complexité et de la vastitude.
Qu'il s'agisse de la perception de l'espace, du temps, ou de celle de l'existence d'autrui, les étapes de la découverte de
ce qui n'est pas soi sont les mêmes. L'enfant mesure d'abord le monde à l'aune de son expérience sensorielle, puis de
son action; progressivement il établit des relations de similitude et de différence. Le développement du langage lui
permet de mettre des mots et des concepts sur ces expériences et sur ces « objets » indépendamment de lui.
De façon relativement métaphorique on pourrait dire que l’œil de l'enfant voit comme un objectif de focale élevée ou
moyenne, celle de la proximité, du plan américain, permettant de cibler son attention sur un point unique. En
vieillissant, l’œil change sa focale et tend à devenir un grand angle qui inclut des informations plus nombreuses sur
l'espace et ses composantes. Les grands espaces, les grands nombres, les grandes périodes sont au départ des
abstractions éloignées, essentiellement fictives.
Sylvie Droit-Volet, professeur à l'université de Clermont-Ferrand (laboratoire de psychologie cognitive du CNRS) a
travaillé sur cette question de la conscience du temps qui passe et de la capacité à le mesurer, question relativement
négligée à ce jour. Selon elle les enfants sont peu attentifs au temps. La représentation du temps comme continuité
n'apparaît pas avant six ans, âge où l'enfant considère le temps comme réalité homogène, indépendante des aléas de
l'existence. Il faut attendre 11 ans pour que les enfants songent spontanément au temps.
1-La perception du temps chez l’enfant : une acquisition lente et complexe.
Le corps définit le temps
Avant 5-6 ans (cf. Piaget : Le développement du temps chez l’enfant, PUF 1946), le temps est intuitif, limité aux
rapports de succession et de durée issus de la perception biologique du quotidien : repas, sommeil, promenade,
alternance jour-nuit. Il ne dissocie pas le temps del’activité. Il est centré sur l’acte et est incapable de prendre
conscience du temps qui passe. Plus tard s’imposent d’autres rythmes, de nature sociale : la classe, les vacances, les
mercredis, les récréations, etc.
Au cours des premières années le temps se mesure par les rythmes sensoriels (repas, sommeil, promenade), ou
perceptifs (le jour, la nuit, la température, la pluie, le vent, les bruits extérieurs). Puis ce sont les rythmes sociaux qui
s'imposent aux premiers (la classe, les vacances, les mercredis, les récréations, etc.). L'enfant précise cette conscience,
par l'acquisition de catégories temporelles et d'intervalles de temps clairement nommés, puis par la conscience de la
fréquence (rarement, parfois, souvent), ainsi que de la variation de la régularité (tous les jours, fréquemment,
irrégulièrement).
L'enfant affine ensuite cette conscience, par l'acquisition de catégories temporelles et d'intervalles de temps
clairement nommés, puis par la notion de fréquence (rarement, parfois, souvent). S’y adjoignent les nuances de la
régularité (tous les jours, fréquemment, irrégulièrement). Les notions de succession de simultanéité et de durée qui lui
sont évidentes, il les étend à des événements plus lointains. Il éprouve néanmoins des difficultés à reconstituer les
événements dans leur succession. Il se limite à des impressions proches du présent, puis étend ses notions
temporelles en direction du futur et du passé.
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Paul Fraisse (Paris V) donne l'ordre d'acquisition suivant à ces acquisitions. L’enfant connaît les jours de la semaine à
6 ans, les mois à 7 ans, les saisons à 7-8 ans, l'année entre 8 et 9 ans. Mais ne nous y trompons pas, savoir dire les
jours de la semaine ou les mois de l’année n’implique en rien qu’on perçoit les durées. L’enfant de 5-6 ans qui vous dit
qu’on est le mardi, dira du vendredi qu’il est demain, ou hier. Connaître les mots ne signifie pas qu’on en maîtrise le
concept. A 7 ans, la moitié des enfants savent ce que sont les jours de la semaine. Ce n'est que vers 11-12 ans que
l'enfant admet le caractère arbitraire du temps et réalise qu'avancer sa montre d'une heure ne le fait pas vieillir
d'autant.
Entre trois et quatre ans, le jeune enfant « vit le temps » ; celui-ci n'a de sens que s'il est associé à une action
concrète. Le temps est multiple et l’enfant n'a conscience du temps qui passe que s'il le relie à son vécu. Le temps
n’existe que lorsqu’il est éveillé. Ainsi il distingue le temps d'après sommeil, uniquement par les attributs du lever, du
goûter ou du coucher qui « écrivent » une sorte de rythme.
Il apprend donc le temps directement à travers l'expérience de ses actions et leurs résultats. L’enfant mesure le temps
à l’aune des actions qu’il a menées. Hier, jour de pluie et de banalité, est infiniment moins présent qu’avant-hier où il
est allé dans un parc d’attractions, ou au bord de la mer. Le corps agit comme un crayon qui tracerait un calendrier.
La construction du sentiment de durée suppose d’autres acquisitions ; elle ne peut se faire que sur la durée, dans la
confrontation entre des moments perçus différemment, mais possédant des attributs identiques. Identifier ces
attributs comme autant de signes non subjectifs développe une réflexion sur la mise à distance des événements et du
corps.
2-Accéder au temps extérieur à soi, au temps « universel »
En grandissant l’enfant prend conscience de ce qui n’est pas proche, ce qui n’est pas la seule orbite de son corps.
Cette conscience du lointain, dans sa double dimension de temps et d’espace, installe la présence de ce qui n’est pas
soi, et contribue à élaborer la socialisation. Ce qui n’est pas soi se révèle comme espace à découvrir, à la fois
semblable et différent. Le temps fait partie de ces découvertes, en tant que multiplicité des temps vécus et de
rencontre avec un temps non subjectif qui s’impose de l’extérieur.
Les cadres institutionnels comme la classe, la semaine de travail, les activités du dimanche, laissent rapidement
deviner qu’il existe une structuration des moments, qui se répète sans être remise en cause. On peut parler de
première perception du temps extérieur à sa proptre chronologie. Reconnaître l’autonomie de cette organisation ainsi
que la façon dont des personnes la remplissent est en soi un pas vers la prise en compte de ce qui n’est pas moi.
Piaget posait sans ambage que la construction de la dimension temporelle chez l’enfant accompagnait la conscience
du Moi distinct de l’Autre.
En observant que cet autre puisse être plus âgé, voire beaucoup plus âgé, l’enfant accède concrètement et de façon
immédiate à la temporalité. Se manifestent ainsi à ses yeux des parcours parallèles mais son synchrones : il n’y a pas
que ses parents qui l’ont précédé, d’autres personnes sont nées avant ses parents ou peu après.
Chaque fois que l’enfant observe un système, il découvre qu’il est porteur d’une horloge spécifique. La nature le lui
affirme, Il comprend le temps des animaux, ces êtres qui sont dans l’action. Il repère qu’il y a la saison des nids et des
naissances, de l’apparition des bourdons et des abeilles. En revanche le monde végétal lui parle beaucoup moins.
Lorsque les feuilles réapparaissent aux arbres, ce n’est qu’un retour à la normale ; d’ailleurs les résineux échappent à
cette logique. Il faut une véritable initiation pour accepter et voir les cycles végétatifs. Il faut du temps pour
comprendre que celui de la tulipe et du pommier sont identiques et différents.
La chronologie du monde observable se complexifie chaque jour pour l’enfant ; elle induit que tous les êtres qui
l’accompagnent vivent des durées très variables, avec des statuts biologiques également différents. Il en va également
pour des objets fabriqués. Si l’enfant est amené à refaire la même tâche quand la première est manquée, il réalise que
le temps se raccourcit en devenant habile. A six ans, il apprend à transposer la durée apprise lors d'une action et
appliquée à une autre. Dès lors il commence à comprendre qu'il existe un temps unique, indépendamment de ses
actions.
Le langage est un puissant révélateur de cette acquisition du temps. L’enfant n’a pleinement conscience de la durée
que lorsqu’il est capable de mettre un futur sur un événement passé : « Te souviens-tu que lorsqu’on a changé de
voiture tu m’avais dit qu’on irait après voir les singes du zoo de… ? ». Cela correspond également à l’acquisition
linguistique des formes verbales, dans une progression quasi générale : 1-le présent, 2-le futur proche (on va faire),
3-le temps futur simple, 4-l’imparfait, 5-le passé composé, 6-le plus que parfait, 7-le passé simple, 8-le futur antérieur.
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3-Le temps comme un espace
Percevoir la durée, c’est percevoir qu’une quantité de temps s’est écoulée, pour soi ou pour quelqu’un. Néanmoins
rien n’est plus complexe que la notion de quantité en matière de temps. On est beaucoup plus à l’aise lorsqu’on parle
d’espace de temps parcouru : « L’espace d’une minute et il était déjà parti ». Se représenter une abstraction, c’est
recourir à des images concrètes. En montagne le randonneur a l’habitude de voir indiquer les distances en heures de
marche jusqu’au col ou au refuge.
De même pour visualiser un événement par rapport à un autre, les tâches qu’on a accomplir dans une journée, on les
place sur un espace fictif, tellement évident qu’on oublie même d’en faire la représentation. L'expérience du temps
est inséparable de celle de l'espace. Espace et temps sont intimement liés. D'abord parce que le second permet de se
représenter le premier et le second donne sens au premier. En second, lieu parce que les deux constitue l’ossature de
ce qui sera l’expéérience et la maturité.
Utiliser l’espace à deux dimensions pour se représenter le temps a également le grand mérite d’aider à dépasser deux
aspects propres à cette période :
· l'égocentrisme de l'enfant qui ne lui permet pas de situer ce qui n'est pas de son temps. Il a du mal à penser
que le monde existait avant lui et perdurera après lui; lui échappe également ce qui n'est pas son temps. La
durée est en relation avec l'expérience propre. « L'avant » n'est qu'avant un fait vécu et les repères dans le
temps sont des repères personnels.
· le syncrétisme de l'enfant qui l'empêche de discerner la position relative des instants (simultanéité,
succession), les aspects quantitatifs et qualitatifs de la durée, l'appréciation des vitesses.
Très concrètement, on comprend que tous ces petits événements ordinaires (fêtes d’anniversaire, cadeaux reçus, mais
aussi les petits accidents de santé) constituent autant de repères solides grâce aux quels on s’interroge pour savoir si
« c’est avant ou après ». En remontant dans son propre passé d'un repère à l'autre, l'enfant s'oriente dans le temps
comme dans un espace et contitue l’amorce de sa propre histoire.
4-La conscience du temps
Une horloge interne ?
Quelques chercheurs ont tenté de savoir si nous disposons dans notre corps d’un mécanisme nous permettant
d’appréhender le temps. Néanmoins le temps perçu est largement un phénomène subjectif. Chacun a pu constater
que le temps courait à des vitesses différentes en fonction des activités menées ou des contextes psychologiques.
Ainsi « le temps implicite », celui qu'on mesure lorsqu'un événement tarde (regarder l'eau bouillir, attendre la fin d'un
match lorsqu'on mène), se distingue du temps « explicite » qui mesure le temps tel qu'il est. Les émotions modifient
considérablement cette perception; la peur qui dilate les pupilles, accélère le rythme cardiaque, augmente la tension
artérielle, accélère le rythme de cette horloge interne.
La conscience du temps qui passe est liée au développement des capacités cérébrales. La maturation du cortex
préfrontal de l’enfant lui a permis de développer ses capacités d'attention et de juger correctement du temps. A
contrario, on a vérifié également que les enfants hyperactifs et ayant des troubles de l'attention ont de grandes
difficultés à estimer le temps qui s'écoule. A cinq ans l'enfant ne compte le temps que si l'adulte le lui demande à un
rythme distinct de celui des secondes. A huit ans, il parvient à compter seul avec régularité le temps qui passe;
néanmoins il faut attendre dix ans pour qu'il le fasse spontanément sans l'aide d'un adulte.
S'il n'y a pas à proprement parler de neurones de la perception du temps, il semble toutefois que nous soyons dotés
d'une sorte de « tic-tac » biologique. C’est ce qu'a montré Warren Meck (Duke University de Durham, Caroline du
nord) en mettant en évidence l'existence dans le cerveau de structures exploitant l'activité oscillatrice de neurones
situés dans le cortex, donnant une sorte de mesure biologique du temps perçu par un rythme propre (striatal beat
frequency). La fréquence de ces oscillations est détectée par certains centres nerveux enfouis sous le cortex. « Chacun
de ces neurones reçoit jusqu'à 30 000 connexions provenant d'un certain contingent de neurones du cortex oscillant
à des fréquences différentes. Ces neurones du striatum seraient à même de lire le code temporel émis par les
neurones oscillateurs corticaux. Ils s'activeraient notamment lorsque l'activité oscillatoire correspondrait à des profils
d'activités détectés antérieurement et stockés en mémoire ». (Cf. article dans le Monde de nov. 2012)
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5-Apprivoiser le temps passé comme durée
Comment se représenter un intervalle d'un siècle ou deux, quand hier est déjà loin, et demain représenté comme
simple décor de ses désirs? Si vous demandez aux générations actuelles de replacer leurs émotions dans un univers
sans téléphone portable, sans internet, sans électricité, sans mobilité immédiate, ils vous disent que c'est la
« préhistoire ». La formule est significative : nos histoires sont liées à notre présent. L'histoire se nourrit de nos affects
et commence avec eux. Il faut apprivoiser les durées, au fil des ans vécus, pour superposer notre expérience du
temps à la chronologie objective.
Pour beaucoup d'enfants et d'adolescents, De Gaulle, Clémenceau, Napoléon, Henri IV et Charlemagne se situent dans
le même temps: celui « d'avant ». Leur temps se divise en trois catégories simples :
1-le temps qui commence avec leur naissance
2-le temps de mes parents et de leur famille proche encore vivante
3-ce qui précède ces derniers
Son point de vue est simple : Je comprends mon temps parce que j'utilise ses objets, parce que je comprends ses
codes sociaux, j'en perçois la structure. Pour ce qui me précède, il me manque la pratique concrète de ses objets, la
connaissance de ses rituels à mes yeux déjà dépourvus de sens, l'acceptation de priorités anachroniques. Ce fut sans
doute vrai pour beaucoup de générations. Le temps lointain est celui des mondes étrangers, tout autant que de
civilisations lointaines.
L’histoire en tant qu’écriture de longues périodes révolues n’a pas de consistance pour un enfant. Son expérience
n’est que celle de peu d’années, et il ne dispose pas encore des outils d’abstraction suffisants pour permettre une
transposition.
« La réalité de l'histoire n'appartient pas au passé de l'enfant. Si elle vient à lui c'est par l'intermédiaire de récits et de
documents. La difficulté est de savoir comment passer du sentiment de durées portant sur des périodes de moins de
10 ans à des évaluations embrassant des siècles et des millénaires. On ne passe pas directement de l'ordre du temps
vécu à celui de la connaissance historique. C'est la culture de l'enfant qui va permettre ce passage » (Pierre Rossano, in
Petit Retz de l'instituteur).
6-Comprendre le passé en tant que tel
Comprendre le passé suppose d'avoir acquis la capacité de se décaler, d'accepter un autrui non vivant, très différent,
mais m'ayant imposé sa présence durable et silencieuse. S'il est relativement facile de se transposer dans les
sentiments supposés des personnages du passé, il est beaucoup plus difficile de le faire en se pénétrant des contextes
de l'époque. C'est encore plus vrai lorsqu'on se hasarde à porter des jugements moraux avec le regard de notre
époque et l'expérience de ceux qui ont lu la fin du roman. Qu'on songe à l'affaire Dreyfus, à l'esclavage, aux guerres de
religion, etc.
Le concept même de grandes civilisations mérite d'être nuancé. Les peuples ne sont jamais homogènes et si les
puissances dominantes ont laissé des traces fortement visibles elles n'ont jamais été que des mosaïques, et de
territoires de conflits publics et individuels.
Nous savons que l'histoire en tant qu'objet culturel a toujours été un véhicule idéologique et politique et permettait à
ceux qui la racontaient de décrire des réalités conformes à leurs vision du monde. Longtemps les historiens ont refusé
les outils scientifiques de compréhension du passé: archéologie, statistiques sociales, agricoles ou médicales, histoire
quantitative, connaissance des techniques industrielles, par exemple. Ces données ont permis enfin de mieux cerner
la vie des peuples et de ne plus se contenter du récit politique, ou des vies des personnages célèbres. La révocation de
l'édit de Nantes, par exemple, n'a pas été qu'un acte d'intolérance religieuse, il a ruiné l'économie française pour un
siècle, avec en province des conséquences innombrables trop longtemps passées sous silence.
7-Enseigner l'histoire. Science et belles images
N'en déplaise à certains auteurs d'instructions pédagogiques, on n'enseigne que ce qui est véritablement accessible à
son auditoire. Nombre de générations d'élèves ont appris des litanies de dates, oubliées tout aussi vite si elles
n'étaient pas rattachées à des figures ou des lieux. Certaines de ces dates, certains de ces personnages sont d’ailleurs
effectivement secondaires.
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S'ils permettent d'accéder à des catégories plus significatives, gardons-les. En revanche que peuvent comprendre à la
guerre de succession d'Espagne des élèves de 13 ans qui ignorent tout des liens entre familles régnantes. Que
peuvent-ils comprendre aux guerres de religion en Europe s'ils ignorent tout du christianisme? Dans un univers
médiatique qui mélange tout, la Marseillaise n'est plus désormais qu'un chant d'encouragement lors des matches de
football ou de rugby...
Plus la période est éloignée, plus la peinture est approximative. Qu'on songe au Moyen-Age qui apparaît dans tous les
ouvrages pour enfants sous l'image unique du château fort et de ses défenseurs. Image d'autant plus fausse qu'en
dehors de périodes de guerre ou de conflits locaux, les maîtres de ces résidences évitaient à tout prix d'avoir des
hommes armés sur place, pour ne pas courir le risque de se voir exterminés par eux!
Un siècle et demi de découvertes sur le monde gallo-romain n'ont pas non plus suffi à chasser les images
anachroniques où on mélange tailleurs de mégalithes et forums romains, sans oublier les descriptions caricaturales de
ces peuples, directement issues du texte de César, propagandiste omnipotent de sa propre gloire.
Enseigner l'histoire, c'est donner envie de connaître, c'est enseigner les moyens de satisfaire cette curiosité et de la
construire. Les enfants de l'école publique avant 1960 avaient des manuels qui font dresser les cheveux des historiens
actuels tant on y trouvait d'approximations et d'erreurs objectives. La découverte de l'histoire se construisait en
s'appuyant sur Clovis, sainte Geneviève défendant Paris, saint Louis « le juste », Henri IV « le bon roi », Richelieu à La
Rochelle, Louis XIV en majesté, les jeunes héros de la Révolution (Bara et Viala), et Pasteur pour changer de registre.
Ce sont avant tout des acteurs dont on met en lumière ce qui peut créer le sentiment national. On peut le regretter,
l'enfant ne fixe les concepts que sur un concret personnifié.
Nous disposons aujourd'hui d'un nombre illimité de films documentaires concernant toutes les périodes: L'enfant qui
voit un film sur les fouilles dans la Vallée des Rois, n'en gardera au mieux que l'idée qu'il y a des trésors cachés en
Egypte et que ça parle des pharaons. Il se demandera comment on a construit les pyramides et saura que c'était il y a
très longtemps.
En revanche lui faire découvrir des fouilles archéologiques, rencontrer des historiens, lui montrer des documents réels
sur sa ville, son environnement, lui parler de généalogie, seront d'une autre efficacité. En ayant le désir de faire son
chemin, d'entretenir sa propre curiosité, de poser sans cesse des questions, il ira plus loin. Faut-il encore rappeler la
métaphore chère aux pédagogues lucides : « A quoi bon remplir indéfiniment le réservoir d’une voiture dont on n’a
pas vérifié qu’on lui avait bien posé un moteur ! »
8-Le temps décor
Il n'y a jamais eu tant de publications prenant l'histoire pour décor. Pour le plus grand nombre elles relèvent de la
fiction et font vivre des personnages qui nous touchent ou nous révoltent, que nous soyons adultes ou enfants. Les
auteurs attachés à la vérité historique s'appuieront plus que d'autres à donner des informations réalistes, même si
elles brisent les mythes.
S'agissant de l'enfant on comprend aisément qu'il ne peut se représenter de manière concrète et objective des
durées qu'il n'a pas connues et qui se situent de fait dans la double abstraction des durées non perçues et des univers
virtuels. Pour accéder à ceux-ci il faut que l'enfant se construise un imaginaire où il tient une place active significative
faite de révoltes, de bonheurs, d'amitiés, de trahison, d'injustices, d'humour. Dans ce monde il a été au contact des
animaux, il a roulé dans des chars, tiré à l'arc, attaqué ou défendu un château, assisté au triomphe de César ou
d'Alexandre. Largement plus que dans l'ensemble de la littérature pour enfants, le lecteur est dans une projection
imaginaire de son action. Il n'est pas seulement témoin.
Le siècle où se déroulent les événements est avant tout un décor dont la fonction est de générer une logique
matérielle. Alix parcourt les rues de Rome, les tombeaux d'Etrurie, quand Astérix à sa façon s'insurge contre les
cadeaux de César. Ces ouvrages sont en général fort bien documentés et restituent les monuments ou la vie
quotidienne avec exactitude. En revanche ils ne peuvent traduire les réalités très ordinaires de la faim, de la mortalité
puerpérale, des épidémies, des superstitions, des croyances séculaires. L'adulte soucieux de vérité historique y trouve
rarement son compte.
Cette démarche créative postule que les sentiments humains ont quelque chose d'universel et sont immuables au fil
des siècles. Rien n'est moins certain.
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Chaque titre utilise les mêmes ingrédients, attirant avec le pittoresque du récit. Pourtant le rapport à la vie qu’avaient
les hommes de ces époques n'avait rien à voir le nôtre. Dans les batailles, d'Actium à Azincourt, de Crécy à Marignan,
les vaincus n'étaient épargnés que dans la mesure où on pouvait tirer profit de leur vie par les rançons demandées ou
par leur vente en tant qu'esclaves. Chaque combattant le savait. S’il survivait, il ne ferait pas plus de sentiment.
Quant aux ouvrages sur la marine, les corsaires, et plus largement la marine à voile, ils sont l’expression d’un
romantisme bon marché, sans aucun rapport avec la réalité. La durée moyenne de vie d'un pirate était de deux à trois
ans; celle d'un marin dans les flottes royales guère supérieure. La construction de Versailles a coûté 20 000 vies, et la
hantise des laboureurs était de savoir qui prendrait soin d'eux lorsqu'ils ne pourraient plus travailler. Ce n'est pas avec
ces réalités qu'on fait rêver!
Les ouvrages de fiction ont donc tous les attributs du peplum sur papier. Ils n'ont pas vocation à écrire l'histoire,
simplement à lui rendre un hommage, un hommage décalé…
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2013-2014
L’enfant et le temps
Raconte moi des histoires de la guerre….
Un besoin ?
La célébration des anniversaires de dates importantes dans l’histoire de nos pays tient une place éminente dans la vie
médiatique. Elle rappelle aux vivants le sacrifice de ceux qui les ont précédés ; elle rappelle également ce que fut la vie
de nos parents, grands-parents ou arrière-grands-parents. Les enfants sont sensibles à ce flot d’informations et de
témoignages. Même s’ils ne maîtrisent pas bien les concepts de durée et d’histoire, une curiosité s’est éveillée en eux,
avide de mettre des images et des visages à ces périodes à la fois proches et fort lointaines.
Rien d’étonnant à ce que les enfants nous demandent de leur raconter des « histoires de la guerre ». Lorsqu’on leur
demande de préciser leur attente, la réponse est vague. Elle recouvre des attentes multiples : goût de l’action, intérêt
pour ce qui les a précédés, besoin de trouver sa place dans un continuum historique, recherche d’émotions fortes,
interrogations sur la mort des proches et sur la sienne, doutes sur ce qu’on aurait fait soi-même dans des
circonstances tragiques.
Articuler la représentation de l’action et la conscience des durées antérieures est un exercice qui requiert une mise en
concepts de son expérience vécue pour la rapprocher de celle rapportée ou imaginée. Ce processus ne s’installe pas
de manière uniforme chez l’enfant. Il est tributaire de son environnement, de l’éducation qu’il reçoit, et de sa capacité
à mettre des mots appropriés sur ce qui est abstrait à ses yeux.
Le temps est un concept difficile à acquérir parce que le corps ne possède pas de structure spécifique pour le mesurer,
du moins sur des durées significativement longues (cf. travaux de Sylvie Droit-Volet et de Warren Meck). De ce fait,
l’enfant acquiert lentement la perception consciente et raisonnée du temps. Avant la pré-adolescence, tous les
temps passés, lointains comme récents, peuvent se confondre. Il faut atteindre 10-12 ans pour que se mette en place
une structuration du temps vécu non récent, et surtout du temps non vécu, donc abstrait.
Aussi tous les récits ont quelque chose à voir avec le « Il était une fois ». Une narration se situant au cours de la
dernière guerre et une autre se situant au Moyen-Age peuvent être reçues comme équivalentes. Généralement ce
sont les données matérielles comme les objets, les édifices, les costumes, les jeux, les armes qui sont retenus comme
premiers critères d’identification du temps. A certaines nuances près, il en va probablement de même pour les temps
futurs.
1- Histoire et récit
Ce que nous appelons « l’histoire », celle d’Hérodote, celle de Michelet ou de Marc Ferro est toujours une forme de
récit. Elle s’appuie sur la collation des « res gestae », des données vérifiées, dont la succession ou l’ordre permet de
donner du sens à ce qui semble être un enchaînement cohérent. Le simple fait d’en faire un récit communicable
implique une volonté de le transmettre. L’historien « professionnel » s’attache à restituer les données, donc les faits,
dans leur exactitude, sans chercher à les conformer à la logique supposée du récit. Il en est souvent réduit à formuler
des hypothèses pour répondre à son souci de rationalité et de vérité. Même s’il prend en compte l’ensemble des
informations, des documents et des récits existants, l’historien est dépourvu de certitudes.
En effet, face à la mémoire locale, sa démarche se distingue de celle de l’ethnologue. Dans leur immense majorité les
communautés humaines éprouvent le besoin de se raconter. Les récits ainsi constitués additionnent des récits
individuels transmis selon des codes et des règles spécifiques. Chez les Dogons, c’est le doyen qui avait le privilège de
raconter l’histoire du village ou de la tribu. Il répétait ce que les pères lui avaient appris. D’orateur en orateur,
particulièrement lors des cérémonies de funérailles, ce récit subissait des adaptations destinées à intégrer les
sensibilités successives et à donner une image de la collectivité qui convienne à tous. Les aèdes grecs n’agissaient pas
si différemment.
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Ces récits ont souvent pour but de dire la légitimité du groupe, particulièrement en faisant apparaître des mythes
fondateurs. Ils intéressent les ethnologues au plus haut point non comme des données factuelles susceptibles de
constituer un fragment d’histoire au sens moderne du mot, mais comme des éléments significatifs d’un regard
collectif sur d’une société sur elle-même. En d’autres termes, il y a là un discours-miroir destiné à mettre en valeur ce
qui fait société : les rituels de naissance ou de mort, ceux qui ont trait à la consommation alimentaire, les lieux ou
objets de cultes, les marques de hiérarchie, la place des morts, les éléments linguistiques de conservation ou de
renouvellement, etc.
A leur échelle, les sociétés occidentales « modernes n’échappent pas à ces habitus qui traduisent ou reproduisent
silencieusement des croyances religieuses, des rituels passés, des superstitions. Ce sont ces signes qui permettent aux
individus d’exprimer leur attachement à un groupe, ou de le reconnaître.
Le récit collectif incarné par la transmission de l’histoire en fait partie. La scolarisation y joue un rôle essentiel. Il suffit
de regarder comment évolua l’enseignement de l’histoire au cours de 250 dernières années pour réaliser à quel point
l’instruction ne cessa de fabriquer un discours collectif, une histoire institutionnelle destinée à souder les états et les
nations autour d’objectifs territoriaux. Cette transmission collective s’appuya sur des figures héroïques, capables de
se sacrifier pour le groupe. Dans leur succesion, Vercingétorix, Charlemagne, sainte Geneviève, Du Guesclin, Bayard,
Louis IX, Jeanne d’Arc, les bourgeois de Calais, Dumouriez, mais aussi Bricart, Bara, et tant d’autres icônes permirent
aux enfants de se constituer une chronologie et un ensemble de références morales. Selon les régimes en place on
privilégia tantôt les personnages choisis par Dieu, tantôt les personnages du peuple, tantôt les soldats, tantôt les
penseurs. La science historique permit de relativiser leur importance, voire de la réviser. Néanmoins on voit qu’ils
jouèrent un rôle d’édification, de rassemblement autour de valeurs. Les rituels religieux et civiques installèrent
définitivement ce syncrétisme. Par l’écriture et la conservation des documents, nous avons acquis la conscience de la
longue durée. Malgré notre propension à privilégier l’instant, nous avons conscience du passé à chaque instant par les
signes qu’il nous offre.
A cette différence près, nous ne différons pas des Dogons, des Yanomani, des Bororos ou des Guayakis. Nous faisons
en sorte que le sage du village raconte l’histoire du peuple de la façon la plus apte à mettre en valeur l’idée que nous
nous faisons de nous-mêmes. Chacun de nous redit cette histoire pour être sûr qu’il fait partie de ce peuple ou de ce
village. Ainsi transmise, l’histoire racontée est un facteur d’unité et de légitimité collective. Toutefois, par nécessité,
en période de crise plus qu’en d’autres, on assiste à la création d’une histoire de circonstance, enjolivée, qui n’a pas le
temps de passer par l’étamine critique de la science historique.
Ce « story telling », pour reprendre la terminologie récente, fut toujours présent lorsqu’il s’agissait de décrire les
périodes de guerre. Depuis 1870 ce fut une pratique ordinaire dans toute l’Europe. La seconde guerre mondiale en
donne un bon exemple. Les documents et les témoignages sont nombreux et proches, néanmoins, pendant presque
deux décennies, chaque nation a fabriqué un récit sur mesure, destiné à ne garder que le côté positif des événements.
La vérité historique peut être différée ; elle devient seconde lorsqu’il s’agit d’unité nationale, de renouvellement de
l’état, fût-ce au prix de quelques « accommodements ». Là encore Dieu reconnaîtra les siens…
Faits et vérité.
Les élèves latinistes apprenaient la règle « Caesar pontem fecit », qui se traduisait par « César fit faire un pont » ; or
l’illustre imperator n’a jamais pris les outils pour réaliser quoique ce soit. Les faits en eux-mêmes ne sont porteurs
d’aucune signification dans l’instant. Ce que nous appelons « faits » est toujours le résultat d’une écriture, d’une
transcription, même le document filmé. Le sens naît de la somme des données et de leur mise en perspective, au
besoin contradictoire. Qui plus est, les faits ne se révèlent que dans le contexte qu’on veut bien leur donner. Les alliés
connaissaient les camps d’extermination ; ils les ont pratiquement niés pour ne pas se détourner de l’objectif
principal : vaincre l’Allemagne. Un fait devient une vérité quand on la juge en adéquation avec le contexte souhaité.
Alors, et seulement alors le fait devient réalité…
La notion de vérité est en elle-même la formulation d’un jugement et désigne implicitement les porteurs de jugement.
Les faits sont susceptibles d’être quantifiés. Ils sont réalité. C’est étymologiquement ce qui caractérise le réel ; les
réalités sont quantifiables (racine latine qu’on trouve dans res, la chose, et dans le verbe reor-reri, compter, ou dans
ratio, le calcul, le raisonnement).
Rien n’est plus dangereux que de confondre réalités et vérités. Nous nous contentons généralement de croire qu’est
vérité ce qui n’est pas mensonge ou falsification. Les naïfs pensent par exemple que les opérations militaires relèvent
des faits et que leur seule énumération est porteuse de vérité. Qu’on regarde d’un œil un peu averti ce que fut la
stratégie de la première guerre mondiale, la « drôle de guerre » de 39 à 40 et la campagne de France en 40, pour
réaliser à quel point l’analyse et le récit qu’on en fit, furent, selon la période et leurs auteurs, bien éloignés de
l’objectivité et, disons-le, de nature idéologique.
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La transmission aux jeunes générations des événements passés ou de leur cadre suppose de les regarder avec rigueur
et de savoir douter des prétendues évidences véhiculées par la vulgate.
2-Le passé : présence ou absence ?
Chaque génération tend à privilégier le présent et le futur au détriment du passé. Le passé serait à ses yeux une sorte
de boulet qui empêche d’avancer. Certains régimes révolutionnaires en ont fait leur credo au point de pratiquer la
liquidation physique des opposants, d’aller jusqu’au génocide. Le paradoxe est que cette liquidation du passé de
l’autre s’accompagne toujours de la reconstruction d’une histoire « orthodoxe » censée donner sens à l’histoire. On y
voit apparaître d’autres « héros fondateurs », des récits « hagiographiques » destinés à justifier l’homme nouveau qui
va régénérer la société. Ces situations de prétendue modernité sont d’une affligeante naïveté, et révèlent le besoin de
fabriquer de l’histoire, fût-elle le plus effroyable mensonge.
Le simple fait de grandir ou de vieillir fait réaliser que chacun est le produit d’une histoire. Tous les actes du présent
sont liés aux expériences et aux émotions vécues. Tout ce que nous éprouvons renvoie à celles-ci. Notre corps autant
que notre esprit en porte la trace, en douleurs comme en joies, en moments d’abattements comme d’exaltation. En
tant qu’animal social, l’homme n’est pas seulement lié aux seuls souvenirs de son corps, il se rattache à l’expérience et
à la structuration de son groupe. Or ce qui caractérise un groupe, c’est sa capacité à se définir : par ses relations
internes, par son rapport à un environnement, par un récit collectif, par la construction d’une histoire collective,
véritable et fictive. Le passé ne cesse de nous habiter, par une présence en creux, génératrice de sens par le jeu de
références qu’il offre en permanence.
De plus tout notre quotidien accompagne les traces et les mots du passé : les édifices, les cimetières, les archives, les
gestes professionnels, les œuvres, le droit… Ces objets matériels, ont souvent encore un rôle réel, parfois simplement
symbolique.
ème
Autres éléments imposés par notre environnement : les commémorations ponctuelles (70
anniversaire du
débarquement et centenaire de la Grande guerre), le 11 novembre, le 8 mai. Ce peut être aussi plus accidentel :
disparition d’un témoin majeur, explosion de munitions demeurées dans le sol, aliénation d’un objet ou site
patrimonial.
Penser le temps historique
Bachelard disait qu’ « il n’y a pas d’intuition du temps mais un travail de construction du temps ».
L’adulte pense avoir acquis la notion de long terme, être capable de donner une mesure au temps qu’il a vécu, ou
dont on lui a parlé. Il a le sentiment que la durée se mesure avec des outils constants. C’est extrêmement relatif. Les
études montrent que cette perception est liée aux émotions vécues et aux actes accomplis : moments de la vie privée,
maladies ou accidents, voyages, profession, rencontres, etc. Une période de deux mois peut ainsi comprendre plus
d’événements qu’une autre de quatre ou cinq ans. Le temps psychologique peut ainsi contredire totalement le temps
chronologique.
Pour avoir conscience du temps passé, il nous faut des repères, au même titre que dans un paysage. Faute de ces
repères clairement nommés, nous restons dans l’indétermination du vécu ; ne subsiste qu’un temps formel qui nous
est étranger.
Pour penser le temps, il ne suffit pas de dresser des listes, de fabriquer des tableaux de synthèse, ou d’additionner des
faits. Il faut lui offrir le cheminement d’un discours qui le rend intelligible et communicable. L’histoire est un récit
avant d’être une science. Les Historiai » d’Hérodote sont avant tout l’écriture d’un témoignage, d’enquêtes qu’il a
menées articulant peuples et lieux, observations et reprise de mythes locaux. Dire le passé est un acte volontaire et
conscient de remise en ordre des émotions du vécu.
La conscience du temps passé est un acte conscient, le résultat d’une construction dont le moteur principal est le
langage. En un mot, « Il n’est de temps pensé que raconté ». L’histoire est en soi un temps pensé, un rapport affirmé
entre le présent et le passé. D’ailleurs c’est toujours le présent qui réinvente le passé.
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3-L’enfant et les attributs du temps
Nous avons vu (cf. dossier « Le temps et l’enfant ») que l’enfant construisait sa perception du temps à l’aune de ses
expériences vécues et de ses actes. Le temps est un attribut du vécu, plus précisément de l’action. L’enfant passe du
temps vécu au temps perçu et plus tard au temps conçu. Or le temps ne se révèle qu’au travers de ses attributs : jours
de fêtes réunions d’anniversaire, vacances, mais aussi maladie, deuil, accident. Chacun de ses événements
s’accompagnent d’éléments qui le caractérisent : il faisait chaud, maman avait le pied dans le plâtre, j’avais reçu tel
jouet. Ce sont ces éléments mis en perspective qui permettent de fabriquer un début de chronologie. Il y a un
« avant » qui a telles caractéristiques et un « après » qui est très différent. Parfois, c’est le « pendant » qui se situe le
plus difficilement.
L’acquisition des catégories joue son rôle dans la conscience des registres auquel est confronté l’enfant. Chacun d’eux
génère une perception du temps très fluctuante. Les semaines du quotidien se ressemblent au point que le temps
semble une sorte d’image figée. Deux jours dans un parc de loisirs fabriquent un temps étiré et densifié. Le premier ne
laisse guère de souvenirs, le second alimente la mythologie familiale. En d’autres termes, ce sont les ruptures qui
donnent le La de la perception du temps. La découverte d’une situation met l’esprit en éveil et il vit ce temps plus
intensément. Chacun peut en faire l’expérience ; il suffit de regarder une pendule qui égrène les secondes. ; on décide
d’ouvrir les yeux sur le cadran et on découvre que la première minute passe beaucoup plus lentement que les
suivantes (Lire les travaux d’Etienne Klein).
L’adulte qui a bénéficié d’une instruction suffisante, qui a découvert les traces concrètes du passé, n’a pas trop de
difficultés à entrer dans le temps d’autrui. Il va chercher également dans ses expériences vécues des émotions, des
colères, des odeurs, des goûts, des perceptions atmosphériques, des images du ciel, etc. En superposant ces données
à la structure rationnelle qu’il installe, il parvient quelque peu à se représenter un temps autre que le sien.
L’enfant ne dispose pas des mêmes atouts. Son expérience est fragmentaire à l’extrême. Il prend des éléments qui lui
semblent utilisables pour se faire une première préfiguration. Pour lui tous les temps son pratiquement antérieurs à
son existence. Il a donc peu de chance d’avoir eu des expériences presque identiques. Lorsqu’il parle de la naissance
de son frère aîné, il ne voit pas un bébé qui lui ressemble. Ce bébé est d’abord un aîné dont le temps n’est pas le sien
et qui a un « vécu ». Lorsque sa grand-mère lui parle de l’enfance de sa mère, l’enfant qu’il voit sur les photos un peu
jaunies est un être d’antan. A une époque, fût-elle proche, correspondent des attributs spécifiques : coiffures, robes,
chansons. Un walkman n’est pas un baladeur, et encore moins un MP3. Que dire du tourne-disque ?
Sans la machine à fabriquer des catégories, impossible de construire l’image du temps.
En règle énérale, les objets du quotidien définissent d’excellentes catégories et sous catégories dans lesquelles chacun
se retrouve aisément et auxquelles il parvient à se comparer : que mangeait-on ? comment se lavait-on ? comment
voyageait-on ? quels remèdes avait-on ?
La guerre fait partie des catégories permettant à l’enfant de se représenter le passé, et de se représenter dans ce
passé. Une bonne partie des jeux qui lui sont proposés sont des jeux de rivalité, voire des jeux de guerre. Même les
paisibles échecs, sont en fait un avatar stylisé de la guerre. Aux yeux des enfants, la guerre est d’abord un mouvement
qui romp la monotonie de la paix. Il voit des batailles, des armées qui se déplacent, des attaques de places fortes, des
batailles navales. Qui dit bataille dit héros, honneurs, et avenir glorieux. Ces attributs imaginés deviennent des
attributs de la guerre, des attributs de l’histoire. Seul un long cheminement amène l’enfant à voir les réalités. Il n’y a
pas de héros dans « Le désert des tartares » ou « Les croix de bois » de Dorgelès. Seul le jeu permet de croire à son
immortalité.
Les attributs du temps révèlent l’existence de temps pluriels, ils superposent es images du temps vécu et du temps
perçu ; pour autant ils ne sont que les premiers pas qui mènent à la recherche du temps conçu.
4-Fascination de la guerre
La guerre pour grandir
Les périodes de guerre exercent une sorte de fascination sur les peuples. En témoigne le nombre de clubs ou
associations qui se consacrent en France aux batailles napoléoniennes, en Angleterre à la guerre des deux roses, ou à
Hastings, aux Etats-Unis à celle de Gettysburg, pour ne citer que les plus fameuses. Même passion pour les batailles
navales (Trafalgar, Lepante, L’Ecluse, La Hougue, etc). Chaque conflit a entraîné une narration différente selon le
degré d’identification que les générations suivantes y ont trouvée. Dans la même veine on voit chaque année, en juin,
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les amateurs de matériel militaire refaire le parcours des armées alliés en Normandie. On peut y voir une façon de
continuer à jouer aux soldats de plomb, on peut y voir une célébration également.
Ce que les adultes poursuivent n’est pas différent de la quête des enfants. L’évocation du passé est également une
invocation. Se rattacher à ceux qui nous ont précédés, refaire le parcours de leur vie, est aussi une revendication en
acte de sa légitimité. Le territoire national connaît la paix depuis près de 70 ans. Les générations précédentes ont
presque toutes combattu pour défendre le territoire national. Ce qui impliquait une armée considérable,
essentiellement de conscription obligatoire. Le maniement des armes faisait même partie de l’instruction scolaire
avant la guerre de 14-18. La guerre était inscrite dans le parcours probable des jeunes hommes. D’autant qu’il fallait
reprendre l’Alsace et la Lorraine dont la France avait été spoliée. Les hommes du peuple tiraient tous leur fierté et leur
légitimité du temps passé sous les drapeaux. Fierté d’autant plus grande qu’elle était associée à la souffrance vécue. Il
y a bien des points communs avec la vie des ouvriers des mines par exemple.
En temps de paix, on se demande ce que l’Etat fait pour nous, et non ce qu’on a fait pour la nation. Honorer ses
devanciers est une façon de se parer de leurs mérites. Les connaître en est la première étape pour les prédécesseurs
défenseurs du bien.
Outre cet aspect moral, les situations de guerre sont avant tout des temps d’exception où les règles changent laissant
une place plus large à l’autonomie et à l’initiative. D’où une sorte de nostalgie d’un temps où les hommes étaient à
l’image de leur courage individuel. Mais chacun sait que les grands hommes (et les grandes femmes) ont été le produit
des circonstances qui ont fait éclater leurs qualités.
La guerre dans l’identification du temps passé
Spontanément, chez les enfants comme chez beaucoup d’adultes, le passé historique n’a de repères que dans les
guerres. L’instruction traditionnelle y est sans doute pour beaucoup, tant elle fait apprendre les dates de batailles ou
de violences : Azincourt, Bouvines, Crécy, Marignan, Waterloo, Austerlitz, la saint Barthélémy, Ravaillac, le 14 juillet,
la Commune, etc.
Indiscutablement les batailles constituent des tournants dans le cours des événements ; peut-on pour autant en faire
les axes d’une connaissance du passé ? Hormis la représentation de la Rome antique, impériale comme il se doit, et
miracle de civilisation, les albums pour enfants ne présentent le Moyen-Age qu’au travers des châteaux forts et des
chevaliers. En d’autres termes l’histoire ne serait qu’un avatar du manichéisme qui tend à opposer les forces du bien
et de la légitimité à celles du mal, du désordre et de la barbarie.
Les temps de paix sont volontiers considérés comme peu intéressants et non significatifs. Ils ont en particulier le
défaut de ne pas favoriser l’émergence de héros, qui eux seuls ont le pouvoir de faire rêver, et de contribuer à un récit
collectif, sinon national.
Lorsque des enfants demandent qu’on leur raconte « des histoires du passé », leur intérêt décuple si elle se pimentent
de batailles, de victoires, même modestes, sur les méchants. La seconde guerre n’échappe pas à cette problématique.
Heureusement, on a vu apparaître au cours des deux dernières décennies nombre d’ouvrages qui tracent un tableau
plus réaliste, plus conforme à la vie quotidienne des gens.
Il n’en demeure pas moins que s’intéresser à un récit de guerre, donc à des personnes qui ont risqué ou perdu leur
vie, c’est entrer soi-même dans leur destin, approcher leur entourage, et finalement faire rejaillir sur soi un peu de
leur gloire. Il en fut ainsi de tous temps ! La place des modèles n’a cessé d’être essentielle en éducation. Modèles de
ème
ème
vaillance, de vertu, ou de savoir, ils furent au cœur de l’instruction, du 17 au 19 siècle. Lorsque les collèges de
Jésuites faisaient composer ou jouer des tragédies sur des thèmes antiques ou bibliques, ils ne procédaient guère
différemment. Il n’est pas un grand dramaturge depuis Shakespeare qui n’y puisa une large part de son inspiration.
De même pour les livrets d’opéra ou d’oratorios.
La guerre, vieillerie ou incarnation ?
Les enfants n’attendent pas qu’on leur raconte la guerre en historiens ; ils ne demandent pas de récits de batailles où
s’opposent des unités militaires dans des stratégies complexes. Leur conception d’un conflit se réduit à un duel entre
deux ennemis, l’un bon et l’autre méchant. Tout au plus peuvent-ils avoir des alliés se ralliant à leur camp. Ce sont les
ressorts du western !
L’identification à un protagoniste passe par une représentation manichéiste du monde. La libération de l’Europe de
1943 à 1945 s’est faite dans ce contexte. Il y avait un axe du mal et des forces qui combattaient pour l’éradiquer. La
cause était juste, mais pour admettre sans réserve cette légitime rhétorique il fallait être amnésique et myope. Passé
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à la trappe le pacte de non agression germano-soviétique, passée à la trappe la stratégie de Staline donnant ordre à
ses troupes des premières lignes de se laisser écraser par les allemands en 41, ou le sinistre machiavélisme du même
laissant les allemands exterminer les résistants de Varsovie en 45, ou liquidant à Katyn les officiers polonais qui
voulaient continuer la lutte ; oubliées la quasi indifférence du commandement allié pour le génocide juif, oubliée la
collaboration française décomplexée et ordinaire, avec ses trois millions de lettres de dénonciation écrites par de
ème
« bons français », oubliés les résistants de la 25
heure, la veille encore miliciens, anecdotiques les viols
systématiques à l’est comme à l’ouest, détail de l’histoire les règlements de compte qui accompagnèrent l’épuration,
les famines organisées, etc. On ne saurait trop conseiller de voir l’excellent film de Patrick Rotman « Eté 44 », qui
donne corps à cette phrase de Kipling reprise par Max Ophuls: « Dans une guerre, la première des victimes, c’est la
vérité. ».
Avec la paix, par nécessité et pour passer à une autre étape, les gouvernements, bien avant qu’on invente
l’expression, avaient pratiqué le « story telling » évoqué plus haut, sur lequel construire une image collective positive.
C’est ainsi que tous les italiens avaient abandonné le fascisme du jour au lendemain, que tous les français avaient été
résistants, que les soviétiques n’avaient jamais eu qu’une visée pacifique pour l’Europe, qu’aucune fortune ne s’était
construite sur la collaboration avec les allemands, que les Etats Unis qui commerçaient avec l’Allemagne nazie
n’avaient jamais hésité à entrer en guerre, que le monde libre s’était dressé unanimement contre l’antisémitisme, etc.
Le camp du bien ne pouvait en aucune manière être suspect de duplicité. Comment interpréter également la
discrétion médiatique concernant l’engagement militaire français en 1944, en Italie puis à partir du débarquement de
Provence.
N’y a-t-il pas dans cette minoration une sorte de contribution à la contrition générale au politiquement correct ? On
pourrait aussi s’interroger sur le refus des mêmes faiseurs d’opinion de considérer la totalité des données sur
l’histoire de l’esclavage, pour se complaire dans une repentance qui n’a pas de sens. La condamnation de cette
abomination ne pourrait en aucun cas selon eux s’appliquer à tous ceux qui de l’Atlantique à la Mer Rouge et la
Méditerranée pratiquaient ce commerce en fournisseurs zélés des européens ou de l’Empire ottoman. On pourrait en
dire autant de la présentation du bilan humain de la Révolution française dont la part d’ombre doit demeurer légère.
Décidément, il semble que la vérité des faits n’ait d’autre destin que la vente à la découpe !
On n’en finirait pas d’énumérer ces fables, purs produits de la manipulation des peuples. Les 45 millions de morts de
la guerre mondiale (78 millions en incluant les victimes des famines et des maladies liées aux opérations militaires et
aux politiques de déplacements des peuples) ont été le bouquet final d’un processus mis en œuvre moins d’un siècle
plus tôt. Des gouvernements nationalistes à l’extrême fonctionnant comme des sectes paranoïaques avaient fabriqué
la boîte de Pandore et l’ont ouverte, rêvant d’un holocauste régénérateur.
Cette histoire-là, beaucoup l’évitent, lui préférant le confort d’un récit national simpliste avec ses deux camps
préétablis : celui des méchants (les autres), et celui des bons (les siens et soi-même si on avait dû choisir). C’est vite
oublier que les hommes changent selon les événements et que le bon côté est bien proche du mauvais.
Cette guerre-là n’est pas un décor attractif pour les enfants, convenons-en. Elle suppose une maîtrise conceptuelle
importante qui permet de réunir les contraires. Elle n’a pas le confort rassurant du manichéisme.
Le temps passé que nous pouvons intégrer, c’est bien celui du récit. Clairement, il n’est de temps pensé que raconté.
Encore faut-il que le récit soit talentueux. Chacun se souvient de la phrase d’Alexandre Dumas : « Il est permis de
violer l’histoire, à condition de lui faire de beaux enfants ». Une parole d’expert.
La guerre, aujourd’hui : une fiction ?
Notre temps vit un singulier paradoxe : les écrans diffusent en temps réel en continu des images de guerres et de
massacres. Les fictions filmées multiplient les cadavres ensanglantés et pourtant, les documentaires ne cachent plus
rien, les jeux vidéos rivalisent de réalisme, et cependant jamais la réalité n’a été si lointaine.
A la fin des années 1990, un psychologue américain avait essayé de dénombrer les cadavres offerts à la télévision
quotidiennement, particulièrement dans les séries. Il apparaissait qu’un jeune voyait plus d’une vingtaine de corps
chaque jour, sans que pour autant l’enfant en éprouve un traumatisme particulier. En revanche, on s’indignait de voir
Terry Gillians dans « Un poisson nommé Wanda » sortir un poisson rouge de son aquarium et le croquer vivant Nous
voyons quotidiennement des victimes de violences graves, mais ce qui a le plus indigné les médias et le public, c’est ce
fait divers d’un chaton jeté à la poubelle…
Aurions-nous échangé la sensibilité contre une sensiblerie politiquement correcte ? Combien d’entre nous ont vu de
leurs yeux tuer des animaux, ne seraient-ce que des volailles, avec ce que cela implique d’odeurs, de proximité ?
Dans les pays anglo-saxons on éprouve souvent plus de compassion pour les « pets » que pour les hommes, au point
qu’il semble barbare de manger du lapin, ce gibier promu animal de compagnie.
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La guerre est devenue à ce point virtuelle qu’on n’accepte plus que des soldats de son pays puissent mourir en
opération militaire et qu’on cherche des responsables à juger pour ne pas avoir tout prévu. En revanche, quelle
indifférence aux milliers de morts dans des conflits qui concernent la corne de l’Afrique par exemple. Tout se passe
comme si nous vivions dans deux mondes : l’un, moderne, technologique, qui repousse jusqu’à l’idée même de mort,
qui s’imagine qu’il y a toujours une réponse de la technique et de la science à nos soucis ; et un autre monde,
anachronique, « hors de l’histoire », encore soumis à ses pulsions primitives, et pour qui les guerres (Congo, Rwanda,
Nigeria, Irak, Afghanistan, etc) constituent une sorte de rite de passage obligé pour accéder un jour peut-être à la
civilisation de la mort inexistante, ou niée.
La guerre c’est ailleurs, c’est loin. Bref, c’est un mot, une abstraction nécessaire aux discours géopolitiques ou
économiques. S’il y a des blessés, des infirmes, les hôpitaux sont là pour les cacher au public. Une nation conforme
aux canons de la modernité doit savoir réduire au minimum l’existence d’infirmes, de blessés ou de malades ! Le vœu
des pacifistes des années 1920 de mettre la guerre hors la loi est accompli. Il suffisait d’en nier l’existence. Peu
importe qu’elle n’ait cessé ici et là sur la planète, l’important est qu’elle ne salisse pas mon tapis.
Finalement la surabondance d’images diffusées a eu l’effet imprévu de « virtualiser » le réel.
La réalité n’a plus d’autre existence que par l’émotion suscitée auprès du public, qui vibre au spectacle de ces images
comme devant une fiction. Dans l’économie des médias, l’audience ne peut être gagnée que par cette sollicitation,
quel qu’en soit le prix humain et moral. De plus à l’heure où des milliards d’individus disposent de téléphones portales
ou de smart-phones susceptibles d’envoyer des images, tout est potentiellement un scoop rentable
5-L’histoire passée : un décor « exotique »
Les récits de fiction (parfois également les biographies) ont souvent besoin d’un cadre qui met en valeur les
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contrastes, l’intensité des enjeux, et surtout amplifie les émotions des personnages. Les auteurs depuis le 19 siècle
ont privilégié les paysages d’Italie pour offrir des décors de rêve aux émois amoureux. L’Ecosse et l’Irlande pour les
aventures médiévales et sentimentales, l’Arabie ou l’Inde pour les romans orientalistes. De même les guerres ont
fourni un décor sans égal à Stendhal, Dostoïevski, ou Hugo.
Les destins ne peuvent atteindre leur pleine amplitude s’ils ne se déroulent pas dans un contexte d’exception. Il faut
un singulier talent pour raconter des choses ordinaires dans un quartier banal, au rythme du quotidien. En ce domaine
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il fallut attendre la littérature de la seconde moitié du 19 siècle et plus encore d’après 1945 pour que les auteurs s’y
risquent ordinairement.
Les guerres civiles sont probablement le meilleur terreau de la fiction : guerres de religion, révolution française, guerre
civile anglaise, franquisme espagnol, révolution italienne de Garibaldi, guerre civile grecque d’après 45, guerre de
Sécession, Mexique, etc… Pour se dépasser, pour voir au delà de ses intérêts, pour se sacrifier, le héros de fiction a
besoin de contraintes, de mises en danger, de souffrances à dominer. Ces forts moments historiques ont l’immense
mérite de donner une orientation et un sens aux événements : on se bat pour un avenir meilleur, pour libérer des
peuples, pour éliminer des bourreaux ou des tyrans.
Au delà du décor, c’est l’Histoire qui ennoblit l’histoire. En retour, l’histoire du parcours des hommes devient le
meilleur promoteur des valeurs de l’Histoire.
6-La vie comme témoignage
Acteur et témoin
La première appréhension du temps, nous l’avons dit, s’appuie sur les actions pour fabriquer ses repères. L’enfant
mesure le temps à l’aune de l’énergie qu’il a dépensée, des actes qu’il a accomplis et nommés. Il lui faut aussi acquérir
la notion de permanence, en particulier de permanence de son être au delà de l’activité. Il lui est difficile de
comprendre que le temps est le même lorsqu’il joue, lorsqu’il va au zoo, au parc de jeux, et lorsqu’il « s’ennuie » à la
maison. S’il n’est pas impliqué concrètement par ce qui se passe à proximité de lui, il pense que c’est un temps
interminable et sans objet.
L’enfant confronté à la fiction de l’histoire ne peut imaginer qu’il en serait simplement témoin ; il ne saurait être « non
acteur ». C’est pourquoi seuls des personnes agissant peuvent à ses yeux prétendre au statut de témoins. Or c’’est
l’existence du témoin (acteur ou non) qui fait l’histoire. S’intéresser au témoin suppose qu’on est capable de percevoir
les durées et de se positionner par rapport à des moments.
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Michel Cariou, créateur de la « théorie du détour », disait en 1995 que « la temporalité permet d’unifier dans une
même représentation ce qui jusque là se vivait dans les termes d’avant, pendant et après ». C’est ce qui s’opère au
moment où le jeune accède à la pensée abstraite, dynamisée par la puberté. Il faut en effet avoir intériorisé les
représentations symboliques pour accéder au concept de témoin, donc à l’histoire telle qu’elle est.
Le témoin ainsi débarrassé du romanesque, va permettre de faire vivre toutes sortes de documents se rapportant
prosaïquement aux faits (décomptes, actes juridiques, vie administrative, religieuse, etc.). Par sa diversité, il est aussi
celui qui pense l’événement et lui donne sens. Face à ces sources, la le jeune n’est pas passif ; il se fait une
représentation organisée des rôles de chacun, et leur assigne un champ spécifique. Se rapprocher des témoins est le
meilleur chemin pour accepter le passé pour ce qu’il est, et lui donner vie dans l’émotion restituée du présent.
Etre un survivant
Ce que l’enfant attend des « histoires de la guerre », c’est un décor avec une trame manichéenne et un personnage
dont la vie présente des critères d’intensité, une vie qu’on aurait aimé sienne, en un mot un destin. Un destin exonéré
des atteintes physiques, sans la mort. Par procuration le lecteur y puise un registre d’émotions qui lui sont inconnues,
comme si sa propre vie était en jeu, mise en danger. Entrer par l’imagination dans un déroulement d’événements
tragiques permet de se voir survivant. Or seuls les survivants ont le privilège de connaître l’histoire et de la nommer.
Tous les supports de la fiction (roman, cinéma) permettent d’approcher ce sentiment. Une tragédie, un personnage
central qui ira jusqu’au bout du récit et le tour est joué. La réalité de la guerre est bien à l’opposé. Les vingt premières
minutes du fil de Spielberg « Il faut sauver le soldat Ryan » ont marqué une véritable rupture dans la représentation
des « fictions » de guerre. Pendant ce prologue où on voit les troupes américaines débarquer à Omaha Beach, il n’y a
aucun héros ; tous les hommes présents sont à égalité de traitement, subissant un déluge de tirs, et rien ne nous est
épargné des impacts, des blessures, des noyades. Le spectateur est au cœur de la représentation la plus dure de la
guerre, de la chair de la guerre. Dans ce contexte, assaillants et assaillis sont réunis par la même sanglante fatalité,
dans la même loterie de la vie.
Aucun adulte, aucun enfant ne peut souhaiter être dans cet enfer même par bravade. Tous les récits de guerre sont
des histoires de survivants ennoblis par le sang des morts fauchés autour de la camera narratrice.
7-La compagnie de la mort
La violence et la mort : répulsion et attraction
La dernière guerre mondiale a marqué une étape décisive dans la perception de la mort par les citoyens. Les
générations de seniors ont connu un temps où on croisait quasi quotidiennement des blessés de guerre, surtout de
14-18. Chaque famille avait ses infirmes, ses amputés, ses gazés, ses « gueules cassées » que soutenait la loterie
nationale. Le retour des prisonniers en 44-45, souvent en mauvaise santé s’est traduit également par des décès dans
les cinq années qui suivirent le conflit. Les jeunes générations ne connaissent d’autres infirmes que ceux des accidents
ou par suite de maladies. Seuls quelques militaires en mission extérieure et dans le cadre de l’ONU sont parfois
blessés ou tués ; heureusement en petit nombre. Les maires ou les gendarmes n’ont plus la terrible tâche d’annoncer
à des parents le décès de leur fils sur le front, ce qu’ils eurent à faire souvent encore lors des guerres d’Algérie ou
d’Indochine. La mort est devenue une image, une virtualité sur les écrans.
Pour la montrer telle qu’elle est, il faut la scénariser, l’inscrire dans la vérité d’une fiction, avec force gros plans. On a
tant fait croire que la médecine et la chirurgie étaient toutes puissantes que tout décès est perçu comme un scandale
pour lequel on cherche des responsables. Même les familles dissimulent aux enfants les fins de vie des plus âgés et ne
les associent plus aux obsèques.
Peut-être faut-il chercher dans les violences juvéniles un besoin inconscient de réinvestir la réalité, fût-ce au travers
d’actes barbares, en se mettant en danger dans des bagarres mortelles.
L’enfant qui demande qu’on lui raconte des histoires de la guerre est peut-être à la recherche d’une « rematérialisation » de la vie, du passage de l’image à la parole. Pour mettre de la chair dans une image cathodique ou
numérique, il faut avoir acquis cette expérience du vital et du vivant, « de la viande » en un mot.
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L’enfant et la mort : entre soulagement et culpabilité
L’idée de mort est familière à l’enfant. Très jeune il emploie ce terme, en particulier dans ses jeux « T’es mort ! Je te
tue… ». En fait l’idée de la mort couvre à la fois tout ce qui accompagne le sentiment de la disparition et ce qui
renvoie plus ordinairement à la violence simulée. Le processus est complexe.
·
Avant deux ans, l’enfant ne se représente pas la mort. Il la subit ou voit ses proches la subir. Il en perçoit les
effets sur son entourage. Il réalise que l’absence peut affecter plus ou moins.
·
De deux à 6 ans, il pense à la mort mais n’en parle pas forcément. Il sait qu’elle est associée au « Il n’y a
plus ». Est mort ce qui ne bouge plus, ce qui ne se nourrit plus. Si l’absence est perçue fortement, c’est parce
qu’il y a de l’amour. C’est pourquoi il s’imagine volontiers avoir une responsabilité dans les événements qui
affectent son monde : « Quel mal ai-je commis pour que décède une personne que j’aime ? ». Ce sentiment de
culpabilité accompagne la découverte de l’opposition entre le bien et le mal. La mort n’est pas encore
associée au temps.
·
Vers 6-7 ans il assimile la mort à l’immobilité. Ce qui est mort ne change plus.
·
Après 7 ans, il prend conscience du temps qui passe, et constate son irréversibilité. D’où son angoisse par
rapport aux parents. « Je ne veux pas que papa et maman vieillissent et après qu’ils meurent…. T’as quel
âge ? Tu vas mourir bientôt ? ». A ce stade il comprend que tout le monde meurt et que le caractère
universel de la chose le concerne : « Tout le monde meurt, et moi aussi ? ». Il se pose également des
questions sur la mise en terre. « Y a-t-il une vie après la mort ? Qu’est-ce que devient mon corps ? »
Nombreux sont les adultes qui racontent avoir pris conscience de mort dans leur enfance grâce au film de Disney
« Bambi », la mère du faon est tuée par les chasseurs. Episode d’une efficace vérité symbolique. Les chercheurs
comme Pierre Ferrari ont d’ailleurs montré à quel point le sentiment de la mort était lié à l’attachement fondamental
à la mère.
Même si les adultes font tout pour protéger l’enfant de la souffrance, il rencontre néanmoins tous signes de la peine
et les rituels de la mort. Dans la société rurale qui nous a précédés, cette rencontre était quasi quotidienne : animaux
abattus ou malades, et décès presque quotidiens (mortalité infantile, puerpérale, épidémies, blessures, etc).
Aujourd’hui c’est l’écran qui joue ce rôle d’initiateur de la vie dans un grand désordre, sans construction et sans
rituels. Chaque enfant arrivant à l’âge mûr était un « survivant », par la grâce de Dieu. Les rituels expliquaient qu’il y
avait un ordre aux choses. De fatalité acceptée, la mort est devenue scandale incompréhensible.
La guerre étant totalement virtuelle, ramenée à des images lointaines, transformée en jeu par les miracles de
l’informatique et des consoles de jeu, elle est devenue un avatar du jeu. Il y a là un renversement intégral des
valeurs : le jeu était un substitut de la guerre, maintenant c’est la guerre réelle qui est devenue un avatar du jeu.
Raconter des « histoires de la guerre » interroge en permanence sur la quête de l’auditeur-lecteur-spectateur ; quête
d’acteur ou de témoin ?
8-L’empathie
Nature du phénomène
Au cœur de l’intérêt qu’on porte à autrui, soit dans la vie, soit dans les œuvres artistiques de fiction, se trouve un
mécanisme désignant à la fois une aptitude psychologique, soit des mécanismes cérébraux. De nombreux travaux
portant sur les espèces animales l’ont mis en lumière chez des primates, les mammifères, voire des oiseaux. Il s’agit
d’une capacité à se représenter l’état mental d’autrui, indépendamment de tout jugement de valeur, de partager la
souffrance ou les émotions d’un tiers.
Les travaux de neurobiologie ont ainsi mis en évidence expérimentalement l’activation de circuits neuronaux de la
carte somato-sensorielle chez l’observateur. Plus, lorsqu’on présente des images suggérant qu’une personne a mal sur
une partie de son corps (coupure en cuisinant), un tiers des observateurs ressent la même douleur, deux tiers sont
perturbés mais ne ressentent pas la douleur. Ce phénomène touche les zones suivantes : insula, cortex somatosensoriel), cortex cingulaire antérieur. Ce mécanisme semble exister dès la naissance et prédispose à l’empathie et au
raisonnement moral.
Une autre piste d’étude met en jeu les neurones-miroir de l’aire de Broca, et du cortex pariétal inférieur. Ils sont
impliqués dans les processus d’apprentissage où le rôle émotionnel est fort. Ces neurones dont on a la confirmation
de l’existence chez l’homme depuis 2010 envoient un message nerveux correspondant à l’action observée comme si
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on vivait la même chose. Ils déchargent des potentiels d’action pendant qu’un individu exécute un mouvement, mais
aussi lorsqu’il est immobile, voit ou entend une action similaire. Ainsi voir rire ou pleurer active les mêmes circuits que
si on riait ou pleurait soi-même ; les neurones –miroirs nous permettent de reproduire les mouvements des autres,
facilitant nos apprentissages.
Un certain nombre de chercheurs comme le Pr. Ramachandran pensent que le système miroir des émotions permet
de simuler dans notre cerveau l’état émotionnel d’autrui.
Un contexte intense comme un récit de guerre, un stress violent, une succession de malheurs crée une « contagion
émotionnelle » qui nous rapproche de celui qui les a subis. Cela concerne tous les âges.
Limites de l’empathie
S’il est acquis que les animaux au cerveau disposant d’un cortex sont aptes à éprouver de l’empathie pour leurs
semblables, de nombreux exemples nous démontrent que cette attitude est parfois paradoxale, sinon ambiguë. En
effet certaines considérations d’intérêt immédiat (faim, vengeance, prise de pouvoir) annihilent parfois ces bonnes
dispositions. Les humains sont sensibles aux mêmes considérations que les animaux et rationnellement sont capables
du pire, individuellement et plus encore collectivement.
·
Le premier modérateur de l’empathie est celui de la proximité. On s’apitoie bien plus sur le malheur d’un
proche que sur celui d’un homme lointain, que nous ne comprenons pas, dont les principes dont différents.
Les médias en usent et abusent : une victime européenne est plus « vendeuse » qu’un millier d’africains
massacrés ou de quelques centaines de malaisiens noyés.
·
Le second modérateur concerne le statut de l’humain concerné : est-il un ami ou un ennemi ? Dans quel
camp se situe-t-il ? Les enrôlés de force dans l’armée allemande, issus de pays soumis, souvent maltraités,
mal nourris, pas soignés, par les nazis, n’ont pas été considérés comme des victimes. Dans l’impossibilité de
déserter, de se rebeller, ils étaient du mauvais côté ; tant pis pour eux !
·
Le troisième élément facteur de subjectivité tient au fait que l’individu nous touche incomparablement plus
que le collectif. Evoquer 200 000 morts en Syrie demeure une abstraction. L’image de l’enfant de 4 ans
agonisant après avoir été gazé nous bouleverse. Dans les années 75 une action de prévention routière
spectaculaire avait été lancée. Pour réaliser ce que représentaient les 15 000 victimes de la route, on avait
demandé aux 15 000 habitants d’une petite ville de se coucher dans les rues, sous l’œil des caméras. D’un
seul coup le nombre prenait corps et devenait réalité tangible et mesurable.
·
Le quatrième élément concerne le processus, la dramatisation : l’empathie est d’autant plus grande si la
durée est suffisante pour marquer plusieurs fois les esprits. Mais pas trop longtemps pour ne pas lasser.
L’exemple le plus révélateur de cette tendance concerne le sort de cette petite fille prise dans un flot de boue
généré par l’explosion du Pinatubo ; les les caméras ont suivi son agonie pendant plusieurs heures, sans
qu’aucune intervention n’ait été possible. Le monde entier a donc assisté à ce spectacle, plein de compassion
et impuissant : tous les éléments étaient réunis ! Puis on est passé à autre chose.
A l’opposé, on pourrait multiplier les cas où l’empathie n’a pas joué parce que les victimes n’étaient ni proches, ni
innocentes, ni jeunes, ni seules, ni malchanceuses.
La connaissance de l’histoire évite parfois le manichéisme confortable de la bonne conscience.
9-Des livres pour devenir témoins
Le livre comme support
Les lecteurs actuels disposent d’un grand nombre de titres se rapportant aux histoires de guerre et pouvant être lus
aux enfants : récits-témoignages, fictions, bandes-dessinées, albums. Chacun repose sur une approche spécifique lui
permettant de cibler un public.
Le but étant de parler de la guerre dans ses composantes acceptables, celle de la mort apprivoisée de Philippe Arriès
et non celle de la mort sauvage. Même les faits les plus monstrueux par leur dimension et par leur caractère
deviennent audibles lorsqu’ils usent du langage de l’historien ou du mémorialiste. La difficulté pour un lecteur
bénévole est donc de savoir ce qu’il veut transmettre, en fonction de l’âge des auditeurs et de la culture de leur
groupe social. Tel propos ou récit, insupportable en 2014, en Europe, semblera banal à un jeune Libanais ou Syrien.
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Le livre se présente comme médiateur premier d’une réalité vécue par d’autres ; il appelle à considérer le temps passé
autrement, à le savoir plus proche qu’on croyait. Tous les ouvrages de jeunesse passent par la représentation de
destins, de personnages dans leurs actes et dans le regard qu’ils ont porté sur les événements. Ils sont inévitablement
subjectifs, et l’expression de leur regard est en elle-même une mise en image, une dramatisation au sens théâtral.
Choisir un angle
Chaque récit est conçu comme le microcosme d’un ensemble infiniment vaste. Le propre des périodes violentes de
l’histoire, c’est d’imprégner les moments particuliers de la fureur et de la cruauté générales. C’est aussi de brasser le
rationnel et l’irrationnel dans un tourbillon de passions brutales qui se réfugient derrière une certaine idée de
l’efficacité à tout prix.
Pour redonner de l’humanité à ces récits, les auteurs choisissent des personnages narrateurs au destin spécifique,
rarement des êtres dominateurs : les chevaux, les pigeons voyageurs, les fusillés, les infirmières ou les médecins, les
blessés, la famille sans nouvelles, des artistes, etc. Ces personnages attirent une légitime sympathie et nous nous
intéressons à leur destin, comme s’ils faisaient partie de la famille.
Peu d’écrivains ont osé écrire la réalité : la vermine, les odeurs, les entrailles des chevaux et des hommes, les
mouches, les explosions incessantes, les cris des mourants et la terreur des attaques lancées en plein jour. Il fallait un
Louis Ferdinand Céline pour le faire avec justesse. La mise en images par Tardi, pour brillante et intelligente qu’elle
est a ramené « le voyage au bout de la nuit » sur des rivages moins brutaux.
Le « raconteur » du temps de guerre est un metteur en scène qui choisit de présenter un court ou moyen métrage, un
documentaire, un dessin animé, une comédie ou un drame, un « biopic », une thèse historique, etc. Tâche difficile et
risquée. Pour autant, la nécessité de transmettre, celle du devoir de mémoire, conduit à oser s’aventurer sur ce
chemin par nature imparfait.
Conclusion : le miroir d’Alice
Peu ou prou, tout récit destiné aux enfants a une dimension initiatique. Les textes les plus célèbres du 19ème et ceux
précédant la grande guerre, tout particulièrement : Sans famille, le tour de France par deux enfants, la colline inspirée,
le grand Meaulnes, mais aussi le livre de la jungle, Oliver Twist de Dickens ou Alice au pays des merveilles de Lewis
Carol. On y voit une époque renonçant aux aspirations du romantisme pour se jeter dans les bras d’un réalisme ou
d’un « naturalisme » sans illusions. Le mal prouvait l’abandon de Dieu ; il devient l’ordinaire humain que seule la
raison et les aspirations d’une jeunesse peuvent détourner de ce chemin désespérant.
Les nations européennes découvrent d’autres formes de guerre, et non plus seulement des guerres de prince ou
d’états. La piétaille est devenue peuple pensant et bien encombrante au total. Sur ce fond de violences sociales, de
destructions déjà massives, que révèle le journalisme naissant, émergent en contrepoint quelques belles utopies : la
Croix-Rouge, l’éducation pour tous, le positivisme, les courants égalitaires du socialisme, les écoles de formation des
élites, l’école pour tous afin que disparaissent les prisons (V. Hugo), la science pour faire reculer l’irrationnel, le prix
Nobel, le pacifisme, etc.
Dans les capitales on présente dans des « panoramas » de toile les villes célèbres comme Alger, Athènes, Rome, et
surtout les grandes batailles. Dans ce genre s’illustra jusqu’en 1860 notre concitoyen, le fameux colonel J.Charles
Langlois, qui peignit les batailles de Smolensk, de la Moskova, de Solferino, de Sébastopol, comme autant d’images
vivantes du monde. En réalité des tableaux de genre.
Sur cette toile de fond, ce panorama où se succèdent les batailles de Crimée, de Sadowa, de Sedan, des Dardanelles,
du Chemin des dames, des massacres coloniaux, surgissent néanmoins les images magnifiques de Florence
Nightingale, d’Henri Dunant, de Jean Jaurès, de Fourier puis de Prosper Enfantin », de Pasteur, de Hugo, de Marie
Curie et tant d’autres.
Le livre pour enfants qui eut le plus de succès pendant ces 150 années est sans conteste « Alice au pays des
merveilles » et sa suite « Alice au travers du miroir ». Un succès qui tient autant à ses qualités littéraires et à son
imagination, qu’à sa dimension symbolique. Au cœur de ce récit il y a le rêve et le cauchemar, comme une plongée
dans des univers successifs répondant à d’étranges raisons, peuplés d’êtres à la fois familiers et inquiétants. Ce que
ème
les peuples ont vécu au cours du 20 siècle ressemble à cette traversée du miroir pour un passage à un autre état du
monde, où les humains sont confrontés à l’obscurité du monde et à la peur ; un univers où se diluent toutes les
certitudes dans un mouvement incessant où tout le monde court pour demeurer en place. Quelle extraordinaire grille
de lecture du temps contemporain d’Alice, de l’enfance à la vieillesse !
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La guerre a tous les visages du miroir d’Alice : elle plonge l’homme dans l’absurde, le réduit à rien, lui impose des
discours auxquels il doit adhérer, des temps qui sont arbitraires, des pouvoirs temporaires et absolus, et – paradoxe
suprême - une imagerie de circonstance qui se promeut elle-même comme vérité.
Elle fascine l’adulte et l’enfant par sa capacité à tout métamorphoser dans le Kaléidoscope de sa rhétorique. Elle
transforme la mort en sublimation des destins, et les corps en terreau fertile pour les générations futures des temps
meilleurs. Le récit qu’on fait de la guerre, sous quelque aspect qu’on la choisisse, est une nécessité et un piège pour
qui n’a pas conscience du sens qu’il va imprimer au récit. Jamais les faits ne parlent d’eux-mêmes. Elle est un acte de
survivant pour d’autres survivants. Ballotté par les dieux, Ulysse était comme condamné à raconter sa guerre,
indéfiniment, jusqu’à ce que d’autres morts le délivrent de cette fatalité. Ressassé à l’infini, le récit devint mythe
fondateur.
L’aventure d’Alice est-elle un simple passage, une sorte de parenthèse de la vie ? Un espace de temps vite ouvert et
vite refermé ? Celle du poilu survivant aux gaz et au pilonnage de Verdun prend rapidement un air de parenthèse,
quand le quotidien se remet en place, comme si de rien n’était. L’histoire s’écrit étrangement : un texte qui oublie que
la moitié de l’information est dans les parenthèses, ou bien une histoire qui ne comporte que les parenthèses. Deux
histoires pour le prix d’une seule. N’est-elle pas également celle des paroles perdues dans les râles et non recueillies ?
Le devoir de mémoire s’attache à rappeler l’héroïsme autant que la douleur. Et plus encore, la conscience de la
barbarie toujours susceptible de se réveiller chez l’homme, même le plus instruit, le plus civilisé, le plus affable. Il
suffit de bien peu pour que l’aubaine d’une domination ou d’un profit fasse oublier tous les principes.
Bibliographie
Les ouvrages à destination des jeunes choisissent les angles tels que
-
le récit tel qu’aurait pu le faire sur le vif un soldat
le récit d’un témoin acteur
le récit d’un témoin passif (animal, objet, lieu)
e point de vue d’un enfant racontant ses émotions et son quotidien
le vécu des autres peuples (histoires en langue étrangère traduits en français)
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Ouvrages de jeunesse sur la guerre de 14-18 et la guerre 39-45
Auteur
Editeur
Récit romancé tel que pourrait faire un soldat
Hautmont 14-16-l’or et la boue
Il s’appelait le soldat inconnu
La marraine de guerre
Christophe Lambert
Arthur Ténor
Catherine Cuenca
Zappe la guerre
PEF
Rendez-vous au Chemin des Dames
Yves Pinguilly
Verdun 1916, un tirailleur en enfer
Yves Pinguilly
Les soldats qui ne voulaient plus de faire la guerre, Noël 1914
Eric Simard, Nathalie Girard
Bleu, chien soleil des tranchées
Patrick Bousquet
Un enfant acteur principal, qui raconte son quotidien
Le journal d’un enfant pendant la Grande Guerre
Quand ils avaient mon âge, Petrograd, Berlin, Paris 1914-1918
Le fils du héros
Le général des soldats de bois
Soldat Peaceful
La trêve de Noël
Mickaël Morpugo
Mickaël Morpugo, ill. Mickaël
Foreman
Mickaël Morpugo
Nicola Debon
Dorothée Piatek,
Dessins Yann Hanmonic
Elzbieta
Dossiers pédagogiques
War horse
Le brave soldat
L’Horizon bleu
Flon-Flon et Muzette
ère
Thierry Aprile,
Nicolas Thers ill.
Gilles Bonotaux et Hélène Lasserre
François Charles
Iain Lawrence
La 1 guerre racontée aux enfants
Paysans d’une vie, soldats de guerre
Récit par leur aïeul
Comment on raconte la guerre aux enfants
Comment on raconte la guerre aux enfants, imageries de guerre.
Valise pédagogique du centenaire
La guerre de 14 racontée aux enfants
On nous a coupé les ailes
Sur la piste du soldat inconnu
Les guerres mondiales
J’ai vécu la première guerre
Marie France
Marcel Doust, et Christine et J-Louis
Doust
Marc Ferro
Clément Puget
Rôle des images d’Epinal
CRDP Ussel
Philippe Godard
Fred Bernard , Emile Bravo
Sylvie Amoureux
J-Pierre Verney, Frank Segrétain
3 témoins racontent
Ouvrages sur la guerre 39-45
Les hommes du jour J
14-18 Des hommes dans la grande guerre (BD)
Le débarquement (BD)
Des hommes dans la guerre d’Algérie
La déportation (BD)
Les plages du Débarquement
Juin 44, le Débarquement + DVD
Raconte-moi le débarquement
Paroles d’indigènes
Pendant la guerre 14-18
Récit de l’institutrice de Vindelle
Mémoire de guerre (2de guerre) d’un enfant à Rully (S et L)
Léon Antoine Dupré (Fac-similé du manuscrit)
Isabelle Bournier
Isabelle Bournier, Tardi
Is. Bournier, J. Martin
Is. Bournier, J Fernandez
Isabelle Bournier
Is. Bournier, Yves Lecouturier
Is. Bournier
Is. Bournier
Is. Bournier, Marc Pottier
Témoignages
Comment on apprend l’histoire aux enfants
La mort en occident
Page 105 sur 225
Gallimard Jeunesse 2004
Ed. Autrement Jeunesse
20058
Hachette jeunesse,
Histoires de vie, 2003
Gallimard Jeunesse 2007
Gallimard Jeunesse 2005
Scholastic Press, 2008
Les Quatre cents coups, Montréal 2005
Petit à petit, 2002
Petit à petit
Est Eclair janvier 2014
La Martinière jeunesse
Albin Michel
Actes sud Junior
Tout voir
Bayard
Casterman (2014)
Casterman 2010
Casterman
Jeanne Suraud raconte
Carnet de route d’un gosse des
tranchées
Procès Lubanga ; récit d’un ancien enfant soldat devant la CIP
Autres romans (adultes)
L’enfant de Noé de P. E. Schmitt
Allah n’est pas obligé
Nathan, romans de la mémoire, 2002
Gallimard Jeunesse, Folio junior, 2004
Hachette jeunesse, livre de poche
jeunesse,2001
Rue du Monde 2004
Oskar Jeunesse 2007
Les romans de la mémoire 2003
Oskar Jeunesse 2005
Edition Serpenoise 1999
Adrien Kourouma
Ouvrages de références
Marc Ferro
Philipe Arriès
Michel Lafon 2013
NUMÉRO 27
novembre 2011
Ecouter les enfants :
Les confidences problématiques
La question des maltraitances
Il peut arriver que les enfants livrent des confidences sur leur vie, révèlent des choses sur leur entourage, évoquent
des traumatismes, voire des maltraitances subies par eux ou par des proches. Face à ce cas de figure, il faut connaître
le cadre juridique de la responsabilité et de l’action éventuelle à entreprendre.
Le protocole « Prévention de la maltraitance » à disposition des personnels du midi de la ville de Lisieux donne des
indications précieuses.
A titre individuel chaque citoyen est pénalement responsable lorsqu’il n’empêche pas la commission d’un délit ou
de faire connaître à la justice les mauvais traitements ou atteintes sexuelles infligées à un mineur de 15 ans.
Article 223-6 du Code Pénal :
« Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit
contre l’intégrité corporelle de la personne, s’abstient de le faire, est puni de 5 ans d’emprisonnement et de 75000 euros
d’amende. Sera puni des mêmes peines quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance
que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle soit en provoquant un
secours. »
Article 434-3 du Code pénal :
« Le fait pour quiconque, ayant eu connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’atteintes sexuelles infligées à un
mineur de 15 ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une
infirmité, d’une déficience physique ou psychique, ou d’un état de grossesse, de ne pas en informer les autorités judiciaires
ou administratives est puni de trois d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende ».
La Protection de l’enfance (loi du 5 mars 2007) peut être sollicitée pour accompagner les familles et assurer le cas
échéant une prise en charge totale ou partielle des mineurs.
La politique de lutte contre la maltraitance dépend non seulement du traitement précoce des situations à risque,
mais aussi du traitement immédiat des situations les plus graves pour lesquelles la santé et la sécurité des enfants ont
été compromises.
Ces faits peuvent être intervenus lors des temps scolaires, périscolaires et extrascolaires de la part des
professionnels. Ils peuvent être survenus à domicile, à l’extérieur ou chez des tiers.
La maltraitance recouvre les notions suivantes :
- les violences physiques, la non satisfaction des demandes pour les besoins vitaux, les soins brusques ou
inadaptés,
- les violences sexuelles, l’exhibitionnisme, l’exposition à la pornographie,
- les violences psychologiques, le langage irrespectueux et dévalorisant, le chantage, l’abus d’autorité,
- les négligences, manquements à des exigences de prudence ou de sécurité, le délaissement.
Ces maltraitances peuvent se manifester chez l’enfant par des signes physiques (bleus, rougeurs, griffures douleurs…),
mais aussi par des troubles du caractère ou du comportement (inhibition, agitation, énurésie…).
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La procédure à respecter
pour un lecteur bénévole de Lire et faire lire
1) Il s’agit d’une maltraitance d’un professionnel envers un enfant.
o
o
o
o
RECOMMANDATIONS :
Protéger l’enfant et l’isoler de l’agresseur supposé.
Prévenir au besoin le SAMU.
Contacter le responsable administratif (directeur de service « enfance » ou « scolarité », le directeur d’école).
Se tenir à la disposition des représentants légaux.
2) Il s’agit de maltraitances (sexuelles ou physiques) graves subie par un enfant, à domicile, à l’extérieur ou chez
un tiers.
LE PLUS SOUVENT IL S’AGIT DE SUSPICION DE MALTRAITANCES.
Les bénévoles transmettent l’information au responsable administratif (service enseignement de la ville, directeur
d’école), afin qu’il procède rapidement à une enquête sur la base des éléments fiables qu’il possède et demande
l’aide des professionnels de l’action sociale et de la protection de l’enfance. C’est ce même responsable qui lance
la procédure de signalement auprès du procureur de la République lequel fera appel au service compétent pour
diligenter une enquête. Dans les cas extrêmes, toute personne craignant que rien ne soit entrepris, peut (comme
tout citoyen) procéder seul à un signalement auprès du procureur de la République.
Dans tous les cas, le bénévole doit se montrer prudent et permettre aux responsables administratifs de recouper
les informations. Un lecteur bénévole n’a pas vocation à jouer les justiciers ou les sauveteurs. Il œuvre dans un
contexte collectif et doit favoriser l’efficacité et la cohérence de la prise en charge du problème, et, en cas d’urgence
manifeste, la mise en sécurité de l’enfant.
L’écoute
Une séance de lecture est un moment collectif. Un enfant peut avoir besoin de confier quelque chose, un secret. Le
lecteur ne doit pas favoriser le dévoilement de ces secrets en présence des autres enfants. La séance est un temps
éducatif qui doit échapper aux dérives affectives et psychologisantes.
Pour autant si on décèle que l’enfant est dans un malaise profond, dans l’urgence à confier explicitement ou non,
certains faits, on ne saurait ignorer ce malaise. Dans ce cas cela doit se faire hors des autres enfants qui n’ont pas à
les entendre.
En effet on constate souvent un effet « contagion » de la confidence : ce qu’un enfant a vécu comme sortant du
commun, tous les autres enfants présents vont affirmer l’avoir vécu. L’affaire d’Outreau a mis en lumière les erreurs
liées à l’ignorance de ces phénomènes d’imitation.
Pour autant les questions qu’on peut se poser, recouperont peut-être celles d’autres adultes qui ont en charge ces
enfants. Il faut savoir les enregistrer et les traiter avec toute la prudence et la compétence souhaitées.
Les textes
comme outil de l’accès au symbolique
Raconter une histoire, c’est montrer à l’enfant qu’il n’est pas seul à éprouver le chagrin, la colère, le deuil,
l’injustice. Les personnages par leurs aventures et leurs dialogues permettent de mettre des mots sur les affects, de
les mettre à distance puisqu’ils sont tiers. Ce qu’un personnage a pu dire, pourquoi l’enfant réel ne pourrait-il pas le
dire ? Se retrouver dans un personnage, c’est accéder à une autre vie, à un autre statut, valorisé par l’écrit et
l’édition. Le passage de la « victime muette », à l’individu parlant de ses épreuves est déterminant. L’enfant ne réussit
ce passage qu’avec l’aide d’objets transitionnels, la poupée, le doudou, voire certains jouets.
Cependant ces objets sont sans parole ; le livre offre en plus le registre du verbe qui remplit l’espace entre l’enfant
sans mots et l’adulte avec ses capacités de discours, étayées par le recours à des registres types.
Néanmoins ces glissements se font lentement, et rien ne serait plus malsain que de se servir des livres et des albums
pour « traiter » des cas. Les lectures choisies s’adressent à un collectif. Elles n’ont pas vocation à créer des thérapiesmiroirs. Elles donnent aux enfants un éventail d’objets, de références, d’émotions même, qui construisent un corpus
de symboles qui dédramatisent les peurs en les sortant de l’ombre. L’enfant puise dans cette panoplie toutes les
figures dont il a besoin. La panoplie deviendra ensuite une boîte à outils qu’il utilisera progressivement, au hasard des
besoins.
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Hors bulletin
Décembre 2014
L’enfant et l’auteur
De la consommation à la connaissance
Tout « consommateur » d’une création artistique vit ce contact comme une rencontre entre lui et le « produit » mis à
sa disposition. On l’a constaté fort longtemps à propos du cinéma. On allait voir un western, un film sentimental, un
péplum, qu’on identifiait par son acteur principal : un Jean Marais, un Charlot, un Belmondo, un Gary Cooper, un
Bourvil. Le chemin fut long qui mena le spectateur à dire qu’il allait voir un film de John Ford, de Jean Cocteau, de
Charlie Chaplin, de Visconti, de René Clair. La médiatisation des festivals, des premières parisiennes, les polémiques
de la Nouvelle vague rendirent visibles les réalisateurs. Il en fut de même plus tard pour les metteurs en scène de
théâtre ou d’opéra.
En ce qui concerne la littérature, les choses furent un peu différentes. Si on ignorait ordinairement comment se
nommait l’auteur des feuilletons ou des romans sentimentaux (on ne connaissait que les collections), on connaissait
en revanche le nom des auteurs d’ouvrages qualifiés de littéraires, d’autant plus que ces ouvrages étaient appelés à
être gardés. Qui plus est, les titres pouvant se ressembler, le nom de l’auteur permettait de faire les distinguer. La
mémoire a besoin d’au moins deux données convergentes pour fixer un souvenir : un visage, une couverture de livre,
pour la mémorisation visuelle ; un contenu de langage pour la mémoire auditive.
En d’autres termes, il faut savoir passer du livre à l’œuvre. Un livre offre un service au lecteur qui en est avant tout un
consommateur. L’œuvre de fiction répond à une demande de « divertissement », qui prend des formes variées, allant
de l’aventure à la romance, du dépaysement à la fantaisie. Lorsque l’éditeur offre des titres nouveaux du même
auteur, il le signale et le lecteur devient fidèle à une série qui lui offrira des éléments de similitude confortables. Les
plus grands auteurs ont bénéficié de cet effet qui a fait connaître leur nom, comme une garantie de qualité ou
d’intérêt.
S’agissant de la production de livres de jeunesse on constate que les enfants font un cheminement semblable : ils
aiment les histoires de fées, de loups, de dragons, de princes et de princesses, d’aventures d’adolescents ou
d’animaux et les identifient comme telles. Le graphisme de l’ouvrage confirme leur identification. Les titres faisant
partie de séries les aident à retenir progressivement le nom de l’auteur. On passe de la consommation d’un produit
qui offre un moment divertissant, à une autre phase qui est celle de la construction des repères qui préludent à
l’entrée ultérieure dans la connaissance.
L’auteur et le facteur, l’acteur et le fauteur :
présence et absence de « l’auteur
Rien n’est plus complexe pour les peuples que leur vocabulaire concernant la « génération » au sens large, c’est à dire
tout ce qui va de l’initiative à la conception, de la conception à la réalisation (fabrication). En témoigne la grande
abondance de mots et de racines impliquées, et parfois imbriquées, pour traduire les mille aspects du lien de
causalité.
Le passage des sociétés rurales aux sociétés urbaines a déconnecté les jeunes générations de la simple connaissance
des réalités. On le constate tous les jours au hasard des bourdes quotidiennes des gens de médias, des journalistes,
des acteurs, des chanteurs, des présentateurs TV, erreurs d’autant plus affligeantes qu’ils ont presque tous fait des
études. Ces braves gens ignorent parfois que pour avoir du lait il faut qu’une vache ait un veau, qu’il faut de l’huile
pour faire une mayonnaise, que la plupart des forêts résulte d’une plantation humaine, pensent que les pistaches
poussent sous terre et les cacahuètes sur des arbres, n’ont parfois jamais imaginé qu’une viande dans leur assiette
suppose qu’on ait abattu un animal…. La moindre émission de jeu testant des connaissances laisse pantois devant les
abîmes d’ignorance de gens ayant pourtant suivi un cursus universitaire. Cela n’épargne aucun domaine, y compris les
fondamentaux de la langue française.
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A force de ne connaître les produits que par les rayons du supermarché, on a oublié qu’ils ont été créés et font partie
de la logique du vivant, ou que ce sont des humains qui ont réalisé les objets manufacturés. Tous ces objets de la
consommation ne sont plus que des concrétisations du désir, qu’une réalisation instantanée de la pensée magique.
L’argent m’offre dans l’immédiat tout ce qui se produit dans le monde. On ne dit déjà plus ce que l’on produit.
Jusqu’aux années 1970, l’enfant était témoin de la production des biens, voyait des hommes réaliser les objets du
quotidien. Lorsqu’il découvre ce qui précède sa consommation, l’enfant de 2014 ne voit plus que des personnes
gérant des stocks. La production est une virtualité précédant la commercialisation. Quand on achète un vêtement on
n’imagine même plus l’ouvrière ou l’enfant qui l’a confectionné. Tout se passe comme si notre approvisionnement
était assuré ex nihilo par un Père Noël quotidien. A cet égard, il faut rapprocher cette observation des choix d’études
sollicités par nos bacheliers. Interrogés au lycée, près de la moitié d’entre eux souhaite travailler dans la
communication ou faire du commerce (international, si possible…), en confiant leur formation à l’une des multiples
écoles de commerce privées dont le succès est surtout celui de leurs propriétaires. Moins de 20% envisagent des
carrières dans la production de biens (écoles d’ingénieurs, DUT, BTS technologiques, BTP compris). En d’autres termes
le réel ne se manifeste plus que par les outils de la consommation.
La consommation d’objets culturels (les productions de l’esprit), n’échappe pas à ce contexte. On l’a vu au cours des
années passées à propos de la limitation du téléchargement numérique (chansons ou films) qui a entraîné une
véritable levée de boucliers des 14-30 ans favorables au soutien des créateurs et absolument hostiles au paiement de
la consommation des oeuvres. Leur sympathie envers les créateurs dont ils considèrent qu’ils font partie de « leur
tribu », ne va pas jusqu’à les soutenir financièrement. Paradoxalement, cette situation qui a affaibli les maisons de
disques et fait chuter la production musicale a entraîné un report vers le spectacle vivant. L’argent qu’on ne dépense
pas dans les enregistrements est mis dans les concerts réunissant maintenant des publics considérables. L’adhésion à
l’œuvre a cédé la place à la célébration communautaire, voire à l’affichage identitaire. On ne célèbre plus un auteur
pour son œuvre, on affiche sa dévotion. Ce n’est pas absolument nouveau.
Néanmoins, ces nouveaux comportements de consommation ont apporté de l’eau à tous ceux qui récusent la notion
de droits d’auteurs. Les pays anglo-saxons ne cessent de lancer des attaques juridiques au sein de l’OMC pour faire
disparaître ce qui est à leurs yeux une pesanteur commerciale. Avant l’initiative de Beaumarchais, un auteur ou un
compositeur touchait une somme de son éditeur pour la livraison d’une œuvre. L’éditeur devenait ensuite
propriétaire de l’œuvre ; il obtenait un « privilège » royal qui lui permettait d’exploiter l’œuvre en question pour une
durée définie et renouvelable. L’auteur qui avait été rétribué n’avait plus aucun droit sur son œuvre. L’un des plus
cyniques requins de l’histoire est sans doute J-B Lully, dépossédant sans vergogne Molière de ses droits sur ses pièces
de théâtre. Il en va encore ainsi aujourd’hui pour les scénaristes américains par exemple. De leur côté, les acteurs ne
peuvent profiter du succès d’un film que s’ils ont dès le départ négocié durement le contrat qui leur assurera ces
royalties.
Le conflit opposant Google-books aux auteurs et éditeurs européens est un autre aspect de cette différence de
conception. Le plus inquiétant est qu’une bonne partie des jeunes gens se rallie aux positions anglo-saxonnes qui leur
offre un service immédiat et presque gratuit. Malheureusement cette attitude porte en elle la fin des auteurs.
Opposition entre l’immédiat et le durable.
Un acte éducatif majeur
Dans un article destiné aux personnels enseignants de l’académie de Versailles Max Butlen (maître de conférences)
explique l’importance de la notion d’auteur dans la perspective éducative: « La notion d’auteur renvoie à une réalité
assez opaque pour bon nombre d’enfants. Elle apparaît comme un présupposé de l’enseignement de la littérature et
de la culture humaniste, mais l’auteur reste le plus souvent un personnage mystérieux, inconnu…. Si un écrivain est
toujours un auteur, un auteur n’est pas nécessairement un écrivain ; il peut être dessinateur, graphiste, ou simple
rédacteur d’une note, d’un rapport… ». Plus encore, à ses yeux, «La découverte, la maîtrise de cette notion d’auteur
au sens littéraire et artistique donne ainsi une des clefs de l’entrée dans la culture artistique et un élément central de
l’appropriation de la culture de l’écrit ».
Avant même que l’enfant soit confronté à la construction consciente d’une culture, dès ses premières années, il passe
par une étape essentielle qui associe sa découverte de la causalité matérielle à l’identification des acteurs dans les
rapports sociaux. Il lui faut apprendre naturellement que les choses comme les œuvres (de parole ou non) ne
naissent pas de rien. Pour lui, en un premier temps, la lecture orale est un simple objet sonore dont le seul émetteur
est le locuteur. C’est vers quatre ans qu’un enfant peut réaliser qu’une parole est rapportée, et que son auteur n’est
pas celui qui la prononce. La « procuration » est une convention difficilement accessible.
Malgré les apparences, il apprend lentement ce qui distingue la parole de l’action. Voir un locuteur en action, c’est
observer des actes physiques. Un énoncé fait visualiser quelque chose qui trouve son existence et sa réalité grâce à
deux types de verbes qui s’opposent (et se complètent): les verbes d’état et les verbes d’action. La parole oriente vers
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l’un ou vers l’autre dans la représentation qu’on se fait du monde. Elle fait apparaître dans la tête de l’auditeur une
sorte de réalité virtuelle. Ce que le livre dit « est ». Les mots sont la clé magique qui fait apparaître les choses.
L’enfant est donc confronté au questionnement sur le statut des mots ; sont-ils une clé qui fait voir, ou sont-ils les
objets eux-mêmes dans le coffre au trésor ? Règle du jeu ou jeu ?
Autant il est aisé de réaliser qu’un mouvement physique provoque un déplacement, qu’un sourire entraîne un signe
de satisfaction, autant à l’opposé ce qui est lié au langage se révèle variable et inconstant. Les paroles sont autant
dans l’univers des causes que dans celui des effets. Identiques chez plusieurs locuteurs elles se révèlent néanmoins
différentes et chargées d’affects qui peuvent même être opposés.
Piaget a largement décrit les phases d’acquisition de la causalité chez l’enfant, qui cesse de regarder les phénomènes
comme impersonnels pour les rattacher à des facteurs visibles de causalité qui parlent directement à sa perception. La
chose est nécessairement plus complexe lorsque l’effet et la cause sont étrangers à son action et semblent relever
d’un tiers impersonnel. La période préopératoire entre 2 et 7 ans présente donc des phases multiples qui vont de la
causalité magico-phénoméniste à la causalité objective. La construction de la causalité passe par la construction de la
notion de sujet (ou de personne).
On ne saurait trop conseiller la lecture de « La représentation du monde chez l’enfant » du même Piaget. On y
découvre à quel point se révèlent complexes les cheminements qui donnent réalité aux mots, tant les univers des
objets (ce qui n’est pas soi), et ceux des productions verbales représentent des entités et des approches paradoxales
sinon contradictoires.
L’enfant regarde le monde comme autant de vérités : ce qui existe est. Les mots qui désignent ces réalités sont donc
des certitudes, des formes de vérités. Le langage a deux fonctions nettement distinctes : dire les réalités (vérité), ou
être un élément de jeu (le faire semblant).
Le concept de vérité, si complexe pour un adulte, se révèle à lui par les contextes qui s’imposent à lui en tant
qu’acteur, il résulte de :
1. la distinction entre faire et faire semblant (acquise avant 2 ans)
2. la distinction entre dire la vérité et mentir, qui suppose d’accepter la notion de norme, qui n’a rien
d’amusant.
3. la découverte de l’erreur ; l’erreur entre dans une catégorie nouvelle puisqu’elle n’est pas un acte volontaire
et que, contrairement aux deux cas précédents, elle ne se perçoit pas au présent.
Aux yeux de l’enfant, l’auteur est un être ambigu balançant entre le virtuel et le réel : ce qu’il dit porte une réalité,
donc une existence ; néanmoins sa parole peut aussi relever du jeu, donc être mensongère. Le livre réalisé est un fait,
une réalité matérielle ; le livre en tant qu’acte créatif est un avatar de quelque chose qui aurait pu prendre vingt
aspects différents. Un auteur de livre pour enfant est donc à la fois une grande personne précédé par la réalité de sa
production écrite, et un enfant qui ne cesse de proposer des « mensonges », ou plutôt des objets potentiels. L’une des
caractéristiques du jeu est d’ailleurs jouer des possibles mis en lumière.
S’intéresser à un auteur, qu’on ne voit pas en chair et en os, suppose donc d’avoir acquis une certaine maturité pour
ce qui est abstraction. La temporalité joue un rôle non négligeable dans cette acquisition. Accueillir une fiction est un
acte fondamentalement lié au présent. L’auditeur et plus tard le lecteur vit ces moments comme un échange, et un
appel à se transposer dans un autre temps et lieu. Il ne peut se placer que dans cette immédiateté qui est celle de la
perception. Les verbes emploient les temps de l’infectum.
La source de cette parole est nécessairement éloignée, voire fictive. En revanche découvrir que ce récit a fait l’objet
d’une conception, d’un travail, de modifications par une personne, conduit à entraîne se représenter la chronologie de
cette entreprise. Savoir qu’une action a été « faite » implique qu’on y perçoit un sujet-auteur et que la chose achevée
s’exprime par des verbes employant non les formes de l’infectum mais du perfectum.
Restituer la personne derrière l’auteur. Pour un enfant il y a deux sortes « d’auteurs ». Ceux dont on associe le travail
et l’objet réalisé (le gâteau que Maman a confectionné), et ceux dont on ne connaît que les objets consommés et
achetés. Un gâteau isolé de tout contexte n’est qu’un objet destiné à être consommé. Un simple nom dépourvu
d’image représentant un corps et un visage ne développe avant cinq ans pratiquement aucune forme de connaissance
et de reconnaissance. Ainsi ramené à une abstraction, on sait que l’auteur a tenu son rôle, comme le pommier, en
donnant des pommes. Néanmoins, il faut un cheminement éducatif pour que le pommier ne soit pas qu’un tronc
anonyme pourvoyeur de fruits. Au fil des rencontres, on découvrira que, malgré quelques différences
circonstancielles, toutes les pommes de cet arbre ont chaque année quelque chose en commun.
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Il n’y a pas de pommes sans pommier, c’est ce que nous faisons percevoir aux enfants, non pas au nom de la morale,
mais pour leur permettre de s’installer dans la vérité du réel et de l’indispensable lien de dépendance entre humains.
Ce qui fait l’auteur
Toute réalisation, même répétée, est à un moment une production de l’esprit : le livre, la chorégraphie, la chanson,
l’édifice, la fraise dans l’assiette, le meuble, le centimètre de dentelle, la reliure du livre, etc. Lorsqu’on oublie cette
vérité d’évidence, c’est qu’on ne prend en compte que soi, et que son seul souci est le degré d’usage et de satisfaction
qu’on a vis à vis d’un objet.
L’auteur n’existe que par le public qu’il a rencontré, fût-il confidentiel. Un écrivain qui n’écrit que pour lui-même n’a
de public que lui-même. Le fait de voir son œuvre à l’épreuve d’un public lui confère une sorte de dignité, une
« auctoritas », qui fait qu’on l’écoute, qu’on lui attribue une importance particulière, que sa parole entre dans le
champ de la critique. L’auteur existe désormais à côté de son œuvre, non pas inclus à l’intérieur. L’œuvre révèle
l’opérateur. De ce fait il porte en quelque sorte une responsabilité concernant le propos tenu.
Néanmoins il n’y a auctoritas que si le propos (l’œuvre) possède des caractères d’originalité et traduit un chemin
spécifique. La simple reproduction d’une création exclut qu’on lui accorde les droits relevant de l’œuvre originale.
Faute de trouver dans la loi, une définition de l’originalité, retenant qu’elle est « l’empreinte de la personnalité de
l’auteur, diverses jurisprudences ont précisé ce qu’on pouvait mettre sous ce concept. Dans son article « Qu’est-ce
que l’originalité ? » (Grande Bibliothèque du droit, le droit partagé), Emmanuel Pierrat, avocat au barreau de Paris, en
délimite les contours :
« C’est une intervention de la subjectivité dans le traitement d’un thème….. L’originalité n’est ni l’inventivité, ni la
nouveauté. Une oeuvre peut être originale sans être nouvelle ; elle bénéficiera de la protection du droit d’auteur,
même si elle reprend à sa manière, un thème cent fois exploré. De même une œuvre peut être aussi originale tout en
devant contribution à une autre œuvre. Il en est ainsi des traductions, adaptations, etc. A la différence de la
nouveauté, notion objective qui s’apprécie chronologiquement- est nouvelle l’oeuvre créée la première-, l’originalité est
donc une notion purement subjective. Dès l’instant qu’une œuvre porte l’empreinte de la personnalité de son auteur,
qu’elle fait appel à des choix personnels, elle est protégée par le droit d’auteur … Pour bénéficier du droit d’auteur,
l’œuvre doit être une « création de forme originale ». Cela signifie que sont exclues les simples idées et que seule la
matérialisation d’un projet est protégeable. Enfin rappelons que la création est la seule « étape» nécessaire au
processus de protection ». La propriété intellectuelle est définie par un code spécifique.
Ecrivain, auteur : éclairages étymologiques.
Les langues européennes n’utilisent que peu de racines pour désigner un écrivain ou un auteur :
1-Celles qui concernent l’acte d’écrire
Le fait d’écrire est perçu comme essentiellement matériel. En incisant de l’argile, du bois, ou de la pierre, on permet à
la parole de se figer et de durer. La coloration accompagnée d’un grattement sur du papyrus ou du parchemin n’est
qu’une variante de la première méthode. Tous les peuples n’ont retenu que le geste matériel, omettant l’acte de
pensée. L’écriture ayant été longtemps un savoir réservé à une minorité, c’est bien le geste matériel qui a été pris en
compte dans la perception collective. Quatre racines sont omniprésentes en Europe
1-racine *SKER /skor indo-eur gratter inciser
-skariphos
-scribere (scriptum, describere, scribe)
-score
2-racine indo eur. *GERBH couper entailler
-graphein qu’on retrouve dans greffe, graffiti, paragraphe, épigraphe
gramme, grammaire
-hiéro-glyphe
3-racine germ *WREITAN
schreiben, write
4-racine slave *PISAC, écrire
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2-Celle qui renvoie au statut valorisé d’émetteur de discours par rapport à sa communauté, en l’occurrence la racine
latine du mot « auctor » qu’on retrouve très largement utilisée. Néanmoins celle-ci pose de nombreuses questions.
Dès l’époque romaine, les grammairiens ont rattaché ce nom au verbe augere (accroître). Auctor étant le nom d’agent
de ce verbe, l’auctor était celui qui amplifie des faits ou une pensée et leur donne une importance particulière.
L’usage du mot dans le registre religieux impliquant que l’auctor valorise les pensées des anciens. Le grand linguiste
Emile Benveniste s’est interrogé sur ce qui semblait une évidence, jugeant peu convaincant le rapprochement entre la
notion politique et religieuse d’auctor (et d’auctoritas) et l’idée de croissance ou de développement propre au verbe
augere. Si le développement à partir d’une racine indo-européenne *Aug semble acquis, peut-être faut-il s’interroger
sur le sens initial des mots qui en découlent. Cette racine désigne en indo-iranien la force, force divine et force de la
nature. Peut-être faut-il lui apparenter le mot grec désignant les rayons du soleil à l’aube ou le soir.
Logiquement on lui rattache l’adjectif augustus et le nom augur. L’augure était le prêtre chargé de lire les signes
favorables dans le vol des oiseaux (auspicium, composé de aves, les oiseaux et de spicio je regarde) et rend auguste la
prédiction. Il se distingue de l’haruspice (de l’étrusque *haru, entrailles et du verbe spicio je regarde) qui lit les
présages négatifs dans les entrailles. On est partagé sur l’origine du mot augur : si l’origine n’est pas indo-européenne
et renvoie à des fonctions divinatoires le mot pourrait être issu de langues italiques non indo-européennes comme
l’étrusque (comme le suggère sa forme en –ur), ou l’ombrien *uhtur duquel on l’a rapproché.
On peut s’étonner de ce passage d’un registre sacré à un sens qui renvoie à des réalités concrètes et mesurables. En
soi cela n’a rien d’étonnant ; les exemples de glissement du sacré vers le profane abondent. Le mot « augur » est
passé dans l’ancien français à la forme *aoür ou *eür pour donner heur (malheur, bonheur, avoir l’heur de…). Le mot
« charme » est issu de carmen, prophétie ou incantation en vers. Dans un registre très prosaïque, le mot « lavabo »
est directement issu d’un cantique de la liturgie de la messe (« je me laverai… »),
Quoiqu’il en soit, les siècles ont construit une arborescence autour d’une idée qu’on a fini par rattacher à la racine
signifiant augmenter. Si on admet cette hypothèse, elle a donc produit cinq champs sémantiques prolifiques
1-augeo, augmentum : augmenter
2-auctor, auctoritas : auteur, autorité
3-augur et augurium : augure, heur
4-augustus : auguste
5-auxilium, auxiliaris : auxiliaire
Etonnamment tous ces mots sont tous issus d’une restitution savante. Hormis la forme « heur », aucun n’est issu
d’une évolution populaire. De plus, cette forme s’est trouvée concurrencée par « heure » issu de « hora » (« A la
bonne heure ! », ou « lurette » depuis une belle).
L’auctor serait donc celui qui, par sa parole ou ses actes, fait surgir un plus, qui donne existence à. Il a pouvoir de
changer ou de produire de l’existence, de créer des réalités dont il se porte garant par la force de sa parole qui lui
confère une légitimité. Son œuvre « l’augmente » aux yeux des autres. C’est la même image que nous utilisons
lorsque nous disons de quelqu’un : « Il a pris une autre dimension ».
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Hors bulletin
Décembre 2014
Autorité et légitimité
On a beaucoup écrit sur l’autorité du maître dans sa classe, pour en souligner les difficultés et pour définir ce qui peut
en constituer les fondements. C’estune question qui vaut également pour toutes les personnes autres (animateurs,
personnels communaux, intervenants en tous genres) qui lui donnent des instructions. Ce qui vaut pour les premiers
vaut aussi pour seconds. Par conséquent, on ne peut faire l’impasse d’une réflexion sur les incidences de ces nouvelles
organisations quant à la perception de l’autorité par l’enfant.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser l’enfant a très tôt une perception structurée de l’autorité. Il mesure
rapidement la hiérarchie qui s’établit entre les donneurs d’ordre. Cette hiérarchie est une forme symbolisée des
rapports de force. Il sait également que dans chaque territoire on trouve des degrés dans le pouvoir délégué à ses
détenteurs.
Les représentations de l’autorité
(cf. article de Bruno Robbes INRP)
Après l’impact de 1968, un certain nombre de chercheurs ont mené des travaux dans les années 70 pour tenter de
donner une image de la représentation de l’autorité chez les jeunes. Il apparaissait à l’époque que les personnes
incarnant l’autorité étaient dans l’ordre : le policier, le patron, l’enseignant, le père, S’agissant de personnes
publiques, le maire venait en premier, puis le président, le député, le ministre. Au delà de l’effet de proximité ou
d’éloignement, on constate que les enfants hiérarchisent les pouvoirs : le policier peut verbaliser quiconque, le
directeur d’école peut décider une exclusion, etc.
Cette étude date et les comportements ont changé. Les enfants ont une déférence moins automatique vis à vis de
ceux qui les dirigent. Toutefois, ils savent qu’une hiérarchie entre ces personnes peut être utilisée à leur profit. C’est le
« Qui tu es toi pour me donner des ordres ? » qu’entendent des animateurs de loisirs, des bénévoles, des beaux
parents dans des familles recomposées, des enseignants face à des enfants dans la toute puissance, par exemple.
Il n’est pas question d’entamer ici un débat sur les stratégies des enseignants pour fonder et affirmer leur autorité.
Dans le contexte créé par les nouveaux dispositifs et la multiplication des interlocuteurs, il importe que tous les
nouveaux responsables institutionnels qui en ont la charge se posent les bonnes questions et adoptent des
organisations permettant un fonctionnement éducatif et non pas seulement organisationnel.
Hiérarchie et légitimité
L’autorité n’est pas seulement une démarche individuelle. Elle est un des éléments-repères qui font qu’un individu
accepte les règles d’une organisation sociale. L’autorité exercée dans un cadre strictement duel est limitée à quelques
rares moments chaque jour. En réalité chaque personne investie d’une situation d’autorité, donc de responsabilité est
un maillon d’une chaîne faite de hiérarchie et d’individualisme. Quelle que soit sa fonction chaque maillon en réfère à
une autorité statutairement plus importante.
Les enfants ont conscience de cette hiérarchie dès la fin de l’école maternelle. L’école leur offre en effet un exemple
concret de l’importance de chacun, voire de sa « valeur ». En haut de la pyramide il sait qu’il y a un directeur ou une
directrice, qu’il ne fréquente que si cette personne enseigne également. Son institutrice est à ses yeux l’incarnation
d’une autorité. D’ailleurs, c’est elle qui envoie des mots aux parents, ou demande qu’on achète une fourniture
précise, un livre, etc. A un niveau inférieur se trouve l’institutrice remplaçante ou stagiaire, à qui on ne doit une
obéissance plus calculée. A l’échelon inférieur se trouve l’ATSEM, payée par la commune, qui s’occupe des tâches
matérielles qui lui sont attribuées par l’institutrice. Même lorsqu’elle est bien intégrée, elle est dans les tâches
d’exécution. A l’échelon inférieur, se trouvent les « dames de la cantine » ou de la cour, auxquelles on n’est pas tenu
d’obéir, car elles ne peuvent pas punir.
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Désormais il y a d’autres acteurs éducatifs qui ressemblent à ceux qu’on pu fréquenter dans les centres de loisirs
(CLSH). Ils dépendent souvent d’une autre autorité ; ils ont un chef qui est un coordinateur associatif, sans lien
institutionnel avec l’école. Ils peuvent travailler simultanément et en parallèle avec des personnels territoriaux
chargés de veiller à la bonne organisation matérielle.
La complexité du dispositif, le caractère « annexe » de ce qui est proposé conduit les enfants à douter de la hiérarchie
de l’ensemble. Sentiment d’insécurité pour certains, brèche dans laquelle s’engouffrer pour d’autres. Dans un système
où l’autorité perçue comme la plus légitime est celle de l’école et de sa directrice (ou directeur), l’enfant peut
s’interroger sur ses droits et devoirs. Lui dire que l’adulte a toujours raison et qu’il faut lui obéir en toute confiance est
utopique. Nombre des intervenants qu’il rencontre ont l’âge des grands frères ou sœurs.
Dans bon nombre de cas les personnels enseignants ont eu le sentiment d’être mis sur la touche, d’être dépossédés
de leur rôle. Il en résulte que la chaîne hiérarchique n’est plus lisible et que l’enfant trouve vite comment profiter de
la situation. L’enseignant est à ses yeux maître d’un espace institutionnel défini. L’enfant le reconnaît comme investi
officiellement dans une mission qui bénéficie d’une approbation collective établie sur la durée. Il reconnaît donc tout
à la fois sa position et son savoir. De plus, sa fonction l’autorise à exercer des sanctions à son encontre. Le droit à fixer
des limites, au besoin contraignantes est l’un des aspects fondamentaux de la légitimité.
L’enfant intègre facilement la notion de hiérarchie lorsqu’elle est explicite et compréhensible. Cela implique un espace
géographique, une organisation temporelle, des codes de disciplines qui ne soient pas en conflit avec ceux de la
famille. Lorsque la famille et l’environnement social adhèrent unanimement à l’institution mise en place l’enfant ne
pose pas la question « Qu’et-ce qui te donne le droit de… ? ». La poser est une manière de participer à la contestation
qu’il voit mettre ordinairement en œuvre autour de lui.
Un nouveau périmètre éducatif,
une autre légitimité à acquérir.
En multipliant les acteurs adultes, avec des statuts très différents, des compétences très inégales, des emplois du
temps très variables, des contenus éloignés de ce qu’on considère spontanément comme scolaires, on s’expose à voir
apparaître un grand nombre de difficultés. Si on ne peut qu’adhérer à l’ambition, la réalité est plus fragile.
Les nouveaux temps de l’enfant (NTE) ont pour ambition de faire profiter le plus grand nombre d’une offre élargie
d’activités, et sur des temps qui complètent la journée scolaire. Pour atteindre ce but il faut recourir à un nombre
considérable d’intervenants embauchés pour un petit nombre d’heures situées à des moments peu pratiques si ceuxci veulent avoir une autre activité. Le caractère précaire et mal rémunéré de ces emplois contraint à embaucher des
personnes inégalement motivées et stables. C’est encore plus vrai quand on s’éloigne des villes.
Même en ayant un bon contact avec les enfants, ces personnes sont souvent mises en difficulté dans la pratique de
leur activité : groupes à l’effectif aléatoire, manque d’espaces dédiés à l’activité, familles auxquelles on demande une
participation financière pour une activité facultative et dont l’enfant quitte l’école avant ses camarades, manque de
communication au sein de l’équipe d’animation, absence de contacts avec les enseignants, etc. On leur demande une
expérience qu’ils ne peuvent avoir d’autant qu’aucune formation n’est généralement prévue.
Contrairement à ce qu’on pense, le travail d’animation demande des adultes solides et structurés. Longtemps, face à
des jeunes gens sans projet, peu motivés et indolents, les conseillers d’orientation leur conseillaient les métiers de
l’animation. La réalité est toute autre : moins le contenu d’une activité est normé et programmé, plus le responsable
doit se montrer structuré et capable de construire des séquences en peu de temps, de veiller sur son groupe et de
gérer les aspects matériels.
Pour acquérir l’indispensable légitimité qui leur apportera l’autorité, il faut leur donc donner l’occasion d’acquérir des
bases : connaissance de l’enfant, bases sur le langage, sur la gestion des groupes, sur les conceptions de l’autorité.
Aucun responsable de site ne devrait considérer ce minimum comme superflu. Le possèdent-ils eux-mêmes ? En l’état
actuel l’autorité est une simple tutelle d’employeur répondant à une commande.
Ce qui installe l’autorité
Un milieu éducatif est toujours spécifique. Il n’est pas une réunion amicale ou fortuite de demandeurs de savoirs,
pilotée par des « sachant plus ». Il rassemble des personnes ayant des statuts contrastés, donc des responsabilités
différentes, les uns vis-à -vis autres, et vis-à vis de tiers impliqués dans cette organisation. Cela n’a donc rien à voir
avec une situation d’apprentissage au sein d’une famille, d’un club d’adultes, ou d’un groupe d’amis.
Un milieu éducatif institutionnel répond à des critères :
· Une mission assignée par les autorités et les responsables locaux
· Des enjeux définis par une tutelle
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Des objectifs clairement affichés et énoncés aux usagers
Des contenus éducatifs et pédagogiques clairement énoncés et cohérents
Des personnels répondant à des normes de qualification et évalués
Une communication avec les familles
Des règles de fonctionnement conformes à la loi et acceptées de tous
Des règles à respecter, la possibilité de sanctions
La définition d’un projet impliquant la totalité de la communauté concernée.
La définition des modalités d’échange entre les parents et les responsables éducatifs
L’organisation des nouveaux temps de l’enfant (NTE) s’appuie géographiquement sur les écoles et leurs locaux, et sur
le tissu associatif pour la prise en charge des heures d’animation ou de découverte. L’école a pour tutelle le ministère
de l’éducation relayé par les rectorats et les directions départementales de l’éducation. Les autres acteurs dépendent
des collectivités territoriales employeurs directs ou par délégation de service. En l’état actuel, rien n’oblige les
personnels enseignants à collaborer avec les acteurs territoriaux et réciproquement. L’intérêt des enfants fait que la
réalité est plus optimiste et que les bonnes volontés compensent les velléités d’indépendance.
L’autorité de l’âge
L’adulte, par sa capacité à faire ce que l’enfant ne peut faire, de par son âge et son expérience possède une autorité
qu’on peut qualifier de spontanée. L’éducation au sein des familles va dans le même sens. Néanmoins la réalité est
plus nuancée. L’enfant sait être critique quand l’adulte présente des faiblesses ou des défaillances. Plus la crédibilité
de l’adulte est affaiblie, moins l’enfant accepte l’autorité implicite des plus âgés.
Il attend de l’adulte non une domination (potestas), mais une autorité (auctoritas) générationnelle que justifient les
actes, les compétences et les comportements. Les jeunes enseignants confrontés à des classes d’élèves à peine plus
jeunes qu’eux découvrent tous les jours quelle forme d’autorité ils doivent mettre en place. Sans être un « primus
inter pares », il doit incarner l’appui, la ressource, que le jeune attend pour avancer dans ses apprentissages. Il doit
aussi incarner le calme, la maîtrise de soi et volontiers l’humour.
L’âge n’est jamais une validation, encore moins une protection. L’adulte est celui qui possède l’usage de la boussole et
l’expérience de la carte pour que le voyage ne laisse personne sur le bord du chemin. Il n’est pas omniscient, il ne fait
pas de miracles, il n’est pas un copain, il ne passe pas son temps à négocier. S’il y a négociation, c’est pour des
objectifs partagés et importants.
L’âge peut également aider à faire accepter l’existence de règles durables, moins contingentes. Une personne plus
âgée est également perçue comme ayant (potentiellement) autorité sur d’autres plus jeunes, moins gradées. L’enfant
établit un lien fort entre l’autorité et la hiérarchie. Cette dernière lui semble évidente ; il l’accepte comme il a pu
l’observer à l’œuvre dans le règne animal. La hiérarchie dans un groupe suppose des règles acceptées ; néanmoins elle
n’entrent en vigueur que si un leader les installe. Même en dehors des adultes les enfants s’organisent de la sorte. Nul
doute que si les règles sont imposées par un membre extérieur leur acceptation en est facilitée.
L’autorité passe donc par l’action d’un individu reconnu comme ayant « quelque chose en plus », et suffisamment à
distance pour être impartial.
Enfant-roi, enfant sans loi
Quelle que soit la proximité qu’on établit dans les rapports pédagogiques il faut garder à l’esprit qu’une situation
éducative implique qu’elle soit « administrée » par un adulte. L’enfant-roi est volontiers un enfant sans loi. Il n’est pas
un mini-adulte mais un être immature qui a besoin de vivre des situations où il découvre la place de chacun dans sa
diversité de statut et de légitimité. Il est amené à comprendre des logiques collectives qui ne sont pas celles de son
désir. Apprendre à différer la satisfaction de ses désirs fait éminemment partie de l’indispensable éducation à la
frustration.
Se placer dans un apprentissage du temps moyen ou long amène l’enfant à faire des projets, voire à se projeter dans
l’avenir, à donner une direction à la flèche qu’on envoie. Il constate qu’il n’est pas seul à éprouver les mêmes
sentiments et que les projets de ses camarades peuvent être concurrentiels avec les siens. L’existence d’une
hiérarchie qui fixe en toute indépendance le calendrier de l’action est un élément rassurant. Beaucoup d’enfants qui
ont été dans leur famille, à l’école, dans les centres de loisirs confrontés à cette absence de chef sont en fait
demandeurs d’une autorité qui donne clairement le cadre dans lequel ils vont se développer. S’il y a rébellion ou
contestation il vaut mieux qu’elle soit dirigée vers un responsable qui pourra donner des réponses argumentées,
plutôt que de laisser aux initiatives particulières la responsabilité de « l’anarchie ».
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Le pilotage
Les structures éducatives, quel que soit leur statut, sont avant tout des lieux de socialisation et d’apprentissage de la
vie collective qui s’appuient sur des objectifs d’acquisition de savoirs, et de savoir-faire et conséquemment de savoirêtre.
Le monde n’étant pas parfait et ne devant pas le devenir prochainement, il importe que les actions éducatives, même
menées dans la superposition des dispositifs et l’accumulation des acteurs, se donnent les moyens d’une vraie
concertation et de vrais échanges entre ceux-ci. Il importe aussi que ces dispositifs soient évalués et que les famille
soient largement informées de ces évaluations pour comprendre quel est le projet mis en place dans telle ou telle
école.
Au cours des deux dernières décennies on a assisté à une véritable bataille pour que l’école s’ouvre aux familles et à
des collaborations en matière de suivi des élèves. Il serait pour le moins paradoxal que l’on assiste à la mise en place
de dispositifs financés par les collectivités (donc les impôts) qui mettraient les familles à l’écart. La situation
particulière des salariés embauchés rendra sans doute difficile une évaluation à posteriori de ces personnels et plus
encore des dispositifs. Qui plus est les collectivités locales ne sont guère pressées de voir mettre en place des formes
de contrôle qui impliqueraient de recourir à des spécialistes des questions éducatives.
Même difficulté pour tout ce qui touche à la formation des personnels territoriaux gérée par des organismes
départementaux et régionaux, en général peu performants pour les questions pédagogiques.
Si on veut éviter à chaque site la critique généralisée des familles et des enfants, qui se traduirait par des désinscriptions, il vaut mieux que les acteurs en place se dotent d’un minimum d’outils de pilotage, quittes à faire appel
ponctuellement à un expert. Quelques journées banalisées ou l’organisation de séminaires conviviaux seraient
bienvenus.
Les familles veulent savoir à qui elles confient leurs enfants, connaître le détail de l’organisation, avoir la certitude que
les activités sont bien gérées et en cohérence avec le travail fait en classe. Elles veulent savoir comment s’exerce
l’autorité et selon quelles modalités contractuelles ou non. Les parents signent en général un règlement intérieur
approuvé par le conseil d’école pour tout ce qui concerne les comportements et les éventuelles formes de sanction.
Pourquoi les NTE échapperaient-ils ici ou là à la logique administrative commune ?
De même on ne saurait concevoir que les acteurs, salariés ou bénévoles des NTE, ne soient concernés par les
moments de concertation et de mise au point des contenus et des objectifs.
La réussite des NTE ne saurait être autre chose que la mise en œuvre d’une « auctoritas ».
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TROISIEME SECTION
QUESTIONS DE
LANGAGE
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NUMÉRO 30
juin 2012
L’écrit
dans la construction
du langage oral
Autant l’influence de l’oral sur l’écrit a été commentée et analysée, autant l’influence de l’écrit sur le langage oral a
été négligée. Or dans nos sociétés fortement scolarisées, nous avons des indices de ce phénomène. Bon nombre des
« barbarismes » témoignent que les locuteurs ont appris des principes grammaticaux qu’ils ne comprennennt pas
complètement. En montrant un peu trop qu’ils les connaissent ils les appliquent à contresens : prononciation d’un
mot tel qu’il est écrit *gajEUre » et non « *gajUre » (gageure), comme c’est l’usage. Utilisation incohérente de lettres
de liaison qui suggèrent qu’on parle « comme les gens bien » : quatre-Z-animaux, de cinq mille-Z enfants.
Terminaisons fautives de verbes « je peuT‘en témoigner ». Ou bien encore l’utilisation d’un adverbe en adjectif : des
superZ animateurs. D’une certaine façon c’est ce qui se passe quand des enfants mettent un adjectif au pluriel en lui
accolant la désinence –ent des pluriels de verbes (des fleurs *blanchent).
L’apprentissage de l’écriture qui est au cœur de la scolarité a développé le sens de la norme collective, et confirmé le
statut de la langue écrite comme repère social. Nous sommes loin de l’époque où l’armée mentionnait
systématiquement pour ses recrues « sait/ ne sait pas lire », « sait lire et écrire ». L’illettrisme est heureusement
devenu l’exception, même si on estime qu’un français sur cinq n’a pas une pratique aisée de la langue écrite.
On ne s’est pas assez rendu compte à quel point l’écrit est devenu un acteur historique de notre évolution sociale
Longtemps barrière clivant la société, l’écrit dans la société rurale n’était qu’un plus ; l’ignorer n’empêchait pas de
maîtriser l’essentiel des instruments, de la charrue au fusil, du mètre à la scie.
Dans nos sociétés, dès la deuxième année, l’enfant sait que l’écrit est l’autre aspect de la parole, l’apanage des
grands. Un siècle de scolarisation a fait passer du temps où l’écrit était le signe distinctif du « clerc », à celui où il est la
marque de l’adulte. Lorsqu’il veut jouer au « grand », l’enfant, dès 4 ans, dessine des écritures.
Les lignes couvertes de vagues ou de signes enchaînés lui permettent de raconter l’histoire qu’il y voit.
Claude Lévi-Strauss avait relaté un épisode significatif auquel il avait assisté lors de sa présence dans les tribus isolées
du Brésil : un jeune adulte Nambikwara qui n’avait jamais, comme ses congénères, vu de document écrit, l’observait
attentivement prendre des notes ; il avait compris que l’anthropologue transformait ces graphismes en paroles
lorsqu’il les rapportait à son épouse. Répondant à la curiosité du jeune, Lévi-Strauss lui explique que les signes
graphiques sous-tendent un discours. Lui ayant laissé des feuillets et un crayon, il assiste peu après au spectacle de ce
jeune ayant crayonné le papier et « lisant » une proclamation aux siens, en inventant un contenu au fur et à mesure.
Lévi-Strauss a toujours rejeté l’idée que ces « primitifs » ont des comportements d’enfants. Et pourtant, dans cet
épisode, le parallèle est saisissant (mais comparaison n’est pas raison). Il lui fallait être dans cet univers vierge de toute
culture de l’écrit et du signe langagier pour réaliser à quel point nous sommes, enfants compris, imprégnés de la
présence de l’écrit. A l’âge où l’enfant s’interroge encore sur la cause et l’effet, et croit à l’apparition spontanée des
choses, le document écrit lui apparaît comme un outil d’une magie que pratique exclusivement l’adulte.
C’est pourquoi l’écrit est beaucoup plus qu’un outil rationnel de transcription de la parole. Il est un sésame qui donne
accès aux attributs du pouvoir, une autorisation de participer à l’autorité et au monde institué. L’adolescent
nambikwara avait parfaitement compris cela.
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La matérialité du signe
Les innombrables systèmes d’écriture sont toujours l’héritage d’une histoire ; héritage qui a profondément transformé
les peuples qui les utilisent, en les habituant à des systèmes variablement complexes. Si, dans bien des cas, les
systèmes syllabiques sont sortis de systèmes idéographiques, la réalité est infiniment plus complexe que ne le laisse
supposer cette supposée évolution du « logogramme » au « phonogramme ».
Il n’est que de considérer des écritures aussi différentes par exemple que les hiéroglyphes égyptiens, les écritures des
Dogons, le chinois, le maya ou l’arabe pour comprendre à quel point il y a interaction entre le fait linguistique et le
contexte social et culturel. L’écrit ne joue pas les mêmes fonctions, n’installe pas les mêmes catégories de pensée, les
mêmes références, n’a pas la même signification religieuse. Julia Kristeva a remarquablement analysé cette double
perspective anthropologique et linguistique :
« … dans les sociétés « primitives » ou comme on dit « sans histoire », « pré-historiques », le langage est une substance et une force
matérielle. Si l’homme primitif parle, symbolise, communique, c’est à dire établit une distance entre lui-même (comme sujet), et le
dehors (le réel), pour le signifier dans un système de différences (le langage) ; il ne connaît pas cet acte comme un acte d’idéalisation
ou d’abstraction, mais au contraire comme une participation à l’univers environnant. Si la pratique du langage suppose réellement
pour l’homme primitif une distance par rapport aux choses, le langage n’est pas perçu comme un ailleurs mental, une démarche
d’abstraction….. …L’homme primitif ne conçoit pas nettement de dichotomie entre matière et esprit, réel et langage, et par
conséquent entre référent et signe linguistique, et encore moins entre signifiant et signifié ; pour lui ils participent tous au même
titre d’un monde différencié.» (Le langage cet inconnu, Le Seuil, 1981)
Il y a donc logiquement un lien fort entre ce qui est, et ce qui est nommé, avec pour corollaire les tabous interdisant
de nommer et qui induit une infinité de systèmes et de pratiques à caractère magique. La théorie des signatures en
médecine traditionnelle en est à sa façon un avatar.
Les écrits les plus anciens qui nous soient parvenus sont le plus souvent liés à des pratiques religieuses (formules
magiques, rituels funèbres, mémoire des défunts) ; c’est vrai des runes, des textes étrusques, mayas, sanskrits, égyptiens,
par exemple. On trouve aussi des textes comptables, de recensement et même des constitutions (code d’Hammurabi).
Selon les cas, l’écrit peut faire l’objet de dévotion ou de crainte. Pour les uns l’écrit est dans sa matérialité un lien avec
la divinité, quand pour d’autres il est une forme du sacrilège. Dans le monde occidental, la divination a eu largement
recours à ces textes courts écrits sur des supports divers et que le sort attribuait à chacun. L’horoscope actuel en est
une variante.
L’objet écrit exerce un pouvoir sur les humains, celui de créer une réalité virtuelle. Il est d’usage de rire de la formule
entendue si souvent : « C’est vrai, je l’ai lu dans le journal ». Pour autant gardons-nous tellement notre libre arbitre à
la lecture des kilos de publicité dont on nous abreuve ? « Les paroles volent, les écrits restent » répète le proverbe
latin. Or c’est bien la matérialité de l’écrit qui est en cause par sa durabilité et surtout par sa présence visuelle
répétée, comme autant de signes familiers dans un paysage où se mêlent symboles et réel.
L’accès à l’écrit et aux écrits est en soi une histoire collective propre à chaque société ; elle va bien au-delà du rapport
entre l’individu et l’écrit. Il traduit concrètement la façon dont on conçoit les hiérarchies sociales explicites ou
implicites. La maîtrise de l’écrit confèrait des pouvoirs aux clercs et aux classes dirigeantes. Ces pouvoirs tenaient
autant aux savoirs qu’à la maîtrise de formes verbales qui jouaient comme autant de signes de reconnaissance. C’est
la volonté d’instruire le plus grand nombre, liée à la constitution des états, qui a changé la donne. De fait, le savoir n’a
jamais cessé de toucher plus d’humains et l’écrit n’est plus tout à fait un privilège. Il est devenu un objet de
consommation ordinaire au même titre que l’eau ou la nourriture, et un repère visible de l’organisation collective, au
même titre que la signalisation routière, les usages sociaux ou les schémas urbains.
L’écrit ou les écrits
L’apparition de nouveaux supports de communication (SMS, tablette électronique) pose moins la question de la
conformité grammaticale que celle de la juxtaposition de l’oral et de l’écrit induite par le besoin d’immédiateté.
Avec le développement du téléphone, les pessimistes se demandaient si nous n’allions pas cesser progressivement
d’écrire. Les faits ont apporté leur démenti et jamais on n’a tant consigné les actes du quotidien, au travail ou dans les
médias. L’informatique et le courrier électronique ont d’ailleurs -et c’est un paradoxe- amplifié le phénomène.
Néanmoins on retrouve la vieille distinction entre ce qui doit être imprimé et conservé et ce qui est de l’ordre de
l’oral, du provisoire, du brouillon.
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Nous assistons actuellement à une révolution dans les usages ; les jeunes communiquent par SMS (short message
service) et délaissent le téléphone et le courrier électronique. Pour être dans le rythme de la parole orale, ils usent d’un
jeu d’abréviations et de codes spécifiques.
« T.OU » (où es-tu ?),
« a12C4 » (à un de ces jours),
« slt cv ? –mjvb » (salut ça va ? moi je vais bien),
« a2M1 » (à demain),
« LcKc » (elle s’est cassée) ;
et en verlan « garet6 » (cigarette),
ou « tropa » (pas trop = pas du tout).
Peut-on parler de langue écrite ? Le support dit oui ; le linguiste dit prudemment non, car il s’agit d’un codage
sténographique qui ne développe pas une pensée. Clairement le SMS n’a pas développé un vocabulaire nouveau ; les
mots sont connus de tous, à l’endroit ou en « verlan » ; les schémas énonciatifs sont les mêmes, ramassés à l’extrême.
S’il y a impact de cette pratique de l’écrit sur la langue orale, c’est dans l’amplitude lexicale ;à force de privilégier
certains mots plusieurs dizaines de fois par jour, le corpus usuel se réduit et on perd l’usage des nuances, de la
diversité descriptive, de l’argumentation, et du doute raisonnable…
Lorsqu’on examine l’histoire de la langue française, on constate qu’elle s’est constituée comme un produit hybride
issu des langues orales et du latin. Dans les serments de Strasbourg ou la cantilène de sainte Eulalie, on a peine à lire
du français et encore plus à y voir du latin ! Heureusement pour nous c’est cette langue « vulgaire » qui a été choisie
et enregistrée.
Dans l’Europe occidentale, le latin est de mise pour les écrits officiels ou religieux. Seuls les clercs savaient lire et
écrire, et pratiquaient l’écrit quotidiennement. Toutefois il n’était pas rare que certains princes aient reçu une
ème
éducation relativement soignée, dès l'époque mérovingienne. A partir du 12 siècle, les cours comprennent de plus
en plus de lettrés, hommes et femmes. Il ne faudrait pas non plus oublier la place éminente jouée par les tabellions
dont la charge se transmettait de père en fils, ce qui impliquait que les enfants suivent des études dans les collèges et
les universités. Pour le peuple en revanche, pas d’accès au savoir sans être un clerc régulier ou séculier. Le savoir est
avant tout utilitaire.
ème
Avec l’instruction qui se met progressivement en place dans les paroisses à partir de la fin du 17
siècle, on voit
cependant décroître la discrimination entre l’illettré et le non instruit. Traditionnelle opposition entre le « rudus » et
l’«eruditus » du latin ; le non dégrossi et le dégrossi, le rugueux et le poli.
Parler comme un livre
« Dis moi comme tu parles, et je te dirai qui tu es ».
Chaque groupe social se distingue des autres par son langage, ses formules spécialisées, son souci de respecter une
règle. Le langage des notaires, n’est pas celui des médecins, des paysans, ou des prélats. Ces caractères ont nourri le
théâtre en créant des figures typées à l’extrême. Même dans ses pièces les plus sérieuses, notre cher Molière a fait
usage d’accents, de régionalismes, de formules toutes faites. Le Trissotin des Femmes savantes, le Purgon du Malade
imaginaire, le Tartuffe pratiquent une langue qui ressemble à un collage de phrases écrites ailleurs.
Le langage savant des médecins ou des juristes, aujourd’hui encore, se réfugie derrière un souci de précision
apparente qui n’explique souvent rien. On en dirait tout autant du linguiste ou du philosophe. Pour faire la roue
devant son auditoire, le locuteur se pare souvent des mots d’autrui afin de paraître plus beau. Et le paon n’est souvent
qu’un perroquet.
Il n’en demeure pas moins que le langage oral, malgré ses aléas, ses hésitations, ses parenthèses, laisse entrevoir à
chaque détour de phrases l’image du livre et de l’écrit. L’expression populaire « parler comme un livre » n’est pas une
simple figure de style. Au-delà de la déférence envers celui qui a fait pas à pas le pèlerinage du chemin des livres, et
s’en est imprégné, on saisit l’existence d’un système fort organisant le langage dans ses modes, ses usages et ses
utilisations.
L’écrit a cet avantage sur l’oral qu’il permet d’organiser sa pensée, de l’illustrer logiquement, et de faire preuve de
précision, voire de rigueur. Ces caractères le rendent moins spontané, moins adapté à la respiration de l’auditeur.
L’écrit impose son rythme, et ses concepts-clés sans possibilité de négocier sur les modalités de l’intelligibilité. En
revanche il distribue une grande quantité de formules toutes faites que chacun réutilise ou recycle, parfois hors de
propos.
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Les médias audio-visuels jouent un rôle fort dans le « panurgisme » langagier. Chacun l’observe tous les jours dans les
groupes humains marqués par les modes et les vecteurs de consommation. L’uniformisation du discours y est
prépondérante et on n’échappe pas à ces formules toutes faites que sont : « la tension est palpable et l'émotion à son
comble », « cette région est frappée de plein fouet par le chômage », sans parler de cette impossibilité étymologique
qu'est « le boxeur a gagné sans coup férir », et tant d’autres encore. De même, pour afficher sa supposée rigueur
grammaticale on ne dit plus « une vingtaine de spectateurs se sont amassés », pour le remplacer par un «… s’est
amassée. », apparemment logique, mais en rupture avec l’usage passé (et validé par tous les grands auteurs) laissant le
choix du singulier ou du pluriel selon le contexte.
C’est dire à quel point le langage est un marqueur social que nous utilisons selon notre besoin, moins d'être compris
que d'être reconnus.
Le subjonctif fait partie de ces marqueurs. Longtemps l’usage de l’imparfait du subjonctif sztrictement justifié par la
concordance des temps fut regardé comme un archaïsme, un signe de pédantisme, voire une façon d’étaler sa culture
bourgeoise. Mais les temps changent et on entend désormais quelques journalistes à la mode, quelques politiques, le
redécouvrir et lui donner de nouveau droit de cité. Modestement il est vrai, mais la progression est visible.
On trouverait bien d’autres exemples. La langue se construit sur un va et vient entre l’oral et l’écrit. L’oral accumule
des mots et des formules qu’il expérimente ; beaucoup s’usent très vite et disparaissent, d’autres entrent dans le
registre ordinaire de l’écrit. Inversement, des tournures ou des mots caractéristiques d’une langue savante font à
nouveau leur place, aidés par les circonstances ou les humoristes : tracassin, quarteron, oxymore, vilipender, pectase,
procrastination, par exemple. D'autres, plus anecdotiquement créatives, comme « X..m'a tuer », « bravitude » ou
« méprisance » deviennent des références distanciées qu'on reprend à l'écrit comme à l'oral.
Le couple oral-écrit :
une part inégale entre communicatif et cognitif
On ne dit pas les choses de la même façon à l’oral et à l’écrit, c’est une évidence. L’oral privilégie les outils de
communication alors que l’écrit privilégie ce qui relève d’une connaissance fixée. Dans les deux cas, c’est la place du
tiers recevant l’information qui fait la différence.
A l’oral, l’auditeur est présent, il réagit à ce qu’on lui dit ; son attention modifie le rythme de l’orateur. Ses réactions
vont même déterminer le choix des registres de langage. Plus le contexte est réel, plus le discours s’adapte aux
tensions de l’interaction entre l’émetteur et le récepteur. A l’opposé, l’écrit pose très peu la présence du récepteur,
même si les éditeurs visent un lectorat segmenté pour des raisons d’efficacité.
L’oral privilégie l’instant, l’émotion, la réactivité, l’échange implicite, la complicité. Il est marqué par la successivité des
temps.
A l’opposé l’écrit privilégie la durée, l’objectivité, la sérénité, la prise de position, la distance. Il vise une globalité qui
autorise l’analyse et le jugement.
Ces différences se traduisent également dans la segmentation de la phrase. A l’oral, la syntaxe tolère les
imperfections, choisit des séquences plus courtes, marquées par les intentions psychologiques. Pas de propos oral
sans jouer sur les ressorts de la conviction, du doute, de l’humour, sans anticiper la critique, sans se donner des
portes de sortie. En revanche, l’écrit est fondamentalement un discours avec soi-même. Il se donne pour objet de fixer
l’information dans la durée, et vise un « auditoire » quasi universel.
Si l’art de séduire est une constante des deux formes du discours, c’est toujours dans un jeu de connivences. A l’oral
elle se fait dans le regard, dans la complicité installée de l’échange. A l’écrit la séduction se construit par un jeu subtil
dont on ne connaît les mécanismes qu’au terme de la lecture. Or les auditeurs sont également des lecteurs qui
peuvent repérer les références écrites auxquelles l’orateur a songé. Les citations, les mots mis en valeur sont en
l’occurrence un miroir de l’écrit. C’est beaucoup moins vrai dans l’autre sens.
Le langage et la perception
Bien qu’il s’agisse d’une production consciente, tout discours est une construction qui s’appuie sur les outils
perceptifs. Produire du sens suppose à la fois un certain nombre de facteurs déclencheurs et la mise en œuvre de
techniques et de savoirs. Ces éléments impliquent des champs de références et l’organisation du temps et de l’espace.
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Comme pour nos ordinateurs il faut disposer d’une horloge fonctionnant en permanence, d’une mémoire vive pour
activer des mécanismes, d’une mémoire à court terme et d’une mémoire de stockage.
Emettre un message suppose une conscience précise du temps, passé, présent et futur, de savoir où nous sommes et
quel « projet » nous avons. Ceci vaut pour les choses les plus banales les plus utilitaires, comme : « j’ai mal à la tête »,
« il va pleuvoir », « va acheter du pain », ou moins prosaïques comme « la pensée d’Aristote a largement influencé le
moyen âge ». Chacun de nos gestes -et le langage est un geste- est le fruit de notre cerveau. Avant même qu’il soit
exécuté, il a eu une représentation dans notre cerveau. Le musicien qui lit une partition imagine ses bras ou ses doigts
accomplissant les gestes. Ainsi dans le train le profane est toujours étonné de voir un musicien travailler des partitions
sans instrument, mémoriser des enchaînements et donc se préparer. De même beaucoup d’entre nous voient-ils les
mots s’écrire dans leur tête en les prononçant.
Or on le sait, la mémoire visuelle joue un rôle majeur dans la conscience de la langue et les associations
phonématiques. Les orthophonistes qui traitent la dyslexie, recourent précisément à des stratégies mettant en œuvre
les sens afin de compenser les associations non opérées.
L’enfant apprend progressivement à donner une identité aux choses et aux actes. Il distingue ce qui est agréable de ce
qui ne l’est pas. Il associe à ces notions des situations, des personnes, une musique vocale. Puis ce sont ses gestes, ses
déplacements qu’il relie à des sons et des choses entendues. En prenant conscience de ses capacités à émettre des
sons, de la satisfaction qu’il donne en les reproduisant, il se constitue une base préfigurant le langage. Chacun des
« mots » se trouve associé à une image, une lumière, un toucher, une odeur, une saveur, un son. Lorsque les adultes
lui apprennent les premiers rudiments de la parole, c’est avec leur expérience, avec leur représentation du langage.
Les parents de 2010 n’apprennent pas le langage à leurs bébés comme les parents de 1850 ; les contextes
sociologiques ont changé, et pratiquement toutes les mères visualisent la graphie des mots usuels en les faisant
prononcer aux petits. Parler, c’est visualiser, or visualiser la graphie d’un mot c’est implicitement en tracer
mentalement les lettres.
L’acte d’enseigner est d’une grande complexité. C’est pourtant ce que font spontanément tous les parents. Dans cette
transmission on voit s’additionner et se combiner tous les « gestes » cérébraux : l’écoute de l’enfant, l’échange de
regards, la préparation d’un geste, sa représentation, sa dénomination, ses expériences associées, le regard évaluatif
qu’on porte sur ce qu’on fait, la capacité à modifier son acte, la recherche d’une phonation appropriée et
communicable, le souci de simplifier, la prévision de la récompense, etc…
Tout ceci semble fait d’instinct, alors que nous mobilisons une somme d’expériences, d’échanges, de lectures,
d’anticipation sur l’avenir de l’enfant. Un véritable puzzle où l’écrit est omniprésent.
Profits et pertes
L’évolution qu’ont connue notre conscience et notre pratique du langage, s’est opérée dans le sens d’une plus grande
efficacité, de la capitalisation des connaissances, d’une conscience plus aiguë de nos fonctionnements. En revanche,
nous avons vu reculer le rôle de la mémoire, élargir le nombre de nos références.
Les Nambikwaras disposaient d’un corpus de légendes, d’histoires familiales, de mythes à l’échelle de leur village. Ces
récits étaient répétés, médités et enrichis comme dans la pratique musicale de la variation.
De même, les grandes religions ont construit leurs cosmogonies autour d’un livre unique appris sans relâche, et
commenté à l’infini, pour souder les humains entre eux (éventuellement contre d’autres humains).
Les mythes ont toujours eu ce pouvoir étonnant de générer des univers inépuisables et des espaces de silence
inaccessibles. A l’inverse, en, se sécularisant nos sociétés ont amené l’écrit a changer de rôle. Devenu plus utilitaire, il
ne renvoie plus l’homme à sa solitude existentielle mais lui rappelle ce qu’il possède ou convoite. Formidablement
efficace, l’écrit a tout d’une puissante et bruyante moissonneuse qui donne accès au monde.
Néanmoins, dans des univers de parole profonde, le silence est compagnon du savoir. Le mythique et le mutique s’y
accordent. Mais avec la surabondance des vecteurs de langage, l’information s’est substituée au savoir, et le silence
n’est plus qu’une conséquence de l’overdose ! Comme toujours, c’est à la création ou à la philosophie que
demandons encore de nous restituer le silence des mots.
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Quelques références
o
Julia Kristeva : Le langage, cet inconnu (1981, Points)
o
Claude Hagège : Dictionnaire amoureux des langues (Plon, Odile Jacob, 2009)
o
Henriette Walter : L’histoire des langues en occident
o
Joseph Vendryes : Le langage (Albin Michel)
o
Michel Malherbe : Les langages de l’humanité
o Lévi-Strauss : Tristes tropiques
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NUMÉRO 13
juin 2008
La chanson des mots :
musique et langage
Le développement récent et le succès auprès des jeunes de formes « musicales » comme le rap et surtout le slam a
introduit, réintroduit faudrait-il dire, un genre qui remonte à la nuit des temps, celui de la poésie rythmée ou du
« mélodrame ».
Au-delà du caractère commercial de ce genre, de la fréquente pauvreté de son inspiration, de la naïveté musicale
qu’on y observe, d’une revendication identitaire simpliste, il n’en reste pas moins qu’il y a là une approche possible du
texte, en dehors des canons de la chanson. Plus, alors même que l’on parlait de l’abandon de la langue française, de la
prééminence de la musique sur le texte, particulièrement du disco puis du de la techno, on voit s’opérer un
réinvestissement du champ langagier et chez de nombreux jeunes artistes (en devenir) la redécouverte d’auteurs
anciens ou récents.
De la musique en toute chose
La musique fait partie des composantes de l’apprentissage du langage et à ce titre, il importe de comprendre
comment elle agit.
Toute l’histoire de la poésie, du théâtre (donc de l’opéra) est liée à une rythmique du langage. L’existence d’un accent
tonique favorise l’organisation en longues et brèves, donc l’émergence d’un rythme implicite. Ces rythmes, ces
variations de hauteur, portent une forme de musique, de structure « mélodique », qu’amplifie le choix d’une forme
poétique plus ou moins référencée.
Lorsque nous nous retournons sur notre enfance, nous y trouvons omniprésente cette dimension. Dès les premières
semaines de la vie le nourrisson à reconnaît la langue maternelle, ainsi que les intonations de ses parents. Il reconnaît
non les mots, mais la mélodie des mots, et les codes d’identification qui se mettent en place. A ce stade il est comme
nos animaux familiers.
Les mots ne sont pas appris comme entités de sens, mais comme composante régulière de séquences mélodieuses
porteuses d’émotions et de plaisir. L’impression précède la compréhension. La communication dépasse le registre
des mots, elle les oriente, elle les contextualise ; certains, comme Chomsky, pensent que cette communication « non
verbale » est un langage avec sa grammaire propre, sa musique et sa capacité à porter des émotions, anticipant ce
que les mots vont installer.
Plus tard, avant même que l’enfant connaisse des « chansons » et puisse les reproduire il est familier des comptines,
des formules enseignés par les adultes, qui s’installent comme autant de repères dans son approche du langage,
puisqu’il va les répéter à l’envi, par jeu, avec lui-même comme avec les siens.
Outre cet apprentissage du langage, la musique a également le pouvoir de faciliter l’apprentissage des langues
étrangères (cf. Claude Hagège, L’enfant aux deux langues). On le savait empiriquement mais les travaux du professeur
Mireille Besson à Marseille l’ont confirmé. Deux groupes d’enfants ont bénéficié, l’un d’un atelier d’arts plastiques, le
second d’un atelier de musique; des deux, c’est le second groupe qui a retiré le meilleur profit pour ce qui relève du
développement du langage.
Le cerveau et la musique
L’IRM a permis de comprendre comment agit la musique sur notre cerveau. Lorsqu’on écoute de la musique, en un
premier temps, ce sont les parties « sous-corticales » du cerveau (le tronc cérébral, le cervelet) qui sont activées. Ensuite
ce sont diverses zones du cortex qui sont sollicitées, faisant appel à nos capacités d’identification, de mémoire,
d’association avec le langage ou la lecture.
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Simultanément les émotions générées agitent des structures profondes et primitives de notre cerveau : le lobe moyen
du cervelet (vermis), et l’amygdale (groupe de neurones en forme d’amande situé dans le système limbique) essentielle au
décodage des émotions. L’amygdale stimule aussitôt l’hypophyse déclenchant la production d’une hormone qui
sollicite les glandes surrénales, libérant du sucre par le foie pour activer nos muscles. Néanmoins une musique
apaisante interrompt ce processus.
La musique et le langage sollicitent les mêmes zones cérébrales, (davantage celles de l’hémisphère gauche pour le langage,
davantage celles de l’hémisphère droit pour la musique). Le rythme et le tempo pris en charge plutôt par les lobes temporal
et frontal gauche, la reconnaissance du timbre par son équivalent droit. C’est pourquoi la musique est souvent utilisée
dans des thérapies concernant des troubles du langage comme la dyslexie.
N’oublions pas non plus qu’un grand nombre de langues de préférence monosyllabiques, comme le chinois, font
reposer leur morphologie sur les tons (4 en langue de Pékin, 6 en cantonnais) impliquant une grande sensibilité auditive.
Selon le ton, « Ma » signifie maman, chanvre, cheval ou insulter ; « Wan » peut correspondre à 20 idéogrammes
différents (curer, courber, achever, s’amuser, regretter, attirer, golfe, pilule, bol, soir, poignet ou nombre 10 000). Cela dit, qu’on
se souvienne qu’en français, le même son recouvre des mots aussi différents que : saint, ceint, sain, seing, sein, cinq....
Le cerveau humain est capable -même chez les non musiciens- de percevoir ordinairement des différences d’un
dixième d’octave. A l’évidence, la mélopée remonte à la nuit du langage et il n’est pas douteux que cela ait joué un
rôle dans les stratégies de connivence entre humains ; outil privilégié pour souder les groupes et enrichir le langage.
Répétition et plaisir
On a largement observé que le sentiment de plaisir était d’autant plus intense que la musique entendue était
reconnue.
Ce phénomène est plus complexe que celui de la réaction à un stimulus. Une séquence « musicale » (quelle qu’en soit la
forme ou la durée), implique une organisation, des signes, des ressemblances, des différences qui permettent à tout
coup d’identifier un morceau, de lui donner un titre, de connaître ses interprètes. Elle s’organise autour d’un « point
de référence » qui organise la mémoire et active les diverses zones du cerveau (travaux des professeurs Platel et
Lechevallier, de Caen). Chaque écoute ancre plus profondément ces repères et l’effort d’écoute est récompensé d’un
sentiment de familiarité et de plaisir qui s’accroît d’autant plus que la pièce est connue.
S’agissant des lectures faites à des enfants, on sait qu’ils retiennent d’abord tout ce qui installe les repères, verbaux,
iconiques, rythmiques. La répétition de ces repères rassure et amène un sentiment de bien-être, tout en favorisant la
prise d’initiatives (redites, transformations, décontextualisation, etc…). Qu’il s’agisse de la poésie, de la chanson populaire,
du conte, le procédé est le même : répétitions de formules, place du rythme, mise en valeur de mots surprenants. La
lecture enchante parce qu’elle porte le chant et l’incantation, le plaisir et la magie.
N’oublions pas que le mot « charme » vient du latin « carmen » (probablement parent de la racine qui a donné chanter) qui
désignait à l’origine la forme poétique des textes prophétiques et magiques. Par extension c’est l’ensemble de la
parole rythmée, qui a été désignée sous ce vocable « carmen ».
Emotion, tempo et état d’esprit
Divers travaux auprès de nombreux sujets ont établi que nous réagissons différemment selon la musique que nous
écoutons. Notre cœur s’adapte au tempo. Mireille Besson a ainsi observé chez les musiciens des modifications de
l’anatomie de notre cerveau, en y développant le volume de matière grise dans les zones du langage. L’écoute
régulière de la musique influe sur notre rythme cardiaque et respiratoire qui s’adapte au rythme musical et oxygène
éventuellement mieux notre corps ; il devient relaxant s’il approche notre rythme cardiaque (60-75 par minute).
Les émotions fortes résultant d’une écoute, le fameux frisson qui « donne la chair de poule », a pu être visualisé par
imagerie médicale et on a vu que les régions du cerveau activées étaient les mêmes que lors des états d’euphorie,
celles du circuit de la récompense, induites par le chocolat, le sexe ou la drogue.
L’effet de certaines musiques sur les enfants ou les adolescents a été souvent étudié. Mozart permet d’obtenir de
meilleures performances lors de tests de QI, de même pour Satie qui facilite la concentration ; les musiques vives
aident à mieux exécuter des tâches répétitives. Les oeuvres symphoniques générant de l’émotion ont aussi un effet
sensible sur l’humeur. La variété calme la douleur, la techno dope l’activité physique et sportive.
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Chant et enchantement de la voix
Le timbre de la voix a une grande importance dans la façon dont l’enfant écoute la parole de l’adulte. Lorsqu’un adulte
s’adresse à un enfant, sa parole doit être différente de ce qu’elle serait entre enfants eux-mêmes. Les enfants entre
eux font des phrases courtes, souvent criées, peu nuancées, dans un registre volontiers aigu. A l’inverse l’adulte leur
apporte la gravité du ton et du propos, une autre mélodie de la parole en d’autres termes. Il est pris entre la tentation
de parler comme un enfant et celle de parler comme à un adulte. La vérité est dans le compromis des deux
démarches : ne pas « parler bébé », et faciliter la compréhension et surtout la mémorisation.
L’adulte par sa position, par la compréhension qu’il affiche des contenus, par le caractère même de sa voix, incarne un
autre statut de la parole. Il peut donc donner à sa lecture une variété, une musicalité, une « théâtralité » qui va
distinguer ce qu’il dit de l’ordinaire de la parole. Il a donc toute latitude pour mettre en valeur les points forts d’un
texte, ce qui sera mémorisé, parce que plus musical, plus répétitif, ce qui est essentiel et ce qui est accessoire, faire
valoir le mystère, donner de la lumière.
En ce domaine l’enchantement tient au fait qu’on refuse le prosaïque. Il n’y a pas de vérité dans une forme plus que
dans une autre. La lecture à haute voix de la poésie peut aider à oser plus dans les textes en prose. Les textes qui nous
ont marqués se signalent à notre mémoire par les voix qui les ont porté, et qui sortaient le plus de la diction
commune : voix de Gérard Philippe, de Michel Simon, de Delphine Seyrig, d’Arletty, de Pierre Brasseur, de Jean-Marc
Tennberg, de Georges Chamarat, de Gérard Depardieu, de Michel Bouquet, de Guillaume Gallienne, etc... Hormis leur
art incomparable, ce qui compte c’est qu’ils osaient donner une couleur et une mélodie particulière aux textes qu’on
leur confie.
Ce qui en subsiste dans notre mémoire, c’est bien cette mélodie, cette « prosodie », qui va structurer le champ de nos
références, qui va nous donner à imiter. L’enfant, ne l’oublions pas, est plus demandeur de répétition que
d’innovation. L’histoire familière doit être identique chaque fois. Le livre que l’enfant reprend tous les jours dans sa
chambre, s’installe en lui comme l’histoire racontée par une voix qui mêle celles de ses proches et la sienne. Cette
histoire est bien plus qu’un simple déroulé verbal ; elle est avant tout un parcours d’émotions qui anticipent celles du
récit et ouvrent le chemin à celles qui découlent des éléments du récit. Les auteurs anciens ont toujours souligné « le
pouvoir des fables », à la fois des récits d’imagination et du genre spécifique de la fable. Le succès de Phèdre, Esope,
Ovide, Pilpay, La Fontaine, Florian et tant d’autres imitateurs ne s’explique pas autrement que par cette adéquation
quasi parfaite de la « partition vocale » et du récit.
Les apprentis comédiens savent d’ailleurs toute l’expérience qu’on peut tirer de la lecture des fables, tant pour le
travail rythmique, que pour la liberté d’invention qu’elle nous propose.
Lectures et références :
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La musique et le cerveau , « Ça m’intéresse », juin 2008
La chimie de nos émotions de Sébastien Bohle
Le cerveau musicien de B. Lechevallier et H. Platel
Le cerveau de Mozart de B Lechevallier.
Les langages de l’humanité de Michel Malherbe (introduction)
Sur Internet le site des neurosciences cognitives de la Méditerranée (Marseille) cité dans ce dossier et le
programme de recherche de l’équipe « Langage, musique et motricité ».
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Hors bulletin 2014
AUTRES LECTURES, AUTRES PROCESSUS
Lire la musique
Lecture de texte, lecture de partition musicale
Il y a beaucoup d’enseignements à tirer de la comparaison entre la façon dont s’opère la lecture d’un texte et de la
lecture d’une partition.
Dans la mesure où les zones du cerveau sollicitée sont presque les mêmes que pour la lecture de mots, on est tenté de
penser que les processus mis en œuvre sont les mêmes. Gilles Comeau, professeur à l’Université d’Ottawa,
coordinateur des secteurs de la pédagogie du piano, a publié plusieurs articles qui font référence en ce qui concerne
l’acte lexique, appliqué à la musique. Néanmoins ses travaux sont largement centrés sur la lecture musicale pour les
pianistes et ne tiennent pas assez compte des différences liées à la nature du signe écrit.
On sait que l’hémisphère gauche est celui où sont rassemblées les aires su langage (aire de Broca, en particulier). On
sait également que l’hémisphère droit privilégie les fonctions du mouvement, de l’instinct et des émotions et de la
perception spatiale, des aptitudes à la géométrie. Il est aussi celui qui de la musique, qu’il s’agisse de l’écoute ou de la
production sonore (chant instruments). En ce qui concerne la musique, l’hémisphère gauche est également sollicité
pour ce qui touche à la lecture de partitions, la reconnaissance de morceaux, l’écriture musicale. Une certaine
littérature peu scientifique a pendant longtemps tenté de faire croire que les humains avaient un caractère déterminé
par une dominante de l’un ou l’autre des hémisphères. Les travaux menés à l’université d’Utah en ont montré la
fausseté. Les deux hémisphères sont également sollicités, même si certaines fonctions sont localisées à droite ou à
gauche. Qui plus est, ce point de vue simpliste conduisait à croire que le cerveau des gauchers était inversé par
rapport aux droitiers et leur conférait des aptitudes différentes. Sans nier quelques différences, on sait désormais
qu’un gaucher est en réalité un « non droitier », et qu’il utilise son hémisphère gauche pour les fonctions du langage.
La lecture de la musique est probablement plus complexe encore que celle de la lecture de mots. Cela tient à la
superposition de tâches quasi simultanées, plus nombreuses, et faisant appel à des champs de mémoire plus étendus,
où se sont tissés des souvenirs perceptifs très vastes, ainsi que de pratiques qu’on pourrait qualifier de langagières.
Nous avons expliqué (cf. dossier « ce qui se passe quand on lit ») que les neurones prenant en charge la lecture sont en
grande partie liés aux capacités d’interprétation du champ visuel. Certaines aires moins sollicitées qu’à l’époque où
elles étaient déterminantes pour assurer la survie de l’espèce se sont en quelque sorte reconverties dans les
capacités propres à la lecture de signes. Qu’il s’agisse de lecture de texte verbal ou de texte musical, d’autre aires
sont associées (auditives, mémoire, kinesthésiques). Le rapprochement entre les deux « lectures » est donc pertinent.
Il le serait également pour la lecture de schémas chorégraphiques, ou de montage technique de meubles ou de
machines.
Au delà des apparences, on doit s’interroger sur ce qui unit ou distingue les deux langages dont nous parlons.
Mécaniquement la lecture d’un texte dans sa continuité entraîne les mêmes processus de saccade et de fixation. Elle
peut entraîner une restitution sonore et communicable ; elle offre à celui qui le diffuse la possibilité d’apporter des
nuances, des éléments d’affect.
En revanche l’objet et le contenu de la lecture sont de natures très différentes, et ces différences modifient
considérablement le déroulement de l’acte lexique.
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De très réelles différences,
comme le montre le tableau ci-dessous
Finalité
Dégager du sens
Combinaisons de signes
Définition d’un code de représentation
Traduction sonore
Nature du système de codage
Texte verbal
Texte musical
Formuler un contenu, un énoncé, émettre une Ne dégage aucune signification objective
volonté, décrire une situation
Désignant des concepts ou des réalités
Fabrication de structures non signifiantes
hormis leur mode d’emploi (triolets,
rythmes, etc)
L’écriture est un codage de ce qui se formule L’écriture musicale code ce qui peut se
oralement
formuler par les sons
Le sens apparaît, même sans traduction La mise en sons donne réalité à l’écrit
(émission) sonore
musical
Symbolique et arbitraire
Analogique (hauteur et durée des sons)
Acte de Communication
Potentiellement toujours immédiatement ou Un déroulé de musique lue est un moment
de façon différée
vécu parallèlement à d’autres vécus par des
tiers receveurs
Contextualisation
En général, contenue dans le texte lui-même
Accords, harmonie qui modifie le contenu
par rapport à la monodie
Ambition
Perspective d’abord utilitaire.
Objectif culturel. Peu de finalités utilitaires.
Les premiers écrits sont des registres La musique est « inutile »
comptables
Ce qui est transmis dans l’échange généré par Données utilitaires, ordres ou instructions à Aucun message objectif.
Transmission
l’écrit
transmettre, mémorisation
d’idées, des directe et indirecte des émotions ressenties
descriptions, créations artistiques
par un contenu non verbal librement
partagé
Utilisation d’un système
Nécessité d’une grammaire admise par tous, La grammaire musicale est facultative, elle
générant une complexité de sens
est un simple mode d’emploi, avec des
instructions pour « réaliser »ce qui est écrit
Référentiel du système
Vocabulaire et grammaire collectivement Nécessité d’un « diapason ».
admis. Le sens est peu modifiable.
Composantes
Phonèmes. Lettres et sons. Graphèmes et Notes. Pour ceux dont l’oreille absolue a été
phonèmes
installée, tout son correspond au nom
attribué à une fréquence. La naturel à
440Hz
Mots. Regroupement de lettres pouvant être Rien de comparable. Les « séquences »
perçus globalement comme un élément de auxquelles on pourrait les comparer aux
sens.
mots sont arbitrairement décidées par
l’interprète.
Phrases plus ou moins complexes
Périodes sonores avec début et fin,
dynamique et référentiels. Pas de sens
explicite
Intentions du discours
Affirmation, négation, interrogation, doute, Eléments de « phrasé » imitant le discours
conditions, exclamations…
verbal
Gestion du temps
Ponctuation
Utilisation des durées et des silences
Ecriture de la dynamique
Implicite/explicite
Place du « dire »
Aucune, c’est la voix orale qui décide des Le compositeur écrit tout, dessine le
effets qu’elle veut produire
contour et le contexte de chaque son
Le texte vise à l’explicite
La musique suggère et ne connaît pas
l’explicite
Oralisation : lecture publique,
théâtre, L’exécution est une façon de « dire » pour
supports audio-visuels…
des tiers ce qui est écrit.
Dans sa dimension mécanique, la lecture de la musique ne diffère apparemment guère de la lecture de textes : l’œil
procède identiquement par saccades et fixations. Du
· La durée des fixations se situe entre 200 et 400 ms.
· Les bons lecteurs ont des périodes de fixations plus courtes que les lecteurs malhabiles
· L’écart yeux-mains est plus élevé chez les bons lecteurs
· l’empan de perception visuel est le même
Contrairement à la lecture de texte où l’œil se fixe sur un mot défini, l’œil du lecteur musicien ne porte pas
spécifiquement sur une note, mais en incluant d’autres données contenues dans l’environnement immédiat de celleci : lignes horizontales, espaces, intervalles, indications de nuance. De plus, le musicien qui lit plusieurs portées
simultanément (piano ou orchestre) doit travailler sur le plan horizontal et sur le plan vertical. L’œil passe
alternativement de bas en haut et de haut en bas, en zig-zag.
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Il semble que les saccades ne concernent pas les indications périphériques comme les nuances, qui sont prises en
charge par la vision périphérique.
Comme pour l’ensemble des écritures, celle qui a été retenue le plus universellement répond à des formes et une
organisation adaptées aux mécanismes de la vision : des lignes formant des angles, des courbes.
Néanmoins pour qui connaît l’histoire de la notation musicale, celle-ci est d’une grande complexité et les solutions
adoptées ont été souvent locales. Les bons lecteurs en musique déchiffrent par un décodage de motifs, ou de
segments de thèmes, et non par une lecture note à note (Travaux de Svoboda 2005). Néanmoins il est difficile de
déchiffrer un accord avec une seule fixation de l’œil. Face à ce motif arpégé, le lecteur fait une approche globale et
reproduit ce que sa mémoire a stocké. Il voit un accord de ré majeur et n’a pas besoin de lire que tous les do ont un
dièse ; en revanche si l’accord comporte une note imprévue dans ce cas de figure (un sol au dessus de l’accord, par
exemple) son œil se fixera sur cette « anomalie. Plus la partition comporte d’éléments inattendus par rapport à la
logique harmonique attendue, plus la lecture en sera ralentie.
Plus que dans la lecture de textes, la taille des caractères, des intervalles, des espaces, de la logique des espaces joue
un rôle capital dans l’efficacité de la lecture. Plus le lecteur est entraîné, plus il a besoin de percevoir globalement les
grands éléments de structure.
La lecture est en grande partie un phénomène de reconstruction adapté aux deux voies du traitement de
l’information : la voix phonologique et la voie lexicale. L’image visuelle d’un mot reçue par la rétine est fragmentée ;
les lettres sont réduites à des traits entrant dans des modèles de formes acquis. Ces traits sont ensuite reconstitués en
lettres, puis en mots, dont le codage permet de les comparer à ce qui est stocké dans la mémoire auditive. Ainsi
« l’objet » reconstruit prend-il du sens. L’invariance perceptive en outre permet au lecteur d’associer des images
différentes à un même mot, et même à corriger d’instinct des erreurs de graphie (fautes de frappe, par exemple).
S’agissant de la musique on n’a pas encore prouvé que le phénomène pouvait être assimilé au schéma verbal.
Système de référence
Contrairement à la lecture de mots, la lecture de notes ne dégage aucun sens. Elle permet de connaître, donc de
reproduire le geste artistique, même modeste, d’un créateur dont le matériau est le son. Dans la majorité des cas
cette lecture recourt à un instrument capable de produire des sons définis : la flûte, le piano, l’ordinateur, la guitare, la
voix, etc. Néanmoins contrairement à la lecture de texte où tout graphème possède un phonème qui lui correspond,
la musique a besoin de définir son système de référence, de choisir son diapason. Le La devient un sol dièse ou un sol
naturel selon qu’on choisit de jouer en 440hz, en 415 ou en 392hz.
La question de l’oreille absolue
Dans ses recherches, Isabelle Peretz, professeur à l’université de Montréal, a fait beaucoup avancer la connaissance
sur ce sujet. Elle a en particulier prouvé que l’oreille absolue résultait d’une éducation précoce (avant 8-9 ans) pour
des sujets ayant des prédispositions. Le jeune enfant ainsi formé identifie les sons dans le système occidental de la
gamme tempérée. Lorsqu’il entend un son de 415hz, il le nomme sol dièse (ou la bémol). Le la de l’octave 3 est
toujours à 440hz. Il tolère que les orchestres modernes aillent jusqu’à 442hz, parce que le pourcentage de
modification est très faible. Confronté à une situation où l’orchestre doit s’adapter à un orgue étalonné différemment,
ce musicien ne sait plus quelle note il joue, car sa lecture est en conflit avec son oreille. C’est la même difficulté de
dissociation que l’on trouve dans le test psychomoteur où on demande au sujet de d’énoncer la couleur dans laquelle
sont imprimés des noms de couleurs (rouge écrit en vert, par exemple). Il semble qu’on n’acquière plus l’oreille
absolue après 9 ans. Néanmoins certains instrumentistes (à) cordes en particulier) qui travaillent beaucoup finissent
par posséder en eux un diapason qui leur est propre.
Le professeur Bernard Lechevalier, neurologue et organiste, décrit ainsi la façon dont le musicien doué de l’oreille
absolue nomme toute note entendue : « Les noms traditionnels des notes de la gamme sont des phonèmes qui ont
une fonction lexico-sémantique comme autant de prénoms dont la seule fonction est de désigner des notes, alors ue
les lettres sont utilisées à des fins multiples dans les classifications ». Il décrit ce fonctionnement en ces termes :
« Tout porte à croire que des réseaux de neurones impliqués dans l’oreille absolue sont organisés dans les aires
auditives primaires, dans le planum temporal gauche et dans les aires postéro-latérales du cortex frontal gauche
proche de l’aire de Broca. L’oreille absolue implique trois localisations et trois opérations mentales intriquées :
· la perception du son par l’appareil auditif périphérique et central
· la dénomination par les aires corticales impliquées dans l’expression verbale (aire de Broca)
· la mise en jeu des voies associatives entre ces deux aires
· le recours à la mémoire ancienne et de travail.
(cf.Bernard Lechevalier « Le cerveau de Mozart », Odile Jacob, Poches, p 104-107, 2004-2006.)
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Le corps lit
La plupart des musiciens professionnels travaillent leurs partitions avec et sans instrument. Cela étonne toujours les
voyageurs d’un train dont le voisin lit une partition de quatuor ou d’orchestre, ou mémorise un concerto.
Fréquemment aussi on voit ses doigts bouger légèrement ou ses lèvres siffloter en silence la ligne mélodique. Le chef
d’orchestre dont le « conducteur » comporte toutes les parties instrumentales lit la page entière, non dans le détail
mais dans son organisation, dans la succession des éléments importants. L’étude l’amène à analyser les détails pour
en obtenir l’exécution souhaitée et ne rien négliger du texte qu’il interprète. Le même voyageur découvre que ses
mains dessinent la partition, en marquent le rythme, par de légères battues ou des mouvements d’expression. On
peut parler d’audition intérieure. Sa lecture relève d’une construction à plusieurs niveaux : identification des
structures, parcours mélodiques, organisation rythmique, compréhension de l’harmonie.
Les tablatures
Il existe une notation musicale qui ne représente pas les notes sur une portée, mais indique des doigtés pour définir
les hauteurs et des repères pour les rythmes. Largement utilisé à la période renaissance et barque pour les
instruments qui jouent des accords comme le luth, la guitare, la viole, on l’a même proposé pour des instruments
comme la flûte ou le violon. Ce système qui suppose une lecture sur l’instrument a été presque abandonné (sauf chez
quelques musiciens de variété ou de rock) au profit du système plus universel qui perdure.
Cette pratique s’oppose à une lecture qu’on pourrait qualifier de phonologique privilégiant le solfège avant toute
association à un positionnement sur l’instrument. Traditionnellement, on voit s’opposer deux conceptions de
l’apprentissage entre une partie des pays européens et les pays anglo-saxons. En l’état de nos connaissances, rien ne
prouve que les jeunes musiciens de l’un et l’autre camp soient meilleurs lecteurs que leurs camarades.
La localisation cérébrale de la lecture musicale
La musique écrite est constituée de données nombreuses superposées : hauteur de sons, mélodie, rythmes, timbres,
dynamiques. Il semble bien que toutes ces composantes ne soient pas traitées au même endroit. Des zones
spécifiques prennent en charge ces données plus ou moins simultanément. L ’ « intelligence musicale » permet de
coordonner l’ensemble de ces activités ; elle intéresse la globalité du cerveau.
Dans leur ouvrage « Cerveau droit, cerveau gauche » Springer et Deutch (éd. de Boeck col. supérieur) rassemblent les
connaissances actuelles résultant des travaux de Justine Sergent (institut de neurologie de Montréal) et de son étude
sur les troubles qui ont affecté Maurice Ravel lors des trois dernières années de sa vie.
« La seule lecture d’une partition active le cortex visuel des deux lobes occipitaux, mais n’engage pas d’autres aires
normalement activées par le traitement visuel des mots. C’est alors l’aire située à la jonction des lobes occipital et
pariétal gauche impliquée dans les processus spatiaux qui est activée. Justine Sergent propose que , contrairement à la
lecture des mots, l’information pertinente de la notation musicale relève de la localisation spatiale des notes sur la
portée (qui est directement liée aux intervalles de tons).
Si la lecture et l’écoute d’une gamme sont faits conjointement, les deux lobes pariétaux inférieurs sont activés alors
qu’ils ne le sont pas par chacun des conditions séparément. Une correspondance similaire entre vision et son est
réalisée lors de la lecture de mots dans les lobes pariétaux, non dans la même région mais dans des aires adjacentes.
Enfin deux autres régions sont activées lorsque la tâche principale est effectuée. L’une implique le lobe temporal
supérieur des deux hémisphères ; on pense que cette activité correspond aux transformations de la notation musicale
en positionnement des doigts. L’autre correspond à la région du lobe frontal gauche situé juste sous l’aire de Broca ;
cette aire jouant un rôle critique dans l’organisation séquentielle de la production de la parole. »
Le contenu est la grammaire elle-même
On sait finalement peu de choses quant à la façon dont le cerveau fabrique sa représentation des sons lors de la
lecture musicale, tant elle présente de formes différentes selon les contextes et les personnes. Plus que toute autre, la
lecture musicale requiert la connaissance, la maîtrise des codes qui assurent la cohérence, voire la signification du
texte proposé.
Un texte musical représente un déroulement d’événements sonores et gestuels qui utilisent obligatoirement et
simultanément le temps (durée des notes et des silences), l’espace (sonore, danse) et une certaine matérialité (propre
à la notion de timbre).
En l’absence de toute signification verbale ou conceptuelle, c’est le jeu de miroirs avec des éléments comparables qui
donne au geste créateur, une première approche d’un sens. C’est la nature des choix du musicien qui l’entraînent vers
tel ou tel chemin qui guide la compréhension. Les émotions potentielles sont le fruit d’expériences déjà vécues par le
lecteur ou l’auditeur qui les compare à celles qu’il pressent chez le compositeur. Pendant des siècles, l’art de la
variation a été le principal outil de formation. Les modules répétitifs proposés dans des formes comme la passacaille
obligeaient les créateurs-interprètes à surprendre, à proposer des solutions nouvelles par le timbre, le changement de
tonalité, le rythme, la dynamique, la polyphonie.
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C’est cette grammaire concrète que les auditeurs comme les musiciens pratiquaient quotidiennement, au point d’en
faire le sujet même de l’œuvre. Les mélomanes penseront naturellement au Boléro de Ravel, au dernier mouvement
de la quatrième symphonie de Brahms, à la première symphonie de Webern, au troisième mouvement du trio de
ème
ème
Ravel, au 4 mouvement de la 8 symphonie de Shostakovitch , ou à la chaconne pour violon seul de J-S Bach.
La question de l’interprétation du texte
Faut-il penser que la notion d’interprétation puisse être le terrain commun entre lecture de textes et lecture de
partitions ? On atttribue à Richard Wagner la pensée suivante : « La musique commence là où s’arrête le pouvoir des
mots ». Même si le propos semble excessif dans la bouche d’un compositeur qui écrivait ses propres livrets, il
demeure que les mots ont essentiellement choisi le registre du discours et de la logique ; à l’opposé la musique ne
peut que susciter des émotions chez un auditeur et les organiser en sorte qu’il y trouve du sens.
Toutefois il n’est pas douteux que les mots aient «également le pouvoir d’émouvoir et de générer des sentiments, des
émotions, ou des passions. L’auditeur ou le lecteur, reçoit un « discours » qui éveille en lui des impressions, des
souvenirs, des réactions à la fois individuelles et universelles. Il s’agit en l’occurrence de projections de lui-même, de
son affectivité. L’interprète est aussi un auditeur et ce qu’il entend est largement ce qu’il veut entendre. En l’absence
de toute univocité du propos on se contente de constater les différences engendrées par les subjectivités, et de croire
qu’elles constituent la nature même du discours.
Malgré l’existence de mots ayant un sens défini, la littérature n’offre guère plus de certitudes que la musique. Ces
artefacts sont des objets sociaux, possédant une fonction de rassemblement ou de séparation des hommes. Les
propos qu’ils suscitent font aussi partie de leur signification.
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NUMÉRO 22
octobre 2010
La poésie
c’est autre chose…
Oxymores et transparences
Qui pourra jamais dire ce qu’est la poésie ? Peu de mots se montrent si vagues et si précis à la fois. Quand on aura
répété que substantif vient du verbe grec « Poiein », faire, on n’aura pas avancé d’un pouce. La « poiesis » est à la fois
processus et acte de fabrication, et par extension objet de cette fabrication. La poésie est un « making », pas un
« doing ». Le mot a pris rapidement cette dimension artistique que nous lui connaissons. Dans ce « faire » il y a bien
l’idée de fabriquer, de faire surgir du néant, mais il y a aussi cette autre idée profondément grecque qu’il n’y a pas
d’objet sans ses attributs de langage. Or le langage ne prend tout son sens que s’il se rattache à un univers qui
dépasse les hommes. Il y a dans les mots que les dieux ont donnés aux hommes une trace de cette transcendance qui
donne une ampleur particulière aux concepts. Et cette place éminente du concept est d’autant plus forte qu’elle est
marquée par le sacré. Dans nos civilisations gréco-latines, il n’y a pas de théâtre lyrique sans hommage aux dieux, pas
de chant sans incantation. Chez Homère, comme chez Virgile bien plus tard, le poème se subdivise en « chants » ; ce
que le latin traduit par « carmina », dont on sait qu’il désignait aussi les textes prophétiques des Sibylles.
Or, la prophétie (comme la formule d’horoscope), perd beaucoup de sa crédibilité si elle est parfaitement claire et
transparente. La poésie a donc quelque chose à voir avec l’obscurité, avec le non explicite. Tous les grands textes de
l’humanité ont joué avec cette feinte, cette probable rivalité, de la lumière et de l’obscurité. Permettre à l’obscurité
d’éclairer des vérités cachées, et faire en sorte que les transparences éclatantes dissimulent des mystères, telle est la
grande habileté de la poésie. « Poésie » est bien un concept par défaut. Issu d’une racine prosaïque, ses multiples
drageons ont recouvert toutes les complexités de l’imagination, tous les questionnements sur les mystères du
monde. Peu importe comment il est parvenu à la signification abstraite que nous connaissons. A tout le moins nous
retiendrons qu’en poésie il s’agit de faire œuvre et acte de langage ; et quand le langage se fait œuvre, il devient acte
pour les peuples.
Si le conte annonce le mensonge dans son « Il était une fois », la poésie cache les non dits dans un perpétuel « en
vérité je vous le dis… ». La poésie se veut révélatrice d’une profondeur des choses, d’un au-delà du miroir, d’une
essence cachée aux simples mortels. Le poète, qui en connaît quelques aspects, n’a d’autre recours que de modeler
les mots, comme il peut, pour qu’ils expriment ce vertigineux espace de l’inconnu dissimulé derrière les évidences
jetées à nos yeux. La difficulté pour le poète est bien de ne pas jouer à « faire des mystères», à se refuser à prendre
des poses de mystérieux, là où gît précisément « le mystère» dans sa violence.
On voit par là que si on se représente bien ce qu’est un poète, on voit beaucoup moins ce qu’est la poésie. Tentons
une image : Le pommier donne des fruits qu’on appelle pommes. Dans le cas de la poésie c’est parce qu’on reconnaît
l’arbre qu’on reconnaît le fruit : confrontés aux seuls fruits nous ne les reconnaissons pas toujours. Etrange paradoxe !
La poésie dans son acception commune est le fruit d’un acte ambigu, un enfant naturel et légitime, né de parents mal
identifiés, parfois plus fruit d’un instant, d’une trajectoire, que d’un lignage. Ecritures de tire-laine, de trafiquants, de
traîne ruisseaux, comme des accidents de la vie, ces laisses de vie ont toujours à voir avec un héritage, un retissage du
verbe pour redire inlassablement les émotions.
Pour toutes ces raisons, et faute d’autre terme, on parle de poésie lorsqu’on est simplement étonné par les mots et
les choses, par l’éclairage qui se fait, par le point de vue où on nous a amenés. La poésie devient ainsi le manteau de
l’insolite, réduite au rang de badigeon universel de l’émerveillement : un paysage est poétique, une rencontre
amoureuse, une recette de cuisine, et selon les circonstances, la démarche d’un passant, une photo ratée, une
installation hasardeuse de plasticien, un silence imprévu, le ronronnement d’un moteur bien réglé, le soleil dans une
chevelure, un mot d’enfant, un atelier endormi sous sa poussière, etc. Serait donc poétique ce qui échapperait à la
pesanteur du réel, à la mesure et à la pesée, au système « sujet verbe COD ». Pauvreté des objets directs, mystère des
objets indirects…
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Un journaliste demandait un jour à Charles Trenet comment il écrivait ; le poète lui répondit : « Je ne sais pas, je fais
des chansons comme un pommier fait des pommes ». Belle évidence, car le pommier ne dit pas, ne sait pas, qu’il
produit des pommes. Pas plus que les rédacteurs de l’Ancien Testament, de l’Iliade, du Mahabarata, ou de la geste
arthurienne ne se savaient poètes, ils étaient aèdes ou prophètes. Dans la Grèce ancienne, le poète a toujours à voir
avec la présence des dieux, et la poésie est bien la pomme de l’arbre poète, même chez Aristophane.
Le poète ne serait-il qu’un être en quête d’azur ? Un voyageur du temps aboli et retrouvé ? Ou plutôt, dans le
crépuscule d’une étrange gare, un colporteur de valises-mots dont on a perdu la clé, mais dont ce préposé assure la
survie en collant sur elles, soigneusement, avec son pinceau enduit de colle blanche, des étiquettes aux lettres
capitales, plus qu’il n’y paraît. Chacune d’elle contient des vies, des émotions, des colères, des incompréhensions. Et
les lettres parfois déchirées dessinent une géographie des aventures, des villes d’eau, de plages, de capitales, de
villages obscurs.
La seule lecture de leurs noms est un champ sonore de poésie où Carlo Vivari côtoie La Bourboule, où Valladolid flirte
avec Naples, et où l’hôtel des voyageurs de Tessé la Madeleine est l’antichambre du Palazzo Veneto.
Le poète a décollé, recopié ces labelles, et entend seul la mélopée de l’Orient-express, du Train Bleu, du Transsibérien,
distinguant dans ce brouhaha mille vies et mille mots mêlés, identiques et étranges.
Et en bon artisan, le poète traque l’inouï, le pas vu, le pas pris, et les installe dans de jolies boîtes qu’il est seul à
fabriquer, pour échapper à la routine, à la cantine des mots. Un jour, dans un almanach, il a lu que les poètes, comme
les alchimistes, transformaient le plomb en or, le banal en rareté, les objets en visions. Ça l’a rendu tout fier. Sauf qu’il
n’aime pas le clinquant, comme la loi du marché, et qu’il se méfie des visions et des visionnaires.
Alors il se contente de faire ce qu’il sait faire, garder ses mots dans la montagne en contemplant Orion. Là au moins il
peut leur lâcher la bride, les laisser brouter ce qui leur plaît, avec qui ils veulent. Il a appris que lorsqu’ils reviennent,
d’eux-mêmes, les choses n’auraient pu être dites autrement. Surtout, il a évité de faire joli en leur mettant des rubans
sur l’encolure, des pompons ici et là.
ème
provinciale. Le
« Excusez-moi, je n’ai pas eu le temps de faire court » disait Pascal rendant le manuscrit de la 16
poète a tout son temps et néanmoins recherche la brièveté du sens, comme une fulgurance chanceuse. A chaque
instant il médite la tragédie du grand Prolixe, exécuté sournoisement par ses créatures, et contemple le miroir
insupportable du temps suspendu au-dessus de sa tête, comme une épée fatale, son juge de paix.
La poésie c’est toujours autre chose, puisque ce n’est jamais la chose. La chose, le poète la laisse à ceux qui flattent les
mots dans le sens du poil. Au contraire, il sait que les mots qui comptent sont des chiens qui vous mordent, avec qui il
faut se battre. Ils voudraient vous imposer que l’aurore soit toujours « aux doigts de rose », le désespoir « un gouffre
insondable », l’amour « frais comme une source ». Mais bien maîtrisés et fermement attelés, ils vous mènent aux
aurores boréales, aux solitudes sereines, aux amours flamboyantes.
Autre chose, « la poésie c’est autre chose », disait Eugène Guillevic. Sans l’ombre d’un doute, et ce n’est pas
seulement une manière de dire. La vraie poésie est comme le geste du peintre, une évidence, au point qu’on se
demande comment on a pu voir le monde autrement, avec des mots si faibles. Cela va bien au-delà de l’excellence. Le
poète en véritable alchimiste distille le verbe et le sens, encore et encore, pour approcher la quintessence. Le plus
étonnant est qu’il parvient aussi à être simple, et au besoin à faire sourire. Il ne communique pas avec ses lecteurs, il
s’installe chez eux, dans leur tête pour entendre ses mots appropriés par des inconnus.
Il laisse aux lecteurs et aux professeurs le soin de parler de poésie puisqu’il ne sait pas ce que c’est. Il a des trucs de
fabrication à lui, comme tout un chacun. Mais ce qui compte c’est l’image parfaite qui le hante, celle d’un cristal, celle
de ses mots fusionnant en une gemme sans égale.
La poésie est, dans sa forme, avant tout un acte de densification ; ce que dit si justement la langue allemande qui
n’utile pas la racine grecque, lui préférant les composés de « dicht » (dense), qui signifie composer ou densifier dans sa
forme verbale : gedicht (poème) et dichtkunst ou dichtung (poésie selon qu’on parle de l’art ou du genre).
Lorsque le créateur veut aller plus loin que ses recettes techniques (le plus souvent), il est comme l’insecte qui se heurte
au verre d’un bocal ; il pressent ce qu’il veut atteindre, mais doit inventer, innover, trouver des cheminements bien à
lui. Son effort est considérable, presque douloureux, et surtout sans fin. Comme pour le randonneur alpestre, le terme
paraît proche, mais ne se rapproche qu’à la toute fin, quand il a renoncé à renoncer.
Ne plaignez pas le poète : il s’épanouit dans le travail, dans le chantier, dans les étais, les repentirs. Il défait la nuit ce
qu’il a fait le jour, car rien ne lui fait plus peur que de poser le point final sans être sûr d’avoir atteint « l’autre chose ».
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Nos chers auteurs grecs ne nous ont pas fait un cadeau en nous léguant le mot « poésie », ce fourre-tout trop chargé
de sens. Si elle était un lieu, la poésie aurait tout de ces «palais des glaces » qu’on voit dans les foires, labyrinthes dont
chaque issue apparente nous renvoie notre image, et nous masque l’essentiel du monde. Un monde qui ne peut
néanmoins prendre corps qu’au travers de nous, de notre histoire, de nos histoires, de nos émotions, de nos
aspirations.
Si vous avez accepté de suivre l’auteur de ce texte dans ces cheminements subjectifs, et provisoires, vous vous
poserez vos propres questions, en pensant aux auteurs que vous avez aimés. Volontairement il n’a pratiquement pas
cité d’auteurs, mais vous devinerez leur écho fréquent.
Malherbe reprenant Platon dans la République se trompait en affirmant que « le poète n’est pas plus utile à la cité
qu’un bon joueur de quilles ».
Pas utile, sans doute, juste indispensable.
Un ouvrage a l’immense mérite de recenser un millier de définitions de la poésie, surtout
d’écrivains.
Son titre nous a servi de fil conducteur ; il s’agit de :
La poésie, c’est autre chose, 1001 définitions de la poésie,
de Gérard Pfister, Collection Cahiers d’Artuyen n°175
1001 définitions de la poésie.
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NUMÉRO 36
Avril 2014
Deux exemples de prêt à parler
« Juste »
S’il est un mot devenu insupportable, auquel on voudrait tordre le cou chaque fois qu’il montre son nez - c’est à dire
environ trois fois par minute - c’est bien ce « juste » accolé à un adjectif et qui n’a de juste que son incapacité à
s’immiscer à bon escient. On parle de tic de langage ; dans le cas qui nous préoccupe, nous avons affaire à une tique,
qui se colle à tout locuteur vivant, qui le contamine, le rend intellectuellement aboulique, se reproduit comme les
vers dans la farine, tout en se donnant de grands airs d’élégance et de raffinement.
Nous avons connu dans le passé nombre de mots « intensifs », adjectifs ou adverbes qui avaient eux aussi proliféré :
dans les années 40, tout était « chic » ou « bath ». Dans les années 60 tout était « super ». Dans les années 70 on était
« Méga » ou « hyper », parfois « super-méga ». Dans les années 80, on ne savait être moins que « géniââââl ». Dans
les années 90 on devient « Géant !», ou modestement « Sublime ! ». Dans les années 2000, face à la pauvreté du
vocabulaire disponible, on passe à l’efficace et sonore « Waaouuuh », frère de bulles des comic-strips de Gainsbourg.
L’enthousiasme passe en rugissant comme la voiture de sport que nous conduisons tous les jours….
Néanmoins, tout ceci relevait d’un certain humour, d’une distanciation. On se distinguait du commun, en riant de soimême. Mais, voici que surgit de nulle part, le terrible, le décisif, le despotique adverbe, ce « juste »,
grammaticalement indéterminé. Comme la tortue de Californie, la grenouille taureau, l’ambroisie, ou la jacinthe
d’eau, ce clone anglo-saxon, aux allures distinguées, a envahi l’onde claire de nos pensées. Ce joli mot, qui jadis
dosait nos effets, comme un compte-gouttes, a tout désormais du clystère. Là où on déposait une modeste larme
d’arôme ou d’esprit, désormais c’est un tombereau d’effets linguistiques qu’on déverse, et qu’on doit regarder
comme une essence rare. Le contester serait faire injure à la justice elle-même, puisqu’elle décrète d’un mot ce qui
est juste. Dire le juste, c’est faire acte de « juridiction », de sa propre autorité. Bel exemple de narcissisme verbal, à
défaut de juste cause. Tout ce qui désormais côtoie le génie -c’est-à-dire à peu près tout-, peut en toute justice,
revendiquer le droit à la démesure dans l’enthousiasme, à l’amphigouri, à l’emphase, au déferlement superlatif, à
l’hypallage, à l’hyperbole, jusqu’à l’adynaton. Ce « juste », trop modeste pour être vrai, appelle la stychomythie si
caractéristique des sociolectes. Chacun l’aura naturellement compris…
La faveur dont jouit actuellement l’art culinaire a ouvert la porte à une longue cohorte de thuriféraires qu’on
reconnaît à leur laudes quotidiennes ; les fidèles connaissent bien leur latin de cuisine et savent célébrer le divin :
« Ce mélange est juste improbable. C’est un cuisinier juste génial. Top, c’est le top ; son plat est Topissime ». Et que
dire de cet autre chef d’œuvre de la nuance « Juste une tuerie » ?
Et tant d’autres encore qui mériteraient qu’on en fasse le recueil. Il suffisait d’un presque solécisme pour qu’un
groupe se reconnaisse, se pense membre raffiné d’une confrérie dont l’élégance se reconnaît à quelques signes
linguistiques convaincus de sortir du commun. Des faits de mode dira l’anthropologue. Un snobisme démocratisé.
Une mode. Rassurons-nous : « La mode c’est ce qui se démode » disait Cocteau. Il en ira nécessairement de cette
« justitude » comme de beaucoup d’autres « approximationitudes ».
Pour mémoire résumons le parcours de cet adjectif qui a pris toutes sortes de sens et d’emplois, bien éloignés de son
origine. Au départ, une racine latine avec le mot « jus-juris », désignant le droit. Est justus ce qui est conforme au
droit, à la rectitude. Un homme juste est un homme qui respecte les lois des hommes, voire celles de la religion. La
racine pourrait être parente du verbe « jurare ». Est juste ce qui est convenable, ce qui correspond à ce qui est
prévu. « Iter justus » : le bon chemin, le chemin normal.
Puis le mot a évolué vers le sens de serré : « Le budget sera un peu juste », « ce pull est un peu juste ».
Devenu adverbe il a pris le sens de « seulement » : Il faudra juste élargir cette porte. Equivalent de « ne… que », il
impose sa simplicité d’emploi, comme dans cet exemple « il faut juste appeler un spécialiste ».
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Pour finir (provisoirement), il est devenu une tournure de renforcement, un presque adverbe, qu’on accole à un
qualifiant, une moyen aisé permettant d’aller au-delà du superlatif pour des mots misérablement ordinaires. Faute
de pouvoir dire « il est très excellent », ou « le plus excellent », on franchit la dernière marche en attribuant le prix du
meilleur des meilleurs, du nec plus ultra, en utilisant dans une prodigieuse audace stylistique, une presque litote avec
un simple adverbe restrictif : « Cette blanquette est juste sublime ».
L’ennui est aujourd’hui mortel, l’erreur est fatale, le génie ordinaire. Les Précieuses ridicules ont eu de nombreux
descendants. Dommage que la fréquentation de Molière soit devenue si rare ; on verrait combien le tableau était
d’une justesse transposable.
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Hors bulletin 2014
« …Et tout… »
une révolution dans l’et cetera…
Et tout, tout ça
On connaissait la matière, on a identifié l’antimatière. En matière de langage, il y a aussi une antimatière. Difficile à
repérer de par l’immatérialité (l’inexistence serait plus juste) de son contenu elle est annoncée par une locution
mystérieuse qui n’a jamais fait l’objet d’un apprentissage canonique et s’emploie assez universellement. Elle est
comme un rideau au fond de la scène, cachant une autre scène où s’amasseraient tous les figurants, tous les acteurs,
tous les décors de productions immédiatement mobilisables. Chacun a pu l’entendre maintes fois prononcée autour
de lui, à la télévision lors d’émissions de télé-réalité ou de reportages au cœur du peuple, le fameux, le durable, le
pudique « Et tout ».
Ce tout-là ne vient jamais seul, il s’annonce toujours par la partie.
« Alors, elle est arrivée furieuse et elle lui a jeté à la figure qu’il la trompait depuis des années et qu’il n’avait jamais
aimé sa famille, et tout. »
Que de non-dits dans ce « et tout », qui aurait pu être aussi bien un « tout ça » lourd de griefs et de menaces !
Dans un autre cadre on entendrait : « Au bureau ça ne va plus, tout le monde râle à cause de la nouvelle organisation.
Il y a ceux –celles surtout- qui sont protégés et les autres comme moi à qui on refile le travail des fainéants ; alors je
dois m’occuper des clients, des envois, vérifier les adresses, et tout ».
« Je suis allée au docteur, il m’a fait de tout, examens, tests, vérification, patin, coufin ». R Covès in Sète à dire, 1998
Pour l’interlocuteur qui connaît la situation, ce « et tout » comprend l’interminable liste des tâches jamais comptées
mais subies. Il pourrait les énumérer dans une litanie sans fin.
Cette globalisation de ce qui pourrait être dit, ramené à une courte expression est curieusement une façon de
fabriquer du détail dans la tête de l’interlocuteur auquel on laisse le soin d’imaginer chacun des éléments. En
procédant ainsi on lui épargne une énumération fastidieuse ; on estime qu’il est assez intelligent pour se représenter
les composantes multiples de cette liste. Paradoxalement, lorsqu’on demande au locuteur de préciser, rapidement le
« et tout » tourne court faute de mots.
La variante de « Et tout » est « Tout ça ». Le démonstratif a pour rôle de confirmer que l’auditeur est déjà au courant
et saurait confirmer et compléter l’information sans aide. Il est largement aussi fréquent que « et tout ». S’appuyant
sur l’approbation de l’auditeur il semble moins empreint d’énergie, d’une certaine résignation, là où le « et tout »
était comme un appel à la rescousse des autres arguments. Le linguiste ne manquera pas d’observer que dans cette
dualité verbale le et semble s’opposer au ça. Le premier annonce, la continuité et l’ouverture, le second signe la
clôture.
Le premier n’interroge pas la philosophie, le second la passionne. Freud y aurait vu un conflit entre le monde extérieur
et le monde du moi et du surmoi. Jeter le ça sur le tout révéler inconsciemment la volonté d’imposer sa subjectivité
brute, son refus des normes du surmoi ; ça a quelque chose d’inquiétant !
Et cetera
En réalité nous avons à faire à une panoplie d’expressions présentes dans toutes les langues dont la plus notable est
bien le « et cetera » latin. Il s’agit d’une formule fréquente dans les textes juridiques médiévaux. Le sens premier est
« et les autres choses ». Etrangement on voit se multiplier les graphies « et caetera » et « et coetera », l’une et l’autres
fautives et semblant être issues soit d’une erreur de copie répétée à l’infini, soit d’une fausse restitution étymologique
destinée à se montrer savants.
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Ceteri signifie « les autres ». On a probablement voulu le faire dériver du « héteros » grec (autre) auquel on aurait
accolé un co (issu de cum). Ce ceterus est rattaché à un dérivé du démonstratif indo-européen d’où viennent
également iterum, idem, iste, ipse…
On le trouve sous forme abrégée à l’écrit à partir de 1511. Sous forme substantivée on le trouve dans une expression
proverbiale aujourd’hui sortie d’usage « Dieu nous garde d’un et caetera de notaire » (A Rey dictionnaire historique
de la langue française).
Et ainsi de suite
Au latin et cetera correspond le très convenable et ainsi de suite qui signifie « De même pour ce qui suit ». Formule qui
insiste sur le fait que les éléments non cités expressément sont de même nature, jusqu’au bout de la liste sousentendue qu’on pourrait fournir.
Cette formule a ses équivalents dans d’autres langues
En Anglais: And so on, ou and so forth (et de même en continuant, plus loin)
En allemand : Und so weiter (abrégé en usw)
En italien: e cosi via (et de même au loin). Sans omettre le très péjoratif « Tutti quanti » (tous autant qu’ils sont, et
tous les autres de même acabit)
En grec: kai ta loipa (et le reste)
En breton : hag al (et les choses)
Expressions populaires
Elles sont uniquement le fait de la conversation relâchée , sont parfois régionales. Les locuteurs ont conscience du
fait qu’elles n’entrent pas dans le registre de l’écrit .
Origine onomatopéiques.
Les bavardages entendus de loin, faute de laisser passer un sens, produisent un bruit. Souvent c’étaient les hommes
qui voyaient dans les conversations des femmes essentiellement un bruit.
Pour imiter ce bruit ils usaient de formules toutes détachées d’une quelconque signification comme
Et patati et patata
Nananana
Bredi breda
Et bla bla bla
Origine obscure et « folklorique »
Et tout le Saint-Frusquin
Cette expression (1628 (au sens d’habit) renvoie aux frusques, aux loques, mais par dérision désignait en argot le
matériel du fripier et l’argent qu’on en tirait. De même le Saint Crépin désignait le matériel du cordonnier. Le nom
imagé d’un saint imaginaire comme Frusquin a contribué à sa popularité.
Et tout le tintoin
Ce mot populaire renvoie au verbe tinter (du verbe bas latin *tinnitare). Lorsqu’un bruit devient obsédant
l’imagination populaire sait l’affubler de suffixes péjoratifs. Tintouin apparaît en 1507 d’abord avec le sens de pensée
obsédante comme une cloche qui carillonne. Plus tard on l’employa pour désigner une affaire qui demande beaucoup
d’énergie.
Patin couffin
Cette expression d’origine inconnue semble issue de l’occitan « pati coffi » francisée en provençal. Elle est déjà
signalée en 1823 à Nice. Certains pensent qu’il faut chercher son origine dans le parler des pieds-noirs. L’expression a
connu un certain succès et on l’entend bien au delà de la Provence ou du Languedoc. Elle renvoie elle aussi aux
conversations futiles qui ne sont qu’un bruit. Les explications sur les mots patin (semelle) ou couffin (panier) sont peu
convaincantes. Demeure une jolie sonorité qui l’apparente au « et patati et patata ».
Il y a toujours quelque chose à analyser dans ces mots ou locutions qui deviennent si naturels à une large partie de la
population que l’on dépasse la notion de mimétisme. Les expressions témoignent de comportements similaires ; en
l’occurrence de comportements privilégiant l’affectif tout en laissant croire que l’énumération non formulée relève du
rationnel. Ce « et tout » se veut globalisateur, ramenant des faits isolés au bercail d’une généralité permettant
d’imaginer tant et tant, et de se faire croire qu’il y a là-dessous des idées qui pourraient même impressionner !
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NUMÉRO 18
DÉCEMBRE 2009
Vocabulaire de saison (1):
Chandelles et bougies,
des mots à éclairer
•
Chandelle (vers 1119) issu du bas latin candela vient d’une racine *cand qui a donné candere (brûler, être
enflammé) et qu’on retrouve dans candélabre, candeur, candide, candidat, incendie, encens. Racine qu’on
retrouve dans le grec *kandaros (charbon de bois), le sanskrit *sandrah (brillant).
Candela unité d’intensité de luminosité
•
Chandeleur : fête des chandelles (festa candelorum.) sous l’influence de festa cereorum, fête des cierges.
•
Economie de bouts de chandelle : dans les maisons bourgeoises et nobles, les domestiques récupéraient les
pieds des chandelles et les revendaient aux fabricants de cierges. Ils avaient donc intérêt à avoir des bouts de
chandelle substantiels ; leurs patrons surveillaient d’autant plus les achats de chandelles.
•
Devoir une fière chandelle : l’expression (1648) renvoie au cierge de reconnaissance qu’on offrait quand on
avait échappé à un péril. On choisissait alors un cierge imposant. Fier issus de ferus qui signifie sauvage était
employé dans le sens de grand, fort, remarquable.
•
Le jeu n’en vaut pas la chandelle (16ème siècle). Les joueurs modestes se rendant dans des tripots devaient
donner quelques sous pour les chandelles utilisées pendant la partie. Mais lorsque les gains étaient dérisoires, ils
ne couvraient pas le prix de la chandelle. Même formule en anglais « The game isn’t worth the candle ».
•
Brûler la chandelle par les deux bouts : métaphore pour ceux qui gaspillent avec excès et brûlent leur vie
sans réflexion.
•
Vente à la chandelle : tradition de vente aux enchères très présente dans le Calvados. Le commissaire-priseur
allume trois bougies ; au premier feu on fait le point des enchères, de même au deuxième feu, et lorsque le
troisième feu est éteint les enchères cessent.
•
Tenir la chandelle : « assister avec plus ou moins de satisfaction à des ébats amoureux ». Certains renvoient
cette expression à une coutume de mariage présente dans plusieurs civilisations qui voulait que le garçon
d’honneur éclaire la couche des mariés, le dos tourné aux dits ébats. De façon métaphorique on le dit d’une
personne qui autorise et protège une aventure amoureuse, comme le confirme la pièce de Musset « Le
chandelier » en 1840.
•
En voir trente six chandelles : effet produit par un choc violent qui fait perdre sa lucidité. Titre également
d’une célèbre émission de télévision crée par Jean Nohain dans les années 60 qui invitait des stars du music-hall.
•
Moucher la chandelle : couper le bout de la mèche consumée avec un outil en forme de ciseaux, permettant
également d’éteindre la flamme.
.
•
Le gars de Falaise : l’arrêté municipal imposait qu’on ne circulât point sans lanterne dans la bonne ville de
Falaise . Mais l’édit n’avait pas précisé que la dite lanterne devait être pourvue d’une « candelle », et surtout que
« la candelle ait du feu–z-au bout ».
•
Cierge (v 1165) est issu de *cereus forme substantivée dérivé de cera (la cire). Cf *keros, en grec. Le mot bougie
vient de « chandelles de Bougie » du nom de la ville d’Algérie (Béjaia) qui fournissait de grandes quantités de
cire.
Ciergier (siergier en 1495), fabricant ou marchand de cierges.
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NUMÉRO 18
DÉCEMBRE 2009
Vocabulaire de saison (2)…
Clair-obscur...
Nuits et terreurs
Avec l’hiver revient le temps des belles histoires. Avec Noël les fêtes de la lumière qui renaît. « A la sainte Luce le jour
grandit du saut d’une puce ». Vérité bien relative, car si le soir gagne un peu, le jour s’attarde encore au fond de son lit
jusqu’au 6 janvier. Mais quel merveilleux signe d’optimisme que de voir dans la nuit qui se creuse encore, la lueur
supplémentaire qui annonce le meilleur.
Les hommes ont toujours été fascinés par les nuits de solstices, avec leur air d’immuabilité et le mystère de leur
changement. Les nuits d’hiver en particulier sont peuplées d’êtres inquiétants, de prédateurs qui profitent de leur
durée pour exercer leurs méfaits ou leurs menaces. D’où les innombrables fêtes de la lumière dans l’hémisphère nord
où on se rassemble autour de flambeaux pour conjurer ces menaces inspirées du Malin. Tout notre imaginaire est issu
du monde rural et les terreurs collectives sont remplies de loups, de lynx, d’oiseaux nocturnes. Quel meilleur cadre
que la forêt obscure parcourue de bruits inconnus ? L’étonnant est d’ailleurs que cette angoisse persiste de nos jours
alors qu’aucun lieu n’est finalement plus sûr qu’une forêt la nuit.
La nuit fut toujours la meilleure pourvoyeuse des dramaturgies mentales. Elle agit comme une matrice inaltérable de
nos émotions, en faisant naître des songes incompréhensibles peuplés par nos ancêtres de striges, de succubes et
d’incubes, et autres harpies déjà familières aux auteurs de l’antiquité.
Le clair-obscur
ème
Jusqu’au 20 siècle il n’y a guère que deux inspirations dans l’art occidental : la mythologie et le monde biblique. Ces
deux univers ont été le filtre de toutes les représentations de l’homme, dans sa beauté et ses passions, ses abjections
et ses grandeurs. Ces références sont au cœur de la représentation de toute réalité. Elles renvoient inéluctablement à
la recherche d’une eschatologie, confiante ou désespérée.
De leur côté, les peintres ont très vite su ce qu’ils pouvaient tirer de l’obscurité, puisque montrer c’est cacher. Le clairobscur qui nous fascine chez le Caravage, Rembrandt ou Le Nain, est bien de l’ordre de la théâtralité en peinture. Les
chandelles, les lanternes, les miroirs qui en renvoient l’éclat nous disent ce qu’il faut regarder et comment le regarder.
C’est presque toujours vrai des peintures de « vanités », comme de toutes les scènes familiales.
Parangons du clair obscur, les innombrables scènes de Nativités. La naissance de Jésus est à la fois symbole de divinité
et symbole d’humanité ; il est le nouvel Adam sur qui reposera un monde nouveau, la lumière renaissante dans
l’obscurité de l’homme perdu. Au-delà du message spirituel, l’enfant nouveau-né parle à nos émotions, puisque c’est
notre fragile humanité que nous contemplons, et l’image de nos descendances entrevue dans un lointain passé.
Elément indispensable de ces scènes, le fanal, la lanterne, la chandelle, comme écho de l’étoile annonciatrice. La
flamme de la bougie est ainsi au cœur de nos émotions, de notre sentimentalité diront certains. Par sa fragilité, son
mouvement, par les ombres qu’elle génère, par sa chaleur dérisoire, la chandelle est un formidable moteur
d’émotion : elle réunit autour d’elle ; elle appelle les mystères ; elle rassure à son contact ; elle réveille mille souvenirs
de notre enfance, délicieuses petites peurs et grandes angoisses ; elle nous rappelle tous les contes, toutes les
légendes, tous les mystères, tous les miracles ; elle réveille les cavernes de nos lointains ancêtres, les chants dans les
églises, les théâtres ou les cirques, la peinture, la lanterne magique et le cinéma, etc. Et de toutes les terreurs
inspirées par l’ombre surgit la plus angoissante, celle de perdre le feu, faute de le surveiller pour sa tribu.
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La fin du rêve, le rêve de progrès
La fée électricité et Edison, son bon génie, ont inventé, bien après Mazda et Zoroastre, un autre monde capable de
repousser les ténèbres. Le palais de l’électricité à la foire universelle de 1900 a révélé à tous l’abolition de la nuit,
particulièrement dans les villes où s’oublie la frontière entre jour et nuit. Dorénavant, la nuit, naturellement destinée
au repos, et à l’inactivité, pouvait devenir temps privilégié pour le travail. Le monde de la mine se projetait à la
surface, comme dans un miroir des « Indes noires » de Jules Verne.
Les lumières si nécessaires à la sécurité, devinrent également les meilleurs des agents commerciaux, en mettant en
valeur tout ce qui pouvait se vendre de jour et de nuit, objets et êtres humains. Enfin, l’ombre n’était plus que dans les
âmes. Invendable ! Peut-être ! Seuls les théâtres dans leur obstination persistèrent à jouer le mythe de la caverne
pour nous éclairer sur ces ombres-là.
Lumière et électricité étaient d’ailleurs synonymes, et nos grands-parents « payaient la lumière » qu’on économisait
comme la chandelle auparavant. Chacun se souvient que le Général de Gaulle éteignait spontanément chaque pièce
inoccupée à l’Elysée.
Avant l’électricité le monde avait deux images : le jour qui donnait une vision objective des choses, était sans rêves,
paillard, guerrier, peu inquiet ; la nuit qui ouvrait les cages de l’inconnu confondant rêves et réalités.
La lumière traçant un cercle au cœur de l’ombre s’y impose comme image de la quête du savoir, modeste, à tâtons,
redoutant l’aveuglement du grand jour. L’éclat du jour révèle l’étendue illimitée de ce qu’on ne saura jamais. Aussi,
progressivement, nous avons réappris que la lumière électrique n’éclairait qu’un peu plus loin, un peu comme
l’expérience qui, selon le sage chinois, n’éclaire que le chemin parcouru.
La renaissance de l’insignifiant
Puisque tout devenait égal à tout, puisque le mystère devenait grand spectacle au cinéma, puisqu’on n’utilisait les
pleins feux que pour mieux nous cacher l’essentiel, puisque éclairer était d’abord éblouir, la lumière ne pouvait venir
que de ces petits objets anodins, qu’on sort quand on est en panne d’électricité, pour les soirs de fête, ou pour les
anniversaires, nos chères et dérisoires bougies !
Philippe le Bel avait édicté une ordonnance réservant l’usage des chandelles et torches de cire aux personnes
« élevées en dignité », et à l’église. La chose était presque naturelle si on se souvient que les abeilles de l’Hymette
fréquentaient ordinairement les dieux de l’Olympe ! La cire avait cet avantage qu’elle fumait peu, contrairement aux
grassets et autres lampes à huile éclairant les demeures, et contrairement aux torches mêlant résine et suif quand on
sortait du logis. En ces temps de réflexion sur notre atmosphère, la bougie est une sorte de petite sœur des vivants
dont la vie tient à la consommation d’oxygène.
Allumer et souffler des bougies, c’est plus que compter les années passées, c’est être fidèle à l’ombre perdue, c’est
tendre une main à nos prédécesseurs devenus ombres eux-mêmes. Inconsciemment, c’est retrouver les gestes
mystiques du culte des ancêtres, c’est réveiller nos doutes, et tout ce que la lumière avait endormi. C’est simplement
aussi s’abandonner à une inépuisable trace de l’essentiel.
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NUMÉRO 35
Décembre 2013
JOUER, JEU,
une question de mots
Les catalogues de jouets, si généreusement distribués dans nos boîtes à lettres, et si « opportunément » destinés à
donner des idées aux enfants, pour leur lettre au Père Noël, sont autant d’invitations à réfléchir sur le verbe JOUER,
central dans la vie de l’enfant et sur son inséparable accessoire, le jouet.
Le dictionnaire nous donne de nombreux emplois du mot : jouer à la balle, à la poupée, être joué, mais aussi être le
jouet du destin, se jouer des difficultés, jouer de malchance, jouer du pipeau, jouer les idiots, jouer sa vie, etc... Toutes
situations, pas vraiment ludiques ! Si le jeu est source de plaisir, il aussi volontiers source de déplaisir.
Ce que démontrait avec talent le film de Jacques Veber, « Le jouet », avec Pierre Richard.
Jeux de mots, les mots du jeu…
Plus un mot semble simple plus il faut se méfier de son apparente évidence. Tentons de démêler les fils de la pelote
gallo-romaine.
A Rome on employait les mots issus du radical *lud pour désigner le jeu et l’action de jouer. Nous en avons tiré des
mots savants : ludothèque, ludique. Il faudrait aussi y rattacher illusion, éluder, allusion.
Des formes archaïques *loidos, ou *loedos, révélés par l’épigraphie suggèrent une racine *loid. Les ludi sont sans
doute à l’origine des jeux à caractère officiel (ludi circenses), ou associés à des rituels. Ordinairement, ludus désigne le
fait de jouer, le jeu et le jouet. Il désigne aussi le temps libre, donc l’école, comme scholè en grec. On parle ainsi d’un
ludimagister pour désigner le maître qui enseigne.
Plus tard, ludus et ludere se voient concurrencer par jocus (jeu) et jocari (jouer), issus d’une toute autre racine, peutêtre
ombrienne. Il semble que jocus renvoie aux joutes verbales, aux plaisanteries. Jocari serait « jouer en paroles » et
ludere « jouer en actes ».
Dans la langue des premiers siècles après J-C, jocus remplace ludus dans la langue populaire et s’offre une belle
postérité romane avec les mots français jeu, jouet, joueur, jouette, jovial, jongleur, et en italien et espagnol, mots
jocar, jocattolo, jugar, juguete, et même joconda. Mais aussi une solide postérité du côté des langues anglogermaniques : « joke » anglais qui s’applique au seul registre verbal, gauk en islandais (gaukler : le bouffon), gek en
hollandais.
1
Le verbe latin « jocor, jocaris, jocari » pose quelques questions. Pourquoi cette forme déponente (ou medio-passive)
et non une forme active simple, un *jocare, de verbe transitif. La voix dite moyenne en grec indique que l’on est
concerné par une action. Jocor signifie en fait « je suis impliqué dans une action de jeu », donc « je joue ». D’où des
compléments à l’ablatif ou régis par des prépositions. En d’autres termes, la plaisanterie, la blague, créent un ressort
relationnel autonome, pouvant m’y inclure, donc m’impliquer. De son côté ludere appelle l’ablatif : on joue à quelque
chose. Le jeu vient servir mon action. Dans les langues anglo-saxonnes (spielen, en allemand ou play en anglais) le verbe
est transitif et la relation à l’objet du jeu est différente, directe.
Quant au substantif « jouet », il est le diminutif du mot « jeu », par adjonction du suffixe péjoratif *-et/*-ette. Il a été
concurrencé par « joujou » et « jojo », et même par « bimbeloterie » qui désignait des petites choses sans importance.
La signification symbolique du mot n’a cessé de croître au fur et à mesure de l’intérêt que les sociétés européennes
portaient à la psychologie et à l’enfance. Parallèlement on a vu le mot « enjeu » se glisser dans le langage politique et
social. La stratégie est devenue un avatar du jeu, et les desseins, des enjeux.
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Il y eut un temps où, insoucieux de la vie des troupes, les grands « jouaient à la guerre » en contemplant depuis une
éminence le déplacement des bataillons s’étripant. Une image qui faisait le bonheur des peintres de batailles. Un
« jeu » qui se perpétua dans la culture de l’Ecole de guerre jusqu’à la première guerre mondiale. Désormais, c’est dans
l’univers de l’économie et des forces sociales que l’on rencontre cette terminologie. Les généraux sur leur cheval ne
sont plus chamarrés ni emplumés ; les nouveaux joueurs d’échecs portent des costumes sur mesure, installés dans de
vastes bureaux perchés dans des tours de verre ; leur langage est le même, leur souci des hommes aussi mince.
Les autres langues indo-européennes usent de peu de racines pour parler du jeu. Avec paizo, je joue, le grec a choisi la
racine *païd, qui se rapporte à l’enfant. Le groupe germanique recourt à la racine *spl qui a donné play (anglais),
spielen (allemand), et les formes presque identiques en néerlandais, en lette, ou dans les langues scandinaves. Il
semble que play renvoie au « jeu en action », d’où sa fréquence ancienne dans le registre du théâtre et du spectacle.
Les langues slaves (russe, tchèque, ukrainien, polonais, etc...) emploient des formes proches du russe igrat. Pour ces deux
groupes les verbes ne révèlent pas de dominante historique. Ils sont très polysémiques à date ancienne, liés aux
moments de paix, de vitalité sociale.
Le sens secondaire de « pétiller » en russe renvoie peut-être à un sens plus concret. Un peu comme nous le voyons
pour le mot spring (le printemps) qui désigne le jaillissement, le bond, la source, et par extension le printemps
(springtime).
Quant au mot game qui désigne l’objet du jeu, sa racine germanique *gamana apparaît dans le vieux haut allemand
gaman (joie, plaisir), et en anglais dans game (le jeu) ou gamble (le risque, l’enjeu).
Tous ces méandres dans la philologie européenne démontrent à quel point, au-delà d’une apparente évidence liée à
l’enfance, la notion de jeu traduit la complexité des rapports sociaux lorsqu’ils passent du concret au conceptuel.
La puissance du jeu et du jouet
Si le jeu peut avoir toutes sortes de dimensions, en revanche le jouet se situe dans la réduction, la miniaturisation des
choses. Dans cet ordre «…tout est petit dans notre vie », chantait J. Dutronc !
La dînette et sa batterie de cuisine en réduction, la maison de poupée, le circuit automobile, les petits chevaux, une
évocation d’un grand prix hippique, les immeubles de Paris au Monopoly, le train électrique, etc…, autant d’occasions
de vivre en petit quelques émotions à priori réservées aux grands.
Le jeu est avant tout une mise à distance du réel. On y éprouve les mêmes passions, du moins celles que l’imagination
fabrique et veut croire identiques. A cet égard, les couvercles des boîtes de jouets jeux sont de puissants facteurs
d’illusion et de désillusion : le réel y est magnifié par les effets de la perspective et de la couleur.
L’enfant découvre en peu d’heures qu’il a déjà fait le tour des possibilités du jeu. Seuls les bons jeux de société, les
jeux de balle, les jeux de cartes, échappent à cette fatalité. Ils portent en eux une capacité de renouvellement des
événements
amplifiée par le nombre de joueurs. Les imaginaires individuels s’additionnent pour créer un bouillonnement
d’expériences stimulé par la rivalité et l’émulation. Personne n’est dupe de l’insignifiance des faits, mais chacun fait
semblant d’y apporter la plus grande importance, pour l’honneur.
Grâce au jeu on a vécu la guerre, les aléas de la fortune, les conquêtes ou les défaites, la satisfaction de missions
réussies ou ratées. Par bonheur ces épisodes sont inscrits dans un collectif, avec la certitude qu’une nouvelle partie
sera une nouvelle donne qui fera échapper à une fatalité abusive. Le jeu est donc un laboratoire que nous nous
offrons pour mieux comprendre la vie, un univers où même l’échec est permis.
Tous les psychologues ont dit à quel point le jeu est le travail fondamental de l’enfant dans sa construction. En étant
à l’intérieur et à l’extérieur de la réalité, l’enfant apprend à se définir entre l’être et le néant, entre le 1 et le zéro. Seul
le jeu permet cette dualité de position où on agit en se regardant agir, en sachant que les autres joueurs sont dans la
même conscience de la dualité. Il y a là un jeu insécurisant de miroirs, un jeu pourtant créateur de fiction. « Je sais
que ça ne compte pas, mais je fais comme si ma vie en dépendait, comme si les enjeux du monde se retrouvaient
assemblés ».
Jouer c’est apprendre la distance entre le sérieux et le futile, tout en inversant à volonté la polarité de ce circuit.
L’instabilité qui lui est propre est aussi génératrice de connivences, d’alliances, de rejets, de réconciliations, toutes
rapides, toutes arbitraires. Un raccourci de l’histoire et du monde environnant. Un apprentissage sans égal.
Jouer c’est aussi entrer dans l’essence des concepts : cette pierre n’est pas une pierre, elle est autre chose, autre
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chose que je décide et que je nomme, avec les mots du monde extérieur mais aussi avec le regard que je porte sur
eux. De partie en partie, le jeu nous apprend les fondements de la cruauté, avec le sourire de l’innocence. Il faut donc
une vie entière pour cesser de jouer, ou mieux encore pour jouer avec innocence.
La fréquence de ce vocabulaire dans notre quotidien européen met en lumière la place prise par le divertissement,
tant dans les institutions que dans l’activité commerciale.
La promenade dans l’étymologie a ceci de passionnant qu’on voit que les mots parlent plus de nous qu’ils ne
définissent les choses. Ils nous accompagnent dans nos jeux et nos enjeux, mais se jouent de notre naïveté. Ils
promènent l’image de nos doutes, de nos incapacités à être rationnels. Ils sont un miroir aux alouettes de notre babil
collectif, parfois un pis-aller du sens.
Ils accompagnent nos tâtonnements à communiquer, aussi changeants avec les modes et nos humeurs. Ils sont le
bagage que nous emportons dans nos voyages, et que nous refaisons à chaque départ. D’où l’ivresse du linguiste qui
découvre sur ces malles fatiguées la poétique kyrielle d’étiquettes, collées chaque fois que le sens a dû faire escale.
La révolte des jouets
Chaque époque génère son imaginaire et ses créations artistiques en fonction de ses évolutions, de ses rêves et de ses
manques. Nous avons vu par le passé comment le Père Noël avait pris la place de Saint-Nicolas et comment s’était
imposée sa silhouette toute en rondeur, grâce à Coca-Cola, accompagnée de musiques plus sirupeuses les unes que
les autres, le « Petit papa Noël » chanté par Tino Rossi n’échappant pas à la règle (chanson de Raymond Vinci et de Henri
Marinet, qui faisait partie du film « Destins ») de Richard Pottier.
Les cadeaux aux enfants, au départ constitués de friandises, ont cédé presque toute la place aux jouets, dans les
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milieux aristocratiques au XVIII siècle, bourgeois au XIX et dans toutes les couches de la société au XX .
Les fabricants se multiplient et leurs produits touchent progressivement toutes les classes sociales, avec la
mécanisation et l’apparition de matières premières nouvelles. Nous l’avions d’ailleurs expliqué à propos des ours ou
des poupées.
Simultanément se développe la production de contes pour enfants, les éditions spécifiques avec des ouvrages illustrés
(collections roses, bleues, blanches, etc...), les livres animés. Même les éditeurs spécialisés dans les ouvrages religieux
s’engouffrent dans le créneau.
C’est aussi la pleine période de production de chromos, largement inspirés des productions anglaises. L’enfant y
apparaît heureux, gâté, choyé, près d’un arbre de Noël ou pendent des sucreries. La cheminée crépite et diffuse une
douce lumière. Les parents sourient en contemplant le spectacle du bonheur. Chaque âge reçoit ce qui lui fait le plus
plaisir : le cheval à bascule, la poupée de porcelaine et ses dentelles, le fusil, la boîte de couleurs, la toupie, le jeu de
construction, le train mécanique ou électrique.
Cependant les grands auteurs savent qu’il n’y a pas de bon conte ni de bonne littérature sans une part d’ombre et de
souffrance : celle des enfants pauvres qui n’ont d’autre espoir qu’un miracle, celui de Noël qui ne se renouvelle pas
dès janvier arrivé !
Si les enfants ont leur histoire, les jouets aussi s’en découvrent une bien à eux. Passé l’accueil émerveillé, ils sont
maltraités, brutalisés, oubliés, méprisés. Pourquoi n’auraient-ils pas leur revanche sur leurs jeunes tortionnaires ?
Une charmante chanson de Claude Pingault et de Christian Webel, « La révolte des joujoux » (interprétée par André
Dassary), eut son heure de gloire au tournant de la dernière guerre. On y voyait les jouets tenir conseil pendant la nuit
pour se venger de ce qu’ils subissent, puis y renoncer en contemplant le visage innocent des petits.
Dans « L’enfant et les sortilèges » de Colette, génialement mis en musique par Ravel, les jouets se révèlent, à la faveur
de la nuit, malicieux et inquiétant comme des trolls, avec des intentions peu amènes.
Un peu plus tôt, dans le ballet « Casse-Noisette », Tchaikovsky, donne libre cours à la féerie, mais les fées laissent
aussi les objets exprimer le côté noir de leur être.
En 1947, la cinéaste tchèque Hermina Tyrlova réalisa « La révolte des jouets », un court métrage étonnant : dans son
arrière-boutique, un fabricant de jouets en bois a réalisé une caricature d’Hitler ; un officier de la Gestapo le découvre
mais est ridiculisé et chassé par les jouets. Un hommage tragique à Collodi, bien sûr.
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La littérature de jeunesse propose, à l’occasion, des titres détournant le thème de Noël. Toutefois on peut regretter
que soit si peu traitée la thématique des jouets vivant leur propre vie. A signaler tout de même « Que font les jouets
lorsque je ne suis pas là ? » édité par la Grande Récré, qui aborde l’une des acquisitions les plus importantes dans le
développement du jeune enfant.
Pour l’essentiel, Noël se doit d’être fédérateur et porteur de sentiments généreux. Un moment de grâce où les
miracles touchent aussi les cœurs endurcis. Walt Disney y puisera l’inspiration efficace et charmante de certains de
ses films.
La veine réaliste et sombre de l’entre deux guerres qui a produit nombre de mélodrames et de chansons semble s’être
éteinte. Il nous reste Dickens et son « Cantique de Noël » ou les incomparables contes d’Andersen.
Et faute de mieux, on se consolera avec « L’étrange Noël de M. Jack » de Tim Burton. Quant aux deux « Toy story » de
John Lasseter (Studios Pixar), c’est aussi affaire de goûts !
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QUATRIEME SECTION
DES LIVRES
ET DE QUE
QUELQUES
LQUES THEMES QUI S’Y
CACHENT
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NUMÉRO 29
mars 2012
DES LIVRES POUR LES FILLES,
DES LIVRES POUR LES GARÇONS
Déterminisme
ou éducation ?
Dire que les goûts des garçons et des filles diffèrent en matière de jeux, comme de lectures est plus qu’une évidence.
Effet de l’acquis ou effet de l’inné ? On en débat depuis deux siècles. La biologie vient à tour de rôle confirmer la
justesse de position des premiers ou des seconds. Aux jeunes garçons les jeux de conquête de l’espace, de
domination ; aux petites filles les jeux préparant à leur statut de femme, ou à des activités de régulation sociale.
Curieusement, des travaux menés sur les primates ont mis en évidence des comportements semblables, en dehors
même d’un apprentissage explicite : les jeunes guenons s’emparaient spontanément de poupées quand les jeunes
mâles se défiaient en utilisant au besoin des bâtons. Mais, en dehors de l’action des hormones, on a vérifié également
dans certains groupes humains, ou par observation expérimentale, que les contextes éducatifs pouvaient fabriquer
des guerrières et que de jeunes mâles voire des matures, pouvaient s’investir dans des rôles qu’on voyait
ordinairement relever du comportement « maternel ».
Nous ne trancherons pas ce débat. Naturellement nous avons tous un jour été irrités par la caricature quotidienne que
nous offraient nos enfants : la petite fille fascinée par son image dans le miroir, obsédée par sa garde-robe
inévitablement rose ; le petit garçon qui ne se voit qu’en héros ou en superman, et qui explique sans rire que mettre
le couvert, c’est une activité de fille. Face à ces caricatures, combien de fois n’avons-nous pas été persuadés de
l’existence « d’un gène de la fille » et « d’un gène du petit mec » ?
Un univers professionnel de plus en plus féminisé
La répartition des hommes et des femmes dans les métiers confirme cette dichotomie. Les métiers du social, du
verbe, du droit, du soin sont des métiers devenus quasi exclusivement féminins.
Quelques exemples le confirment :
PROFESSION
DATE
% DE FEMMES
Enseignement primaire public en France
1954
2010
65%
82%
Enseignement secondaire, dont
Langues
Lettres
Physique chimie
2011
59,4%
81,3%
76,4%
41%
Professions médicales
Orthophonistes
Orthoptistes
2003
2005
76%
95,7%
92,6%
Pharmaciens de moins de 35 ans
Pharmaciens (tous âges confondus)
2005
74%
63,8%
Candidats au concours de la magistrature
Juges d’instruction
Juges des enfants
2005
2010
2010
2010
79,4%
84, 1%
49,4%
67 ,6%
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A l’école, les garçons les plus en difficultés sont aussi les jeunes les plus attachés aux stéréotypes sexuels traditionnels,
et proviennent de milieux défavorisés. Leur parcours ordinaire est une quasi caricature : élevés par une mère seule,
n’ayant connu que des institutrices, très majoritairement des professeurs femmes dans le secondaire, convoqués au
commissariat devant de jeunes lieutenants femmes, et pour finir devant des magistrates, ils pensent que toutes ces
professions sont des professions de la parole, avec qui on peut négocier. Pour eux, la vie a deux versants : une vie
réelle, sans contraintes, avec les petits trafics inhérents, les vols, les relations humaines sans cadre d’une part ; et
d’autre part, l’autre vie, quasi virtuelle, celle de la norme, de l’ordre, de l’autorité, des savoirs gratuits, prise en charge
par des personnes « qui peuvent toujours causer », et incapables de traduire en actes leur autorité formelle.
Cette féminisation, dont on sait qu’elle est aussi liée à des raisons financières, a été accentuée dans les modes de
sélection des institutions concernées où on a objectivement privilégié les candidates en proposant des épreuves plus
exigeantes pour les hommes. Combien de temps a-t-il fallu pour que les membres de jurys des concours d’assistantes
sociales ou d’infirmières acceptent de ne pas écarter systématiquement les candidatures masculines ?
Légitimement on ouvre toutes les carrières et les formations aux filles. Mais en même temps qui s’inquiète du fait que
certaines professions aient, de fait, exclu les garçons ?
La mixité,
une illusion ou un apprentissage ?
Tout enseignant a eu l’occasion de vérifier qu’à l’école, les garçons jouent entre eux et les filles entre elles. De même
ils ne savent pas travailler ensemble en groupes, et l’enseignant doit leur apprendre la collaboration, et s’opposer aux
« je ne veux pas travailler avec elle », ou « on ne veut pas de lui ». Comportements, goûts, concentration, application
sont spontanément différents. Or, vivre en société suppose d’accepter ce qui ne nous ressemble pas, de se soumettre
aux régulations imposées et de les intégrer à sa propre démarche. En cela, les enfants ne font que reproduire les
attitudes des adultes ; leur tentation est de vivre en clan, entre soi, de n’accepter que sa « culture », et de s’entourer
d’habitudes protectrices.
Ce hiatus est en grande partie le résultat de l’attitude des adultes : une fille doit être une femme en puissance, un
garçon un futur mâle dominant. Malheur au garçon qui veut devenir danseur classique, ou à la fille qui rêve de travaux
publics. Avec les meilleures intentions du monde les adultes « formatent » leurs enfants pour en faire des projections
ou des clones d’eux-mêmes. Dans ce registre, tout aussi pitoyables sont les comportements des pères qui au bord du
terrain de football encouragent leur bambin de 6 ans à avoir un comportement de tueur pour gagner un match, et
ceux des mères qui déguisent leurs filles pour les exhiber à des concours de Mini-miss, ou les affublent
quotidiennement de tenues identiques aux leurs.
La hâte des parents à voir leurs enfants briller pour compenser ce qu’ils n’ont pas eu, et la hâte des enfants à se croire
grands pour épater leurs pairs, se rejoignent dans un affligeant concours de vanité. Le monde éducatif qui devrait
s’insurger contre ces attitudes, par respect des choix de chacun, se refuse néanmoins à porter des jugements et à agir
en conséquence, justifiant le tout par la liberté des familles et la supposée maturité précoce des filles. Il est des
abdications qui ne sont qu’une complicité dans ce crime contre l’enfance.
La maturité :
un phénomène complexe loin des fausses évidences
Garçons et filles sont différents ; ces différences dans la construction de leurs personnalités ne justifient pas de les
traiter inégalement. Cette construction s’étale sur vingt ans, le temps nécessaire à faire aboutir toutes les
maturations, physique, intellectuelle et psychique. Trop longtemps la maturité sexuelle a servi d’étalonnage
chronologique. Les études sur l’adolescence ont la fâcheuse habitude de se limiter aux aspects physiologiques
mesurables qui confortent le décalage filles garçons. Cela masque en fait l’inachèvement de tous les aspects de la
progression comportementale de l’individu qui recouvrent toutes sortes de volets plus complexes tels que le rapport
au réel, au langage, au corps, à l’espace, au risque matériel, et plus largement l’identité sociale (les relations de
soumission ou de domination dans les groupes, les potentiels créatifs, le conformisme par rapport aux normes).
Quand on met ces éléments en parallèle, on voit nettement que les évolutions ne sont pas constantes et que telle
donnée va être privilégiée par un sexe ou l’autre. Les travaux récents montent que c’est vers 22 ans (parfois jusqu’à 24),
que le cerveau a achevé sa construction et que garçons et filles ont réussi à compléter tous leurs « fichiers ».
Même une parentalité précoce ne modifie pas ce schéma. L’individu doit passer par un certain nombre d’étapes pour
devenir adulte et achever son outil intellectuel (cognition et comportement). Les étapes manquées réapparaissent
toujours hors de leur chronologie habituelle; c’est le propre de tous les jeunes à problèmes.
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Il y a là un nouveau regard sur le parcours des individus qui conduit à ne plus seulement soigner les symptômes. Boris
Cyrulnik a d’ailleurs fait évoluer la pensée sur ce sujet en mettant en lumière son concept de résilience. Telle étape qui
dure deux ou trois ans, pourra être franchie plus tard en quelques semaines, à la faveur d’un contexte différent.
Néanmoins il y a des jeunes gens, sans distinction de sexe, qui accomplissent le parcours plus vite que d’autres, quand
les circonstances l’ont permis.
La complexité de ce sujet excède le cadre de ce dossier ; nous y reviendrons un jour.
Le rapport au langage
Dans notre précédent dossier nous avions analysé comment s’élabore l’imaginaire chez l’enfant. L’imaginaire comme
brique de l’identité se construit largement par le langage et plus encore l’attitude que l’on a par rapport au langage.
Les dominantes observées ne sont que des généralités et ne valent pas nécessairement pour les individus considérés
isolément. Le langage traduit à la fois notre capacité à mettre des mots sur les idées et notre attitude par rapport au
réel. En conséquence la pratique du langage est autant un acte de communication qu’un acte signant l’identité.
Nous avons tous observé que les garçons adorent les jeux de mots, les calembours, les contrepèteries, pas toujours
raffinées ; ils sont les champions du détournement des objets comme du langage. A l’inverse les filles n’aiment pas
trop l’absurde, utilisent les mots conformément à leur statut et leur objet. Le langage est le meilleur véhicule de leurs
émotions.
Les garçons se méfient des mots qui pourraient traduire leur état émotionnel. Quand les unes disent « j’aime » ou
« j’adore », les autres disent « ça me botte » ou « je kiffe ». Les premières rivalisent entre elles pour marquer leur
adhésion à ce qui leur plaît par des formules d’intensité jouant sur les intonations comme sur les adverbes. Les
seconds recourent volontiers à l’impersonnel ou à l’agressif « je kiffe » en l’assortissant d’un « grave » ou « un max ».
Pour les premières l’émotion est un facteur social de valorisation, pour les seconds, c’est la sobriété, voire la
sécheresse qui pose.
Etre un mâle suppose une certaine agressivité qui est le signe de la connivence dans le groupe ; être une fille suppose
au contraire de rivaliser d’affects. Comportements acquis, comportements innés ?
Lorsqu’il s’agit de justifier ses goûts et ses choix, les argumentaires sont également différents. Là où une fille dira
« J’aime pas les fleurs mauves parce que c’est une couleur de vieux » ou « Je n’aime pas les œillets parce que c’est une
fleur de radins », le garçon dira : « J’aime pas les fleurs parce que ça encombre et que l’eau dans le vase, ça pue », en
sous-entendant que le décor « c’est un truc de filles ».
Pour le garçon le langage est un simple accessoire de l’action, même dans la narration. L’important est de savoir
jusqu’où le corps peut avoir l’expérience du temps et de l’espace, de connaître les limites matérielles auxquelles se
confronter, quitte à revenir avec des bleus ou des fractures. Chez l’adolescent c’est très visible. Après l’enfance, plutôt
consensuelle, il vit sa modification corporelle en conflit avec son intellect. Son rapport au monde est hiérarchisé :
l’espace où me mouvoir, mon corps dans cet espace, les interdits restreignant mon usage de cet espace, la tolérance
aux codes sociaux, les mots pour en parler entre pairs, et, pour finir dans la confidence, les phrases brèves avec les
siens.
A table, le garçon ne dit pas « Veuillez me passer le sel », il se lève, heurte son voisin, prend le sel, constate la
réprobation, pense « Quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? »; puis il s’assied calmement en disant à mi-voix que « ça manquait de
sel », avant de dévorerle contenu d’une assiette qu’il avait largement remplie le premier.
Pour les filles en revanche, le langage est l’outil primordial grâce auquel on dessine son espace vécu et on identifie ses
limites. Sur le même cas de figure elle procède de façon plus subtile : son « Vous ne trouvez pas que c’est fade ? »
lancé à la cantonade, précède un « Toi aussi tu le trouves…» adressé à une alliée ; puis se met en route
l’opérationnalité en suggérant discrètement à la dite alliée d’allonger le bras jusqu’à la salière ; pour finir, elle
généralise en concluant que l’on avait oublié de saler l’eau des pâtes, mais qu’évidemment lorsqu’on met des lardons
ou du fromage c’est assez salé comme ça.
Deux attitudes, deux stratégies où le langage accompagne le positionnement dans le groupe. Le garçon est dans un
système simple qui met face à face (et pas nécessairement en opposition réelle) sa personne et ce qui n’est pas lui (les
autres). Il privilégie le non-dit aux discours. Aux autres de comprendre ses intentions ! Les mots lui servent d’abord à
commenter ce non-dit ; ensuite, après avoir constaté que l’entourage n’est pas hostile, il introduit le discours.
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A l’opposé l’adolescente, et parfois la jeune adulte, adapte son propos à l’environnement et aux rapports d’influence
qu’elle a observés, où les alliés tiennent une place déterminante. Les affirmations passent par une auto-validation
affective (enthousiasme ou répulsion). Si un discours se construit, ce sera soit pour conforter l’harmonie constatée, soit
pour appuyer une opposition plus ontologique que d’idées.
On voit par là que le langage ne s’analyse pas nécessairement pour lui-même et qu’en matière de maturité, il n’est pas
l’indicateur fiable qu’on attendrait.
Pour toutes ces raisons, dans leur développement, les jeunes adolescentes privilégient les risques, non dans l’espace
physique, mais dans l’espace social. La relation amoureuse en est à la fois le champ d’expérimentation et la
projection intériorisée du monde extérieur. Elles pensent maîtriser les événements par la seule force de leur discours
ou de leur féminité. Internet leur a ouvert un espace illimité (chat, blogs) dont elles mésestiment les risques. Elles
croient trouver dans la communication entre elles une forme de protection, qu’elles habillent avec divers codes
verbaux.
Cette situation débordante du langage laisse penser qu’elles accèdent plus tôt aux concepts. De fait elles s’intéressent
beaucoup à tout ce qui décrit la psychologie, les relations sociales, le lien entre émotion et création, tous éléments qui
font écho à leurs préoccupations. Logiquement l’échange intense entre pairs favorise en partie la réussite scolaire
pour tout ce qui est des matières reposant sur le langage.
Les filles ont une capacité plus rapide pour la pensée holistique, qui permet de mieux s’intégrer à un contexte et à
répondre à la demande institutionnelle ou collective ; elles lisent les modes d’emploi et les appliquent. En tant que
véhicule institutionnel du discours l’écrit « leur parle » ; il est de leur famille.
Les jeunes garçons privilégient la conquête physique de leur espace, et se complaisent dans les risques encourus par
leurs corps. Les dominations se font matériellement. La parole ne suffit pas à affirmer une prépondérance. A fortiori,
l’écrit n’est pas le premier véhicule de la légitimité sociale. Il ne l’est qu’en second. La vitesse fait partie des atouts de
domination. C’est pourquoi ils privilégient l’expérience concrète. Les garçons ont plus d’aptitudes à l’analyse et à la
saisie des systèmes. C’est pourquoi ils cherchent leur méthode sans prendre en compte la démarche qui leur est
proposée. Champions de l’empirisme ils ont du mal à respecter les étapes et ne lisent pas les modes d’emploi. Ce qui
importe à leurs yeux, c’est de trouver cette pensée énoncée, donc valorisée, par d’autres garçons, avec pour
référence implicite, la priorité du corps la « dunamis ».
Une frontière nommée Aimer
Dès l’école maternelle on réalise que les enfants ne cessent de se heurter au verbe aimer comme les insectes sur une
lampe allumée. La pauvreté de la langue française pour désigner les sentiments fait que l’on aime le chocolat, sa mère
et sa fiancée, une paire de chaussures. Ce n’est pas sans conséquence. Nos enfants ont le sentiment que ce verbe est
l’alpha et l’oméga du cœur, donc de l’identité. Pourtant garçons et filles là encore s’opposent. Les unes habillent
chaque instant de petits cœurs roses et n’ont d’autre sujet de conversation que leurs amoureux. Les autres rejettent
ce verbe comme une faiblesse infâme. Mais les deux groupes n’existent que pour leurs conquêtes, comme un signe
d’affirmation sociale.
A cet égard les sociétés occidentales (copiées désormais par les sociétés orientales) cachent leurs profondes inégalités
derrière une image dégoulinante de sucrerie, comme un prolongement des livres d’enfants anglo-saxons. Plus de
bonheur imaginable sans les identifiants de base que sont le chocolat, la vanille, la crème, le tout en rose et blanc. Le
parcours obligé inclut les petites filles exposées comme des pâtisseries, puis l’image cinématographique des mariages,
et pour finir le monde des mannequins. Dans ce monde fabriqué à Disneyland, il n’y a plus que des princesses qui
rêvent de princes charmants, et, cela va de soi, argentés.
Magnifique réussite de cet univers commercial qui a accompagné les penchants naturels…
En cinquante ans, le monde éducatif n’a pas échappé à cette évolution. L’instruction publique privilégiait l’éducation à
la raison, et écartait les émotions. Elle préparait les enfants à travailler dès l’âge de 14 ans (parfois avant) dans les
usines et aux champs. Il n’y avait pas de place pour les moments de faiblesse. En devenant ministère de l’éducation on
a introduit progressivement la légitimité des affects, de la subjectivité, des différences, en oubliant que l’éducation,
c’était aussi dominer son irrationnel. Partir du « ressenti des élèves » est devenu le leitmotiv pédagogique. Le « je
n’aime pas » est désormais perçu comme une liberté incontestable, imposable, sans qu’on ait besoin d’argumenter.
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Le modèle bourgeois et aristocratique est devenu la norme commune. Là où l’éducation familiale fabriquait de futurs
travailleurs, elle fait le choix de produire des modèles uniformes de consommateurs dont l’image sexuée est le cœur
identitaire, voire le moteur commercial.
Les vecteurs de l’identification
Légitimement on a contesté l’image stéréotypée de la famille que proposaient nombre d’ouvrages : Papa au garage et
maman à la cuisine ! Contraste entre le Papa héros, et la maman nounou sous-entendant une sorte de hiérarchie des
rôles. Nos sociétés ont changé et cette caricature est largement dépassée. Il n’en demeure pas moins que nous
persistons inconsciemment à diviser la société selon la mission de ses acteurs : fonction guerrière et de capitolienne
(Mars et Jupiter) d’un côté, fonction nourricière et reproductrice (Cérès et Vénus) de l’autre. Très jeunes, nos enfants
sont spontanément imprégnés de cette distinction archaïque. L’identification sexuée ne vient que plus tard.
Cheminement intellectuel logique que connaissent tous les pédagogues. Lorsqu’on demande à un enfant de définir un
objet, il le fait d’abord par son usage, voire son statut, et bien plus tard, après réflexion, par sa nature. Pour sortir du
classement par l’usage il faut être capable de se décentrer suffisamment et considérer tout être ou objet comme un
tiers autonome.
Pour les jeunes enfants les histoires d’animaux aident à oublier la dichotomie du sexe, même s’il y a des papas et des
mamans ours. Dans les trois petits cochons, ou dans le petit chaperon rouge, on ne sait pas si le loup est un mâle ou
une femelle. Le loup est une abstraction ; en dehors de livres sur la nature, jamais on n’emploie le mot « louve ». De
même l’oie de Niels Holgersson n’est pas nécessairement une femelle. On pourrait multiplier les exemples dans les
contes et les fables.
Si l’enfant acquiert relativement vite les concepts inhérents aux objets et à leur usage, il acquiert beaucoup plus
lentement les concepts sociaux. Pour y accéder il faut s’être détaché du noyau familial réduit, dont l’enfant pense être
le centre. La distinction entre le bien et le mal, si chère aux anglo-saxons, et si mal analysée par leur système
judiciaire, découle de l’acquisition du « licite-illicite » et de l’acceptation de l’arbitraire de son principe. L’enfant jeune
fait une double expérience : celle de l’autorité (principe de force) qu’on lui impose et celle de l’empathie liée au
développement des neurones miroirs. Le système de la récompense qui crée le sentiment de bonheur, à la fois dans le
cerveau et dans le concret de l’échange, donne consistance à cette approche du bien et du mal, comme concept.
Les concepts de la vie sociale (reconnaissance de l’autre, organisation du groupe, sanction, validation, discussion, etc…),
s’acquièrent lentement, à une vitesse variable selon l’environnement. Jusqu’à l’adolescence (et parfois chez des
adultes !), c’est le principe d’autorité qui est le seul guide d’une pensée sociale. La coopération entre pairs apparaît
plus tard, souvent en conflit avec l’instinct de compétition et de rivalité.
L’identité se construit sur la mise en concordance des dominantes personnelles et la pratique du groupe. Tout enfant
opère une projection de soi dans ses rêves, ses projets, ses jeux. Un garçon rêve spontanément en 3D (espace) et en
termes d’outils qui lui permettent de s’interroger sur ses limites. Avec la pré-adolescence, les conversations entre
pairs des garçons célèbrent les « victoires » physiques, l’héroïsme, la maîtrise des risques.
Les jeunes filles se projettent sur un univers plus social où les mots tiennent une grande place, de même que les
instruments de l’image physique. Garçons et filles ne visent pas les mêmes objets de domination aux mêmes périodes.
Les uns sont dans le registre du « dunamis », les autres dans celui du « bios ». Il faut du temps pour intégrer les deux
composantes.
Les livres, un espace de transfert
Le cas Harry Potter
La force de l’œuvre écrite, de la création littéraire, de l’album, c’est d’offrir un terrain de jeux pour le cerveau. Grâce à
lui le lecteur se projette dans cette représentation du monde, figée et pourtant mouvante par les ressources de
l’imaginaire. La façon dont s’opère cette projection mériterait à elle seule un dossier, car elle n’est pas monolithique.
Elle répond à toutes les composantes de la personnalité, à toutes ses progressions, dont nous avons parlé. Le succès
d’Harry Potter est sans doute le prototype le plus intéressant et le plus actuel de cette problématique. Cette saga colle
tout autant aux dominantes de l’enfance qu’à ses manques. De nombreux psychiatres et psychanalystes, comme Eric
Auriacombe, se sont interrogés sur cet ouvrage de J.K. Rowling, qui, à sa manière, était le pendant des tragédies
grecques.
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L’ouvrage est tellement en phase avec toutes les questions existentielles de l’enfance qu’on aurait pu soupçonner son
auteur d’avoir « programmé » son récit pour y intégrer ces composantes. Il n’en est rien et c’est son tempérament, sa
sensibilité et son talent qui ont nourri ce long récit.
Les adultes ont été troublés de voir que des centaines de milliers d’enfants et de grands, qui jusqu’alors ne lisaient
guère, ont dévoré les 7000 pages de l’ensemble. La recette était la bonne ! Comment ne pas se laisser porter par ce
personnage qui porte tous nos fantasmes : l’orphelin qui échappe à son malheur, le destin marqué par une cicatrice
douloureuse, l’école consacrée à la magie, la capacité à voler, le trio d’amis, le personnage idéalisé d’Hermione, les
êtres fantastiques peuplant le ciel, le combat permanent du bien et du mal, et plus encore l’accès à l’invisible porteur
de réel. En un temps où l’irrationnel triomphe, où les gens veulent croire à l’incroyable, Harry Potter a développé avec
plus que du talent ce rêve rendu inoffensif par sa dimension littéraire.
Le phénomène de mode et les adaptations cinématographiques aidant, Harry Potter a légitimé la fiction. Chacun a pu
se projeter dans les personnages, dans ce paysage de légendes et de châteaux hantés. Tout s’inscrit dans la succession
des rites de passage : l’enfant abandonné, confié à une famille méchante, la découverte de son destin d’exception, les
formules magiques, les parents morts qui réapparaissent, les amours enfantines, l’amitié scellée, etc... Qui n’a rêvé de
ce destin ?
Avec son Seigneur des anneaux, Tolkien avait produit une œuvre plus abstraite, plus éloignée de l’humain. Bien plus
tard, bien que le personnage éponyme soit masculin, J. K Rowling a su additionner tous ces ingrédients pour produire
une œuvre parlant à tous. La dimension « d’héroïque fantaisie » gommant ce qui aurait pu gêner certains lecteurs, à
savoir toutes les références littéraires, à Dickens en particulier.
Des réactions spécifiques
On peut s’interroger sur les raisons qui faisaient qu’on faisait lire Jules Verne aux garçons et la comtesse de Ségur aux
petites filles. Traditions sociétales, sans aucun doute. Représentation figée des deux sexes, probablement.
Néanmoins prescription ne vaut pas adhésion. Si les unes et les autres ont aimé ces lectures, c’est aussi pour des
raisons plus comportementales. Le formatage des deux sexes commence très tôt, mais force est de constater que les
attitudes et les intérêts diffèrent sans qu’il y ait prescription explicite. Lorsque les enfants choisissent des ouvrages à la
BCD ou au CDI, le clivage est patent. Au même âge, les garçons ne lisent pas de fictions, mais prennent des ouvrages
documentaires et techniques, alors que les filles vont sans hésiter piocher dans des collections qu’elles connaissent :
Fantômette hier, Chair de poule aujourd’hui !
Sans invoquer des ouvrages discutables invoquant une hypothétique distinction entre « le cerveau de Mars et celui de
Vénus », ou comme le « Pourquoi les hommes n’écoutent jamais rien et pourquoi les femmes ne savent pas lire les
cartes routières » d’Allan et Barbara Pease, on sait que l’appropriation de l’espace, des instruments, donc du langage
ne s’opère pas identiquement en un temps T donné. Les garçons pensent en trois dimensions plus volontiers que les
filles, sont statistiquement plus à l’aise avec la géométrie dans l’espace, les mathématiques, les techniques
industrielles.
Ouvrir les champs d’intérêt des uns et des autres n’exclut pas de respecter ces différences dans l’évolution, encore
moins d’en nier l’existence.
Apprendre à penser avec l’autre
L’édition est un marché qui doit connaître ses grands secteurs. Depuis la Bibliothèque rose, issue de la bibliothèque
des Chemins de fer, les collections pour enfants ont fleuri, ciblant les tranches d’âge et le public garçon ou fille. Des
séries ont vu le jour fidélisant leurs lecteurs avec des auteurs prolifiques comme Enid Blyton. Pour le plaisir de se
remémorer nos moments de plaisir, citons-les.
Séries pour garçons : Le club des cinq, Le clan de sept, Cedric, Titeuf, Les six compagnons, Michel.
Séries pour les filles : Charlotte aux fraises, Fantômette, Martine, Caroline, Alice, Princesse Academy, Heidi, Sissi, les
Jum’s, Les sœurs Parker.
Certaines collections offraient un grand éventail thématique comme Rouge et Or ou Idéal bibliothèque. L’intrigue
policière tient la corde depuis plusieurs années avec des séries comme Gueule de loup, Le Furet, L’inspecteur Bubulle,
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Langelot détective, Comment je suis devenu détective. De même les séries pour frissonner de peur comme Chair de
poule, ou les séries tournant autour des fantômes et des sorcières : Casper…
Les ouvrages, comme les revues analysant la littérature de jeunesse sont légion. On en trouve d’intéressants sur
Internet. Harry Potter est un météore dans cette production, sans équivalent réel. Pour autant tous ces ouvrages ne
favorisent l’échange qu’entre pairs, peu entre garçons et filles, comme pourraient le faire des ouvrages documentaires
ou historiques. D’ailleurs les titres de jeunesse conseillés par le Ministère de l’éducation nationale se situent
davantage dans ces veines de la réflexion sociale ou historique. Dans cet univers de lectures conseillées ou orientées,
tout se passe comme si la lecture avait deux univers : un univers accompagné d’un médiateur destiné à unifier une
tranche d’âge, et un autre relevant de la liberté de choix et du plaisir attendu.
La littérature jeunesse n’a pas pour vocation à « formater » les jeunes ; néanmoins la régression des textes valorisant
des modèles humains n’est pas sans conséquences. Les modèles sont désormais des individus gagnant beaucoup
d’argent en peu de temps. Les ingénieurs et les prix Nobel n’ont pas la cote ! Il suffit de regarder la liste des
personnalités préférées des français pour le réaliser. L’abbé Pierre et sœur Emmanuelle décédés, n’apparaissent plus
dans les vingt premiers que des gens de la société du spectacle ou les sportifs. Plus d’auteurs, plus de savants, tout est
dit !
Un temps pour tout
Le monde des bibliothèques, excellent observateur de la production éditoriale et de la demande des lecteurs n’a pas
résisté à la tentation de proclamer le bon et le moins bon. Souvent même on a assisté à l’élimination d’ouvrages
anciens, jugés médiocres, voire mauvais. Proposer le meilleur est toujours souhaitable ; cependant le cheminement
qui conduit à la lecture est plus complexe, plus circonstanciel.
L’enfant comme l’adolescent va à des lectures qui l’accompagnent, qui épousent ses émotions, ses admirations. Le
lien entre l’environnement culturel et les rencontres livresques est déterminant. Défions-nous des positions trop
arrêtées. Des choix jugés mauvais ne sont que des étapes qui ne préjugent en rien de l’avenir. Un livre est une
rencontre. Dans la vie nous rencontrons des gens exceptionnels et d’autres qui le sont moins. S’ils n’entravent pas la
liberté d’évoluer, leur importance est minime. Visiter des expositions majeures de peintres consacrés par l’histoire est
indispensable. Pourtant, visiter des expositions de peintres locaux très moyens permet de mieux comprendre ce qui
les sépare des grands talents, où et comment s’expriment les courants artistiques. On n’ose imaginer un monde de
restaurants où on ne trouverait que des établissements gastronomiques étoilés !
Qu’on aime un mets différent chaque jour, qu’on ait des emballements excessifs n’a rien de surprenant. Il faut aussi
s’être lassé pour aller vers d’autres découvertes. L’enfant se construit ainsi, de passions en abandons, d’abandons en
retours. Cette construction est une navigation au long cours, pleine d’expériences. Si au terme de sa croisière le jeune
a rencontré tous les types d’écrits, les ouvrages vers lequel il va spontanément comme ceux qui lui sont étrangers, la
science-fiction comme le roman psychologique, la biographie comme l’encyclopédie, la presse comme la BD, il sera
outillé pour comprendre l’autre. C’est bien là l’essentiel !
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NUMÉRO 6
Juin 2007
« Le livre objet »
Les librairies nous proposent d’admirables livres animés et certaines maisons d’édition à faible tirage nous font
découvrir des « objets » de lecture qui relèvent autant d’une démarche plastique que d’une démarche d’écriture.
Dans les deux cas les auteurs et illustrateurs rivalisent d’imagination et de créativité.
C’est pour mieux comprendre leurs démarches que j’ai fait le choix de proposer le stage « livre-objet » aux lecteurs
bénévoles de notre association. Le but n’était pas de rivaliser avec des professionnels mais de pénétrer leur
cheminement de l’intérieur.
Lire et faire lire dans le Calvados a fait appel à Virginie Montembault, longtemps médiatrice du livre et qui animatrice
de sessions de formation à destination des assistantes maternelles pour nous apporter son expérience lors d’un stage
destiné à nos bénévoles. Ce qui suit fait la synthèse des contenus travaillés au cours de ce stage..
Distinguer livre animé et livre-objet
Un livre est autant un contenu qu’un objet qui nous parle. Les livres pour enfants doivent parler à leur sens tout
autant qu’à leur intellect. D’où l’importance des illustrations ou des manipulations possibles par les enfants.
Dans les livres animés on mettra les ouvrages qui déploient un décor en trois dimensions avec éventuellement la
possibilité de déplacer un personnage ou des objets, libres ou attachés à une languette.
Les livres objets imposent au lecteur leur statut d’objet avec lequel on échange et avec lesquels on a un contact
important, qui donne sens à la dimension d’objet. Dans cette catégorie on mettra les livres à combinaisons aléatoires,
les livres pourvu de perforations pour laisser voir les yeux, les doigts, ceux qui ont des manchons permettant de jouer
aux marionnettes, ceux qui font des bruits, qui proposent des expériences tactiles, etc.
On pourra aussi leur rattacher les objets qui gardent leur rôle d’objet mais qui sont supports d’un texte (boîte
d’allumettes pour « La petite fille aux allumettes » d’Andersen, rouleaux à dévider, boîtes gigognes diverses
correspondant aux phases d’un récit, tapis de lecture, théâtres d’ombres, décors ludiques (ferme, cirque, ville, etc.)
comportant des petits livres comme autant de fragments de vie, formes de correspondances sous enveloppe (comme
« Le gentil facteur » de Janet Allan Ahlberg, Albin Michel jeunesse), paravents de Kimiko, etc.
L’imagination est sans limites et naturellement la frontière entre les deux genres n’est pas toujours nette.
Avoir un projet
Les réalisations qu’on trouve dans le commerce peuvent intimider et décourager à l’avance ceux qui seraient tentés
par l’aventure créative. En fait le stage nous a montré que la technique est secondaire, si on sait ce qu’on veut
raconter ou faire vivre. La technique s’adapte au projet. L’important est de se poser les bonnes questions :
Qu’est-ce que je veux faire vivre aux enfants ?
Qu’est-ce que je veux leur faire acquérir ?
Quels personnages me sont nécessaires ?
Quelle sera la place du visuel dans la lecture que je ferai ?
Quelles sont mes limites en matière graphique ou de bricolage ?
Quelle va être ma « patte » dans ce projet qui ne ressemblera pas aux productions éditées ?
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Ne pas se donner de limites
L’expérience montre qu’on n’a que les limites qu’on se donne. Il faut faire confiance aux matériaux et à son
imagination. L’erreur serait de vouloir se situer sur un registre techniquement inaccessible. Mais savoir qu’on peut
raconter une histoire en se servant de photos, de sable, d’écorces, de pots de fleurs en terre, de rubans, de
transparents superposés, de tissus, de jouets, en un mot de tout ce qui se recycle, donne des possibilités infinies. La
seule limite sera celle de l’histoire qu’on prend comme fil conducteur.
Pour faire travailler son imagination on peut partir
- des matériaux ;
- de mots qui reviennent régulièrement ;
- de la « projection » des personnages (leur ombre, la façon dont ils se voient, ou dont on les voit...) ;
- des décors qui vont les accueillir ;
- de l’histoire elle-même.
L’important est dans l’adéquation entre le choix de ses matériaux et l’histoire qu’on raconte. Il ne faut pas hésiter à se
fabriquer des systèmes ou des images qui se répètent, tout en jouant des transformations. Vive la photocopieuse !
L’important est que l’objet final ait une cohérence et qu’il soit identifiable par le sens qu’il dégage.
Penser un découpage du scénario
Bizarrement ce n’est pas le plus facile. Toutes les histoires sont souvent trop longues...
Heureusement le visuel permet d’éviter certains discours inutiles et de pratiquer l’ellipse, de suggérer sans décrire.
Néanmoins il faudra savoir ramener une histoire à l’essentiel. Un livre objet dépasse rarement les 10 à12 tableaux ou
scènes. Chacune de ces scènes aura sa part de mobilité et de transformation, certes, mais elle constituera un tout.
L’intérêt de l’exercice est bien de découvrir l’art de l’essentiel.
Le matériel
C’est avant tout du matériel de papeterie et d’arts graphiques. Mais le matériel de récupération, les fonds de tiroir du
bricolage sont largement aussi importants. On travaille du papier, du carton, des matériaux souples et légers qui
demandent de disposer d’outils de coupe : cutter, ciseaux, emporte-pièce, tapis de coupe, règle en métal, pince à
riveter, anneaux, attaches parisiennes, fil, ficelle, etc…
Pour coller : colles en bâton, colles universelles, colle en bombe (jamais près d’une flamme et dans une pièce aérée),
double-face adhésif, pistolet à colle.
Toutes sortes de papiers, de cartons, de matières plastiques lisses ou rugueuses.
Pour faire un livre de grande taille, récupérer des catalogues de papiers peints, de tissus.
Une presse à coller qui se bricole avec deux planchettes, deux tiges filetées et deux écrous.
Pour les couleurs : ce qu’on aime utiliser pour dessiner ou peindre (feutres, aquarelles, acrylique, gouache, collages de
papier de couleurs, transfert de couleurs, adhésifs transparents, etc...).
Pour les textes : l’imprimante de l’ordinateur, les pochoirs, les plumes larges, enfin tout ce qui permet de sortir du
banal.
Des livres pour s’aider soi-même
Ma petite fabrique à histoires
Activités de bricolage et de créations pour 3-7 ans (France-Loisirs)
1001 conseils pour écrivains en herbe de Myriam Mallié et Pascal Lemaître (Casterman)
1001 activités autour du livre de Philippe Brasseur (Casterman)
Le livre du papier, collection ABC, éditions Fleurus
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NUMÉRO 15
janvier 2009
DES LIVRES DE RÊVE :
Petite histoire
des livres animés,
le « pop up »
Parmi les dizaines de livres merveilleux que Noël
met en évidence dans les rayons des libraires, il y a
les livres animés, des « livres à système », qu’il est
convenu d’appeler maintenant du vocable « pop
up ». Nous avons tous eu entre les mains l’un de ces
livres dans notre enfance, ou au moment de
chercher un cadeau. Lorsque nous avons organisé
un stage sur le sujet, nous en avons exploré
(modestement) les techniques.
La possession d’images par le plus grand nombre est
une acquisition finalement récente, liée aux
techniques de reproduction (gravure sur bois,
lithographie, chalcographie, eau forte, héliogravure,
photo, cinéma, image numérisée). Aux lisières de ces
techniques, dans une utilisation détournée, est
apparu le genre du livre animé (modernisé depuis par
des transparents, des magnets, des éclairages), sorte de jeu d’enfant, peu sérieux, peu durable, mais ayant des fins
éducatives surtout pour des enfants rebelles à la lecture et à l’écrit conventionnel.
Le premier « livre à système » connu est une cosmographie de Pierre Apian de 1525 ; des disques mobiles
permettaient de voir le déplacement des corps célestes. Il s’agissait en l’occurrence d’un ouvrage de vulgarisation,
parfaitement adapté au sujet traité.
En 1481, néanmoins, Sorg avait publié à Augsbourg « Les voyages de Mandeville », ouvrage de curiosité sur le nouveau
monde ; les bois gravés ont révélé l’existence de volets pour dissimuler la nudité des indigènes. Autre curiosité
éditoriale, cet ouvrage : « La confession coupée », daté de 1677 du père Leutbrewer en Belgique. Les pages
répertorient les péchés possibles qui sont découpées en languettes. Il suffisait de tirer sur ces languettes en marge
pour être sûr de n’oublier aucun péché pendant la confession.
ème
Au 18
siècle avec le développement du papier, des livres de colporteurs, des planches illustrées, des ébauches
d’ouvrages interactifs, se font jour ; ainsi les Arlequinades de Robert Sayer en Angleterre dont les pages coupées en
plusieurs parties permettent des combinaisons originales d’illustrations et de textes. D’autres ouvrages se font jour
comme les « livres magiques », utilisant des techniques différentes, faisant varier le contenu selon le degré
d’ouverture de ces décors en profondeur.
Dans les années 1820-1840, les innovations se multiplient, le besoin d’image est considérable. L’image peut devenir
spectacle, aussi se multiplient les techniques : lanternes magiques, praxinoscopes, et à l’échelle du spectacle de grand
public l’apparition des « panoramas » dont le plus illustre créateur fut le colonel Langlois, peintre et photographe de
grand talent, cher à notre département. La photo elle-même va tenter de donner une autre vie à l’image en créant
puis en popularisant la vue stéréoscopique.
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Pour l’enfant, ce sont les livres à disques tournants, avec figurines prédécoupées à placer dans un décor, ou à habiller,
à volets, à tirettes, les livres en relief, les illusions d’optique, les livres animés ou à musique qui vont se multiplier. De
même les chromos ou les cartes postales de toutes sortes vont devenir des supports publicitaires pour des produits de
consommation courante. Les éditions religieuses de leur côté réalisent des livres animés dans leur thématique : scènes
bibliques, reconstitution de cérémonies, crèches. Cela rejoint d’ailleurs la tradition des crèches ou de scènes
religieuses en matériaux divers et concentrées dans un volume vitré.
ème
Les grands créateurs du 19 siècle sont anglais et allemands ; ainsi Lothar Maggendorfer qui vers 1880 parvenait à
animer cinq sujets avec une seule tirette. Son cirque en relief comptait 450 personnages. En France les éditeurs
Capendu et Guérin-Muller (Le baron de Montauciel), adaptent une part de la production étrangère et suscitent une
production nationale.
Dans les années 50, la production tchèque se distingue avec Vojtech Kubasta. Jusqu’en 1960, ces livres restent
cantonnés à des productions traditionnelles de Noël, assez stéréotypées. Dans les années 70, on voit renaître le genre
avec des ouvrages plus ou moins didactiques portant sur les arts, sur l’architecture, sur la paléontologie, la préhistoire,
etc… Il y a des succès spectaculaires avec des reconstitutions de dinosaures, de véhicules spatiaux, d’édifices
historiques majeurs, de mise en 3D de tableaux.
Actuellement c’est un véritable feu d’artifice de productions anglo-saxonnes, surtout américaines, qui s’impose. Ces
livres sont extrêmement coûteux à concevoir et à fabriquer (montage à la main), d’où un prix relativement élevé à la
vente. L’importance du marché américain les rend plus accessibles. Nul ne peut plus ignorer le nom de Robert Sabuda
dont les œuvres sont inventives, étonnantes sur le plan technique. Preuve de cet engouement, le métro de Dubai a
été présenté aux médias en un dossier futuriste, entièrement en 3D et jouant de transparents. Autre signe, une
exposition sur le « pop up » s’est également tenue à Paris à la bibliothèque des arts décoratifs entre le 22 octobre
2008 et le 10 janvier 2009, et présentant la collection de la librairie Gagliani.
Ces merveilleux ouvrages sont peut-être trop fragiles pour des enfants livrés à eux-mêmes pour les manipuler, mais en
ce domaine aussi il faut savoir accompagner l’enfant vers son autonomie.
Quelques titres récents :
Kimiko : Le petit chaperon rouge
Ann Gutman et Georg Hallensleben : Pénélope à Paris (Gallimard)
Cyril Hahn: Le pique-nique du petit chaperon rouge (Casterman 2008)
David Pehlan : Blanc (Milan)
Carter et David A : 2 Bleu (Gallimard jeunesse)
Robert Sabuda : Conte d’hiver, Alice au pays des merveilles (Le Seuil), Encyclodino, les animaux géants,
Bonjour Hiver (Milan Jeunesse)
Collectif : « Le pop up » (Fluide glacial)
Dick Denschfield : Le château hanté, Casse-noisette
Le Noël de Tchoupi (Nathan)
Le chevalier en armure (Casterman)
Et mon coup de cœur d’adulte :
Les carnets de léonard de Vinci, avec réalisation des machines (Larousse)
Site : www// livresanimes.com
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NUMÉRO 31
octobre 2012
La scatologie
dans les livres
pour enfants
Scatologie et langage
ème
L'historien du 4
millénaire qui regarderait notre vie quotidienne à partir de nos écrits pourrait se demander
légitimement si les humains déféquaient, urinaient ou flatulaient encore après 1750. En installant une norme
nécessaire, l'Académie a divisé le langage en mots convenables et mots triviaux. Oubliées les verdeurs du Moyen âge,
les turlupinades de la foire, les provocations rabelaisiennes. L'instruction se développant, c'est logiquement sur les
canons d'une langue châtiée et écrite que s'est construit le langage commun.
On a désormais opposé le langage écrit et le langage parlé. Hormis quelques héritages étymologiques, on ne trouve
plus aucune référence aux fonctions élémentaires.
De ce fait, les mots s'y rapportant sont entrés dans le registre de la marginalité. L.F. Céline sera l'un des écrivains
dynamiteurs du convenable, et les horreurs de la guerre de 14-18 aidant, on ne redouta plus dans les livres de crever
en lâchant ses boyaux. Quel paradoxe quand on sait que le Versailles de Louis XIV était un concentré d'odeurs « sui
generis » peu ragoûtantes. Il en allait de même des rues des villes où se déversaient tous les immondices. Clairement,
la vie était « puante ».
Cette dichotomie correspondait exactement à celle de la société. Le convenable était l'apanage des élites dans leur
expression écrite ou en public. A l'opposé, le malséant relevait du seul oral, de la conversation privée, de l'intime.
L'influence religieuse accentua cette opposition entre le corps et l'esprit, reprenant l'héritage platonicien à celui
d'Aristote.
La tête était le siège de l'intellect, quand le corps était soumis aux humeurs qui le composaient, naturellement
corruptibles. Le corps lui-même était divisé en parties plus ou moins nobles. Le cœur, siège du thumos, en faisait
partie. En revanche le bas du corps était d'une autre nature, siège des pulsions et fonctions animales.
Complémentairement toutes les expressions se rapportant à ces fonctions (excrétives ou génitales) ne pouvaient
appartenir au registre élevé. Néanmoins on les trouvait très usuellement dans les correspondances aristocratiques de
haut rang (Marie Leczinska par exemple), ou chez des artistes raffinés (Mozart à l'occasion), relevant d'échanges privés.
Malgré cette pratique généralisée du langage trivial, on observe dans toutes les classes de la société un sens aigu des
niveaux de langage, chacun choisissant ceux qui le caractérisent le mieux. Dans les premiers dictionnaires on signale si
ème
tel mot ou telle tournure est populaire ou vulgaire. Le développement de l'instruction au 18ème puis au 19 siècle
va creuser le fossé entre langage correct ou convenable et langage vulgaire. Les mots sont à cet égard significatifs : un
langage convenable s'accorde aux convenances; un langage correct a fait l'objet de corrections conscientes et
apprises; le langage vulgaire est celui du peuple non instruit des convenances; une expression triviale est celle qu'on
entend aux carrefours.
Ne pouvant employer la plupart des mots se rapportant au « bas corporel », on ne parla presque plus de ces aspects,
faute de mots acceptés. En ce domaine la culture française se calqua sur le modèle latin; on n'urine pas, on ne
défèque pas quand on s'appelle Cicéron, Sénèque ou Virgile. On ne laisse plus que la trace de son esprit, de sa volonté
et de son intellect. C'est ainsi qu'on constate un écart considérable entre la richesse et l'inventivité verbale sur ces
sujets et le nombre extrêmement réduit de mots dans le langage conventionnel. Ceci explique largement la situation
(toute relative) de tabou concernant les expressions en fait utilisées par tous. De même pour le vocabulaire destiné à
l'enfance (pipi, caca, etc...) reposant sur des formes hypocoristiques.
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On serait surpris d'apprendre que jusqu'à la parution de l'ouvrage de Martin Monestier (Histoire et bizarreries sociales
des excréments, publié au Cherche midi), aucun ouvrage d'historien n'avait étudié la façon dont les humains essuyaient
leur derrière. C'est d'autant plus étonnant que nos ancêtres ont subi régulièrement des épidémies comme le choléra
et autres formes diarrhéiques. C'est oublier aussi la signification de ce « Comment allez-vous ? », dont on trouve
l'équivalent en anglais ou en allemand. Les médecins de Molière, tiraient leurs diagnostics de l'analyse des pots de
chambre. Que dire aussi de ces qualificatifs très significatifs qu'on se lançait ordinairement d'une ville à l'autre :
« foireux, enfoirés, embrennés », etc…
Scatologie et littérature.
Malgré la pression des conventions on s'aperçoit qu'il a toujours existé une littérature utilisant largement la diversité
langagière sur ces sujets, et ce dès l'antiquité. Parallèlement à la littérature courtoise, elle est florissante au Moyen
âge, chez les fabliaux, présentant les paysans, les nobles et les clercs dans leurs réalités triviales. Rutebeuf (Le pet au
vilain), Béroalde de Verville, Audigier, Boccace, par exemple se distinguèrent dans le genre.
Chez Rabelais les accents grivois sont autant de provocations que des moments de créativité débridée. L'épisode du
torche-cul n'est pas le moins fameux. On n'oubliera pas non plus Scarron, C. F. Panard, J. Swift (Le grand mystère), ou
Pierre Cusson (Ode à la merde 1807), Paul de Kock. Plus récemment Apollinaire, Louis Ferdinand Céline, Frédéric Dard et
son personnage de Bérurier.
Il est en effet tout un pan de la production littéraire qui utilise largement la grivoiserie, la contrepèterie ou les
paillardises.
Scatologie et enfance
Il existe une pathologie caractérisée par l'usage immodéré de la scatologie, ou du blasphème; il s'agit du Gilles de la
Tourette. Cette pathologie est sans rapport avec notre propos ; ce que nous observons chez nos jeunes enfants relève
de la provocation ordinaire avec les adultes. Jusqu'à 6 ou 7 ans les enfants sont très centrés sur leur corps et ses
fonctions. L'apprentissage du langage leur accorde nécessairement une grande place. Logiquement il en ressort des
tentations scatologiques dans la phase 3-7 ans.
L'enfant se construit sur des éléments matériels, incarnés par les fonctions vitales qui sont autant de données leur
permettant de relier leur corps à l'espace et au temps.
1.
verticalité du système "ingestion-excrétion" : être vivant, fonctionner selon les aléas, les petits désagréments,
le non maîtrisé, l'échu, la fatalité (colique)
2.
horizontalité du mouvement (l'espace, les autres), « aller » quelque part, exploiter ou choisir les espaces de ses
fonctions
3.
circularité de la zone de protection de la personne (bulle): le vent, le pet, la pudeur qui s'installe (la conscience
de son corps comme objet social)
4.
mise en chronologie des moments vécus, non dans la durée mais dans la succession des instants.
Si l'enfant enrichit son langage chaque jour, il le fait dans les deux registres, celui du convenable et celui du proscrit.
Paradoxalement, c'est dans le second registre qu'il fabrique le plus grand nombre de synonymes et de formules
faisant image. Il s'inscrit très tôt dans ce qui est le ressort de la langue verte des adultes.
Ce conflit linguistique est aussi la transposition du conflit entre le langage du corps et celui de l'intellect. Le corps a son
langage et ses besoins échappent en partie à la raison. L'enfant se situe entre ces deux pôles, dans une attraction de
nature différente. C'est pourquoi il entraîne l'adulte sur ce terrain en soi déstabilisant, et qui révèle fortement les
tabous du groupe social.
Au cours de ces premières années, l'enfant découvre l'existence d'une norme sociale forte en opposition avec ce qu'il
a vécu. Pendant deux ans on ne s'occupe que de qu'il absorbe et rejette. Il voit ses parents satisfaits de constater qu'il
a bien mangé, roté, et rempli ses couches. Puis cet univers est effacé d'un coup lorsqu'il est amené à devenir propre.
Mieux, on lui demande d'en faire abstraction dans son langage. Ce hiatus esten soi incompréhensible. L'interdit
génère naturellement la volonté de le contester avec les armes dont les adultes se sont exclus l'usage.
Il existe dorénavant deux univers : l'un officiellement visible, celui des échanges selon les normes d'adultes, et un
second, bien présent aussi, qui exige la visibilité des fonctions organiques, avec son propre langage, réprouvé voire
interdit. Plus incompréhensible encore, l'enfant découvre que l'adulte s'autorise parfois (voire souvent) l'emploi des
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mots qu'on lui refuse, mais utilisés de façon « imagée » : Il me fait chier, je l'ai envoyé pisser, ça vaut pas un pet de
lapin, qu'il garde ses merdes.... Ces formulations sont porteuses de force et d'une violence apparemment efficace aux
yeux de l'enfant. Les employer fait entrer dans le monde des grands, avec leurs outils. L'injure, le blasphème, la
grossièreté sont des signes reconnus de l'usage d'une certaine violence, du refus des interdits. La scatologie traduit
donc à la fois le besoin de voir reconnaître qu'on peut parler des fonctions ordinaires du corps, bien au-delà de l'âge
de deux à trois ans (période où on s'installe les interdits), et la découverte d'instruments donnant accès à la force et à
la violence dans les relations humaines.
En employant ces mots, on peut rabaisser l'autre au rang des produits « indignes » ou « indécents », tout en
reconnaissant la hiérarchie des valeurs. Ambigüité, sans aucun doute, du conflit entre découverte de ce qu'on va
appeler morale et efficacité du réel.
Le parent ou l'éducateur gère ces contradictions comme il peut; il donne des explications qui ne sont claires que pour
lui, mais qui établissent la frontière entre le permis et l'interdit. L'argumentation est simple, binaire : l'autorisé est
beau, gentil, fait plaisir. L'interdit est « vilain », vous range parmi les « pas gentils », les amateurs de « pas beau », les
rebelles qui ne veulent pas faire plaisir. L'enfant accepte cette dichotomie par considération pour l'adulte ;
néanmoins, s'il comprend qu'un acte négatif comme frapper, jeter par terre, ou crier soit prohibé, il ne comprend pas
qu'un mot ou une expression soit méchant, ou lèse vraiment quelqu'un.
Il use donc lui aussi de ces mots qu'on ne garde que pour soi, et tel un volcan, dans ses crises, les expulse pour
affirmer sa force cachée. Il n'est toutefois pas sans remarquer que leur emploi inapproprié tend à faire rire les parents
et proches. Il y a donc une faille dans leur jeu; il l'exploitera sans hésiter ! De même les pairs jouent un rôle fort; quels
parents n'ont-ils pas été excédés par les « caca-boudin » appris à l'école ou à la crèche ?
Ces formules de provocation permettent à l'enfant de dire qu'il appartient à un groupe distinct de celui des adultes;
elles signent un code de reconnaissance, ou plutôt de connivence.
Au-delà, il affirme qu'il est très largement un corps avec toutes ses salissures et qu'il ne voit pas pourquoi on le nierait.
La peur de la chasse d'eau observée chez nombre d'enfants (elle fait disparaître une part d'eux-mêmes), a son équivalent
dans l'évacuation du vocabulaire concernant les fonctions naturelles, dès lors que l'enfant accède à peu-près au
langage de l'adulte.
L'acceptation du langage « convenable » est d'abord un renoncement au versant inconvenant, subversif, qui pose à
tout moment l'énigme de son propre corps.
La « scatologie » dans la littérature pour enfants
Nombre d'auteurs d'ouvrages pour enfants ont exploré ce créneau. Tout auteur sait d'expérience que ses lecteurs
seront plus attirés par la provocation que par le conformisme. Parler de prout, de crottes de nez, de pipi, de fesses, de
zizi, est insolite dans le monde de l'écrit. L'enfant qui retrouve ces éléments a le sentiment qu'on lui est proche et
qu'on rit des mêmes choses.
Les ouvrages ayant recours au langage scatologique répondent à des orientations différentes :
CHOIX ÉDUCATIFS
Pour inciter les enfants à user du pot ou des toilettes et dédramatiser un moment que certains enfants vivent mal. Ces
livres concernent les 2-3 ans, mais ont encore du succès à 4 ans.
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Tout le monde y va, de C. Jadoul (Casterman)
Pas de pot Léo, de Chiche (Ecole des loisirs)
Je vais sur le pot comme un grand, et Léo et Popy sur le pot, de H Oxenbury (Albin Michel)
Le petit pot d'Alfred, de Virginia Miller (Nathan)
Le lutin des pots, de Bärdel Spathelf (Gründ)
Petit ours brun et le pot
Caillou le pot
Crotte de nez (Alain Mets) pour un autre registre
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VOLONTÉ DE DIVERTIR
Au travers d'histoires où les animaux usent de leurs fonctions naturelles sans retenue ni jugement. Si les humains
n'agissent pas ainsi c'est parce qu'ils ne sont pas de bêtes.
Certains titres ont connu de retentissants succès.
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De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête, de Werner Holzwarth
Prout de Mamouth, de Noé Carlain
Le crocodile qui avait peur de l'eau, de Christine Beigel
Petunia, princesse des pets de Dominique Demers
Le Roi Pipicaca, d'Alex Sanders
Walter le chien qui pète de William Kotzwinkel
Pipicaca popot de Laurent Richard
Les uns sont de vraies réussites, comme en témoignent les bibliothécaires, d'autres sont moins convaincants !
A chacun de se faire une opinion et surtout de savoir comment en user avec les enfants.
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Numéro 32
décembre 2012
Les ogres
Une chanson douce que me chantait ma maman;
en suçant mon pouce, j'écoutais en m'endormant...
La petite biche est aux abois, dans le bois se cache le loup, ouh ouh ouh...
Quel parent n'a pas bercé l'un de ses petits en lui murmurant cette chanson d'Henri Salvador; une rengaine aux airs
de vieille mélodie française. Une chanson avec tous les ingrédients du conte traditionnel: la victime potentielle de la
cruauté, le chevalier héroïque, la métamorphose mettant fin à un charme maléfique, et la peur du loup. Une
mécanique dramatique avec son prélude, sa tension, son climax, son coup de théâtre et son relâchement final. En
composition musicale on en retrouve tous les ingrédients: une exposition consonante, les éléments de tension dans
des accords dissonants menant à des tonalités autres, puis ceux qui ramènent à ce qu'on connaît, à la tonalité
initiale, le relâchement succédant à la tension.
Le moteur de cette mécanique est avant tout l'inquiétude, la peur, la peur de la violence qui laisse désarmée. Le loup
en fait les frais car c'est presque toujours lui qui est chargé de la vilaine besogne: dévorer l'innocent (les trois petits
cochons, le petit chaperon rouge, le loup et l'agneau, par exemple). Lorsque ce n'est pas le loup, on fait appel à l'ogre, au
« vorace majuscule ».
Bien que nous soyons à la saison des nuits les plus longues, où les forêts enneigées retentissent des hurlements
sinistres de ses habitants, nous laisserons le loup à son destin canin pour nous pencher sur la menace suprême dans
les contes: la disparition, l'absorption, la dévoration. Dans les constructions dramatiques trois chemins mènent à la
fin d'une vie : la mort à petit feu générée par la dégradation du corps (maladie, faim), la mort brutale d'un individu
(écrasé par un rocher, ou frappé d'une balle), lorsque les Parques coupent le fil d'une vie, et la dernière, la pire de toute,
la dévoration, puisque la victime est consommée vivante. Cette dernière est perçue comme la plus contraire aux
valeurs humaines et divines, la plus anormale, la plus susceptible de susciter l'horreur. Les médias sont un bon
indicateur de cette émotion comme en témoignent leur intérêt face à certains faits divers comme un acte
d'anthropophagie, ou lorsque des chiens ont « dévoré » un humain.
Ces faits sont rares et pourtant ils soulèvent des réactions d'horreur que n'éveillent pas les massacres lors de conflits
armés. La mort est d'autant plus inhumaine qu'elle s'accompagne du spectacle du sang et de la chair. Elle est
« cruelle », au sens étymologique (à rapprocher de cruor , le sang en latin). L'image des chairs lacérées, dépecées
intentionnellement, nous jette au visage la fragile matérialité de notre vie dans un monde où les êtres vivants ne
sont pas gouvernés par la morale et la raison.
Petit inventaire de la dévoration humaine
Les exemples abondent tant dans les récits ou la littérature, que dans les représentations. Tout semble indiquer que
ces éléments préexistent aux grandes civilisations de l'écrit et se transmettent oralement, parfois associés à des
cultes archaïques. On trouve universellement des lieux censés absorber les vivants et les morts, gouffres,
maëlstroms, grottes. Leur sont associés des chamans, des prophètes, des gens mettant des mots sur les peurs
archaïques.
Le premier de tous les dévoreurs mythiques est évidemment Cronos-Saturne qui croque ses propres enfants pour
éviter que l'un d'eux ne le renverse. Sa descendance difforme comprend néanmoins les Cyclopes, dont le plus
célèbre, Polyphème, fidèle aux traditions de famille, traita les compagnons d'Ulysse comme de vulgaires souvlakis.
Pour finir, Cronos fut jeté dans le Tartare (encore un signe!). C'est là qu'en compagnie d'Hadès-Pluton, il se fit grand
dévoreur d'âmes et de corps, tout comme Scylla, le sinistre compère de Charybde, monstre des profondeurs
marines. Parmi les peuples étranges que croisa le héros d'Homère, il y avait le peuple des Lestrygons, cannibale à ses
heures de repas. On n'oubliera pas non plus le Minotaure vengeur et affamé qui réclamait sa ration de jeunes gens à
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Athènes. Différemment, mais non moins sanguinolent, le culte dionysiaque apporta sa charmante contribution dans
des pratiques de possession divine qui s'accompagnaient de démembrement et dévoration des intrus (Cf. « Les
Bacchantes » d'Euripide). Les parages de l'Olympe avaient vraiment quelque chose d'infernal.
Plus sérieusement, il existait à Rome un culte consacré à une divinité infernale appelée Orcus. Ce nom sans doute
prélatin, probablement étrusque est à l'origine du mot « ogre ». On peut sans doute aussi le rapprocher du grec
oruga (accusatif de orux, la baleine), qui aurait aussi donné son nom à l'orque (épaulard), dont la signification serait « le
gros ventre ». Il semble bien que l'étymologie de ces mots soit redevable d'une racine *wer/wor qu'on retrouve dans
vorare. L'ogre dévore parce qu'il a besoin de nourrir son gros ventre. Le monstre marin est bien prédestiné à manger
Jonas. Tout comme le pauvre Pinocchio qui eut droit à semblable mésaventure. Quant à Moby Dick, c'est sans doute
un avatar caché de ce thème archaïque.
Le Moyen-Orient ne fut pas en reste en ce domaine. Ainsi voit-on que la Bible s'en prend au culte rendu à Moloch, un
faux dieu plein de cruauté, qu'elle associera au Veau d'or. On ignorait alors que le mot « molek » (hébreu *mlk) désigne
le sacrifice des nouveaux nés et non une divinité. De semblables sacrifices se faisaient chez certains cananéen au dieu
Ba'al Hammon, ou à Tanit chez les Carthaginois, tous issus du monde phénicien.
Si la romanité a effacé les traces d'anthropophagie, en revanche le moyen âge l'a fait réapparaître, comme en
témoigne la condamnation qu'en fait Charlemagne dans le capitulaire de 789 interdisant de dépecer et consommer
les femmes soupçonnées d'être sorcières. Il semble d'ailleurs que toutes les périodes d'invasions « barbares » se
ème
soient accompagnées d'actes de cette nature. Au 12
siècle, les protagonistes des croisades apportèrent leur
contribution à l'inhumanité par la consommation de brochettes humaines, comme le relate par oui-dire vers 1120, le
chroniqueur Raoul de Caen. On n'en finirait pas de faire la liste des chapiteaux romans en toutes régions présentant
des monstres, animaux ou diables, avalant goulûment des humains, par la tête ou par les pieds.
C'est à la découverte de l'Amérique que l'on doit aussi l'introduction dans notre langue du mot « cannibale » issu de
la déformation du mot caribe, ou canibe, employé par les Taïnos découverts par Christophe Colomb. Les textes de
Las Cases, Jean de Léry, André Thévet ou de Hans Staeden ont révélé le côté ordinaire de cette pratique. On
apprend ainsi que certains capitaines espagnols acceptaient que les indiens alliés soient accompagnés de leurs
prisonniers destinés à être mangés. On réalisa ensuite à quel point l'anthropophagie était chose courante dans les
deux Amériques, en Afrique, ou dans le monde Pacifique. Pratique qui fascina le monde occidental et contre lequel
luttèrent les missionnaires, comme le pire de tous les sacrilèges. Naturellement ce phénomène traduisait des
conceptions locales spécifiques du lien social, et les anthropologues comme René Girard et Claude Lévy-Strauss en
ont explicité la complexité ethnologique.
Si le mot ogre apparaît en 1300 dans la langue française, c'est avec le sens de « païen féroce », désignant aussi les
« barbares » qui ont envahi la chrétienté ; le mot étant communément rapproché de son homonyme « ogre » ou
« ougre », déformation du mot « hongrois ». Le sens de « géant se nourissant de chair humaine » apparaît plus tard
dans les contes de fées, chez Perrault en particulier dans Le Petit Poucet (1697). L'ogre vit avec une ogresse (première
mention du mot) et sept petites ogresses prêtes à ressembler à leurs parents.
Les géants étaient déjà très présents dans l'imaginaire collectif français comme en témoigne le grand nombre de
lieux appelés « Gargan » ou « Gorgon ». Rabelais s'en est emparé pour créer ses personnages de Gargantua et
Pantagruel, créatures truculentes, sans mesure, à l'appétit féroce, et relativement débonnaires.
Pour autant l'anthropophagie, jugée et perçue comme un tabou au même titre que l'inceste, a persisté jusqu'à notre
époque, pour des raisons de survie, pour terrifier l’ennemi par l'exemple, pour l'humiliation suprême qu'elle incarne,
pour des prétextes religieux, etc… Cette barbarie n'impliquait pas que la soldatesque ou les populations mourant de
faim : en témoigne le vice-amiral Mori qui se fit servir la « viande » d'un aviateur américain, au Japon en 1945.
La littérature jouant des contrastes, et réveillant des sentiments ou émotions enfouies en nous, on comprend
pourquoi persiste la terreur d'être dévoré.
Nos amies les bêtes qui nous aiment trop
De tous les prédateurs l'homme est sans doute le plus bestial, le plus capable de violence gratuite. Pour autant les
bêtes peuvent à leur tour se montrer également inhumaines; selon les climats et les peuples la menace sera
incarnée par l'ours, le tigre, le loup, le crocodile, le requin, l'orque, la baleine, le serpent. Le jardin d'Eden n'a sans
doute jamais existé, mais la lutte pour les territoires est plus impitoyable que jamais entre l'homo-sapiens et ses colocataires. D'ailleurs, lorsqu'on veut qu'ils incarnent une menace, on les affuble de sentiments humains au point que
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les animaux de compagnie sont devenus des projections domestiquées de l'animal qui est en nous. La sentimentalité
de notre temps est bien devenue le meilleur rempart contre les sentiments...
Les livres pour enfants utilisent à cet égard toute la palette de ces représentations :
o l'animal avec l'homme
o l'animal avec les animaux
o l'homme avec les animaux
L'animal y paraît tantôt comme menace, tantôt complice ou collaborateur. Inversement l'homme peut être ami ou
menace pour les bêtes.
Les auteurs choisissent leur registre en fonction du caractère de leur création. L'œuvre est d'autant plus intense
qu'une menace existera sur les personnages, et qu'au terme de l'épreuve ils surmonteront la difficulté. Ceci explique
pourquoi le loup est à ce point central dans la production européenne, le lion dans les régions où il existe ou a existé,
le crocodile en Afrique. Peu de chances de trouver en grand nombre des contes prenant pour héros le gnou, le
chacal, le bison ou le chamois !
Dans les contes traditionnels non expurgés, non adoucis par de multiples adaptations, le loup est un dévoreur sans
pitié, un mangeur d'hommes. Parmi les textes les plus emblématiques, le plus universel est « Le petit chaperon
ème
rouge » ; cette histoire se racontait déjà au 11 siècle.
Le loup dévore la grand-mère, met de côté une partie des morceaux et convie l'enfant à un repas où il lui sert la
chair de sa grand-mère et lui fait boire du vin (en fait le sang). Perrault puise dans la centaine de versions connues les
éléments qu'il publie en 1698.
C'est le moment où l'Europe subit le petit âge glaciaire et connaît le plus grand nombre d'attaques de loups (entre
500 et 1 500 enfants victimes par an).
Les frères Grimm proposèrent d'autres versions, et firent intervenir un chasseur pour sauver l'enfant et sa grandmère. Dans le trio de tête on trouve aussi Les trois petits cochons (récit du 18ème), ainsi que Le loup et les sept
chevreaux (Grimm, 1812). Les versions d'origine se distinguent de celles qu'on connaît maintenant : deux cochons sur
trois, et six chevreaux sur sept sont dévorés sans autre forme de procès. Mais pour adoucir les dénouements, on fait
ouvrir le ventre du glouton, le couteau libérant ainsi les innocentes victimes avalées trop vite, sans mâcher…Pierre et
le loup de Prokofiev proposa les mêmes ressorts. Comme « Le loup et l'agneau » de La Fontaine, La « chèvre de
Monsieur Seguin » ignorera ces adoucissements. Heureusement !
A force de vivre dans les fictions on oublie que la fonction première de ces récits était bien d'avertir des dangers
réels encourus. Symboliquement et de façon détournée, on mettait ainsi en garde contre tous les risques de violence
que courait l'enfance.
Quand l'homme fait la bête
La littérature offre une belle collection de personnages sanguinaires; il faut dire que l'histoire abonde en faits
abominables pour la nourrir. Tous n'ont pas cédé au plaisir de la chair humaine, mais beaucoup à celui du sang, leur
imagination n'ayant aucune limite en matière de turpitude.
Barbe bleue est bien situé sur la liste: après avoir tué six épouses, il manque de peu la septième qui le fait exécuter
par ses frères. Même si chez Perrault l'action se passe chez des paysans, nul doute que le modèle est bien Henri VIII
d'Angleterre. Il ne fut pas le seul à briller en matière de cruauté et de sadisme : Gilles de Rais, fit disparaître des
dizaines d'enfants et de jeunes gens avant d'être exécuté. Vlad III, dit l'empaleur, nourrit le personnage de Dracula
(sous la plume de Bram Stocker), et fit, dit-on, des dizaines de milliers de victimes dans une véritable orgie de sang. Plus
modestement, certaine reines ne le cédèrent en rien aux hommes en matière de violence et de turpitudes; ce n'est
pas pour rien que Frédégonde, Brunehaut, Elizabeth d'Angleterre, par exemple, furent appelées reines sanglantes !
Près de nous le génocide juif, celui du Cambodge, ou celui du Rwanda ont montré que l'horreur n'avait pas de
limites. La Vendée garde même encore aujourd'hui le souvenir des colonnes infernales de Tureau. Les folies
collectives ont toujours amené certains au sacrilège absolu: manger celui qu'on hait ; on le voit lors de la prise de la
Bastille, à Caen même en août 1789 avec le massacre du vicomte de Belzunce, à Hautefaye en 1870, lorsqu'une
rumeur conduit à massacrer puis à manger un innocent de passage, Alan Moneys (cf. « Mangez le si vous voulez », de
Jean Teulé) .A cet égard, la réalité a toujours été plus imaginative que la fiction.
Les terreurs ancestrales perdurent chez les peuples, qu'elles soient le fruit de la faim, de la guerre, du loup ou de la
barbarie humaine. Si la littérature les embellit en parant les événements de passions humaines, d'aventures
amoureuses, ou de sentiments élevés, qui adoucissent l'horreur, les contes et les chansons populaires en revanche
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entretiennent le souvenir des massacres, des pogroms, des guerres, des famines et le sentiment d'impuissance face
à certaines menaces. Rappelons-nous « Il était un petit navire... ». C'est presque l'histoire du Radeau de la Méduse,
ou de ces sportifs dont l'avion s'était écrasé dans les Andes.
Sacré et sacrilège
Les contes ont toujours eu une vocation « éducative ». Diffusés maintes fois par les écrits de colporteurs ou la
tradition orale ils jouent le rôle « d'Evangiles du peuple ». Ils ne s'adressent pas directement aux enfants, mais aux
adultes et seulement en un second temps aux enfants qui les écoutent avec un médiateur. Bien que dépourvus de
références religieuses, les contes ont un fort rapport au sacré. Nous avons évoqué le nom de René Girard dont
l'œuvre a largement été consacrée à ce rapport entre la violence et le sacré. Les contes de fées posent des
problèmes existentiels dans des termes brefs et précis, au travers de situations simples, voire simplistes, et des
personnages nettement dessinés, correspondant à un type. Le manichéisme y est visible; pourtant il n'est
qu'apparent. Ces situations de menace génèrent une angoisse centrale dans la psychose vécue par l'enfant.
Les contes possèdent des arrière-plans qu'on examine selon sa discipline: l'historien cherche en quoi ils sont une
transposition d'événements vécus par les populations; le psychanalyste les regarde en se demandant si les peurs ne
sont pas des projections de l'inconscient, en particulier pour ce qui renvoie à la petite enfance ou à la sexualité
inconsciente. C'est ce que nous a proposé Bruno Bettelheim il y a plus de 30 ans dans un ouvrage justement célèbre.
« Le petit chaperon rouge » est à ses yeux une métaphore du basculement dans la puberté; « Cendrillon » révèle les
trois mères qui sont en chaque femme; « La belle et la bête » tourne autour de l'Oedipe féminin; « Peau d'âne » est
un récit presque explicite sur l'inceste.
La dévoration n'est pas systématique, elle est comme une fin temporaire de l'histoire, un accord suspendu. On la
trouve brutalement dans « Le petit Chaperon rouge » et « Le Petit Poucet »; dans « La belle au bois dormant », on
attend la seconde partie pour que le prince choisisse de faire dévorer sa mère pour éviter qu'elle ne mange ses
futurs petits enfants.
On rencontre aussi largement cette pratique dans les mythologies germaniques, ou scandinaves. Les trolls n'ont rien
de charmants lutins; ce sont des sortes de géants d'une laideur repoussante que le Dieu Thor, dieu de la Lumière
comme Zeus, combat à coup de marteau. Ils sont l'équivalent nordique des Cyclopes, ces êtres de l'ombre et de la
laideur, grand dévoreurs d'humains. Il y a toujours du fatum dans cette fatalité du sacrilège. Nous l'avons vu avec ces
dieux; c'est encore la même histoire qui se joue avec Médée, qui tue et découpe successivement son frère Apsyrtos,
les huit filles de Pélias, et pour finir les deux enfants qu'elle a eus avec Jason.
Ces vengeances sanglantes sont un rituel de rééquilibrage du monde. La trahison est un crime (un scelus) contre
l'ordre divin; le sang en est le prix, dans un déversement de violence, qui a tout de la crise mimétique dont parle
René Girard. Chez les dieux, les demi-dieux et les « héros », le crime doit toucher le fond de l'abominable pour
espérer faire ressurgir la lumière. Même si les actes ont guidés par l'hubris (la démesure), ils ont une sorte de valeur
sacrificielle et rejoignent le geste d'Abraham obéissant à Dieu pour immoler son fils. Les théologiens ont montré très
tôt que la mort de Jésus était le nouveau sacrifice qui régénérait l'humanité et que le rituel de l'eucharistie en était
la transposition symbolique au travers de la tran-substantiation du pain et du vin.
Saint Nicolas et le saloir
Puisque ce dossier accompagne notre bulletin de décembre, un clin d'œil à la légende de Saint Nicolas s'impose, car
il offre une variante originale au thème que nous avons traité. Ce saint homme né à Patras selon les uns, à Myre en
Anatolie en 270 selon les autres, s'était distingué par sa bonté envers les pauvres, les enfants et les veuves, et par les
miracles qu'on lui a attribués. Il aurait, entre autres, sauvé trois jeunes filles de la prostitution à laquelle la ruine de
leur père les condamnait. Il serait mort un 6 décembre 343. Il fit l'objet d'un culte autour de ses reliques,
particulièrement l'une de ses phalanges qui produisait une sorte de baume. Elle fut volée par des marchands italiens
qui savaient probablement quel profit on pouvait tirer du trafic des reliques. Ils la ramenèrent à Bari. Revenant de
croisade en 1087, Aubert de Varangéville l'aurait ramenée en Lorraine, où il édifia une église à Saint- Nicolas-dePort. Les miracles se multipliant, ce lieu devint le centre de la dévotion à lui consacrée. On ne cessa d'alimenter son
hagiographie, et il semble que ce soit saint Bonaventure qui ait rapporté le miracle de trois petits enfants mis au
saloir par un boucher pratiquant l'hospitalité à sa manière.
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Une chanson populaire raconta l'histoire. Ce fut Gérard de Nerval qui la recueillit et la publia en1842 dans « La
Sylphide », puis dans « Les filles du feu, chansons et légendes du Valois » en 1856. Après le crime il fallait refaire
l’histoire à l’envers ; lorsque le grand Saint Nicolas se présenta chez le boucher, ce dernier lui proposa un jambon; il
refusa, puis un morceau de veau qu'il refusa également, demandant
« ...un p'tit salé je veux avoir
qu'il y a sept ans est au saloir ».
Le criminel se voyant démasqué voulut s'enfuir, mais avant de ressusciter les enfants, le saint homme lui dit
« Boucher, boucher ne t'enfuis pas
repens-toi, Dieu te pardonnera ».
et posant trois doigts sur le baril ressuscita les trois petits ; leur mort devenue sommeil annonçant leur nouvelle
naissance.
L'une des composantes des histoires de démembrement et/ou de dévoration, c'est en général le miracle final qui
inverse la fatalité de l'histoire et entraîne parfois le châtiment. Dans cette légende, nous sommes à l'opposé des
personnages de l'Antiquité ; le saint intercède pour que le pardon accompagne le crime. Malheureusement, depuis
cet événement, l’humanité a tout fait pour cacher ses menées coupables à Saint-Nicolas !
L'iconographie de Saint Nicolas est abondante. Je signale aux amateurs d'architecture régionale une superbe clé de
voûte représentant le miracle de Saint Nicolas, dans l'église de Cheux (14). L'église a beaucoup souffert de la guerre
mais a été bien restaurée. Sauvée de la destruction, cette sculpture a été apposée à l'intérieur, sur le mur gauche.
Fais moi peur... s'il te plaît!
Il y a surabondance de récits, de livres pour enfants, qui font appel à l'inquiétude, à la peur d'être dévorés, de ne pas
ressortir du ventre du poisson ou du dragon. Heureusement il est bien rare que le livre se referme sur un drame; les
héros ont su éviter le pire, par chance, par ruse, ou par miracle.
La peur imaginaire dilate le temps et donne le sentiment d'avoir vécu plus et plus intensément. Elle fabrique de la
régression et de la projection. Les amateurs de films d'épouvante, les lecteurs d'histoires qui font peur ne
recherchent-ils pas une seule et même chose : avoir la certitude qu'ils sont bien vivants. Si la peur est délicieuse, le
réconfort n'en sera que plus délectable.
Des titres, en guise d'amuse-bouche...
o
Les plus belles légendes d'ogres et de géants, de Viviane Konieg (La Martinière jeunesse)
o
Ma grande histoire d'ogre, de Pascale Vilcolet et Claire Renaud (Fleurus)
o
Histoires d'ogres et de géants, Elena Bolzano (éd Flies France)
o
Contes d'ogres et de sorcières (Milan)
o
L'ogresse en pleurs, de Valérie Dayre (Milan)
o
Une prison pour monsieur l'ogre, de Grégoire Solotaref (L'école des loisirs)
o
L'ogre, le loup, la ptite fille et le gâteau, de Philippe Corentin (L'école des loisirs)
o
Lapin chéri, d'Alain Mets (L'école des loisirs)
o
L'ogre maigre et l'enfant fou, de Sophie Cherer (L'école des loisirs)
o
Le jour où l'ogre a volé, de Christian Oster (L'école des loisirs)
o
Le géant de Zeralda, de Tomi Ungerer (L'école des loisirs)
o
Le déjeuner de la petite ogresse, d'Anaïs Vaugelade (L'école des loisirs)
o
Le jour du Mange-poussin, de Claude Ponti (L'école des loisirs)
o
Histoire d'ogre, de Magdalena Guirao-Jullien
o
L'ogre qui avait peur des enfants, de Marie Hélène Delval, et Pierre Denieuil (Bayard)
o
Le petit ogre veut aller à l'école, Marie Agnès Gaudrat (Bayard)
o
Promesse d'ogre, de Benoît Debecker (Sarbacane)
o
La femme de l'ogre Tartamido, de Marie Mousse
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o
L'ogre de Silensonge, de Véronique Massenot (Hachette)
o
L'ogre de Barbe-trouille, de Muzo (Nathan)
o
L'ogre tendre de Dominique Maes (La Martinière)
o
L'ogre nouveau est arrivé, de René Gouichoux (Nathan)
o
Le roi des ogres au bal des ogresses, d'Anne Wilsdorf (Nathan)
o
Le roi des ogres veut croquer la maîtresse, d'Anne Wilsdorf (Nathan)
o
L'ogresse de la cantine, d'Annie Brochet (Nathan)
o
L'ogre blanc, de Jean-François Chabas (Thierry Magnier)
o
Le petit Poucet, d'Olivier Dahan (Albin Michel)
o
La comédie des ogres, pièce de théâtre de Fred Bernard (Albin Michel)
Et tous les classiques évoqués dans ce dossier
qui existent en de nombreuses versions
o
Le petit Poucet, Le chat botté, de Charles Perrault
o
Les contes des frères Grimm
o
Pinocchio, de Colodi
o
Les contes du monde, dans la série Contes et légendes (Gründ)
Pour en savoir plus
o
La légende dorée, de Jacques de Voragine (Points)
o
La violence et le sacré, de René Girard
o
Mythes et épopées, de Georges Dumézil.
o
Histoire du méchant loup (3000 attaques entre les XV et XX
o
Psychanalyse des contes de fées, de Bruno Bettelheim,
ème
siècle) de Jean-Marc Moriceau (Fayard 2007)
Ouvrage dont on trouvera un excellent résumé sur Internet sous la plume de Marc Alain Descamps
Rien que des livres à dévorer... tout lus, tout crus
Il y a aussi des loups qui mangent beaucoup,
mais nous les gardons pour la bonne bouche…
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NUMÉRO 33
avril 2013
L’ours
Parmi les bons clients « locataires » de la littérature enfantine, l'ours n'est pas le moins présent. Il y tient une place
réellement à part. Comment ce plantigrade, dangereux entre tous, a-t-il gagné ce statut privilégié de bon géant, et de
compagnon bienveillant du sommeil des tout petits ? Plus récemment on a constaté la même attirance pour le panda,
nouveau phénomène de curiosité. Cette place ne saurait être la conséquence unique d'une apparence physique, d'une
« rondeur » aux longs poils, chargée de bonhommie.
Un succès récent.
Le développement de la littérature de jeunesse et particulièrement de l'illustration dans l'édition s'opère surtout
après la seconde guerre mondiale. On ne s'est pas assez interrogé sur les raisons de cette explosion. Les facteurs
économiques y ont été largement aussi déterminants que les facteurs idéologiques ou politiques. Avec la
reconstruction d'un monde pacifié (relativement !) la priorité à l'édification de la jeunesse nouvelle s'est imposée
spontanément.
Les « comics strips » d'avant-guerre étaient destinés à distraire les jeunes, à leur fournir des héros ; les livres
illustrés d'après-guerre devaient aussi éduquer en souriant. On vit alors de part et d'autre de l'Atlantique s'épanouir
une floraison de titres et de collections pour tous les âges, avec une quantité de texte limitée mais avec une
illustration plus abondante et en couleurs. Ces ouvrages contribueraient sans aucun doute à un apprentissage de la
lecture plus précoce, plus rapide et surtout plus plaisante.
Pour répondre à la demande pressante des éditeurs, les auteurs se multiplièrent. Il fallait trouver des histoires, donc
des personnages que les nécessités de la collection rendraient récurrents. La quasi-totalité des personnages qui
demeurent dans nos mémoires datent du début des années 50. Les Tarzan, Rahan, Popeye, Buck Rogers, Mandrake,
Flash Gordon, Batman, Prince Vaillant, Tintin, Spirou, les Pieds nickelés, Bibi Fricotin, Placide et Muzo, et tant
d'autres se cantonnèrent à leur monde de revues hebdomadaires non reliées et jetables.
En revanche le livre pour enfant, cartonné, en format moyen ou petit, dépassant rarement les 32 pages, se fit une
place de choix grâce à l'appui des éducateurs. Le rapport entre texte et image évolua fortement, modifiant ainsi les
modalités du récit.
Les contes traditionnels réapparurent, en innombrables variations et détournements, avec leurs personnages
fondamentaux comme le loup, l'ogre, les fées, les princes et les princesses. Apparurent également bien d'autres
héros aux soucis bien humains : des souris, des vaches, des alligators, des girafes, des lions, des chevaux, des
dauphins, des éléphants, des chiens, des ours, mais aussi des voitures, des camions, des trains, des maisons, et
parfois aussi des humains... Mais ne nous y trompons pas, tous ces êtres n'étaient que des humains avec des soucis
d'humains, quelque soit leur aspect.
Boucles d'or : un cas archétypique
Demandons à nos concitoyens quelle lecture ils associent à certains animaux : pour l'éléphant, ce sera Babar, pour la
souris ce sera Mickey, pour le dauphin, ce sera Flipper, pour le renard, ce sera le goupil des fabliaux, pour le chien on
pensera à Croc-blanc. S'agissant de l'ours, c'est « Boucles d'or et les trois ours » qui s'impose à notre mémoire. Un
titre où l'ours n'est pas le héros !
ème
Basée sur un conte traditionnel écossais, l'histoire que nous connaissons est fort différente des versions du 19
siècle, en particulier chez Grimm. Parfois le visiteur y est une vieille femme, parfois un enfant ; à la fin de l'histoire
les ours la tuent, ou l'effraient pour qu'elle se sauve.
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En France c'est la version de Gerda Muller éditée par « Le père Castor » dans les années 60 qui a fait la célébrité de
ce conte. Généralement les réviseurs modernes (on n'ose parler « d'auteurs ») ont voulu humaniser les ours : ils les font
s'attendrir devant l'enfant qui dort, puis lui indiquer le bon chemin pour rentrer chez elle.
Cela ressemble furieusement à « Blanche neige et les sept nains » revu par Disney ! Les éducateurs qui se sont
emparés de ce conte ne pouvaient admettre qu'on présente aux enfants un monde cruel, où les ours sont à l'opposé
de la chère peluche consolatrice. La finalité première des contes est bien de prévenir des dangers du monde, non de
lui donner des airs de paradis où triomphent les bons sentiments. La démocratisation des objets du confort, de
l'éducation et de la culture a eu pour effet de mettre à la portée de tous l'univers des privilégiés avec pour
conséquence le triomphe du sentimentalisme et la vision d'un monde dont on exclut l'image même de la mort, de la
misère, de la maladie, de la bêtise, de la violence.
Ces réalités ne sont plus devenues qu'un objet de spectacle, un prétexte artistique masquant les profits à en tirer.
Comme l'a montré Bettelheim, cette histoire est loin d'une bluette.
Des ours comme s'il en pleuvait...
A la même période on voit apparaître d'autres ours dans des bandes dessinées de journaux qui tentent d'élargir leur
lectorat par des nouveautés à destination des enfants :
o
Prosper de Saint-Ogan (l'auteur de Zig et Puce), publié en 1933 dans le Matin.
o
Winnie l'ourson (Winnie the pooh, ou Pooh bear), est créé en 1926 par Alan Alexandre Milnes. Ce
personnage inspira les réalisateurs soviétiques qui produisirent plusieurs films très populaires aprèsguerre.
o
Rupert, the little lost bear, de Mary Tourtel dans le Daily Express en 1920. Les premières éditions
s'étalent entre 1928 et 1938. Prolongé par d'autres auteurs, le personnage fait l'objet d'un recueil
annuel, chaque année depuis 1936.
o
Billy Bluegum d'Edward Dyson (illustrations de Norman Lindsay), publié à Sydney en 1947 dans « The
Sheperd ».
o
Paddington bear de Michael Bond nous conte les aventures d'un ourson quittant le Pérou pour
retrouver sa tante Lucy et débarquant à Paddington station, à Londres. 23 titres ont été publiés entre
1958 et 2012.
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Colargol, au départ une série de récits d'Olga Pouchine inventant chaque soir pour son fils les aventures
de cet ourson, puis une série télévisée dont la musique du générique et les chansons étaient signés
Mireille et Victor Villien, contribuèrent décisivement à son succès à partir de 1961 (« Je suis Colargol,
l’ours qui chante en fa, en sol »).
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Michka, un ours en peluche lassé des mauvais traitements que lui fait subir une petite fille décide un
soir de Noël de vivre sa vie.
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Nounours, personnage central de l'émission crée en 1962 « Bonne nuit les petits », tenait beaucoup de
son succès à la voix de Claude Laydu et à la musique du marchand de sable (en fait un air populaire du 18ème
siècle).
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Petit ours brun, paru à partir de 1975 dans le journal Pomme d'Api, illustrations de Danièle Bour, et
texte de Marie Aubinais, est également devenu une série TV.
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Balou, l'un des personnages du Livre de la Jungle de Kipling, incarné avec bonhommie par Disney.
Les enfants de la peluche
1903 année de l'ours
ème
Au 19
siècle les enfants ont des jouets destinés à prendre des attitudes d'adultes (outils, fusils, poupées, dînettes,
cuisines, etc...).
Il n'y a guère de jouets destinés en tant que tels à consoler, oublier sa solitude. On n'en voit aucun par exemple dans
les catalogues « Manufrance » du début du siècle. Seuls y figurent les jeux de société, les jeux mécaniques ou
scientifiques.
Le premier ours en peluche est exposé en 1903 par la firme Steiff à la foire de Printemps de Leipzig. Il s'agit d'un ours
articulé (L'ours PB 55), initialement réalisé en mohair. Il eut un succès imprévu et un acheteur américain en commanda
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3 000, rendant célèbre cette marque. L'ours fut alors baptisé « Friend Petzy ». En 1907, la fabrication dépassa le
million d'exemplaires.
C'est également en 1903 que le président des Etats-Unis donna sans le vouloir un coup de pouce décisif à ce jouet.
Vérité ou légende, la presse fit ses choux gras d'une anecdote le concernant. Théodore Roosevelt, surnommé Teddy
par ses concitoyens, participant à une chasse à l'ours dans le Missipi en 1902 épargna la vie d'un ourson que ses
compagnons avaient acculé près d'un rocher pour le président. Jugeant la chose immorale, le président lui fit grâce.
Les caricaturistes de presse s'emparèrent de l'incident et Roosevelt se vit surnommer « Teddy bear ».
Un couple d'industriels d'origine russe, les Michton, furent les premiers à fabriquer avec un grand succès des ours en
mohair à partir de ces dessins. Longtemps les ours en peluche ne portèrent pas d'autre nom dans le monde anglosaxon.
En France la maison Pintel qui fabricait des jouets mit un ours à son catalogue en 1921 sur un schéma proche du
modèle de Steiff ; rejointe en 1925 par l'entreprise FADAP ; jouets bourrés et cousus, avec des yeux en boutons de
bottine, museau en laine, en trois tailles.
Au fil des années l'ours gagna en rondeur, vit ses pattes se raccourcir, son ventre bedonner, son contact s'adoucir, sa
tête grossir, lui donnant des proportions anatomiques plus proches de celles du bébé.
L'ours-doudou
Si les enfants anglo-saxons connurent ce jouet presque universellement, il n'en va pas de même dans les pays latins ou
slaves. Même entre les deux guerres, il n'était pas si courant de penser que l'enfant avait besoin d'un confident.
C'est le développement de la psychiatrie enfantine qui a fait évoluer le regard que les adultes posaient sur l'enfant. Si
on admettait que les petites filles s'adressent à leur poupée, en revanche la chose était impensable pour les petits
garçons.
Les ours ou autres animaux en peluche étaient le fait de milieux aisés et à l'écoute de l'Amérique. Avant 1914, on
offrait sans état d'âme fusil et même mitrailleuse à un garçon, mais on se méfiait de l'ours en peluche...
Le pacifisme qui prévaut entre les deux guerres en France et en Amérique a probablement fait évoluer l'image du
garçon, donc de ses besoins supposés.
L'après-seconde guerre mondiale a amplifié considérablement ce phénomène. L'enfant a cessé d'être promesse
d'avenir pour une famille, pour devenir de façon presque messianique le porteur du destin d'une société nouvelle
faisant table rase de son passé ; une société substituant à ses projets géopolitiques l'objectif premier du
développement de la consommation collective et du bonheur individuel institué en priorité dès le plus jeune âge.
L'explosion du marché consacré à l'enfance n'a cessé de se développer en 50 ans ; les productions éditoriales associés
aux séries télévisées et leurs produits dérivés nous le rappellent chaque jour.
Le paradoxe de l'ours
Le propre du jouet est de transformer la réalité, en la simplifiant, pour répondre à l'usage qu'on en attend. On
attend de l'ours en peluche qu'il soit une sorte d'humain en réduction, qu'il se laisse manipuler sans danger, qu'il
offre une surface douce, et qu'il rassure par sa bonne tête. En un mot qu'il soit de bonne composition...
Un autre animal aurait pu faire l'affaire : le singe avait tout pour répondre au cahier des charges. Il était trop
ressemblant à l'homme et surtout d'une trop grande diversité faciale. L'ours était à la fois éloigné et proche de
l'homme, pourvu d'un pelage abondant et très présent dans l'imaginaire des peuples. Le candidat idéal !
Néanmoins la réalité de ce plantigrade est tout autre. Qu'il s'agisse de l'ours brun ou de l'ours blanc, il est une
montagne de chair redoutable entre toutes, dotée d'un instinct et d'une intelligence remarquable. Chacun sait qu'il
est en réalité extrêmement dangereux lorsqu'il est poussé par la faim. Il n'a vraiment rien à voir avec le gentil animal
de tissu rembourré, consolateur de tous les chagrins.
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L'ours et les hommes : réalités et légendes
Très présent dans la préhistoire, surtout à la période magdalénienne (2% des représentations pariétales), associé à des
sépultures, l'ours a peut-être fait l'objet de cultes, sur une très longue période.
On en retrouve probablement le prolongement dans certaines traditions archaïques. A cause de sa marche
bipédique, de sa capacité à se servir de ses pattes comme de bras, on lui a attribué très tôt des actions « humaines »,
comme l'enlèvement de femmes.
L'enlèvement d'Hélène serait une sorte de fatalité liée au fait que Paris avait été nourri du lait d'une ourse. Artémis
était qualifiée de déesse aux ours, dont elle prenait parfois l'aspect. La racine de son nom renvoie d'ailleurs à Arctos
désignant l'ours. Il existe également plusieurs récits mythologiques grecs racontant les amours d'une humaine et
d'un ours, ou d'une ourse avec un humain.
Il n'y a aucun peuple européen qui n'ait échappé à cet imaginaire. On le constate par la survivances de fêtes de
ème
l'ours, par les vestiges archéologiques tels que l'autel gaulois du 2 siècle consacré à Matugenos (le fils de l'ours), les
autels votifs de Comminges (1-4ème siècle) ; en témoignent les anthroponymes comme « Arthur », (arz : l'ours), souvenir
d'un roi-ours, confirmée par la dénomination de la constellation de la Grande Ourse « char d'Arthur » par les Gallois ;
racine qu'on trouve également dans le nom de la déesse helvète Artio (2ème siècle), ou la divinité Arduinna.
Cette même référence à l'ours se retrouve dans des noms saxons comme Bernard (Bear en anglais), ou scandinaves
comme Björn (l'ours), ou Beowulf (ennemi des abeilles).
Les scandinaves avaient un rituel chamanique de préparation à la guerre, le bersek, où les hommes après avoir
absorbé certaines plantes empruntaient la démarche et les cris de l'ours supposée leur donner l'invincibilité.
Dans l'empire romain, l'ours participait aux jeux du cirque, à cause de sa force et de sa combattivité. Il fascinait
beaucoup, et Pline l'ancien dans son Histoire naturelle (livre VIII) avait décrit son hibernation, ses mœurs, et
concluait qu'il n'y avait aucune autre bête si malicieuse à faire le mal (« nec alicui animalium inest tanta solertia ad
maleficia »).
Dans sa répartition tripartite des sociétés Georges Dumézil plaçait l'ours dans l'ordre des guerriers, le lion dans
l'ordre de la souveraineté, et le sanglier dans celui des prêtres.
Le médiéviste Michel Pastoureau constate qu'à la fin du Moyen Age, l'image de l'ours est complètement dévaluée,
comme on le voit dans le Livre de la chasse de Gaston Fébus. « L'ours est par excellence l'animal des traditions
orales », celui dont le caractère anthropomorphe est le plus accentué.
ème
Au 13
siècle, la dissection du corps humain étant interdite, c'est à partir de celle de l'ours, ou du porc, qu'est
enseignée l'anatomie.
L'ours est un être humain d'un type particulier. Par là même il entretient avec les hommes et encore plus avec les
femmes des relations étroites, violentes, ambiguës et parfois charnelles. Opposer la bestialité de l'ours à la nudité de
la femme est un thème iconographique fréquent de l'occident médiéval. L'ours est un animal velu (la male beste), par
extension, l'homme sauvage...
C'est l'église qui, jouant la tradition écrite contre la tradition orale, et la culture latine contre les cultures
germaniques a « joué » le lion contre l'ours » (in L'ours, histoire d'un roi
déchu, 2007).
L'héraldique confirme cette tendance : sur les blasons l'ours apparaît 5 fois sur 1 000, le lion 15 fois sur 100 et l'aigle
3 fois sur 100 (Michel Salvat, in Hommes et animaux dans la littérature médiévale, textes réunis par Alan Nidert, GNV Tübingen
1994).
Des survivances festives
Les fêtes de l'ours (la drada de l'ors) qui ont lieu chaque année à Arles sur Tech, Saint-Laurent de Cerdans, Pratts de
Mollo (Vallespir), sont la transposition de rituels archaïques à caractère sexuel.
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La légende ayant donné lieu à ces pratiques rapportait qu'un ours avait enlevé une jeune bergère ; traqué par les
chasseurs, il est capturé, la jeune fille libérée. L'ours est ramené au village puis rasé. Pour le punir on le charge
d'accomplir toutes sortes de travaux au service des villageois.
La fête qui a lieu début février est en fait un parcours initiatique : des jeunes hommes se déguisent en ours, avec une
peau de mouton cousue sur eux, leur visage et leurs mains sont enduites de suie ; ils parcourent les rues en
marquant de leur patte noire toutes les personnes rencontrées, particulièrement les jeunes filles en âge de se
marier. Un autre groupe, celui des chasseurs et des barbiers capture les ours en fin de journée. Ils sont lavés et rasés
avec des haches ; puis on leur apprend à danser, manger, et boire au pourou.
Un récit savoyard daté de 1602 raconte qu'une paysanne, Antoinette Culet, fut enlevée et séquestrée trois ans dans
une caverne par un ours gigantesque. De cette passion monstrueuse naquit un enfant mi-ours mi-homme que l'ours
étrangla peu après sa naissance qui lui vouait une passion monstrueuse. En 1605 elle fut délivrée et retourna chez
son père. L'ours demanda qu'elle lui soit rendue pendant trois nuits de suite avant d'être abattu.
Ce récit s'apparente à l'ensemble des légendes évoquant l'ours amateur de jeunes femmes, et relevant d'un fond
totémique sous-jacent dans les régions où l'ours avait survécu le plus tard.
Durant le haut moyen-âge, dans une grande partie de l'Europe, on célébrait l'ours le 11 novembre ; cette date
marquait le début de l'hibernation, le passage de la vie à la mort, du dehors au dedans. Cette date devint la SaintMartin (tous les ours s'appellent Martin !). Puis le 2 ou 3 février on célébrait la sortie de l'hibernation par des fêtes
impliquant la simulation de viols et de rapts.
Ces fêtes étaient fréquentes en région de montagne (Ardennes, arc alpin, Pyrénées). Cette date de février correspondait
à la Chandeleur parfois nommée « Chandelours », dans une confusion entre fête des chandelles et chant de l'ours.
C'est cette même violence profane et brutale qu'Igor Stravinsky a mise en musique dans son « Sacre du Printemps ».
On retrouve dans ces rituels des symboles de paganisme, que l'église jugeait démoniaques : la noirceur, la trace des
pattes, le caractère velu, les grognements, la disparition souterraine, le réveil au printemps répondant aux pulsions
sexuelles.
L'ours et le christianisme
Dès les premiers siècles les pères de l'Eglise s'opposèrent aux cultes rendus aux forces de la nature donc aux
animaux. « L'ours, c'est le diable » disait Saint-Augustin (sermon sur Isaïe). Les rituels impliquant leur célébration, les
déguisements furent interdits comme liées à des pratiques concernant la fertilité.
Au neuvième siècle, les évêques prohibèrent énergiquement de se déguiser en ours de même que les combats avec
les ours. Comme tous les autres signes du paganisme, l'ours fut christianisé par la littérature hagiographique
Nombreux sont les saints qui firent du fauve aux intentions malfaisantes, un serviteur docile répondant à la volonté
de Dieu et portant les fardeaux comme un âne (Saint-Blaise, Saint-Colomban, Saint-Claude, Saint-Gall, Saint
Corbinien, Saint-Viance, Saint-Florent de Saumur, Saint-Eloi, Saint-Arige...).
Et pour charger un peu plus la mule, l'ours qui ne sait résister à sa gourmandise, apporta sa contribution aux Sept
péchés capitaux en devenant le symbole de la gloutonnerie.
Un destin de paria
Après les grands massacres d'ours à l'époque de Charlemagne, la bête cessa d'être au cœur des chasses royales pour
être remplacée par le cerf. Ayant perdu auprès des grands son statut de fauve qu'il fallait affronter pour montrer son
ème
courage, l'ours devint, dès le 12
siècle, le triste gagne-pain des bateleurs et jongleurs sur toutes les foires
d'Europe.
Une lettrine imagée de 1125 illustrant le commentaire de l'évangile de Saint Jean de Saint Augustin représente un
bateleur montreur d'ours. Ces ours « bêtés » (enchaînés et muselés étaient dressés à faire des tours et à danser comme des
hommes patauds, quand on ne leur faisait pas affronter des groupes de chiens, voire des hommes). Mal nourris, frappés,
couverts de vermine, leur espérance de vie était faible. Lorsque la bête mourait, on vendait sa graisse à un
apothicaire et on rachetait à bas prix un animal dans les régions où on en capturait.
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La littérature s'est mise à l'unisson de cette déchéance. Dans le Roman de Renart, le goupil ne cesse de jouer de
mauvais tours à Ysengrin, le loup, à Noble, le lion, et à Brun, l'ours, qui est abattu par un paysan faisant des réserves
de viande pour l'hiver. L'ours y paraît toujours comme un balourd, naïf, gourmand, victime toute désignée des
manigances du rusé. La Fontaine ne fut pas plus bienveillant dans les six fables où apparaît le plantigrade (cf. L'ours et
l'amateur de jardins).
Le plus célèbre conte se rapportant à l'ours est connu sous le titre « Jean de l'ours ». On le retrouve sous diverses
variantes sur les trois continents. Jean de l'ours est un être hybride né des amours monstrueuses d'une femme et d'un
animal. Il est donc mi-homme mi-ours.
Il est laid, possède une force prodigieuse, parle comme les humains et vit écartelé entre deux mondes qui l'attirent
également. Il est confronté à maintes épreuves qui lui rappellent qu'il ne saurait, malgré sa bonne volonté, être admis
dans le monde des hommes. Sa dimension sauvage, païenne, le ramène à son monde, celui des cavernes et de
l'animalité.
L'ours, entre attrait et répulsion,
un miroir pour l'homme?
Nul autre animal n'a incarné à ce point dans nos imaginaires collectifs le besoin d'anthropomorphisme qui est le nôtre.
Nous avons montré que les fêtes de l'ours traduisaient le dualisme de la nature humaine, faisant se télescoper le bien
et le mal dans une approche archaïque de la nature.
Il est évident que ces légendes où l'ours se change en homme pour accomplir des actes nuisibles est le miroir inversé
des situations où l'homme se change en bête pour donner libre cours à ses pulsions, et s'apparenter au monde des
démons, du souterrain, du démoniaque. L'ours était dans les sociétés néolithiques le gardien et l'intermédiaire de ces
mondes souterrains.
Il est devenu au cours des siècles un simple animal, mais les humains n'ont jamais oublié totalement cette puissante
valeur symbolique que l'ours avait incarnée chez leurs lointains ancêtres, leur rappelant qu'ils sont encore des ours
mal léchés, et qu'ils sont violemment attirés par leurs ténèbres intérieures.
ème
La naissance de l'ours en peluche, et toute la littérature pour enfants qui en découla au cours du 20 siècle, est sans
doute beaucoup moins innocente qu'on pourrait le croire. Le mohair de l'ours de 1903, le pelage synthétique actuel,
cachent un rembourrage dont on préfère ne pas connaître la nature.
La littérature de jeunesse, comme les fabliaux, recourt constamment à l'anthropomorphisme. Les sentiments de tous
ces personnages sont humains, mais il convient de les mettre à distance convenable, exprimés par la bouche de divers
animaux, qu'on verra trébucher éventuellement sur nos contradictions ou nos inconséquences.
La littérature n'est-elle pas au fond un exercice de mise à distance de notre propre image ?
Dictons et expressions populaires
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L'homme qui a vu l'ours
Ne pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué (La Fontaine)
Rendre un service d'ours
Un pavé d'ours
Être comme un ours en cage
Fort comme un ours
Être un ours mal léché, se comporter comme un ours avec les autres
Faire l'ours (aller derrière une fille, en catalan et en espagnol)
Ils ont hiberné entre leurs pages…
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Boucle d'or et les trois ours. Blanche neige et Rose rouge, des Frères Grimm
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La chasse à l'ours, d'Hélène Oxenburry, Ecole des loisirs, 1998
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Otto (autobiographie d'un ours en peluche), de Tomi Ungerer, Ecole des loisirs
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Inuk au dos de la Terre, de Roger Buliard
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Mais je suis un ours ! de Frank Tashlin
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Petit ours blanc a un an, de Satoshi Iriyama
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Troc, de Claude Boujon, Ecole des loisirs, 1993
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Les songes de l'ours, de François Delebecque, édition Thierry Magnier, 2005 (48 pages)
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Le musée des ours, d'Isabelle Gil, Ecole des loisirs
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L'ours qui ne pouvait plus dormir, de Keith Faulkner
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Mitch, de Grégoire Solotarefs et Nadja
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Chonchon, de Christian Bruel
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Drôle d'ours, d'Hilary Mc Kay
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Moi, papa ours ? de Wolf Erlbruch, Milan, 1993
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Un ours sur une balançoire de Dolf Verroly
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Tu ne dors pas, petit ours ? de Martin Wadell
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Kouma le terrible d'Olga Lecaye
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La dent de l'ours de Catherine De Lasa, Bayard Poche, 2008
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Secret d'ours de Charlotte Dematons, Grasset, 2002
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Papa ours part en voyage de Chih Yuan Chen, Casterman, 2012
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Chez les ours de Malika Doray, Ecole des loisirs, 2011
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Le drôle d'hiver d'ours de John Yeoman, Gallimard Jeunesse, 2011
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Gros ours grincheux de Nick Bland, Scolastic, 2009 (Québec)
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Le dernier des ours, de Charlotte Bousquet Rageot (272 pages)
Et pour le plaisir de chanter, l'incontournable et charmante
« Complainte de l'ours » de Charles Trénet.
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Hors bulletin décembre 2014
L’âne
la jeep de la création
« Le jour du jugement viendra bientôt, les ânes parlent latin »
Humilité des grands destins
Avec l’approche de Noël, on voit réapparaître dans notre environnement, et
jusqu’en certaines jardineries, un animal qui nous est cher : l’âne, en chair et
en os. Brave Martin qui tenait une place privilégiée dans nos campagnes.
Brave « quetton » normand qui accompagnait la triolette avec le lait de la
traite du matin et du soir, dans des cannes en cuivre ou des bidons de ferblanc, hissés sur un bât ou dans une petite charrette. De même, c’était sur
l’âne que l’on comptait pour aller au marché, pour se rendre chez un voisin,
pour aider un cheval embourbé. Dans les pays méditerranéens, l’âne est
toujours sollicité et on voit encore couramment des hommes assis sur leur
dos, les pieds touchant presque terre.
Parler de l’âne en décembre c’est aller voir du côté de l’histoire religieuse occidentale. Viennent en tête l’image de la
crèche avec son bœuf et l’âne (nativité), celle de la sainte famille fuyant les persécutions d’Hérode, et l’image de Jésus
entrant triomphalement à Jérusalem (les Rameaux).
Pour ce qui touche à la première, la réalité des textes mérite quelques précisions. Aucun des quatre évangélistes n’a
parlé d’âne ou de bœuf. Seul Luc a évoqué la naissance dans une étable adjacente à l’hôtel qui ne disposait plus de
logement. C’est le pseudo-Mathieu qui invente l’âne et le bœuf pour donner à son récit le caractère bucolique
approprié. Comme le dit Michel Pastoureau dans son ouvrage « Le Bestiaire médiéval », c’est la réunion du bœuf et
de l’âne qui fait la crèche.
L’âne apparaît en outre dans toutes les cérémonies chrétiennes anciennes où on évoque l’Ancien Testament, dans une
volonté d’articuler le monde de la Bible et celui du Nouveau Testament. Voulant à toute force trouver une cohérence
aux événements, certains auteurs n’hésitèrent pas à affirmer que l’âne de la fuite en Egypte était une lointaine
descendante de l’ânesse du devin Balaam et que c’était un de ses descendants qui avait porté Jésus lors de son
entrée à Jérusalem. L’épisode concernant Balaam revient régulièrement dans un grand nombre de célébrations
médiévales. Rappelons l’anecdote : Balak, roi de Moab, refusant le passage des Israélites sur ses terres demanda à
Balaam de lancer des malédictions contre eux. Lorsqu’il voulut exécuter l’ordre, son ânesse s’enfuit. Il la rattrapa. Un
ange barrait le chemin, aussi se mit-il à battre comme plâtre sa monture pour la faire avancer. L’ânesse prit alors la
parole pour reprocher sa brutalité à Balaam. Eclairé par la volonté divine, il convertit ses malédictions en bénédictions
sur les hébreux.
De curieuses cérémonies
Cet âne ne parlait pas latin mais avait la parole ! La concomitance des anciennes saturnales et des célébrations de
l’avent firent naître de curieuses cérémonies parodiques où l’âne jouait un rôle essentiel, c’était le cas de la fête des
fous qui se célébrait après Noël. On la recense à Troyes, à Sens, à Auxerre, par exemple. Néanmoins, les
débordements qui la caractérisaient furent jugés indésirables et en 1435 le concile de Bâle les interdit formellement
dans l’enceinte des sanctuaires. On n’était d’ailleurs pas loin de la bacchanale : les officiants se barbouillaient de lie de
vin, dansaient et chantaient des airs païens, et comme en Grèce on voyait entrer dans la cathédrale un Dionysos,
monté sur un âne, entouré de Ménades et de Bacchantes.
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A Rouen, le jour de Noël, avait lieu une fête de l’âne dans la cathédrale. On amenait un âne pour de curieuses
cérémonies religieuses constituées de tableaux vivants incarnant les moments de l’ancien et du nouveau Testament.
L’âne était indispensable pour jouer les épisodes de la crèche, de la fuite en Egypte, des Rameaux. Pour ce qui est de
l’épisode de Balaam, la chose était plus compliquée et faisait penser au cheval de Troie ; on utilisait un grand châssis
de bois en forme d’équidé, couvert de peau, et contenant un homme pour être la voix de l’ânesse miraculeuse.
A Amiens, la fête de l’âne avait lieu le 14 janvier. Une jeune fille avec une cape dorée arrivait sur le dos d’un âne
richement caparaçonné, un enfant dans les bras, rejouant la fuite en Egypte. Six personnes représentaient les juifs et
les gentils. Il y avait aussi les Sibylles qui avaient annoncé la venue du Messie, ainsi que le poète Virgile qui traduisait
leurs vers énigmatiques. Le clergé les introduisait et la liturgie commençait, une messe où les répons du Kyrie, du
Gloria et du Credo étaient remplacés par des Hi-Han répétés trois fois. De même à la fin de la messe, au lieu
d’adresser aux fidèles le traditionnel « Ite missa est », l’officiant les gratifiait d’un Hi-han sonore auquel l’assistance
répondait d’un identique hi-han en lieu et place de Deo gratias.
Gentil compagnon
Compagnon omniprésent de Dionysos, l’âne est également inséparable du satyre Silène, au
point qu’on ne représente jamais l’un sans l’autre. Il est central dans la légende de Midas,
comme expliqué plus loin. Ventripotent, laid et ivrogne, Silène est néanmoins détenteur d’une
immense sagesse qu’il se refuse à divulguer. L’âne est aussi chez les animaux un Silène : on lui
trouve tous les défauts et il a en lui des fidélités et des vertus sans égales. Platon comparait
Socrate à Silène pour les mêmes raisons ; reprenant l’image employée par Erasme (Adages
2201), Rabelais dit dans Gargantua, que son œuvre est comparable à ces boîtes qu’on appelle
« silènes », laides à l’extérieur mais cachant des trésors.
Etrange rapprochement de la botanique, le silène désigne une plante des champs, du nom
populaire de «compagnon » rose ou compagnon blanc. Rien n’est plus justifié car l’âne, n’aime
pas être seul, sous peine de dépérir ; il lui faut de la compagnie. J’ai pour mon compte connu
un âne qui vivait en permanence avec deux moutons ; il s’entendait si bien avec eux qu’il en
calquait tous les comportements. Il avait probablement appris dans les pages roses du
dictionnaire que « asinus asinum fricat », mais finissait par penser qu’un mouton valait bien un
âne, et qu’à tout prendre la laine valait bien le crin.
L’âne psychopompe (qui conduit les âmes)
Domestiqué environ 4000 ans avant J-C, l’âne est très présent dans les imaginaires collectifs et religieux et on réalise
aisément à quel point tous ces rituels s’inscrivent dans une antique continuité. L’âne (comme le cheval) est le véhicule
des âmes mortes. Il va les chercher dans le monde souterrain pour les ramener à la lumière. En progressant à
reculons, il leur permet de s’échapper sans risquer de se retourner et de les perdre.
En Egypte, Horus condamne le dieu-âne Seth à accompagner la barque solaire d’Osiris, le conducteur des âmes. On le
trouve également dans ce rôle en Mésopotamie. Cet accompagnement des âmes trouve un rapprochement étrange
entre l’orphisme, qui fait référence au voyage d’Orphée aux enfers, et les cultes dionysiaques. On se souvient
qu’Athéna avait inventé la flûte (en fait un hautbois) et, se rendant compte qu’elle lui déformait les joues l’avait jetée.
Le berger Marsyas la récupéra et sut en jouer en maître. Apollon qui jouait de la lyre voulut savoir qui de lui ou de
Marsyas était le meilleur. Un concours eut lieu présidé par les neuf muses et le roi Midas. Le jury donna Marsyas
vainqueur. De dépit, Apollon fit écorcher son rival, et, selon les versions, clouer sa peau sur un arbre, ou la jeter dans
une caverne. Pour se venger ensuite de Midas et le punir de ne pas reconnaître la bonne musique, Apollon lui fit
pousser des oreilles d’âne. Pour cacher sa disgrâce, Midas mit désormais un bonnet (phrygien) sur sa tête et ne le
quitta plus. Seul son barbier connaissait le secret et s’était engagé à n’en rien dire. Puisqu’il ne pouvait pas en parler,
le secret lui pesant trop, il fit un trou dans le sol et murmura à sa seule intention « Le roi Midas a des oreilles d’âne ».
Malheureusement le vent colporta la nouvelle et les roseaux au bord du fleuve ne cessèrent de redire ce qu’ils avaient
entendu.
Plus tard, en ces mêmes parages, passait le cortège de Dionysos accompagné de son tuteur, le satyre Silène, porté par
un âne. Etant, encore plus que de coutume, assoupi par la boisson, Silène tomba à terre. Recueilli par des passants, il
fut déposé chez Midas. Dionysos voulant le récompenser lui proposa d’exaucer un vœu ; Midas demanda que se
transforme en or tout ce qu’il toucherait. Malheureusement il ne put plus rien manger ni boire car c’était de l’or. Pour
se libérer de ce sortilège il n’eut d’autre recours que d’aller se purifier dans le fleuve Pactole.
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L’orphisme dans sa complexité, condamné par Platon, avait de nombreux points communs avec les cultes orientaux :
une volonté de faire sortir les âmes des chaînes des Enfers, le goût des mystères, et le culte d’Hermès comme celui
d’Orphée. Hermès, comme l’âne, était le seul dieu, qui pouvait descendre aux enfers pour voir Hadès, son implacable
oncle. Hermès dieu rusé, donc polyvalent puisqu’on en fit le dieu des joueurs, des voyageurs, des voleurs, des
commerçants. Assimilé plus tard à Toth, il demeure cependant le dieu des mystères, de la magie, le dieu
psychopompe par excellence.
La vigueur ithyphallique de l’âne
Tantôt au service de Dieu, tantôt au service des hommes, tantôt au service des défunts, l’âne est aussi dans
l’imaginaire collectif une sorte d’émanation des forces vitales. Il semble inusable à la tâche, capable d’une
détermination inébranlable. Mais dans l’imaginaire collectif, il incarne aussi l’image du priapisme, tant sa vigueur
impressionne en ce domaine. Rien d’étonnant donc à ce qu’on l’ait maltraité, puisqu’il révèle les deux versants de
l’âme humaine. Quand dans les fables on voulait représenter la lascivité, la lubricité, la paresse, l’obstination, c’est
vers lui qu’on se tournait. Probablement est-il l’animal de travail qui a été le plus frappé dans l’histoire et qui l’a
supporté le plus stoïquement ; en apparence car il a de la mémoire, tout comme une certaine mule papale !
On associait le culte de Priape à l’âne. Ce dernier fut en effet l’objet de la colère meurtrière de Priape. Le rustique fils
de Dionysos et d’Aphrodite avait voulu violer la nymphe Hestia mais en avait été empêché par le braiment d’un âne.
De rage il avait tué l’animal. Pour commémorer le culte du dieu on sacrifiait régulièrement des ânes, mais lors de la
fête d’Hestia le couronnait de fleurs. Une autre version de la légende dit sans ambages que Priape avait tué l’animal
après avoir constaté au terme d’une comparaison peu flatteuse que l’animal était mieux « pourvu » que lui.
Mais ceci nous éloigne de la littérature de jeunesse !
De l’âne au loup
Qui ne connaît en Normandie la légende de sainte Austreberthe ? Sainte Austreberthe dirigeait un monastère de
femmes à Pavilly et devait porter le linge lavé aux moines de Jumièges qui était associé à son établissement. Ayant par
mégarde laissé son âne sans surveillance, le malheureux fut dévoré par un loup. Austreberthe sermonna le loup et
obtint de lui qu’il fasse pénitence en effectuant le service de l’âne jusqu’à la fin de ses jours. Figure de Job chez les
animaux, par son sacrifice involontaire l’âne permet la rédemption du loup. Une histoire curieusement morale !
L’âne et les fabulistes
L’âne est un pensionnaire fidèle des fabulistes qui lui demandent de
raconter ses mésaventures. La pauvre bête brille rarement. Elle se croit
plus intelligente qu’elle n’est, ne voit pas plus loin que son museau, ne sait
pas aider son prochain. En un mot si ses oreilles sont grandes, ses idées
sont courtes !
Mais il est aussi le symbole des victimes, de ceux qui meurent à la tâche et
qui se font dévorer. La Fontaine est le fabuliste qui l’a mis en scène le plus
souvent ; il y reprend les thèmes moraux de ses prédécesseurs avec la
vivacité qui est la sienne. Au final l’âne y est plus qu’humain dans ses
aspects dérisoires et pitoyables : une dépouille en puissance à chaque
instant.
Esope
Phèdre
La Fontaine
Florian
8
4
13
2
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L’âne dans les livres de jeunesse
Petit inventaire thématique
Titre
Moi, Asinus
Normandie
L’âne
Pollion,
Auteur
âne
L’esprit de l’âne
L’âne, ce mal aimé,
Saint Nicolas et l’âne têtu
La légende de saint Nicolas
Un cadeau pour l’âne
Capucine et le père Noël
Elvis
Les petits ânes de Nazareth
de Martine Kaminke
Raoul Sautai
Illustrateur
Documentaires
Séverine Marshall
Ute Fuhr
Collectif sous la direction de
René Volot
Catherine Baroin (Article sur
le bassin du Tchad)
Noël et saint Nicolas
Ballon
Norbert Giraud
Julia Wauters
Laurence Bourguignon
Nathalie Polfliet
Udo Weigelt
Pirskko Vainio
Pascal Genestine
Margaret Morrison
Traditionnels
Nathalie Choux
Comptines à toucher
Vincent Malone
CD
Histoires d’ânes de Daudet, Festival de l’âne
Stevenson,
de Ségur, la
Fontaine
Peau d’âne et les Tanukis
Joël Limaron
Les oreilles du Roi
Katarina Jovanovic
Philippe Beha
Le roi aux oreilles d’âne
Lesley Sim, Carl Gordon
Mika Gordon
Le roi aux oreilles de cheval
Eric Madden
Paul Hers
L’âne au crottin d’or
Pinguilly avec CD
Afrika Fanlo
Les oreilles du roi March
Eveline Brison-Pellen
Carmen Batet
Classiques
Contes pour enfants pas sages
Jacques Prévert
Elsa Henriquez
Bim le petit âne
A. Lamorisse, J. Prévert
Film 1950
Livre
L’âne culotte
H Bosco
Mémoires d’un âne
Comtesse de Ségur
Lucius, l’âne d’or
Apulée (en trad)
Peau d’âne
Perrault
Claire Gandini
Voyage avec un âne
dans les Stevenson
Cévennes (1879)
Les ânes de Batsurgère
J Toulet
Le petit âne blanc
J Kessel
Bérénice Héron
L’histoire d’un âne et de deux petites P. J. Stahl
filles
Les musiciens de Brême
Jack et le bourricot magique
Ane -ecdotes : ni bête ni têtu
L’âne et le cheval (1937)
Platero et moi (1914)
Marcel Aymé
Juan Ramon Jimenez (Prix Claude Couffon
Nobel
Prière pour aller au paradis avec les Francis James
ânes
Etrange
L’auberge des ânes
Alexandre Zouaghi, Yeh Chung Clémence Pollet
(L’auberge rouge à la mode chinoise) Liang
L’anti-bonnet d’âne
C’est un livre
Lane Smith
Molly Lauch
La bibli des deux ânes
Maurice Brown
Meng et Yun
Wandela Ploux de Buck
Tout-petits
Où est mon âne ?
Fiona Watt
Rachel Watts
Quand je vais à l’école.
Peter Elliot
Peter Elliot
Quand je prends mon petit
déjeuner…
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Edition
Hérissey 2033
Gallimard,
mes
découvertes
Cheminements 2001
premières
Archéologie et sciences de l’antiquité
(revue Arsam) 2006
Le Ballon 2009
Flammarion 2012
Mijade 2008
Nord-sud 2005
Averbude 2012
Spes 1960
Milan Jeunesse 2010
Naïve 2009
L’Eure du Terroir, 2011
Gallimard Jeunesse
Dominique et Cie 2012
Usborne 2012
Casterman 20013
Oskar
Milan 1992
Gallimard jeunesse 2002
Ecole des loisirs 1976, Hachette 199
Folio XL
Casterman, Nathan…
Lattès, 1979
Auzou
Col 10 18
Bibliothèque verte 1951
Gallimard jeunesse 1997 (Folio J)
1963 Hachette
1935 L’histoire d’un âne et de deux
jeunes filles
Contes bleus du chat perché. Folio
1963
Seghers 2009
Gallimard jeunesse 2002
Zhong Fei cultures 2012
Gallimard jeunesse 2011
Rue du monde
Ecole des loisirs 2011
Usborne 2001
Ecole des loisirs 2012, collect Pastel
Inusables
Trotro (collection)
Léon l’âne de Provence
Dandy l’âne culotté
Mon âne
Le jardin de Clotaire
Trois ânes
Béatrice Guettier
Alain Arsac, J-F Veron
Luc Turlan
Claire Frossard
Bénédicte Carboneill
Michel Seonnet
La petite ânesse de Venise
Michel Morpugo
Claire Gandini
Valérie Willame
Ellen Stephens
Giboulées
Actes sud junior
Geste édition
Casterman 2014
Alpha book 2013
L’Amourier éd.
Col Thoth 2009
Gallimard Jeunesse
Retro
Sylvain et Sylvette
Fanette la petite ânesse grise
Picotin
J-Louis Pesch
F Huc
Romain Simon
40 fascicules
Années 50
Maurice Paulin
Bias 1968
Albums roses 1963, ré- Gentil coquelicot Hachette 1975
édition
Un pantalon pour mon ânon (1944)
Marie Colmont
Gerda Muller
Castor Poche 1993
Bibliographies
L’âne,
le
livre
et
l’enfant Anne Caroline Chambry
Cheminements 2009
représentations de l’âne dans la
littérature Jeunesse
A tant parler de lui, il n’est pas douteux que ses longues oreilles lui sifflent. Il aimerait tant qu’on le laisse respirer,
penser à lui, en tant qu’âne. Encore une chance qu’il ne soit pas plus rancunier et qu’il n’ait pas pensé à exiger des
hommes réparation pour tout ce qu’on lui fait subir, et qu’on lui fait encore subir.
Un engin tous usages, voilà ce que le créateur avait produit. Vous pensez bien que le bipède allait en profiter, en
abuser, et à tout justifier avec son bagout ininterrompu, avec ses ordres qui disent blanc, et qui disent noir. Le
véhicule parfait : consomme peu et presque n’importe quoi, bien bâti, rustique et sans chichis, excellente tenue de
route, accepte la charge. Idéal. Une parfaite réponse au cahier des charges qui stipulait « General Purpose ». Plein
succès!
Mais quand cette Jeep décide de se rouler joyeusement dans l’herbe, elle se relève toujours, elle…
Il y a une comptine que les enfants aiment bien chanter:
Mon âne, mon âne a bien mal à la tête,
Madame lui fit faire un bonnet pour sa fête
Et des souliers lilas, et des souliers lilas.
Madame lui fit faire un bonnet pour sa fête
Et des souliers lilas, et des souliers lilas.
Ne le réveillons pas ! Il a bien le temps de découvrir ses souliers lilas et ses lunettes bleues.
Dans cent ans peut-être…
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Hors bulletin décembre 2014
Marâtres et parâtres
dans les contes
Avec l’accroissement du nombre de familles recomposées, et la mise en lumière de difficultés relationnelles entre ses
membres, beaucoup de psychologues et autres observateurs de la vie quotidienne ont publié des ouvrages sur ce
thème. Ils n’ont pas manqué de faire des rapprochements avec le monde des contes et des œuvres littéraires.
Les belles-mères et à un moindre degré les beaux-pères y incarnent la malveillance, la mesquinerie, la jalousie ; en un
mot ce sont des parents dénaturés.
Pour que traditionnellement le conte existe il faut qu’il intègre des ingrédients où le bien s’oppose au mal, la détresse
à la cruauté, la puissance à la faiblesse. Ajoutons-y un peu de merveilleux et de magie et les éléments de l’histoire sont
en place.
Etrangement les contes utilisant ces ressorts sont aussi ceux qui ont eu le succès le plus durable. Selon les textes, et
surtout selon les variantes connues, les parents destructeurs sont aussi bien les parents naturels que des beauxparents issus de remariages.
ème
Ces personnages sont très représentés dans la littérature des 17 et 18 siècles, chez Perrault et les frères Grimm en
particulier, qui se sont très largement inspirés de contes populaires et en ont donné des versions multiples. Leur
ancienneté, leur enracinement populaire a légitimement conduit à en relever les arrière-plans psychanalytiques.
Prenons les plus significatifs.
Constantes et différences
dans quatre contes célèbres
Il est toujours intéressant de comparer la structure des contes, d’en relever les ressemblances au delà des détails de
l’action. J’ai choisi de mettre en parallèle Cendrillon, La belle au bois dormant, Peau d’âne et La belle et la bête. Ces
quatre contes particulièrement connus et populaires font jouer un rôle quasi destructeur aux parents.
On pourrait parler longuement de leur dimension éducative ; ils mettent en garde les enfants contre les risques de la
vie et leur rappellent que le danger est parfois aussi dans leur univers proche. C’est pourquoi les symboliques
sexuelles sont si présentes. La belle et la bête, de Madame Leprince de Beaumont (1757) est considéré comme un
contre-type des contes habituels, dans la mesure où on ne retrouve pas apparemment les ressorts habituels du récit.
Si le bien l’emporte sur le mal, c’est au terme d’un cheminement intérieur. S’il y a merveille ou magie, elle n’est pas le
fait d’un philtre ou d’une incantation, c’est parce ce que le regard de l’autre a obtenu ce miracle.
On sait que les contes de cette nature avaient une vocation éducative. Dans leurs versions populaires on les trouvait
sous diverses variantes, parfois brutales. Dans le Pentamerone de Giambattista Basile (1624) qui a servi de modèle
pour l’écriture de Blanche neige, le jeune prince viole Thalie pendant son sommeil. Elle épouse ensuite le prince
« charmant », celui dont le charme réveille l’endormie. Puis elle donne naissance à deux enfants. Sa belle-mère (La
mère du prince) tente de la tuer , de la manger ainsi que les enfants. Dans la version d’origine, la jeune princesse qui
va donner naissance à Blanche-Neige, se pique avec ses aiguilles ; trois gouttes de sang tombent sur la neige ; elle
meurt en couches. Les écrivains, d’une édition à l’autre ont également modifié leurs récits en fonction de leurs
lecteurs.
Ces récits étaient destinés aux jeunes filles d’un certain rang et leur montraient à quel point leur sort dépendait de
leur mariage. Les mariages les feraient passer de l’état de mineures naïves et sans autorité sur leurs biens, à un état
social plus élevé, sous la protection d’un mari en vue. La belle et la bête est une allégorie du mariage tel qu’il était
pratiqué à l’époque. Un père n’a pas assez d’argent pour payer la dette qu’il a contractée par sa faute ; sa dernière
fille, qui n’est pas mariée, très proche de lui, propose de prendre sa place. On voit ainsi à quel point la fortune est au
centre des récits. Le conte fait une défense implicite du mariage avec un barbon.
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En filigrane on recommande aux jeunes filles de ne pas considérer que l’apparence physique du mari mais de regarder
ses autres qualités. Leur sagesse assure le maintien de la fortune familiale.
Malgré une apparence très différente, puisque nos héroïnes tombent dans les bras de jeunes et beaux seigneurs, on
constate que les marâtres n’ont d’autre souci que de contrôler le lignage. La marâtre de Cendrillon veut que
l’héritière prioritaire soit éliminée de la succession au profit de ses propres enfants qui lui ressemblent comme des
clones. C’est aussi un récit sur une enfant qui voudrait que son père la reconnaisse enfin.
La problématique est presque la même dans Blanche-neige ou la marâtre se veut seule image de la dynastie, excluant
celle qui pourrait prendre sa place, et avoir des enfants qui seraient la lignée légitime. Il lui faut donc l’éliminer
physiquement.
Peau d’âne n’est pas éloigné des deux autres récits. Le sujet est clairement l’inceste, il est aussi l’aveuglement de
l’amour. L’endogamie à laquelle aspire le père est le moyen d’assurer le lignage homogène qu’il veut, sans apport
extérieur. Ce père apparaît comme une sorte de parâtre, symétrique des marâtres des autres récits.
Dans ces contes, tous les fils convergent vers un point unique, un nœud, le mariage. Ces très jeunes filles, sans
expérience de la vie sociale comme de la vie amoureuse, savent que leur destin tient en un mot, un moment unique,
le mariage, qui les fera échapper à la tutelle de leur père, aux manœuvres de leur mère pour trouver un beau parti et
les « caser ». Mariées, elles échapperont aux assiduités des autres mâles entreprenants, et elles auront un statut. Le
contrat de mariage est tout à la fois contrat quant aux biens et contrat d’exclusivité sexuelle. La cérémonie de mariage
jette ainsi le voile qu’il convient de porter sur la vie conjugale, sur les grossesses tragiques, sur la terrible mortalité
infantile et puerpérale.
Le dragon
L’imaginaire médiéval a peuplé ses récits de monstres et de dragons. Le christianisme a fait en sorte que ces monstres
soient vaincus par les anges ou les saints (sait Michel, saint Georges, sainte Marguerite, saint Florentin, etc). Dans les
cycles arthuriens, divers monstres ou dragons empêchent l’accès au Graal. Les dragons font partie des étapes
incontournables d’un parcours initiatique. Dans La flûte enchantée de Mozart, Tamino est confronté à un gigantesque
serpent, puis subit les épreuves du feu et de l’eau.
Le dragon relève des puissances telluriques ; il est le passé qui s’exprime et veut subsister malgré l’évolution des
temps et des croyances. Il châtie les hommes pour leurs fautes collectives et leur rappelle l’existence de la divinité et
de la chasteté. Différemment il reste dans son rôle dans l’épisode où Iseult accepte de suivre Tristan pour épouser le
roi Marc parce que sa main était le prix du vainqueur du dragon.
La liste des saints ayant vaincu le dragon est interminable. Il n’y a pratiquement pas de grande cathédrale dont le saint
fondateur n’ait pas soumis un monstre. Lorsqu’il veut dévorer une pieuse chrétienne, il se laisse dominer par elle et
devient son protecteur, en rempart de sa virginité. Dans le domaine profane, on pourrait penser également au mythe
de la licorne.
Le dragon humain
Compte tenu du rôle maléfique qu’il tient dans la mécanique des récits, il n’y a rien d’étonnant à le voir emprunter des
traits humains. On peut s‘étonner qu’il ait pris parfois le rôle de la marâtre ou du parâtre pour devenir diabolique.
Néanmoins, si les dragons sont dépourvus de passions et n’agissent que dans le cadre de leur fonction, il n’en va pas
de même pour les humains, plus souvent mus par des passions ravageuses. Le tableau ci-dessous le montre aisément.
Situation initiale
Cendrillon
Père faible, marâtre
dominante
Blanche-Neige
Père faible. Belle-mère
en quête de pouvoir
absolu par sa beauté
Dominer seule le cœur
du seigneur
Objectifs du méchant
Faire hériter ses filles au
détriment de Cendrillon
Moyens d’y parvenir
Humilier et enlaidir
l’héritière
Eliminer la rivale
Objectifs du bon
Revenir à l’ordre
dynastique et du coeur
Avoir la paix
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Peau d’âne
Père veuf amoureux de
sa fille qui est la réplique
de la défunte. Folie
Epouser sa fille. Par
amour faire revivre sa
défunte, au prix d’un
crime d’amour
Lui donner tout ce
qu’elle exige, jusqu’à
tuer l’âne qui faisait la
richesse de son royaume
Le bon se cache sous le
méchant, le réveiller
La belle et la bête
Un père qui a commis
une faute doit mourir.
Sa fille prend sa place
Sortir de la malédiction
où il a été condamné.
Cesser d’être un
monstre
Se faire aimer en
contrariant la fatalité de
sa nature et apaiser sa
rage
Faire un chemin
intérieur pour regarder
la Bête autrement
Moyens du bon
Renversement du
destin, acteurs
Moyens d’y parvenir
Epreuves pour la
victime
Epreuves pour « le
méchant »
Preuves qu’ils se sont
trouvés ; conformité de
l’idée avec la réalité
Epreuves pour le
sauveur
Un lignage à retrouver.
Rang des personnages
Eléments symboliques
Le dragon qui a pour
mission d’empêcher le
mariage (la sexualité)
Attentisme, peur des
conflits
Un bal au château
Attentisme, peur des
----conflits
La folie de la marâtre. La Un chasseur passe
magie, la pomme
devant la cabane.
empoisonnée
Intervention d’une fée,
marraine de la j. fille
La fée transforme la
Les nains annihilent la
Ruser pour éviter le
souillon en princesse Le marche destructrice du
mariage incestueux,
mariage
temps. Le prince
imposer des défis au
possède un charme , un prince.
pouvoir magique qui
réveille la Jeune fille.
Subir en silence un
Vivre seule en forêt avec Aller jusqu’à la misère et
véritable esclavage et le les nains (temps de
revêtir la peau d’âne
rejet implicite du père
formation au couvent)
pour cesser d’être
désirable
Se voir humiliée et
Etre victime d’elleSe voir lui-même dégrisé
rejetée à la fin
même
La pantoufle de vair
La blancheur du teint
L’anneau dans le gâteau
(taille du pied)
de la jeune fille est
(taille du doigt)
conforme à l’image
rêvée
Ne pas connaître le nom Vaincre le temps et le
Aller au delà des
de sa belle
mur de ronces
apparences et faire
preuve de constance
Devenir un personnage
courtois
Renoncement à la force
et la violence
Les deux personnages
apprivoisent la partie
non visible de l’autre
Faire table rase jusqu’à
l’oubli de son passé :
son père, le mariage
flatteur de ses sœurs
Perdre sa force
La métamorphose
soudaine rompt le
maléfice
Aller au delà des
apparences et faire
preuve d’une bonté sans
limites
Cendrillon retrouve son Blanche-Neige est un
Peau d’âne retrouve son La noblesse de l’âme fait
rang en mieux
prolongement de sa
rang, en mieux.
oublier le rang ; tout se
mère
rétablit à la fin
Cendres et feu
Cercueil de verre.
Les robes de plus en
Le vol de la rose par le
Luxe et saleté
Gouttes de sang sur la
plus immatérielles
père, dans un jardin
Mariage, sexualité
neige
(amour idéalisé) et
interdit
Mariage sexualité
nudité s’opposant au
Violence des cris de la
caractère velu et
bête et douceur
malodorant de la peau
animale.
La belle-mère condamne La belle-mère condamne Le père est à la fois celui La bête agit comme un
Cendrillon à la virginité
Blanche Neige à la
qui empêche la sexualité surmoi et empêche
pour contrôler le lignage virginité, pour couper le exogamique et celui qui l’accès du Prince (et de
fil du lignage
veut la remplacer par
la belle) à la sexualité
une endogamie
L’amour fait obstacle à l’amour
Le propre de la littérature romanesque, de la fiction paysanne est de mettre en place des récits où les desseins des
uns sont contrariés par les desseins des autres. Si tous les personnages étaient en situation d’égalité, il n’y aurait pas
d’histoire à conter. ‘est précisément la dissymétrie des destins et des fortunes qui engendre le schéma actionréaction.
Dans les quatre récits dont nous venons de parler il est patent que des personnages perçus comme purs et faibles sont
maltraités par d’autres personnages puissants aux intentions « impures ».
Néanmoins les seconds sont aussi les victimes d’eux-mêmes et de leurs passions insensées (au sens propre). On
découvre qu’ils sont le dernier maillon d’une histoire, d’une généalogie, qui les pousse à agir ainsi. Ils sont ainsi
amenés à fabriquer tous les éléments de leur malignité, avec une un sang-froid impassible et en quelque sorte
mécanisé. Quant aux premiers, on peut s’interroger sur leur matérialité, tant ils sont archétypaux. Ce qui est dépeint
comme un amour naissant, pur effet d’un coup de foudre, n’est-il pas avant tout l’enjolivement de la pulsion sexuelle
idéalisée par la découverte adolescente de la sensualité.
Si les événements ne comportaient cette part de fantaisie qui transforme le plomb en or, parlerait-on d’amour. Ne
nous poserions-nous pas plutôt la question de savoir si c’est le désir qui fait obstacle au désir, et dans l’esprit du
temps le désordre qui fait obstacle à l’ordre ?
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De Médée à Folcoche
La mythologie pullule de crimes de jalousie et la littérature n’a cessé de nous offrir des personnages oppresseurs,
destructeurs de leur entourage, voire de leurs enfants. L’infanticide les rend alors plus monstrueux aux yeux des
hommes. Le plus emblématique est sans conteste le personnage de Médée. Il a nourri de nombreux auteurs
(Euripide, Sénèque, Corneille, Anouilh) et de nombreux livrets d’opéra. Elle est l’archétype de la mère inhumaine,
parce qu’elle est guidée par la passion et la jalousie ; devenue criminelle lorsqu’elle tue son frère pour protéger la
fuite de Jason de la colère d’Aétès, et pour finir matricide, après avoir tué son amant pour sa trahison avec Créuse,
dans l’ivresse de sa vengeance.
Phèdre a également fasciné les auteurs. Celle de Racine est sans doute la plus remarquable. La morale du temps
voyait en elle une perverse incestueuse (au sens de l’église et de la loi), incapable de résister à sa passion et, comme
Médée, préférait voir périr l’objet de son amour. On pourrait invoquer également Jocaste abandonnant son fils à la
naissance, de peur que la malédiction de l’inceste ne s’accomplisse. Et pourtant tout se réalise dans le grand désastre
criminel des Atrides, jusqu’à Oreste et Electre tuant Clytemnestre.
Nous ne ferons pas l’inventaire des ouvrages où un parent fait le malheur de ses enfants ; on pensera aux personnages
de Lady Macbeth, de Béline du Malade imaginaire, à la Cousine Bette, de Balzac, à Madame Lepic (Poil de carotte, de
Jules Renard), à Folcoche (Vipère au poing, d’Hervé Bazin), à Mme de Merteuil (Les liaisons dangereuses, de Ch. de
Laclos), à Félicité Cazenave (Génitrix de Mauriac), à la mère de Jules Vallès (L’enfant), à madame Ficchini ( Les petites
filles modèles), ou madame Mc Miche (Le Bon petit diable , de la comtesse de Ségur).
Les dragons ont manifestement évolué avec les temps et se sont inscrits dans l’anonymat du quotidien. Ils n’ont plus
besoin et cracher du feu ; leur venin suffit amplement. Ils connaissent leurs intérêts et sont devenus experts dans l’art
de la manipulation et savent se faire détester pour qu’on ne voie pas leurs autres desseins.
Les marâtres, au cœur de la lutte entre matriarcat et patriarcat ?
Les récits que nous avons évoqués ne sont pas que des histoires d’amour, de souffrance injuste, de lutte contre
l’injustice. Ils sous-tendent des conflits essentiels dont l’enjeu est toujours le lignage, donc la légitimité. Les dragons
ne se contentent pas d’imposer des épreuves pour faire souffrir les plus faibles ; ils sont au service d’un lignage choisi
et opposé au lignage patriarcal. On le voit dans les fables mythologiques : Aphrodite fait le choix d’Eros, Médée rompt
avec le lignage corinthien d’Aétès, Folcoche humilie Brasse-bouillon, qu’elle préfère en fait parce qu’on devine qu’il
est l’enfant d’un autre. Aux yeux de Médée, les missions venues des générations antérieures entravent la constitution
de son couple. La trahison de Jason l’empêche d’aller jusqu’au bout de la séparation qu’elle doit opérer avec elles. Les
enfants de Jason auraient dû la conduire vers cette nouvelle filiation ; la trahison de leur père la ramène à une double
négation, celle de la lignée paternelle déjà consommée et celle de la souche de Jason qui doit être puni par cette
éradication. L’intention n’est pas différente dans les trois premiers contes que nous avons examinés. Ce matriarcat
va au delà d’un enjeu de domination. Il impose une nouvelle souche. Le patriarcat faisait le choix entre le pouvoir
juridique et le pouvoir affectif ; le matriarcat sous-tendu par les contes, peut user des deux, au travers de l’arme que
constitue l’enfant. L’hypothèse peut surprendre, elle éclaire d’un jour nouveau la question posée par ce long fil qui
traverse les mythologies et les littératures depuis 3000 ans..
Ouvrages de jeunesse
Hansel et Gretel de Jakob et wilhel Grimm, illsutsration Anthony Browne, Kaléidoscope 2001
Chère Théo, de A Vantal, Actes Sud junior (65pages), 2014
L’odalisque et l’éléphant, de P Alphen et G. Gastaut (186 p), Hachette junior
La marâtre, de Norman Leach et Jane Btrown, Kaléidoscope, 1992
Mon abominable belle-mère, de Catherine Lepage, éd Les 400 coups 2009
Poil de Carotte, de Jules Renard
ème
Blanchebelle et le serpent, 3 fable des Nuits facétieuses, de Giovanni Straparola, 1550
Nennillo et Nennella, Le Pentamerone, de Giambattista Basile, ca 1635
Lectures théoriques
Odile Nguyen-Schoendorff : Du pire au père , plaidoyer pour les pères oubliés, (éd Jacques André, 2014)
Serge Héfez : Etre belle-mère dans une famille recomposée
La souffrance des marâtres, de Susan Hennen Wolf,
Les belles-mères, les beaux-pères, leurs brus et leurs gendres, de Aldo Naouri, Odile Jacob 2011
D’abord, t’es pas ma mère, de M Claude Vallejo, pédopsychiatre
Bernadette Bricout : La clé des contes, Le Seuil 2005
Page 183 sur 225
CINQUIEME SECTION
VISITES
LITTERAIRES
en pays d’écrivains
Page 184 sur 225
27 mai 2010
décembre 2012
Au pays de la Comtesse de Ségur
27 mai 2010
Journée interdépartementale Lire et faire lire (Calvados et Orne)
Aube : La comtesse de Ségur aux Nouettes
Une vie contrastée
er
Sophia Fedorovna Rostopchina naît le 1 août 1799 à Saint Petersbourg au sein
d’une très grande famille aristocratique marquée par la culture française et par la
figure marquante de ses parents.
Son père, Fédor Vassilevitch Rostopchine (1763-826) fut lieutenant général puis
er
ministre des affaires étrangères du Tsar. Le tsar Paul 1 est lui-même parrain de
Sophie. Elle reçoit une éducation soignée, parlant cinq langues à l’âge de six ans,
lisant tout ce qui se publie, particulièrement en français.
En 1812 Fédor Rostopchine est gouverneur de Moscou lors de l’entrée de la
Grande Armée. Il aurait ordonné l’incendie de la ville qui entraîna la désastreuse
retraite des troupes françaises. (Il a, dit-on, lui-même préféré brûler sa maison
plutôt que de la voir pillée et livrée à l’ennemi). Les propriétaires des grandes
demeures détruites lui tinrent rigueur de ce choix stratégique pourtant
victorieux. Il démissionna de ses fonctions en 1814 et préféra s’exiler en Pologne, puis en Allemagne, en Italie et pour
finir en France en 1816, rue Chantereine, puis rue Gabriel dans l’hôtel du maréchal Ney où sa famille le rejoint.
Sa mère, Catherine Protossova Rostopchine, convertie au catholicisme dès 1806, fréquente Madame de Staël et
Joseph de Maistre. Sa fille se convertit en 1815.
Elle rencontre Eugène de Ségur (arrière petit-fils du Maréchal de Ségur) et dont le père qui était aide de camp de
Napoléon avait failli mourir dans l’incendie ordonné par Fedor Rostopchine.
La famille Rostopchine ne retrouvera la Russie que six ans plus tard. Sophie n’y reviendra plus que dans ses livres.
Sophie épouse Eugène de Ségur le 14 juillet 1819. En 1820, naît Gaston.
Le couple vit un temps à Paris au 48 rue de Varennes, dans une demeure triste pour une jeune femme souvent seule.
Sophie n’aime guère la ville et regrette les forêts de Voronovo. Lors d’un voyage chez un ami à Chandai ils découvrent
le château mis en vente du maréchal Lefebvre Des Nouettes. Pour les étrennes de fin 1820, son père lui donne
100 000 francs pour l’acquérir.
Eugène de Ségur est un dandy parisien, volage et désargenté, jusqu’en 1830 où il est nommé pair de France après la
fuite de Charles X. Il ne rend visite à sa femme à Aube que pour lui faire huit enfants (Anatole en 1823, Edgar en 1825,
Nathalie en 1827, les jumelles Sabine et Henriette en 1829). Après 1830, la politique l’accapare et il ne vient plus guère
à Aube. En témoigne la seule naissance d’Olga Olga en 1835, naissance dont Sophie ne se remettra jamais vraiment.
Elle se consacre tout entière à l’éducation de ses enfants jusqu’à leur installation confrontée aux difficultés financières
et aux frais liés à la gestion d’une grande propriété. Elle désoriente souvent son entourage par ses crises de
neurasthénie et de mutisme. Elle avait coutume de se promener avec une ardoise pour exprimer ce qu’elle avait à
dire.
Déprimé par le décès de son père et de sa jeune sœur, elle va retrouver une nouvelle énergie dans l’écriture.
A 56 ans, elle entreprend d’écrire des contes et des romans pour ses petits enfants. Cela a commencé par « Les
nouveaux contes de fées » qu’elle leur racontait, et que Louis Veuillot, dit-on, l’aurait encouragée à publier.
Entre 1857 et 1872, elle publie 20 titres qui seront édités par Hachette dans sa bibliothèque rose.
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En 1856, Eugène de Ségur était président de la Compagnie des Chemins de fer de l’Est. Il décide de rencontrer
l’éditeur Louis Hachette. Celui-ci, s’inspirant de ce qui se passait en Angleterre où W. Smith avait installé un réseau de
librairies dans les gares décide de reprendre l’idée, dont il obtient le monopole, lançant la collection de
« La Bibliothèque des Chemins de fer ». La sixième série de cette collection était réservée aux enfants et de couleur
rose. En 1856, La Bibliothèque des Chemins de fer devient La Bibliothèque rose illustrée. Eugène de Ségur voit tout de
suite le parti que la Comtesse pourrait tirer du lancement de cette nouvelle collection. Le premier contrat est signé
dès octobre 1855. Les titres vont se succéder, payés souvent avant livraison.
La comtesse de Ségur avait besoin de cette manne et Eugène de Ségur avait tout intérêt à favoriser son
« indépendance ».
1863 : Mort d’Eugène de Ségur. Sophie déménage du 91 au 53 rue de Grenelle
Dans les années 1860, elle vit entre les Nouettes, et les lieux où sont ses enfants (Kermadio, Paris, Bruxelles).
1869 : Congestion cérébrale dont elle se remet à Kermadio.
1870 : La guerre fait chuter la vente de ses livres.
1872 : Elle est contrainte à vendre Les Nouettes.
1874 : Elle meurt à Paris, rue Casimir Périer, l’année de la naissance de Louis de Pitray, le vingtième et dernier de ses
petits enfants. Elle est enterrée à Pluneret, près d’Auray.
Une vie dans l’ombre
Dans les biographies, on a l’impression que Sophie Rostopchine existe jusqu’à son mariage, un peu jusqu’en 1830 et
renaît en 1856 à l’état de grand-mère conteuse. On oublie que cette jeune fille brillante aurait pu être une seconde
Madame de Staël, brillant dans les salons et rencontrant toute l’intelligentsia européenne. La vie en avait décidé
autrement, par le malheur d’un mariage affligeant avec un fils de famille titré et médiocre. Son ordinaire ? Une vie
d’émigrée, isolée, peu considérée parce que Russe (n’oublions pas ce que fut le passage des Cosaques en France, et en
Normandie en 1815). Une vie en province pour éviter Paris et une belle famille peu accueillante, des maternités à
répétition, la solitude au château des Nouettes, sans aide pour gérer le domaine et confrontée à des difficultés
financières constantes, laissant indifférent un mari, profiteur sans scrupule de la dot de sa femme.
C’est donc une vie dans l’ombre qui lui fut octroyée, presque de recluse. On peut penser qu’elle se résigna à ce
pis-aller, mais on ne sait rien de sa vie pendant 25 ans, de son amour dévorant pour ses enfants, de ses silences, de
ses emportements, de sa mélancolie, de sa solitude loin de son père et de ses soeurs ; on n’est pas russe pour rien !
Elle a tout d’un personnage de Tchékov, mais la forêt de bouleaux est peuplée de hêtres et de chênes, et on va au
marché de Laigle prosaïquement avec l’âne qui tire la carriole.
Et quand l’Histoire se manifeste à sa porte, elle est avec ses enfants perchés sur la barrière du domaine pour voir
passer la voiture de Charles X fuyant Paris et partant pour l’exil. Même ce jour là l’Histoire est petite ! De la vie elle ne
connut que l’ombre.
L’ombre du père ; personnage étincelant, fantasque, excessif, paradoxal, cultivé et brutal, prince d’un domaine
gigantesque, d’une considérable fortune qui lui ouvrit toute l’Europe, il est un personnage de contes. Il est le héros qui
fait plier Napoléon lui-même, avec sa stature de géant au cœur de l’histoire la plus tourmentée. Fédor est la grande
figure de son œuvre. Il est Dourakine dans tous ses excès de colère et de générosité. Jusqu’à sa mort, il est présent
dans la mémoire de Sophie. Il est l’image absolue de l’homme à comparer au médiocre Eugène de Ségur, loin de la
gloire de ses ancêtres.
Il est le flamboyant incendiaire de Moscou qui se met à dos tous les possédants, celui qui brûle son château comme
on brûle son navire, et qui se reconstruit sans cesse comme le Phénix. Ses mémoires fourmillent de formules
significatives :
« Ma vie a été un mauvais mélodrame à grand spectacle, où j’ai joué les héros, les tyrans, les amoureux, les pères
nobles et jamais les valets »
« J’ai été privé de trois grandes jouissances de l’esprit humain : du vol, de la jouissance et de l’orgueil. »
« A 30 ans, j’ai renoncé à la danse, à 40 à plaire au beau sexe, à 50 à l’opinion publique, à 60 à penser, et je suis
devenu un vrai sage, ou un égoïste, ce qui revient au même »
L’ombre de la mère :
Femme austère, peu tendre, repliée sur elle-même, elle est la marâtre auprès de qui nul ne s’épanouit. Sa conversion
progressive au catholicisme vers 1806 conforta une tendance à la bigoterie. Sophie hérita d’elle un mélange de
mélancolie russe et de neurasthénie latente. Elle ne put jamais être une enfant autre qu’une petite fille modèle de
ème
famille princière. Toute l’œuvre de Sophie converge vers l’enfant étouffée par l’histoire et les conventions du 19
siècle.
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L’ombre du mari
Eugène de Ségur fut un personnage médiocre ; il avait un nom, de l’ambition, des relations, mais peu de qualités. Les
revirements de l’histoire lui laissèrent croire qu’il avait un destin (En 1830 les six enfants Ségur, juchés sur la barrière
du domaine virent passer l’attelage royal de Charles X en fuite après les trois glorieuses). Elle en découvrit vite les
limites. En promouvant l’œuvre de sa femme, il était plus soucieux de ses intérêts qu’admiratif devant son talent.
L’ombre de l’épouse
Mariée jeune en France, pour se refaire un destin, elle est réduite au sort commun des femmes de son temps, celui de
l’anonymat, et de la maternité contrainte. Sans vie sociale en rapport avec son rang, sans rien partager avec un époux
distant et toujours en quête de rentes, trop éloignée du monde intellectuel, elle n’exista qu’en tant que mère. On ne
peut qu’être saisi par la disproportion entre la vie qu’elle aurait du avoir et celle qu’elle a acceptée. Son seul univers,
et sans doute son seul bonheur, elle le trouva auprès de ses enfants.
L’ombre de Voronovo
Sophie ne cessa jamais de regretter les milliers de verstes du domaine de Voronovo, de son imposante maison, de ses
300 chevaux, de ses oiseaux exotiques, de ses centaines de domestiques. Comme tous les lieux de l’enfance, surtout
s’ils ont été heureux, il devint l’icône du paradis perdu, peuplé d’êtres qui lui étaient attachés. Elle tomba sous le
charme des Nouettes parce qu’elle y retrouvait un peu de son enfance. En lui donnant les moyens d’acheter cette
propriété, son père lui offrait la possibilité de retrouver en France « son Voronovo ». Néanmoins Sophia était devenue
Sophie et les histoires en gestation qu’elle écrirait, étaient des histoires dont la Russie était absente. N’en restait
qu’une nostalgie sous-jacente. Le paradis ne serait pas si beau s’il n’était perdu…
Une oeuvre de grand-mère ?
La femme de lettre naît chronologiquement avec la grand-mère. Néanmoins, toute son œuvre parle de son expérience
de mère, et généralement de mère seule. En témoignent par exemple « La santé des enfants » (1855), ou les ouvrages
d’instruction religieuse comme « Le livre de messe des petits enfants » (1857), ou « L’Evangile d’une grand-mère ».
Mais surtout chacun des dialogues met en scène un cas qui interroge la morale, sur la vérité, le mensonge, les fautes,
et sur la façon dont nous pouvons regarder le bien et le mal. Fondamentalement elle croit que l’enfant est perfectible
s’il est éduqué. Elle est moins indulgente pour les adultes, qui n’échappent pas au châtiment de leurs crimes.
Elle ne théorise guère, la vie suffit à donner des leçons. La grand-mère fait la somme de son expérience de mère et de
femme. Puisqu’on l’a mise à l’écart du monde, puisque l’Histoire n’est plus son univers, elle se contentera de celui qui
l’entoure, celui des enfants, celui de ses proches. Dans les petites choses, il y aura assez matière pour raconter la vie.
Elle n’a pas été « programmée » pour penser les destins collectifs. Concrètement elle sait que les malheurs du monde
ne trouvent leur soulagement que dans la bonté et la vertu individuelles. Bien peu pensent autrement à cette époque.
Les vilains tours de l’histoire…
La vie de la jeune Sophie aurait dû être tracée toute droite, elle lui avait donné tous les atouts. Au lieu de cela, son
histoire personnelle apparaît comme une étrange projection des aléas de la grande histoire, une vie défigurée,
embourgeoisée, comme dans un médiocre feuilleton. Et le succès lui-même qui s’abattit sur son œuvre tardive fut lui
aussi un cadeau empoisonné. L’œuvre était-elle une œuvre ? Que signifiait-elle ? Ces histoires d’enfants à destination
des enfants, portaient de curieux et ambigus messages. Cela tenait un peu du traité d’éducation, mais d’une
éducation qui n’avait rien à voir avec les penseurs du dix huitième siècle. Quelque chose qui combinait le bortsch et le
pot au feu, le fouet et la fessée, la rigueur religieuse et le pragmatisme normand.
Néanmoins grâce à elle l’enfant avait enfin une image à lui dans la littérature, discutable, mais sensible. Les beaux
esprits qui jugent le passé avec le regard du présent oublient en général que nos oeuvres sont le produit imprévisible
de ce que nous avons été, de ce que nous n’avons pas été, de ce que nous airions dû être, et bien rarement de ce que
nous avons voulu faire.
Comme c’est vrai de la Comtesse de Ségur !
Curieusement son destin fait penser à deux contemporains : Jacques Offenbach dont le succès s’éteint lui aussi avec la
guerre de 1870 ; aimé du public, si longtemps méprisé ensuite par les intellectuels. Mais aussi à Sophie Charlotte de
Wittelsbach, sœur d’Elizabeth d’Autriche, mariée à Ferdinand d’Alençon, elle aussi « exilée » en France, et qui meurt
dans l’incendie du Bazar de la Charité.
Entre les « grands-petits malheurs » de Sophie et les désespoirs du général Dourakine, il y a tous les chemins du
romantisme européen.
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Gacé
Alexandre Dumas fils,
La dame aux camélias.
Grâce à l’obligeance du maire de Gacé et de son adjoint à la culture, nos lecteurs ont
visité sous la conduite de ce dernier le Musée instalé dans la mairie et consacré à Marie
Duplessis, enfant du pays, devenue par le talent d’Alexandre Dumas, « la dame aux
camélias ». Un destin tragique et éclatant. Les quatre salles réservent bien des surprises
intéressantes quant à cette période, et à tout ce qui entoura cette vie passée de
l’extrême pauvreté au luxe tapageur. La musique de la Traviata (Versi) accompagne fort
à propos la visite.
Né le 15 janvier 1824, à Nohant le Pin, Alphonsine Plessis (qui se fera appeler Marie
Duplessis) quitte Gacé à l’âge de 14 ans où elle travaillait chez un fabricant de parapluies.
Elle est orpheline, inculte et miséreuse.
Quatre ans plus tard, elle est la femme la plus élégante de Paris et reçoit dans son salon
les gens les plus influents et les plus brillants. Alexandre Dumas fils et Franz Lizt seront
au nombre de ses amants. Elle meurt de phtisie le 15 janvier 1847, à 23 ans.
Le musée installé dans le château devenu Mairie de Gacé présente dans ses trois salles la vie et les amours de Marie
(Marguerite dans le roman), des objets et des robes lui ayant appartenu, et des affiches des nombreux spectacles
qu’elle a inspirés.
La dame aux camélias
un roman autobiographique
Mis en pension très jeune, Alexandre Dumas vit mal son statut « d’enfant bâtard », comme il le dit lui-même. Il ne fut
reconnu par ses parents qu’en 1831, à l’âge de 7 ans. Lorsqu’il rencontre Marie Duplessis en 1844, elle a le même âge
que lui, lui apporte la stabilité dont il a besoin et devient sa maîtresse.
« N’ayant pas l’âge où l’on invente, je me contente de raconter » dit-il à propos de son roman publié dès 1848. Ayant
ème
été témoin ému de l’histoire de cette jeune courtisane il écrit la « Manon Lescaut » du 19 siècle. « Je ne tire pas de
ce récit la conclusion que toutes les filles comme Marguerite sont capables de faire ce qu’elle a fait. Loin de là, mais j’ai
connaissance qu’une d’elles avait éprouvé dans sa vie un amour sérieux, qu’elle en avait souffert et qu’elle en était
morte. J’ai raconté au lecteur ce que j’avais appris. C’était un devoir. »
Dumas s’attache à rendre Marguerite Gautier sympathique et presque vertueuse malgré son passé. Son amant,
Armand Duval voit son idylle rompue par son père. Mais la passion outrepasse la raison et Marguerite sera prête à
sacrifier sa richesse par amour.
De même que Manon Lescaut inspira Massenet, La dame aux camélias a inspiré Verdi pour sa Traviata. Deux chefs
d’œuvre de l’art lyrique.
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Saint-Evroult-notre Dame du Bois
Orderic Vital
Pour mémoire, on ne pouvait passer sous silence la proximité d’un lieu essentiel dans l’histoire normande.
ème
L’abbaye fut fondée au 7 siècle sous le nom d’Ouches par
un moine proche de Childéric II, nommé Evroult ou Yvrou.
Détruite lors des invasions barbares, elle est reconstruite
vers 1050 sous le règne de Guillaume le Conquérant, et
agrandie par les moines de l’abbaye du Bec-Hellouin. Elle
connaît alors un rayonnement considérable. Sa bibliothèque
ème
comptait 200 ouvrages au 12 siècle.
Orderic Vital en fut le pensionnaire le plus célèbre. Ce moine
d’origine anglaise né à Atcham en 1075 entra à saint Evroult
à l’âge de 10 ans. Traducteur de Bède le vénérable, il
composa une des œuvres littéraires parmi les plus
importantes de son temps l’Historia ecclesiastica en 13
volumes rapportant l’histoire de la chrétienté de la
naissance du Christ à 1142.
Les vestiges de l’abbatiale donnent une idée de son importance (41 mètres sur 25) ainsi que quelques bâtiments
conventuels dont la porterie.
ème
L’abbaye décline à partir du 15 siècle mais c’est la Révolution qui lui portera le coup fatal. Fermé, le monastère est
voué à la démolition, servant de carrière de pierres à des locaux insensibles à la qualité du monument.
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Juin 2011
Rencontre interdépartementale
Lire et faire lire Calvados et Orne
Omonville la Petite
31 mai 2011
Journée Jacques Prévert
Prévert et la Hague
La mer comme il l’aime
Alexandre Trauner (le décorateur d’Orson Welles, Billy Wilder, Anatole Litvak, Jules
Dassin, de Renoir, de Grémillon, et tant d’autres), découvre la Hague en 1930 avec
ses amis Pierre Batchev (acteur du muet), et Lou Bonin (metteur en scène). Comme
Prévert, il est fasciné par ce cadre mélancolique et un peu triste. Il aime le paysage
marin (Quai des brumes, la Marie du port, Remorques, La maison sous la mer). Il le
fera découvrir à Prévert après la guerre.
Prévert est venu en vacances chez ses amis les Racz, à la Jupinerie, petite ferme à
Omonville la Petite. Ces vacances se répètent, également avec Trauner. Parties de
pêche et de canot se succèdent. Parfois ils sont aussi à Goury, à l’hôtel de la plage.
« Viens à la Hague cet été. Cela te changera de la Méditerranée, de Paris. Et puis
pour toi, ce sera un retour aux sources, à tes origines (bretonnes). La presqu’île du
Cotentin n’est finalement qu’un morceau du massif armoricain. Un bras inerte qui
plonge dans la mer. C’est encore très sauvage. »
Ils viennent plusieurs fois à St Germain des Vaux à l’hôtel l’Erguillière dont le patron
est un des responsables du canot de sauvetage de Goury. Prévert pense que l’air de
la Hague fera du bien à Minette.
Il est à l’aise au milieu des clients de l’hôtel et est particulièrement apprécié des enfants qui l’appellent Papy.Il fait
l’éléphant pour les faire rire et si Trauner est là il se mêle à la plaisanterie.
Ils visitent fréquemment le nord Cotentin. Janine conduit.
Lorsque Prévert a décidé de s’installer à Omonville, beaucoup redoutaient que ce village ne devienne un Saint Tropez
où se donneraient rendez-vous les gens du spectacle et du show business. Finalement les gens se sont fait leur avis sur
cet homme « si bon, si grand et si simple ». Il aime les gens. Un jour il se fait coiffer à Beaumont Hague et éprouve de
la sympathie pour le garçon qui lui a coupé les cheveux. Il lui fait parvenir un exemplaire de « Fatras » avec un dessin
et une dédicace.
1968 Michelle devenue jeune fille leur donne du souci. Elle a du mal à exister à côté de la puissante carrure de son
père, célèbre. Elle est rebelle et participe aux événements, essaie la drogue, fait de la figuration sous le nom de sa
mère (Tricotet). Jacques se reconnaît en elle et a fait les mêmes expériences avec les surréalistes (Aragon, Breton).
ème
n’ayant pas invité ses parents. Mais Trauner (son
En 1972 Elle se marie avec Hugues Bachelot à la mairie du 15
parrain) et sa femme savent apaiser les rapports entre la mère et la fille. La naissance d’Eugénie en 1974 rassemble
enfin la famille.
1969 L’illustrateur André François et son épouse achètent une maison à Auderville.
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1970 L’achat. La maison du gardien de phare à Goury est à vendre ; trop petite. Trauner se met en quête de son côté.
Mais un parisien met en vente sa résidence secondaire à Omonville la Petite. Coup de foudre, le terrain se prête à
faire un beau jardin. Trauner a déjà une idée des transformations intérieures. C’est un artisan de Digulleville Jean
Cauchon, qui fera les travaux. Il sollicite également M. Voisin, un tailleur de pierre à Omonville qui exploite une petite
carrière de grès. Il fera les cheminées. Il aime particulièrement retrouver son maçon chez qui il prend le café ; il a
toujours des bonbons dans les poches pour les enfants, comme lorsqu’il retourne à l’Ergullière où Mme Cauchon est
femme de chambre.
1971 La maison est prête. Ils cherchent quelqu’un pour
faire quelques heures de ménage. C’est Nénette, une
femme qu’ils découvrent faisant sa lessive dans un petit
lavoir, à qui ils demandent. Elle accepte de les dépanner ;
elle restera au Val 21 ans jusqu’au décès de Janine en 92.
Le jardin
Prévert se lie d’amitié avec Eric Pellerin le propriétaire du
château de Vauville qu’il restaure et surtout qui a entrepris
de réaliser un jardin exotique. Tout les oppose pourtant :
l’un a des certitudes religieuses, l’autre est anticonformiste
et mécréant. Mais ils ont en commun l’amour du vivant.
C’est Guillaume, le fils d’Eric Pellerin qui va le conseiller et
l’aider. On fait disparaître la dalle de béton sur laquelle les
allemands avaient installé des toilettes pendant la guerre.
On arrache quelques pommiers, on sème des tournesols, on plante des gunnéras le long du ruisseau, des agapanthes
des hémérocalles, des camélias, des rhododendrons. Jamais on ne vit Prévert un sécateur à la main ! C’est Raymond
le mari de Nénette qui entretient les massifs.
La vie au Val
Les beaux jours revenus, les Prévert arrivent. Les amis de La Hague sont venus prendre le champagne pour célébrer la
fin des travaux. Un mobile de Calder bouge légèrement. Sur la hotte de la cheminée un portrait au fusain de Prévert
pare Picasso de 1956.
Nénette a du mal à réaliser le rayonnement mondial de son patron. Il reçoit des appels d’un nombre incalculable de
gens célèbres : Montand, Signoret, Bussières, Mouloudji, Arletty, H Janson, des éditeurs, des réalisateurs. Alors elle le
laisse répondre car elle n’aime pas le téléphone.
Dans la maison d’à côté il y a les enfants Massieu (Nicolas, Catherine et Anne-Sophie) ; Jacques est heureux de jouer au
grand-père. Ils viennent dans son atelier et grand-père Jacquot leur raconte des histoires à n’en plus finir : il mime les
animaux, fait des grimaces, grogne, hurle ; son grand succès c’est le crocodile !
Un jour les trois bambins ont la rougeole ; il va chez eux les bras chargés de jeux et de cadeaux.
Au fil de ses promenades il se fait des amis inattendus, une oie, et surtout Ondine, une vache magnifique, aux longs
cils, au regard doux. Pour les enfants elle devient toute sorte d’animaux ou de monstres. Il improvise comme aux plus
beaux jours du groupe Octobre.
La journée ne commence plutôt tard. Prévert demeure longtemps en robe de chambre devant sa longue table qui
longe la fenêtre donnant sur le jardin. Le matin est consacré à écrire. Il rature et jette beaucoup de feuilles.
Les repas sont légers mais Prévert aime les gâteaux, particulièrement au chocolat. Le poète est gourmand ; il connaît
tous les pâtissiers du coin et lorsqu’il va à Cherbourg avec Janine, il ne manque pas de passer chez Alain et Lise Yvard
pour acheter son rituel carré aux pommes.
Le déjeuner se termine par un café et une cigarette. Tous deux sont des fumeurs invétérés. Gauloises et cigares cafécrème pour lui, Dunhill et Stuyvesant pour elle.
L’après-midi est consacré aux collages. Il amasse toutes sortes d’images
trouvées n’importe où, ou apportées par ses amis. On connaît son talent en
ce domaine depuis longtemps. Il en fabrique pour ses amis sur des cartes
postales, sur la page de garde de livres. Son premier collage a été fait pour
Janine en 1943 en utilisant une photo de Pierre Boucher ; la danseuse évolue
dans une luxuriante végétation. Première exposition de ses collages
Au Musée Grimaldi d’Antibes en 1963 : 112 collages. Picasso en voisin lui dit :
« Tu ne sais pas peindre ni dessiner, mais tu es peintre ». Il n’a pas l’idée
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d’une œuvre, il crée par simple plaisir, il amasse des images de tous genres, des chromos, des publicités, des cartes
postales, des photos, des gravures anciennes. André François disait de lui « Prévert était un visionnaire dans le sens
qu’il avait une vision des choses. Alors que beaucoup d’écrivains sont imperméables à ce qui n’est pas l’écriture, à ce
qui est près de la peinture. »
Avec la naissance d’Eugénie, le grand-père se révèle. Il a été furieux de ne pas assister à l’accouchement, il pose mille
questions sur les laits en poudre, critique la mode des couffins.
Lorsque les jeunes parents viennent à Omonville en 2 CV, avec le bébé, ils retrouvent les enfants d’André François,
eux-mêmes jeunes parents. Comme par le passé l’été est une succession de promenades, de baignades, de repas en
commun.
1975-Prévert tousse de plus en plus, est très fatigué. Il s’entend bien avec son médecin, qu’il accueille la cigarette au
bec. Il prend les médicaments n’importe comment, et quand il veut. La bronchoscope amène un diagnostic est sans
appel. Prévert s’inquiète pour l’avenir de Janine. Michèle fait tout pour passer un maximum de temps avec son père.
Ce dernier passe maintenant beaucoup de temps devant la télévision. Il n’a plus la force de retrouver le chemin des
douaniers qu’il aime tant. Il reçoit encore des amis, comme J Losey et son épouse, et Trau, l’autre frère. Son coiffeur
Jean Albert Guérault qui passe régulièrement est devenu un familier.
Fin 1976. Prévert passe son premier et dernier Noël à Omonville. On boit le champagne avec les Massieu et les
Guérault. Jacques s’affaiblit et passe le plus clair de son temps dans l’atelier. Janine et Nénette l’aident à se déplacer.
Il ne veut plus quitter cette pièce où on installe un lit. Il reçoit des coups de fil, ses amis passent parfois : Gérard
Fusberti, Ursula Vian, d’Dée. Il ne voit presque plus mais écoute la télévision, de la musique ; il écrit encore quelques
textes où il joue avec la mort
« La mort est dans la vie la vie aidant la mort
la vie est dans la mort la mort aidant la vie »
avant ce testament désespéré
« Ma vie n’est pas derrière moi
Ni avant,
Ni maintenant
Elle est dedans. »
Lundi de Pâques 11 avril 1977 Le poète est parti. Ses amis décident de porter le cercueil mais ils sont de taille
différente et ils doivent s’arrêter. Il y a des fleurs et des amis. « C’est un enterrement comme il aurait aimé » confie
Janine.
Repères chronologiques.
La vie et l’œuvre
L’enfance
André, le père de Jacques, né en 1870, était le fils d’Auguste Prévert, dit le Sévère, un personnage dévot et
réactionnaire. Il reçoit son éducation au séminaire mais rêve de théâtre. Il épouse en 96 Suzanne Catusse qui faisait
des sacs en papier pour les Halles. En 97, naissance de Jean, puis de Jacques le 4 février 1900, de Dominique,
d’Ernest, Simone et de Pierre. Entre des métiers peu gratifiants, André fréquente les théâtres, rédige des critiques, un
feuilleton. Il est nationaliste, bonapartiste et anticlérical ; cela pour contrarier son père royaliste et catholique «
intégriste », marguillier à St Nicolas du Chardonnet. Il ne reniera sûrement pas la formule trouvée par Jacques :
« Notre père qui êtes aux cieux restez-y ! »
Les enfants ne connaissent pas l’aisance mais ils sont aimés. André cherche du travail et part en 1906 à Toulon, et n’en
trouvant pas il veut se jeter à l’eau. La famille revient à Paris s’installant dans un modeste logement. Le grand-père fait
embaucher son fils à l’Office central des œuvres de bienfaisance de Paris dont il est le directeur ; il a pour mission de
visiter les pauvres pour juger s’ils méritent d’être aidés. Jacques accompagne son père le jeudi lorsqu’il visite les foyers
insalubres ; il découvre alors la misère dont il parlera toute sa vie.
André partage avec son fils ses passions, l’emmène au théâtre, au musée. Jacques n’est pas vraiment assidu à l’école,
mais obtient en 1911 son certificat d’études. Jacques n’a pas dix ans mais voit déjà beaucoup de films en spectateur
clandestin.
En 1913, Il perd son frère Jean emporté par la typhoïde à 17 ans.
A 15 ans, Jacques travaille au Bazar de la rue de Rennes, un an plus tard il en est chassé pour avoir tenté de détourner
de ses devoirs une demoiselle du magasin. Il retrouve une place au Bon Marché.
Entre 15 et 20 ans Jacques multiplie les expériences d’adolescent rebelle.
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1920, A l’occasion de son service militaire, il rencontre Yves Tanguy ; ils sont affectés à l’armée d’orient. A
Constantinople il fait la connaissance de Marcel Duhamel qui sera l’un de ses amis les plus proches. Il est démobilisé
en 22.
Duhamel, Tanguy et Prévert se retrouvent trois étés de suite à Locronan chez la mère de Tanguy. C’est là qu’il
rencontre Simone Dienne qu’il épouse en 1925.
Jacques travaille pour des revues, son frère Pierre travaille dans une maison de distribution de films.
Montparnasse et les surréalistes
La famille Duhamel confie à Marcel la gestion d’un petit hôtel près des Champs Elysées. Les trois couples logent à
l’hôtel, Marcel Duhamel les faisait vivre et chacun poursuit ses projets. Marcel loue à Montparnasse la maison d’un
marchand de peaux de lapins ; Prévert entreprend avec ses amis de la remettre en état: meubles de Tanguy,
tapisseries de Lurçat, lampes de Chareau…. Il confiera plus tard : « Je ne voulais travailler nulle part. On dit que la
paresse est mère de tous les vices ; moi je trouvais que le père, c’était le travail ». Ce sera le lieu de rencontre du
mouvement surréaliste.
Prévert découvre la révolution surréaliste. Le groupe de Prévert et celui d’André Breton se croisent souvent : Desnos,
Pérec, Aragon, Leiris, Bataille, Masson, Ribemont-Dessaignes, Queneau. Entre eux se pratique le jeu des petits papiers
dont la phrase « le cadavre exquis boira le vin nouveau » donnera le nom du jeu des cadavres exquis. Le procédé
servira beaucoup à Jacques. En 1928, Prévert prend ses distances avec le cercle d’André Breton qui jouait trop au
pape infaillible. Prévert n’a pas encore commencé sa carrière d’écrivain, mais il sait ce qu’il cherche.
1928, Il quitte la rue du Château et son cocon d’amitiés. Le cinéma va
lui servir de moteur pour l’écriture de scénarios, de poèmes gags. Il
collabore avec Man ray, avec son frère Pierre, avec le chorégraphe
Pomiès. Emergent dans cette période « Souvenirs de Paris », et
« L’honorable Léonard » qui ne sera tourné qu’en 1943. L’arrivée du
cinéma parlant lui ouvre d’autres horizons.
Dans les années 30, il travaille avec Jean Aurenche pour l’agence de
publicité Damour, fait de la figuration. Avec Grimault, ils proposent « Le
premier rhum : Adam » …Echec garanti !
Le groupe Octobre
Prévert habite à côté de Jean-Paul Le Chanois. Gravitent autour d’eux Louis Bonin (dit Lou Tchikimov), Paul Vaillant
Couturier, Raymond Bussières (Bubu et sa gouaille faubourienne), Arlette Besset. Les militants de la fédération du
théâtre ouvrier de France sont adeptes de l’agit-prop et demandent des textes à Jacques Prévert comme à Aragon et
Eluard, pour diffuser les idées marxistes auprès du peuple. Prévert comme ses camarades croit à la nécessité d’un
théâtre prolétarien. Ses textes sont joués entre 1933 et 1936 lors de meetings, dans les usines ou les grands magasins
en grève. Il s’agit de courtes pièces, de satires ou de chœurs.
Le groupe comptait 26 membres en 1933 ; dix d’entre eux seulement avaient la carte du parti communiste. On y
trouve les frères Prévert, G. Pomiès, R Bussière, Sylvia Bataille, M Baquet, Paul Grimault, Margot Capelier, Jacques.
Bernard Brunius, R.Blin, M. Duhamel, Sylvain Itkine, Jean Dasté, J.L. Barrault, Y. Allégret, Fabien Loris, Mouloudji, Max
Morise, A Cuny, Claude Autant-Lara, J Vilar…
La troupe s’étoffe rapidement. Prévert aime le travail de ces amateurs « Ce qu’il y avait d’intéressant c’était
l’anonymat le plus complet». « Ce qu’il écrit c’est exactement ce qu’attend la troupe. Il les charme, il les fait mourir de
rire sur les thèmes les plus simples » disait de lui Ida Lods.
Le premier spectacle est : « La bataille de Fontenoy » satire des marchands de canon, suivi de « Vive la presse » satire
de l’univers journalistique. Il y aura aussi « La famille Tuyau de Poêle » en 1934. Rejoignent le groupe Francis
Lemarque, Maurice Baquet, Yves Deniaud.
1932 « L’affaire est dans le sac », film d’Yves Allégret tourné en sept nuits durant l’été 32; avec son dialogue sur le
béret immortalisé par la voix de Carette.
1932 Ciboulette de Claude Autant-Lara bouscule vigoureusement l’opérette de Reynaldo Hahn.
1933 Une partie de la troupe participe aux Olympiades du théâtre à Moscou.
Prévert part dans les Carpates avec le compositeur Hans Eisler pour un projet qui n’aboutit pas. Il écrit « La pêche à la
baleine » et « Embrasse-moi », tandis que Eisler compose la musique de « La vie de famille ».
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1934. Prévert travaille avec Fernandel pour un sketch et pour le film d’Allégret « l’Hôtel du libre échange », auquel il
apporte des dialogues additionnels. Il fait la connaissance de Janine Tricotet, danseuse travaillant pour G. Pomiès.
1935 : « Le crime de monsieur Lange » de Jean Renoir ; Prévert fait engager tous ses amis du groupe Octobre :
Raymond Bussières, Maurice Baquet, Marcel Duhamel, Pierre et Jacques Prévert, Pierre et Jean Renoir, André Breton,
Paul Grimault ; musiques de Jean Wiener et de Joseph Kosma.
1936 : Mort d’André Prévert, le père de Jacques, à 66 ans.
Le groupe Octobre meurt de sa belle mort en 1936 avec l’avènement du front populaire, les désaccords apparaissant
sur la participation aux brigades internationales.
Prévert l’indispensable plume du grand cinéma français
1936 : « Jenny » de Jacques Feyder
1937 : « L’affaire du courrier de Lyon », dialogues de Prévert, adaptation de Jean
Aurenche
1937 : « Drôle de drame » de Marcel Carné
1938 : « Quai des brumes » de Carné, avec Trauner
1938 : « Les disparus de Saint-Agil »
Projet : « L’île des enfants perdus » suite à la lecture d’un fait divers en 1934,
trente ados se sont évadés d’un établissement d’éducation surveillée. On leur
fait savoir que la censure interdira le film.
1939 : « Remorques » de J Grémillon, film achevé en 1941. Décors de Trauner.
« Les portes de la nuit » avec la chanson des feuilles mortes chantée par
Montand (et la mer efface sur le sable…).
1939 : « Le jour se lève » de Carné, décors de Trauner.
1942 : « Les visiteurs du soir » de Carné, décors de Trauner et Wakhévitch.
Pendant la guerre Prévert sauve la vie à Trauner en lui permettant d’échapper à
la Gestapo. Une autre fois étant à la terrasse du Flore à Mouloudji, il voit la
Gestapo faire du remue-ménage dans un immeuble ; un de ses amis (du réseau
auquel appartenait Janine) lui glisse qu’une valise pleine de documents
compromettants est restée dans un appartement. Prévert se lève calmement,
pénètre dans l’immeuble et redescend avec la valise, comme un simple
voyageur. Il demande même du feu à une sentinelle et poursuit son chemin.
1943 : « Adieu Léonard » avec Charles Trénet. Pierre Prévert longtemps assistant réalisateur peut enfin réaliser son
premier long métrage.
1945 : « Les enfants du paradis » de M Carné, Prévert, Kosma, Trauner.
1947 : l’équipe Prévert Trauner se retrouve à Belle Ile pour un film d’Henri Calef, « La maison sous la mer ». Mais on
vole les bobines et le film est abandonné. N’en demeurera que la chanson « La chasse à l’enfant » par Marianne
Oswald.
Trauner est venu plusieurs fois pour des repérages de films.
1949 : « La Marie du port » de Carné. Tournage à Cherbourg.
1948 : J Prévert est présent à la remise d’un prix à Grimault, il tombe de la fenêtre, fait une chute de 6 mètres, et reste
plusieurs jours dans le coma.
Prévert est lassé du cinéma ; ses collaborations sont trop souvent anonymes et il ne supporte plus que les réalisateurs
se permettent de couper son travail d’un simple et arrogant trait de plume. Il prend ses distances, voire se fâche avec
ses anciens partenaires, Carné, Kosma, Grimault. Il n’a plus désormais le goût des longs métrages. Il reprendra
néanmoins le vieux projet envisagé avec Jean Aurenche d’une adaptation de « Notre Dame de Paris » qui sera réalisé
par Jean Delannoy.
L’écrivain, le poète
Prévert n’est pas un homme d’idées, mais un homme de conviction. Il n’a rien du poète solitaire et prophétique. Il
n’est pas non plus un homme de médias qui veut être vu. Rien ne compte plus pour lui que de déambuler, de saisir
l’air du temps, de partager les moments ordinaires avec les gens. Il se méfie comme d’une peste de tout ce qui
ressemble à l’art officiel, des sujets nobles, des évidences, des mots univoques. Il aime l’ordinaire, l’enfance, la
surprise de chaque chose que la vie met devant vous, les images kitch comme les toiles de maîtres, les jeux sans
enjeu, les rencontres inorganisées. L’amitié, le compagnonnage, le sens du collectif sont sa nourriture, sa respiration.
Sa fantaisie, son imagination en écriture sont sans limites. Il est un homme de paroles qui aime réjouir et surprendre
son auditoire. Mais son écriture relève d’un travail méticuleux qui élimine impitoyablement.
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Comme un artisan il a toujours ses outils près de lui et un stock de matière première toujours renouvelé. D’un côté les
crayons noirs et couleurs, les stylos, les ciseaux, la colle, les papiers de tout format ; de l’autre des chemises de
couleur où s’empilent des articles découpés, des images, des réclames comme on dit alors. Il n’a plus qu’à organiser
les rencontres improbables, incongrues, irrévérencieuses. Toujours en pensant à quelqu’un pour lui faire un signe
d’amitié, de complicité.
Deux événements vont lui confirmer que ses choix sont les bons, et qu’il est temps d’aller plus explicitement vers la
« littérature ». Désormais Prévert se consacrera à l’écriture et aux collages. Adulte et enfant tout à la fois, pour être le
meilleur père possible, le plus authentique surtout.
« Embauché malgré moi dans l’usine à idées
J’ai refusé de pointer.
Mobilisé de même dans l’armée des idées
J’ai déserté »
16 nov 1946, naissance de Michelle Prévert (prénom choisi peutêtre en souvenir de Quai des brumes).
1947 : Mariage avec Janine Tricotet (antérieurement mariée
avec Fabien Loris) une danseuse qu’il avait connue plus de 10
ans avant lors du film « Ciboulette », dans le ballet de Georges
Pomiès.
1946 : René Bertelé connaissait Prévert depuis 1942 et voulait
créer sa maison d’édition « Le point du jour ». Il voulait en
particulier rassembler des textes de Prévert. Cela donne Paroles
(225 pages dont 50 inédits) dont le succès public est immédiat. 5
000 en huit jours, 25 000 en un an ; 2 millions à ce jour.
Nombreux sont les textes devenus chansons par les musiciens
amis que furent Henri Crolla, Jean Wiener, Joseph Kosma, Wal
Berg, et chantés par les plus grands : Edith Piaf, Juliette. Gréco, Cora Vaucaire, Yves Montand, Marcel Mouloudji,
Francis Lemarque, Catherine Sauvage, Marianne Oswald, Agnès Capri, Serge Reggiani, et beaucoup d’autres.
Les éditions successives
1947 Contes à dormir debout
1950 Des bêtes
1951 Spectacle ; Le grand bal du printemps
1952 Charmes de Londres
1953 La Pluie et le Beau temps
1963 Histoires et autres histoires
1965 Fatras
1967 Arbres
1968 Varengeville
1970 Imaginaires
1971 Fêtes
1972 Choses et autres
1973 Eaux fortes
1975 Jour des temps
Le chemin des compagnons …
Raconter la vie de Prévert c’est tout autant parler des amis qui l’ont accompagné, dans une fraternité qui doit
beaucoup aux courants progressistes, au socialisme, à la rencontre de talents venus de pays étrangers. L’esprit de « La
belle équipe » souffle encore, et ces jeunes gens savent qu’ils ont plus de talent ensemble qu’individuellement.
Prévert est au centre d’une bande de copains dont beaucoup resteront fidèles jusqu’à la dernière heure.
·
Alexandre Trauner, « Trau », d’origine hongroise est le plus proche. Il a été le collaborateur de Boris Meerson,
et il fut pendant cinquante ans le plus talentueux des décorateurs, le plus fidèle des amis.
·
Jean Aurenche qu’il connaît depuis 1930 (qui fut familier de Port-Bail) dialoguiste et adaptateur de Jeux
interdits (R. Clément), La traversée de Paris, Le diable au corps (Autant Lara), Coup de torchon (Tavernier),
Notre Dame de Paris (Jean Delannoy).
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·
Marcel Duhamel connu en 1920 lors de son service militaire, qui aida tous les projets possibles en tant que
producteur et ami. C’est Prévert qui a soufflé à Marcel le nom de la collection « Série noire » lorsque
Gallimard lui avait confiée.
Les amis du groupe Octobre : Pierre Prévert, Raymond Bussières, Maurice Baquet, Francis Lemarque, Mouloudji,
Roger Blin, Georges Pomiès, Alain Cuny, Ursula Vian, Margot Capelier.
·
Le professeur Leibovici qui a accouché Janine et a soigné Jacques lors de son accident comme lors des
premières atteintes de son mal.
·
Les plasticiens et photographes : Picasso, Jacqueline Duhême, Elsa Henriquez, Gérard Fromanger, Kamilla
Koffler (Ylla), Brassai, Doisneau.
Mais il ne faudrait pas oublier ses amis de la Hague, paysans et pêcheurs, les gens simples comme lui.
Et peut-être aussi les fleurs sauvages auxquelles il parlait et dont il ornait sa boutonnière chaque fois qu’il sortait, les
pissenlits, les tournesols.
Et si les adonides, ces fleurs de sang, n’ont jamais poussé au Val, les compagnons roses et blancs ont toujours été
abondants sur le chemin d’Omonville la petite, comme un signe évident, définitif…
Une profession de foi
« La poésie, c’est ce qu’on rêve, ce qu’on imagine, ce qu’on désire et qui arrive souvent. La poésie est
partout comme Dieu n’est nulle part. La poésie, c’est un des plus vrais, des plus utiles surnoms de la vie.
La chose littéraire, c’est mon métier, je le fais bien, mais ça n’est pas toute ma vie. J’aime aussi la rue ou
la mer ou n’importe quoi. Je crois que c’est simple. Non ? »
Les tombes de Trauner, Jacques et Jannine Prévert.
Collage envoyé à Sandy Calder
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Les deux amis
Drôle de drame, maquette de Trauner
Drôle de drame, maquette de Trauner
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Juin 2013
décembre 2012
Journée départementale de rencontre Lire et faire lire dans le Calvados
18 juin 2013
Clinchamps sur Orne
A l’occasion de la visite de la cité romaine
de Vieux
et de son musée archéologique.
Le site de Vieux
Les bénévoles de Lire et faire lire ont eu le privilège de faire la visite du Forum d’Aragenuae, capitale des Viducasses,
sous la conduite de Nicola Coultard, directrice du musée de Vieux. Ils ont vu comment les fouilles mettaient à jour les
étapes de l’évolution de cette cité gallo-romaine d’importance régionale, capitale du pagus des Viducasses, puisqu’elle
avait reçu la civitas romana, au même titre que Lisieux ou Bayeux. Chacun a pu voir le temps à l’oeuvre à la fois par la
transformation ancienne du site, mais aussi sa redécouverte et sa mise en valeur récente.
La rapide bibliographie établie par mes soins a mis en lumière le grand ombre d’ouvrages destinés aux jeunes et dont
le cadre se situe dans le passé. Elle ne laisse en rien préjuger de leurs qualités. A une époque où les humanités
classiques semblent inutiles, on se contentera de relever leur surabondance.
On trouvera dans la seconde section de cet ouvrage le dossier consacré à la perception du temps chez l’enfant ainsi
que son rapport aux récits de guerre dont une partie avait été distribuée aux participants avec la bibliographie cidessous.
Ouvrages sur l’antiquité ou le moyen âge
à destination de la jeunesse
(Bibliographie non exhaustive)
Fictions et romans
On peut consulter
· Le document réalisé par le CRDP des Pays de Loire.
· Le roman historique, invention ou vérité? De Bertrand Solet, éditions du Sorbier (2003).
· Le site www.Ricochet-jeunes.org qui donne d'intéressante suggestion sur certains titres.
· Le site Latine loquere et ses bibliographies abondantes.
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Egypte
L'auteur le plus abondant sur cette civilisation est Alain Surget. Mentionnons les titres suivants (éditions Flammarion,
Père Castor) destinés à des enfants de 11-12 ans :
· L'oeil d'Horus, L'assassin du Nil, l'oracle d'Egypte, le maître des deux terres, Menès le premier pharaon
d'Egypte, Houmi le bâtisseur de pyramides.
· La série des Tyria : Le complot du Nil, Le pharaon de l'ombre, Le trône d'Ibis, la fille d'Anubis.
· Le roseau de Prah de Marie Amaury, Flammarion 2004, Castor poche (à partir de 11 ans).
· Mystère dans la vallée des Rois, de Bernard Marokas (Gallimard 21995 (Folio junior).
· Le roman de la momie, de Théophile Gautier, Hachette jeunesse (à partir de 10 ans).
· Les sept scarabées, de Gérard Moncomble, Nathan 1998, Comète aventure (à partir de 13 ans).
· L'heure de la momie, de Claudine Roland, Milan junior 1999 (à partir de 10 ans).
· La lionne et le pharaon, de Claudine Roland, Milan junior 2003 (à partir de 11 ans).
Antiquité grecque
· Prométhe le voleur de feu, d'Hélène Montardre, Nathan 2012 (à partir de 8 ans).
· Récits fabuleux de la mythologie, de Michel Piquemal, Albin Michel 2012 (à partir de 8 ans).
· Mythes grecs pour les petits , de Heather Amery, Usborne publishing, 2012 (à partir de 4 ans).
· L'invincible Hercule et ses douze travaux, de Laurent Bègue, Belize édition (à partir de 5 ans).
· Le Roi Midas et ses oreilles d'âne, de Laurent Bègue, Belize édition (à partir de 5 ans).
· Ulysse, de Nicolas Jaillet, Léo éditions 2012 (à partir de 10 ans).
· Le grand voyage d'Ulysse, de Françoise Rachmulh, Père Castor, 2009.
· L'Odyssée, de Kyrstin Vesteralen, éditions Les plumes d'Ocris 2012 (à partir de 12 ans).
· Le grand départ pour Massalia, de Frédérique Banzet, Oskar-jeunesse (à partir de 12 ans).
· Troie, la guerre toujours recommencée, d'Yves Pommeaux, Ecole des Loisirs 2012.
· Orphée aux enfers, d'Hélène Montardre, Nathan 2012 (à partir de 8 ans).
· Les enfants d'Athéna d'Evelyne Brisou, Hachette jeunesse 2002 (à partir de 10 ans).
· Rififi sur le Mont Olympe, de Béatrice Bottet, Casterman 1995 (à partir de 11 ans).
· La guerre de Troie aura-t-elle lieu? de Herbie Brennan, Gallimard (à partir de 11 ans).
· Oedipe le maudit, de Marie Thérèse Davidson (histoires noires de la mythologie, Nathan).
· Le secret de Delphes, d'Hélène Montardre, Syros, 2001.
· Le messager d'Athènes, d'Odile Weulersse, Hachette –jeunesse.
· Le cavalier d'Olympie, de Metantropo, Père Castor Flammarion 2002.
· Les insurgés de Sparte, de Christian de Montella, Père Castor Flammarion 2002.
· Les cauchemars de Cassandre, de Béatrice Nicodème (histoires noires de la mythologie, Nathan).
· Championne à Olympie, de Renaud Pujade, Gallimard, Folio junior 2004.
· Atalante, Le galop des Amazones, d'Anne Sophie Silvestre, Flammarion, Père Castor 2003.
· Le messager d'Athènes, d'Odile Weulersse, Hachette jeunesse 1985.
Antiquité romaine et gallo-romaine
· L'affaire Caius, Caius et le gladiateur d'Henry Winterfeld, Livre de poche-jeunesse 1996.
· Les esclaves de Rome, de Dominique Bonnin-Comelli, Milan poche (à partir de 10 ans).
· Du sang sur la Via Appia, de Caroline Lawrence, Milan poche (à partir de 10 ans).
· Les secrets de Pompéi, de Caroline Lawrence, Milan poche (à partir de 10 ans).
· Marcus et les brigands, d'Alice Leader, Gallimard jeunesse 2004.
· Les vacances de Marcus Aper, d'Anne de Leseleuc, éditions 10/18 (pour adolescents).
· du même auteur : Marcus Aper chez les Rutènes, Marcus Aper et Laureolus, Les calendes de septembre.
· Gannorix, de Jacqueline Mirande, Castor-poche, Flammarion 2001 (à partir de 10 ans).
· Titus Flaminius, La fontaine aux vestales de Jean-François Nahmias, Albin Michel 2003.
· Le lion de Julius de Florence Reynaud, Castor-poche, Flammarion 2002 (à partir de 11 ans).
· L'aigle de la 9ème légion, de Rosemary Sutcliff, Gallimard-Jeunesse 2003 (à partir de 11 ans).
· Diadorix et Marcus, de Bertrand Solet, Castor-poche, Flammarion 1999 (à partir de 11 ans).
· Le serment des catacombes, d'Odile Weulersse, Hachette-jeunesse 2001.
· Tumulte à Rome, d'Odile Weulersse, Hachette-jeunesse 2001.
Bandes dessinées récentes
· Consulter le site « Latine loquere » (1160 références)
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Séries :
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Astérix et Obélix de Gosciny et Uderzo (34 titres traduiits en 107 langues)
La série célèbre entre toutes des Alix (30 titres) de Jacques Martin
Les voyages d'Alix 34 tomes (Lutèce, Lyon, Arles, Orange, etc)
Thermae Romae, de Mari Yamazaki, tomes 1 à 5 jusqu'en 2013, edit. Casterman
Cestus, de WazaraiShizuya, tomes 1 à3, edit.Hakusen
Ad astra, de Kagamino Hachi, tomes 1 à 3, dont « Scipio to Hannibal », edit. Shûeisha
Virtus, tomes 1 et 2, de Hideo Shi nanogawa et Gibbon, edit. Ki-oon
Agrippa, tomes 1 à 3, de Uchimizu Toru, edit. Shûeisha
Le royaume de la colonne, de Osamu Uoto et Garaku Toshua
Hercule, tome 1, Le lion de Némée de Jean David et Morvan, edit Soleil production
Les derniers Argonautes, tome 1 de J-Blaise Djian et Olivier Legrand, edit.Glenat
Arelate, tome 2, Auctoratus, de Laurent Sieurac et Alain Genet, edit. Cleopas
Les aigles de Rome, tomes 1à 3, de Dirico Maruni, edit Dargaud
Le casque d'Agris, tomes 1 à 3, de Laurent Libessart et Silvio Luccisano, Assor BD
Les ombres du Styx, d'Isabella Dethan, edit Delcourt.
Les épines, de Delaty et Dufaux, edit Dargaud
Taranis, fils de la Gaule de Rafael Carlo Marcello et Victor Mora, Vaillant édit 1980
La guerre des Gaules (2 livres), de Vincent Paupetti et Tarek, edit Tartanudo
L'histoire de France en 2 tomes, Larousse 1979
Ouvrages généraux
· Revue Arkéo-junior, edit. Faton
· L'archéologie, Kezaco, de P Nessmann, edit. Mongo-Jeunesse 2007
· Copain de l'archéologie, de F Dieulafait, Milan 2006
· L'archéologie à petits pas, de R de Philippo, Actes sud-Junior et Inrap 2007
· Oh l'antiquité, encyclopédie, Gallimard-Jeunesse (9-12 ans)
· La Grèce antique, ouvrage collectif, Milan, 2010
· La santé des enfants; le point de vue des médecins antiques. Dossier archéo n°356 avril 2013
· Jeux et jouets dans l'antiquité et lemoyen âge; dossier archéo n°168 février 1992
· Comment vivaient les Romains, Gallimard-Jeunesse 2005
· Le tour de Gaule raconté par deux enfants, de G Coulon, La Martinière-Jeunesse 2004
· La vie des enfants au telmps des Gallo-Romains, La Martinière-Jeunesse 2006
· Des enfants dans l'antiquité, de K Delobbe, Pemf 1999
· Le voyage de Marcus, de G Goudineau, Actes-sud, Errance 2003
· Naissance d'une cité romaine, de D Macaulay, l'école des loisirs 2006
· Rome, une journée dans la Rome antique, de A Solway, Gallimard-Jeunesse 2003.
· De mémoire de Romains, Hachette-Jeunesse 1993
· Comment vivaient les gallo-romains, de Bombarde et Moatti, Gallimard-Jeunesse 2005
· Rome mon histoire, de Bertrand Ferrier, Hachette-Jeunesse 2004 (à partir de 12 ans)
Ouvrages sur le Moyen Age
· Le Moyen-Age expliqué aux enfants de J.Legof et J-L Schlegel, Seuil 2004
· Vivre au Moyen-Age, de A. Langley, Gallimard 1996
· Le Moyen-Age, pour répondre aux questions des enfants, Fleurus 2007
· La vie des enfants au Moyen-Age, de Alexandre-Bidon et Richie, Sorbier édit 2005
· A la découverte du Moyen -Age, de B Coppin, édit. Père Castor Flammarion 2005
· Encyclopédie Junior du Moyen-Age, de Joly et Coppin, édit.Fleurus 2004
· Vivre en ville au Moyen-Age, de Casagne et Brouquet, édit. Ouest-France 2005
· Le Moyen-Age, des siècles d'ombre et de lumière, de Doustaly et Grunyach 2004
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Mai 2013
décembre 2012
Journée départementale mai 2013
OUISTREHAM
Origine du village
Période gallo-romaine : un petit bourg sur l’estuaire, un réseau de vies autour de l’an 1000. Les restes d’un castrum à
la Hogue dominant l’estuaire, le Câtillon, remontant aux premières décennies de notre ère. Des restes de murailles de
plusieurs mètres existaient encore en 1840. Il y avait un gué au pied du Catillon, chemin allant de Bayeux à Lisieux.
Traces d’hypocauste.
Le nom de Ouistreham apparaît en 1082 ( ?) à l’occasion d’un don fait à l’abbaye de la Trinité par Guillaume et sa
femme fondée 20 ans plus tôt, et régulièrement dotée. « Le domaine de Ouistreham à l’embouchure de l’Orne et son
église saint Samson.». Semble-t-il une propriété rachetée à de petits seigneurs. Dans une seconde charte il est
question « d’un moulin avec toutes ses dépendances » données par le duc et sa femme au service de l’abbaye de la
Trinité.
Ces chartes concernant la Trinité nous renseignent sur de nombreux lieux de la plaine de Caen.
Une charte de Richard III duc de Normandie pour la constitution du douaire de son épouse Adèle mentionne la « villa
qui s’appelle Cathim sur la rivière Orne, de part et d’autre, avec ses églises, ses vignes, ses prés, ses moulins avec le
marché, le tonlieu le port et toutes ses dépendances ».
Le statut de port ducal pour Ouistreham n’est confirmé que par les multiples mandements de Henry I et Henry II à
partir de 1131 aux prévôts des principaux ports des deux rives de la Manche, et parmi eux, ceux de Caen et
ème
Ouistreham. Donc la prospérité du bourg est due au port dans toute l’époque anglo-normande (11-12 siècles).
Origine du nom : des graphies multiples mais réunissant toujours ham (germanique : le village) et westre signifiant
l’ouest (cf : Etreham, et westerham dans le Kent).
ème
ème
Le premier cimetière utilisé depuis au moins le 4
jusqu’au 7-8
siècles serait situé à la Hogue. Les nécropoles
païennes, situées loin de toute habitation sur le bord d’une route à la mode romaine, sont abandonnées au profit des
abords des abords des premières églises qui fleurissent un peu partout. La religion chrétienne est présente puisque BX
a déjà un évêque dès 400, mais cela demeure longtemps un phénomène urbain prolongé par un réseau d’abbayes. La
ème
première église a sans doute été fondée bien avant les premières invasions vikings du 9 (820 première incursion en
Seine) ; mention d’Amfreville (Asfrodr, puis Asfrediville) nom d’homme en 1037. Rollon en 911 reçoit le territoire entre
Epte et Dives et en 924 le Bessin ; son fils Guillaume en 933 reçoit le Cotentin et l’Avranchin.
Le cimetière devait être proche du premier édifice chrétien. Pas de sarcophages trouvés. Usage qui disparaît vers le
ème
8 siècle, époque à laquelle on abandonne l’inhumation habillée accompagnée d’objets, qui est combattue par les
évêques.
La grange aux dîmes
(granges dîmières ou dîmeresses)
La grange (granarium) renvoie à la ferme et désignait l’ensemble des bâtiments d’exploitation bâtis par les moines
pour leur compte, soit à l’intérieur de l’enclos monastique soit à l’écart pour exploiter des terres éloignées. La création
de ces granges monastiques est due aux Cisterciens, grands agriculteurs puis aux Prémontrés et aux Bénédictins,
riches propriétaires terriens.
Certaines granges ne recevaient que les dîmes. Coutume d’origine juive reprise par l’église primitive en vigueur sous
ème
siècle. Elles se trouvaient souvent près des églises paroissiales comme à Ouistreham. Sous
les Carolingiens au 8
l’ancien régime la dîme était souvent inférieure au 1/10 de la récolte.
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La première mention de la grange de Ouistreham remonte à 1257 (connu par un résumé de 1622) dans un censier
commenté par l’abbesse Joliennne de saint Celerin. : « y avait une grange à dixmes. La dixme d’Ouystreham, st Aubin
d’Arquenay, du Port (Bénouville) et de Colleville appartenaient à l’abbaye »
En raison de sa qualité de baronnie, la grange de Ouistreham est bien celle du censier de 1257.
Un bâtiment de 230 m2, isolé à l’origine (risques d’incendie). L’entrée se faisait par un porche à l’ouest pour les
charrettes de gerbes. Une autre porte située à l’est dans le même axe permettait la sortie. Configuration rattachant à
un modèle anglo-normand lié aux échanges de part et d’autre du Channel. Les granges outre-manche ont leur entrée
sur le mur gouttereau a lors que les granges françaises ont leur entrée sur le pignon comme Ardennes ou Perrières.
La grange signalée en 1257 a peut-être succédé à une autre antérieure
Les murs gouttereaux sont garnis de 7 contreforts du côté ouest et de sept du côté est. Contreforts fréquents
(cf. Bretteville/Odon), pas indispensables en fonction de la couverture en bois qui n’exerce pas de poussée. Les murs
gouttereaux sont plus hauts après la guerre de cent ans alors que les murs des granges antérieures à la guerre
n’excédaient pas les 2-3 mètres.
ème
Le mur est présente un certain désordre dans son élévation : récupération de pierres au 15 par des bâtisseurs pour
un autre bâtiment. Après le départ des Anglais
Ce sont les mêmes principes que pour l’architecture religieuse
L’église
Saint Samson : fondateur du monastère de Dol de Bretagne. Il existe deux relations de sa vie dont l’une vers 610-615.
Né vers 485 au pays de Galles et mort en 565.
Plus connu par son rôle apostolique en grande Bretagne et en Irlande qu’en Bretagne. Cette relation se diffusa
beaucoup, d’où 7 églises St Samson dans le Calvados, vingt en Normandie. Notoriété due à un épisode mythique : A la
er
demande de Childebert I , le saint abbé serait venu chasser un serpent monstrueux au-delà de la Seine (à Pentale,
aujourd’hui St Samson sur Risle). En récompense de quoi le roi (Childebert) lui aurait fait don du territoire libéré pour y
établir un monastère breton dépendant de l’évêché de Dol. Longtemps l’évêché de Dol eut des possessions près de la
Seine.
Pour se rendre de Dol à Pentale Samson dut se déplacer par mer comme le firent après lui tous les évêques de Dol
jusqu’à la Révolution. Par mer, c’est à dire par cabotage jusqu’à Ouistreham, passer à gué à Bénouville, et peut-être
par terre pour rejoindre Pentale. On peut penser qu’il aurait fait régulièrement halte à Ouistreham, ce qui expliquerait
qu’on lui ait rendu ce culte.
ème
Eglise construite dans les années précédant 1150, sous l’abbatiat de Jeanne de Coulonces, 6 abbesse de la Trinité
de Caen ; elle fut dédiée à st Samson en 1180. Sa remarquable qualité tient à son patronage et à la prospérité du
bourg liée au commerce portuaire.
Trois périodes à voir pour la visite
ème
· 12 siècle : il ne reste que la base des piles près du portail.
ème
· 13 siècle l’ensemble chœur et le collatéral nord
· le chœur, la tour lanterne le chevet, amorce du gothique normand
ème
· 19 : des consolidations (arc-boutants avec ou sans pinacle, les deux contreforts massifs du clocher). La
façade modifiée dans les dernières années (réfection des voussures, et clocheton –pinacle sur la partie droite
hors de toute symétrie).
Visite
·
·
·
·
·
Nef à 6 travées
Des collatéraux élevés vers 1150,
Un avant chœur coiffé d’une grosse tour,
Un chœur terminé par une abside en hémicycle
ème
Mais beaucoup de restaurations et remaniements au 19 siècle.
La façade ouest a conservé son aspect originel.
Par son ornementation elle est considérée comme l’une des plus richement ornées de la Normandie romane.
Nombreuses analogies avec la Trinité de Caen, malgré l’absence de tours. Le clocheton de droite est une création de
l’architecte de Rupricht Robert d’après d’autres monuments normands.
Elle est épaulée par de larges contreforts à dosserets, amincis progressivement par 3 biseaux et amortis par un glacis.
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Façade à 4 niveaux, le mur s’amincissant au fur et à mesure qu’il s’élève.
Rez de chaussée : grand portail sans tympan (cas le plus fréquent en Normandie, cf Trinité Caen). La porte et son arc
surbaissé aux claveaux décorés d’étoiles à 4 branches, encadrée de 4 voussures portées par des colonnettes engagées
dans les ressauts de l’ébrasement. Voussures restaurées d’après quelques claveaux anciens subsistants (têtes plates
ème
caractéristiques de l’art normand au 12
siècle, tores entourés de gorges, losanges, bâtons brisés réunis par des
maillons d’une chaîne, le tout surmonté d’une moulure étroite à rinceaux). On y trouve toute la palette architecturale
normande (Lucien Musset) : billettes, bâtons brisés, tores, boudins, triangles évidés.
Deuxième niveau : 7 arcatures aveugles sur un tapis continu de triangles creux ; archivoltes en plein cintre avec bâtons
brisés surmontés d’une moulure avec tête saillante au milieu. Archivoltes appuyées sur des colonnettes dont les
chapiteaux sont ornés de godrons et d’entrelacs.
Troisième niveau éclairé d’une baie inscrite dans un arc légèrement surbaissé, flanquée de deux arcatures aveugles
plus étroites et plus hautes, à la courbe maladroitement dessinée (une ellipse plus qu’un arc surhaussé). Une double
colonne pour l’ouverture et des colonnes simples engagées pour les arcatures.archivoltes ornées de bâtons.
ème
Un 4
niveau avec six arcatures aveugles non moulurées , un pignon nu coiffé d’une croix antéfixe.
Murs latéraux
Sur ces murs courait une suite d’arcatures portées par des pilastres carrés avec imposte (cf mur nord).
Mur nord. Ces arcatures sont séparées de trois en trois de larges contreforts en faible saillie laissant penser qu’une
voûte avait été prévue dès le départ ( ??). Pour remédier à la pousse de la voûte on a ultérieurement installé des
contreforts appliqués et une culée coiffée d’un amortissement en bâtière.
ème
Mur sud. : il n’y a plus d’arcatures ; les ouvertures ont été refaites à la fin du 19 . Les culées des deux arcs-boutants
sont surmontées de deux bâtières placées l’une devant l’autre. La corniche était autrefois ornée de modillons. Peu en
subsistent.
Le chœur ; on retrouve les trois niveaux épaulés par des glacis intermédiaires en cordon. Léger retrait d’un étage à
l’autre. Soubassement entouré d’arcatures brisées, non moulurées et portées par des colonnettes à chapiteaux dont
le tailloir est rond. Seules les baies du second niveau sont en lancette, la moulure porte une étoile à 4 branches.
Au sud : 2 énormes contreforts coiffés par une flèche de pierre flanquent la tour ; celui de l’angle sud-est est ancien
l’autre est récent.
La tour lanterne, caractéristique de l’architecture normande comprend deux étages décorés d’arcatures en lancettes,
simples, sans mouluration sur les pieds-droits, ni sur l’angle des claveaux. A l’étage supérieur 2 baies subdivisées en
ème
lancettes avec meneau transversal (disposition courante à partir du 13 en Normandie). Le tympan est occupé par
une rosace. A la base de la toiture un bandeau de trèfles creux. Cette tour devait être couronnée d’une flèche (comme
Bretteville l’O, Secqueville...).
L’intérieur
La nef
5 grandes arcades bordées de 2 bas-côtés. Reconstruite par Rupricht Robert. La nef présente la même alternance qu’à
Bernières, saint-Gabriel et la Trinité.Les voûtes sexpartites sont modernes. Une fausse voûte d’ogive (dernière travée)
avant le chœur est en bois. Chapiteaux à godrons et à palmettes au sommet de courtes piles cylindriques massives.
Etage percé de fenêtres hautes, bordées d’une frette crénelée encadrée d’une archivolte reposant sur colonnettes. La
galerie (triforium) conforme à la tradition normande du mur épais, évoquant la Trinité de Caen ; un jeu de petites
baies aveugles créant un jeu d’ombre et lumière. Les sculptures anciennes ont été grattées et remodelées (usure). Ne
demeurent que les bases des piliers au fond de la façade. Voir la petite porte sous linteau donnant accès à l’escalier de
la tourelle (festival de décors sur les archivoltes (boudins, demi-boudins, filets…).
ème
Arc triomphal qui appartient à l’époque de la nef et qui donne accès aux constructions du 13 , orné de boudins,
demi-boudins et bâtons brisés placés de biais sur des claveaux plissés.
Collatéral sud sans intérêt.
Collatéral nord assez bien conservé, voûté d’ogives. Mouluration de l’arc doubleau semblable à celle des grandes
arcades. A l’extrémité un arc bouché et décoré d’une frette crénelée, sans doute l’entrée d’une absidiole.
Chœur
Mieux conservé que la nef, sans collatéraux, bien que certaines arcatures semblant avoir été bouchées.
Commencement de l’école gothique normande qui se distinguera du gothique d’Ile de France
Première travée du chœur constituant un avant chœur couvert d’une voûte sexpartite dont les branches se réunissent
sur le trou de cloche Immédiatement après l’arc triomphal on voit un doubleau en arc brisé dont les claveaux à allure
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archaïque et chanfreinées rappellent ceux du château de Creully. Ce doubleau ainsi que les deux ogives de la partie
ouest reposent sur une grosse colonne en amande dont la base et le tailloir suivent la même forme (symbole du
nimbe ?). La base consiste en un tore très dégagé et la corbeille du chapiteau est ornée d’un rang de feuilles assez
plates. L’arc doubleau et les branches de l’abside sont de même section ; grâce à l’égalité de ces nervures, le chœur et
le chevet ne paraissent former qu’une profonde abside.
Les trois niveaux sont marqués par deux cordons (un boudin et une gorge) tout autour de la construction.
Rez de chaussée décoré d’une série d’arcatures aveugles en arc brisé sauf celle plus large encadrant une porte ;
subdivisées en 2 lancettes Les pans de l’abside sont occupés par des arcs trilobés très surbaissés. Premier étage :
fenêtres en plein cintre. Sous la tour au sud deux baies assez écartée, alors qu’au nord elles sont séparées par un
mince pied-droit. Les fenêtres hautes sont alignées sur les fenêtres inférieures et inscrites dans un arc brisé. Comme
une traduction en gothique de la disposition romane.
ème
La crédence du 13 siècle aux arcatures géminées au sud du chœur. La crédence constitue un élément essentiel à
ème
partir du 13
siècle, élément indispensable dans la liturgie. On en trouve dans toutes les églises romanes ou
gothiques. Sur la tablette horizontale on disposait les vases sacrés.En dessous, la cuvette, ou piscine était percée d’un
ème
siècle. Il avait
trou pour l’écoulement de l’eau conformément aux prescriptions du Pape Léon IV qui a vécu au 9
recommandé aux évêques d’avoir un lieu où jeter l’eau ayant servi à se laver les mains après la communion Celle de
ème
Ouistreham comporte deux piscines (eau et vin). Ce n’est qu’après le 14
siècle que les crédences seront munies
d‘une seule piscine
Mobilier
L’ancien maître autel (aujourd’hui dans le bas côté N près de la porte) ; il a perdu la sculpture sur bois portant les
ème
armoiries de la 42 abbesse Anne Madeleine de Cochefilet de Vaucelas.
ème
Deux maîtres autels du 19 au fond des deux collatéraux.
ème
Une statue de St Pierre en bois ; une autre à gauche du chœur, Sainte Anne et la Vierge, attribuée à Brodon ( 18 ).
Saint Samson avec tunique blanche, dalmatique et aube Il porte la mitre et la crosse épiscopale est tournée vers
l’intérieur, signifiant que le pouvoir de juridiction des abbés ne dépassait pas les limites monastiques.
Activités de Ouistreham autrefois
Pêche, chasse aux oiseaux de mer au filet, à la crevette, crapois (vrec), moulins à vouède.
La réparation navale.
Evénements
21 mai 1811 Visite de Napoléon à Caen qui veut tester l’état d’esprit de l’opinion. Il s’installe chez le Préfet Méchin. Il
fait le trajet Rambouillet Caen en une journée, arrivée à 23h dans une berline tirée par 8 chevaux et adaptée aux longs
parcours.
Il demande à voir Ouistreham. Le curé lui explique la pauvreté de ses ouailles. Napoléon lui donne 1 000 fr, 2 000
pour que l’église soit dotée de cloches et 3 000 pour les pauvres. Aux femmes de marins qui se plaignent de ne
pouvoir nourrir leurs enfants, leur mari étant en service sur la flotte ou péris en mer, il donne des sommes de 150 à
300 francs.
C’est lors de ce séjour qu’on lui soumet la vieille idée de relier Caen à la mer par voie d’eau. Le projet de créer un port
de guerre en baie de Colleville est toujours en l’air depuis Louis XIV (1679 étudié par Vauban). Il décide de la
construction du canal ; mais il faudra attendre 1857 pour le voir achevé.
1831 Choléra
Le canal
Envasement régulier de l’Orne. Les projets d’amélioration du cours de l’Orne s’enchaînent depuis le M A. Premiers
travaux : redressement entre Longueval et les moulins de Clopée (2 200 m) commencent mais sont interrompus par la
mort de Colbert (intéressé au projet).
er
Un projet avait été soumis à François 1 . Afin de réduire les méandres. Beaucoup craignent que les inondations
(crétines) ne soient plus dramatiques jusqu’au centre de la ville.
1531 travaux sous la conduite de Vauchouquet « pilote de mer ingénieux » de la ville de Honfleur. Un canal de 640
toises est achevé mi-octobre.
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François d’O gouverneur de Nie sous le règne d’Henri III demande à Louis de Foix d’étudier un projet de port à Caen
afin d’accueillir de gros navires.
1798 l’ingénieur Cachin fait la première étude sérieuse. Malgré les sommes dépensées, l’Orne est infranchissable pour
les navires dépassant les 10 pieds de tirant d’eau. Il comprend que tous les travaux seront inutiles tant qu’aucun
ouvrage ne sera réalisé à l’embouchure. Il conclut donc à la nécessité d’un canal avec écluse sur un tracé nouveau
débouchant en baie de Colleville.
1811 Napoléon promet des crédits. Le décret (25 mai 1811) prévoit 700 000 fr mais l’ingénieur en chef Lejeune
estime que le coût ne peut être inférieur à 4 700 000 fr. On abandonne le projet au profit d’un projet d’écluse barrage
sur l’Orne.
En 1820, ressort le projet de liaison Orne-Loire, déjà imaginé sous Henri IV. La ville de Caen accepte de participer au
financement en juillet 1837. Les travaux commencent en 1838 ; la profondeur doit atteindre les 4 m, et la largeur
entre 12 net 27 m, avec 2 écluses de 10 m de large. Les travaux sont programmés en 5 lots.
Achèvement des travaux en juin 1857. Inauguration devant 40 000 personnes, avec 2 steamers : l’Orne et l’Eclair.
Tous les rêves de liaison nord-sud sont abandonnés.
Riva-bella
Premiers bains de mer à Luc en 1792 (René Streiff) au « Petit enfer ».
Route Luc, Courseulles Caen et Paris 1830-32.
En 1882 Le petit bourg de Ouistreham ne présente aucun intérêt, aucune curiosité autre que son église. Elle donne
l’impression d’un ancien bourg autrefois important et endormi.
Ses atouts : des dunes non utilisées et l’activité du port ; on aime à regarder les bateaux. Le bourg a gardé son
caractère rural avec ses maisons de pêcheurs donnant sur la rue ou des cours, un rez-de-chaussée, un étage et des
combles. La maison de bourg donne sur la rue avec des commerces, une cour à l’arrière.
En 1866 Monsieur Longpré, fabricant de corsets à Caen se fait bâtir une villa au bout du chemin menant à la mer
(avenue Pasteur). Il lui donna le nom de Belle Rive. D’autres maisons ou chalets s’y ajoutèrent au tour d’elle. Ce
secteur de développement est appelé « Nouveau monde par les habitants ». Déjà en 1869 les habitants du hameau
des bains demandent au conseil municipal d’appeler le lieu Riva Bella. Demande refusée.
En 1882 il y a 12 cabines de bain ; leurs propriétaires : 4 sont de Caen, 4 de Riva Bella, 3 de Ouistreham, 1 de Biéville.
Les propriétaires de maison apprécient peu ces cabines qui leur bouchent la vue et demandent qu’on les enlève. Une
plainte est déposée contre ceux qui ont tiré des coups de feu contre elles près d’un terrain de chasse. Ce secteur se
construit et s’organise en véritable quartier le long de la plus ancienne voie, la rue de la mer.
1893, création de la société des régates de Ouistreham.
Les Caennais ont été les premiers artisans du développement. Les nombreux cabanons en bois construits à l’ouest du
canal non loin du parc à huîtres, étaient appelés « village nègre », on retrouvera ce nom en 45 à Caen.
Dès 1920, la clientèle vient de plus loin, région parisienne entre autres. Leur contribution foncière représente 13,4%
en 1320, le double en 1940. Le petit train Decauville allant de Caen à la côte a joué un grand rôle, même s’il allait
lentement et déraillait parfois.
Chanson de la baigneuse de Riva-Bella, crée par Pierre Ferval aux Bouffes parisiens
A la grand’joie des Messieurs,
des jeunes et surtout des vieux
que l’on nomme par ironie
les inspecteurs d’académie
la mode de la nudité a fini par être adoptée
La baigneuse à Riva Bella
Montre à tous ce qu’une belle a
Refrain
Quand on va à Riva
on prend tous ses ébats.
L’air marin, l’air salin
Vous excite et rend coquin ;
Et revis au Casino
Dans un langoureux tango
C’est charmant, épatant, on y revient tous les ans.
Les nouveaux résidents viennent avec des capitaux et les constructions sont imposantes. En 1940 on parle de 25 000
habitants supplémentaires à l’été.
En 1920 on a 2 objectifs : l’eau potable et l’électricité pour être classée « station climatique ».
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Dès 1923 les travaux sont entrepris par la Société Gaz et eau. Le ministère de l’Agriculture apporte sa contribution de
30 000 fr en pensant aux avantages pour les fermes d’avoir l’électricité. 1926 : éclairage public de la plage.
De 1890 à 1935 En 1890, 3 rues seulement desservaient la mer : rue de la Mer, rue Pasteur et rue Victor Hugo. A
cette date les rues étaient dans un état effrayant avec des nids de poule, des fumières où pourrissaient les déchets de
poissons. Ouistreham se dote donc d’un réseau de voies passant de 22 à 70 rues.
Entre 1905 et 1910 un entrepreneur nommé Roger transforme cet espace dunaire à l’ouest de la rue de la Mer en
lotissements. Malgré la publicité (« La perle de la Manche ») sa société fait faillite en juin 1911 (liquidation et vente sur
saisie en juillet1912). Roger entreprend la construction d’un casino en bois (Le grand Kursall (salle de cure en
allemand) de Riva Bella) face à l’ancienne chapelle (rue Clémenceau et Bd Pasteur) qui existait pendant l’occupation.
Un nouveau casino en dur, de style normand augeron est construit en 1924 (détruit à la guerre).
Les habitants de Riva-Bella se regroupent en association syndicale soutenue par la commune pour viabiliser et rendre
leur quartier plus agréable. Le chemin de fer transportait les matériaux de construction.
Source principale : Ouistreham, son histoire, d’André Ledran
Quatre auteurs parlent de Ouistreham
Ouistreham le port du nord le plus au sud
La baie de l’Orne héberge en abondance un épineux nordique, l’argousier (hippophae rhamnoides), c’est la limite sud
de son extension.
Le Saint-Michel du roman de Simenon, Le port des brumes, fait du commerce avec la Hollande, la Norvège, le
Danemark.
C’est aussi le nom du voilier de Jules Verne
GEORGES SIMENON et LE PORT DES BRUMES
Le roman paraît en feuilleton dans le matin du 23 février au 24 mars.
Adaptations à l’écran
· Téléfilm anglais « The lost sailor de Gerad Glaister avec Rupert Davies (1961)
· Le port des brumes de J-Louis Muller avec J Richard 1972
· Maigret et le port des brumes de Charles Nemes 95 avec B Cremer
Simenon plaisancier
Ouistreham fut une escale de Simenon, cabotant en Manche, mais aussi parcourant les canaux. Peu d’écrivains sont
plus sensibles aux atmosphères de brume, d’automne, de marais. L’eau est une constante de son œuvre. Malgré le
nombre considérable de lieux évoqués, George Simenon, en fils des Flandres demeure attiré par les brumes, tellement
propices à l’imagination créatrice.
En 1931 il acquiert le voilier l’Ostrogoth (15 m) construit à Fécamp, succédant à son canot de 5 m qu’il a utilisé sur les
canaux. Il lui est arrivé quelques mésaventures, comme lorsque son voilier amarré à Ouistreham venant de Trouville
s’est retrouvé accroché à un chalutier à marée basse. Son ami Jean Renoir est venu le chercher à Ouistreham. Dans le
port des brumes on retrouve des éléments témoignant de sa connaissance des lieux.
· Le st Michel non béquillé bascule sur le ban de vase et s’échoue.
· La chapelle ND des dunes qui ressemble aux ruines de (l’ancien corps de garde voûté).
Mais il fait aussi la synthèse des images de Flandre et de Normandie lorsqu’il décrit le hameau.
Ce titre fait partie de la période des chefs d’œuvre et de l’apparition du commissaire Maigret (1930)
C’est l’année où il signe Georges Simenon et non sous des pseudos (G. Sim par exemple)
La Normandie chez Simenon
· Maigret et la vieille dame (Bayeux)
· Le port des brumes
· Le président (Evreux)
Et dans ses nouvelles gauloises : « La pucelle de Bénouville »
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Les rapports de Georges Simenon avec Jean Renoir
Un grand attachement exista entre les deux hommes. Mais dès 1933, Simenon découvre l’adaptation
cinématographique de ses romans (La nuit du carrefour, Pietr le letton, la tête d’un homme), adaptés par Duvivier, et
Renoir. Maigret y est joué par Pierre Renoir ou Harry Baur. Simenon mécontent traite celles-ci de navets. … Un
propos qu’il a regretté publiquement. Il découvre enfin la difficulté de l’adaptation !
Destin tragique de ses enfants
Le suicide de Marie-Jo 1978 (dernière lettre)
Je voudrais Dad que tu devines derrière ces lots d’incohérence l’amour si douloureux que je t’ai porté. De loin dans les
murmures de mon oreiller ou de mes sanglots désespérés qui me demandent tes bras, j’ai couru après un rêve que je
savais impossible : je ne me sentais femme que pour toi ; mon but de devenir n’était que par rapport à toi. Te retrouver
plus jeune, jeune homme d’avant ma naissance, ou petit garçon que j’aurais conçu. J’aurais pu me reconnaître en toi,
m’épanouir dans le reflet de tes yeux.
Save me Daddy. I’m dying. I’m nothing more. I dont see my place I’m lost in the space, the silence of the death. Forget
my tears, but please, believe in my smile when I was your little girl, many years ago.
Be happy for me. Remember my love, even, even if it was creazy. That’s for what I’ve lived and for what I die now.
Sauve-moi Papa. Je meurs. Je ne suis plus rien. Je ne vois pas ma place. Je suis perdue dans l’espace, le silence de la
mort. Oublie mes larmes, mais s’il te plaît, crois en mon sourire quand j’étais ta petite fille, il y a bien des années. Sois
heureux. Souviens-toi de mon amour, même si c’était une folie. C’est pour cela que j’ai vécu et pourquoi je meurs
maintenant.
Marc Simenon 1939-1969
Metteur en scène Marié en 1968 à Mylène Demongeot.
Sa marraine est la fille de Vlaminck.
Assistant réalisateur de Jean Renoir en 1954 (Le déjeuner sur l’herbe), puis de Jean Girault (les gendarmes), M Boiron
5 fois réalisateur de cinéma (Douce est la revanche, l’explosion)
réalisateur TV de plusieurs séries ; les dossiers de l’agence O ; Kick Raoul, La moto, Les jeunes et les autres ; Le petit
docteur (3 épisodes, Chien et chat, Vacances au purgatoire)
Marqué par l’alcoolisme, et de nombreux séjours en cure, il meurt d’une chute accidentelle.
FLORENCE AUBENAS
Le quai de Ouistreham
Un ouvrage de journaliste engagée qui endosse la vie quotidienne d’une femme de ménage travaillant pour la ligne
de ferries Ouistreham-Portsmouth. Contraste entre l’idéalisation de la traversée et le quotidien des travailleurs
travaillant par sézquences de 3 heures, devant se lever en pleine nuit, rentrant à Caen pour dormir un peu et
recommencer. Une vie de travail et pas de vie du tout.
Cet ouvrage a été récompensé légitimement pour la rigueur intellectuelle et morale de sa démarche.
Florence Aubenas, ne « fait pas de littérature ». Il n’y a que des gens simples écrasés par leur destin. Elle écrit le
quotidien qu’elle vit, et qu’elle voit autour d’elle, sans romantisme. Pas de belles lumières se levant sur les plages. Il y
a de la brume souvent froide faisant halo autour des réverbères et des projecteurs des ferries. .
La plume d’un grand reporter.
PATRICE LECONTE
Riva-Bella
Roman de Patrice Leconte, qui se déroule entre Ouistreham, Arromanches et Granville
Famille originaire de Caen. Il passait ses vacances entre Luc et Ouistreham.
Le prestidigitateur Tony Garbo cocufié par sa femme Suzy partie avec un danseur argentin né en fait à Tourcoing est
obligé de continuer sa tournée sur la côte. Dans la chambre 624 du Grand Hôtel il rumine sa déception et sa nostalgie
peuplée de cabines de plage.
GYP
La tragédie du bourdon sur un miroir…
Personnage paradoxal, réactionnaire, antisémite, mondaine presque exhibitionniste et solitaire, grande dame et fin de
race, femme moderne libérée, qui ne s’est mariée que pour avoir des enfants, moderne et totalement dans le passé,
anarchiste de droite, se définissant par ce qu’elle n’était pas. Elle maudissait l’électricité, les autos, les stylos-plumes,
l’électricité, le téléphone et tout ce qu’elle jugeait « de l’âge du toc ».
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Elle rejetait avec mépris le sexe féminin et la « race juive ». Féministe (elle récusait ce mot violemment) et misogyne
(elle se faisait appeler Gyp, homme de lettres), juvénile et vieux jeu, instable coléreuse, pourfendeuse du régime
parlementaire, elle a marqué la société de la Belle Epoque où coexistaient la modernité et la tradition. Edmond de
Goncourt disait d’elle « elle a quelque chose de « malsainement » tentateur. Passionnément française et nationaliste.
Etre la dernière Mirabeau était comme le signe de l’inacceptable destin.
Sur son sceau qui lui servait à cacheter sa correspondance, était inscrite cette formule énigmatique : «Et puis
après?... »
Elle a supporté un mari frivole et dépensier qui vida sa dot ; elle dut vivre de sa plume pour élever ses trois enfants et
assurer son train de vie. Antisémite elle fut néanmoins très liée à son éditeur Calman-Lévy avec lequel elle entretint
une abondante correspondance ; elle eut comme amis fidèles les plus dreyfusards de son époque A France, Maurice
Barrès, Ludovic Halévy, Boni de Castellane, elle qui était viscéralement anti-dreyfusarde. Elle eut des ennemis
acharnés en la personne de L Blum, de Charles Maurras et surtout d’Octave Mirbeau. Elle échappa à deux attentats :
une femme lui jeta du vitriol à la tête et elle fut enlevée.
Une sorte de comtesse de Ségur trop française. Excessive et emportée. La grand-mère et la Walkyrie. Le papillon sur la
vitre.
Une œuvre prolifique, s’étalant entre 1880 et 1930, largement moins romanesque que sa vie. .
Source principale : GYP
la dernière des Mirabeau
Biographie par Willa Z. Silverman, préface de M Winnock 1995; traduction éd. Perrin 1998
Notes de lecture
Sybille Aimée Marie Antoinette Gabrielle Riqueti de Mirabeau, comtesse de Martel de Janville par son mariage,
1849 à Coëtsal (Plumergat)-1932 Neuilly sur Seine
La dernière Mirabeau, son arrière petite nièce. Ses parents ne cessent de regretter qu’elle ne soit pas un garçon (« la
tragédie de son sexe »).
Son enfance se déroule entre le château de Janville en Normandie et celui de Mirabeau en Provence (propriété des
héritiers de Barrès).
Ses parents
Joseph Arundel de Mirabeau acheta le château de Coëtsal à son frère Gabriel qui le tenait de son père Victor Claude
Dynas qui le tenait de Mirabeau-Tonneau (qui l’avait restauré), un provençal fervent défenseur des anciens privilèges
de la Bretagne. André Boniface de Riquetti, vicomte de Mirabeau (dit Tonneau à cause de son embonpoint), était le
frère cadet du grand Mirabeau et l’époux de Jaquette fille de pierre Dynas, descendant de Jean de Robien qui acheta
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Coëtsal à la fin du 17 siècle. Les Riquetti ont acquis le fief de Mirabeau à la fin du 16 .
Orphelin (il avait 11 ans lorsque son père est décédé), il est élevé comme un sauvageon.
En 1848 il épouse une jeune fille de Nancy Marie le Harivel de Gonneville. Arundel avait des fermes en Lorraine. Il
ramena sa jeune épouse en Bretagne, un désert pour cette jeune citadine qui connaissait l’animation de la capitale
lorraine. Leur unique enfant naît le 16 août 1849. Ses parents se séparent dès 1850 alors qu’elle est enfant. Elle suit sa
mère.
Arundel revend Coëtsal à un marchand de biens. Il ne voyait sa fille que deux fois par an (2 semaines à Nancy et
pendant la saison de la chasse), puis, après 1855, en Bretagne ; ensuite elle repartait en Normandie. Ils chassaient et
pêchaient, les paysans l’habillaient en garçon en costume breton avec boutons à fleurs de lys. En 1859 il emmena sa
fille en costume breton à Frohsdorf. En 1921 elle écrivait à Barrès qu’elle se considèrerait comme bretonne.
Il se charge de son éducation et lui apprend l’escrime, l’équitation la danse classique. Il la conduit près du comte de
Chambord à Frohsdorf.
Arundel de Mirabeau, légitimiste malgré de grands faits d’arme sous l’Empire en 1830 choisit l’exil en Autriche à
Frohsdorf, invité par le comte de Chambord, et rejetant cet Orléans qui est sur le trône. Il y menait une vie de cour
fictive, entouré de reliques comme la veste tachée de sang de Louis XVI et une pantoufle que Marie Antoinette avait
perdue sur son parcours vers la guillotine ; sans doute celle présente dans les collections du Musée de Caen.
Attendant une hypothétique restauration il passait son temps à chasser à lire et à prier.
C’est ce père que GYP va idéaliser en lui inventant une autre mort, au combat.
En 1860 il s’inscrit parmi les 25 000 volontaires, des zouaves pontificaux sous le commandement du général de
Lamoricière, proscrit de l’Empire et célèbre pour le caractère impitoyable de ses actions militaires lors de la conquête
de l’Algérie. Il voulait soutenir les états pontificaux contre les nationalismes, défense de la civilisation chrétienne
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contre la barbarie. Il meurt le 30 sept 1860, non en combat mais d’une maladresse entre soldats essayant leurs
pistolets. Elle passa sa vie à recréer ce père adoré et absent, ce soldat dévoué, ce chef à ses yeux.
Sa mère Marie Harivel de Gonneville était née à Nancy en 1827. Elle descendait de deux vieilles familles de Lorraine
et de Normandie. L’un des ancêtres de son père (danois ?) avait peut-être participé à la conquête de l’Angleterre et
l’un des ancêtres de sa mère, st Pierre Fourrier de Mataincourt avait prêché contre le protestantisme en Lorraine au
temps de la Réforme et avait fondé un ordre religieux pour l’éducation des jeunes filles pauvres. Son père avait 43 ans
à sa naissance. Le colonel de Gonneville éleva sa fille, puis sa petite fille comme un garçon manqué, avec des récits
militaires, organisant le temps entre récits, et activités physiques (équitation, danse, gymnastique). Après la
séparation d’avec son mari, Marie reprit sa vie un peu mondaine (bals, réceptions dans la société militaire) et se
rendait souvent à Paris ou en Normandie laissant sa fille à ses parents. Sa séparation la rendait marginale et elle
essaya de compenser par une activité de plume. Après avoir publié divers textes pieux (grâce à l’aide de Mgr
Dupanloup) elle publia surtout dans La vie parisienne ou pour Le Figaro. En 1881 Calmann-Lévy publient ses Péchés
mignons (signés du pseudo « Chut »)
Face à une mère aussi peu affectueuse, Sibylle réagit avec animosité et jalousie contre cette mère à l’air distingué et
que tous jugeaient attirante. Elle critiquait son caractère futile, son incapacité à comprendre sa fille qui refusait d’être
comme les autres. Elle relata avec haine et terreur l’épisode où sa mère voulait lui faire percer les oreilles et qu'elle
refusa au point de se battre.
Le grand-père, Aymar Olivier le Harivel de Gonneville.
Son influence fut telle qu’elle souhaita qu’on mît son portrait dans son cercueil à sa mort (un portrait de jeune officier
de l’armée napoléonienne et une photo d’homme âgé entre 1850 et 1860). Il était né en 1783 à Caen où son père était
maître de manège du roi et lieutenant de police.
Sous la Terreur, les révolutionnaires allèrent chez lui, s’emparèrent de M de Belzunce, un ami du père de M de
Gonneville, et le tuèrent. On raconte qu’une femme lui arracha le cœur, le fit griller et le dévorer. La famille se
dispersa. Son père se sauva de justesse et rejoignit la Prusse auprès des armées contre révolutionnaires. Sa mère et
les enfants trouvèrent refuge dans une cabane de pêcheurs près de Rouen. Tous leurs biens furent pillés et vendus.
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Il participa à l’épopée napoléonienne en entrant en 1804 au sein du 20 régiment de cavalerie qui regroupait des
légitimistes déchus. Il fut combattant pendant les 11 années suivantes (Italie, Autriche, Espagne, Prusse, Pologne). Ses
supérieurs le jugeaient brave : « Il était un de nos meilleurs officiers de cavalerie… un officier de la première
distinction ». Il abandonna l’Empire en 1815. Il fut incorporé dans la garde personnelle de Charles X.
« J’ai adoré sauvagement et tendrement mon grand-père, et c’était pourtant le seul de mes parents que je craignais. ».
Il était le chef idéal, charismatique, le pivot d’une famille, d’une armée, d’un pays. Figure d’un légitimisme
intransigeant.
Une adolescence heureuse entre 1860 et 1869. Elle aimait jeter de l’eau sur les passants depuis le toit. Lors du
centenaire du rattachement de la Lorraine, elle rêvait d’offrir des fleurs à l’Impératrice comme les autres jeunes filles
de Nancy. Sa famille lui refusa en raison de son mépris pour Badinguet. Son grand-père disait « Elle a poussé comme
un champignon étrange et baroque dans une famille dévouée uniquement aux Bourbons. »
L’héritage …
Dans une famille qui ne voyait de légitimité que dans un roi rex et sacerdos, une sorte de Charlemagne, il y avait la
tache : Mirabeau le traître. Il était le frère de « Tonneau ». Leur père Victor de Riquetti, marquis de Mirabeau,
physiocrate et « ami des hommes » détestait tout en ce fils au visage grêlé par la petite vérole et son existence
dissolue (relation incestueuse avec sa sœur, biens dilapidés, production littéraire libertine depuis sa cellule du donjon
de Vincennes). Il fit tout pour le ramener dans le droit chemin. Il y avait une révolte semblable dans l’attitude de
l’avocat défenseur du peuple et réformateur de la monarchie et dans le rejet de l’autorité de Sibylle. Ses deux oncles
frères d’Arundel étaient sans héritiers.
La jeune fille ; un homme dans un corps de femme
Quant à Sibylle, elle avait tout d’un garçon. Son grand-père de Gonneville disait « Cette petite a tout les goûts d’un
garçon… Elle ne joue qu’avec des soldats et n’aime que les choses violentes ». Dans ses souvenirs elle se souvient elle
entendit souvent ce regret des siens qu’elle ne fût pas un garçon : « C’est un reproche qu’on m’a fait souvent de n’être
pas un garçon… Et personne, bien sûr, ne le regrette autant que moi ». Tout se passa comme si sa famille lui imposait
une identité masculine de substitution dans l’espoir de créer une fiction pour compenser la disparition prochaine de
son nom.
Entre 60 et 69 elle alla au moins trois fois à Paris et découvre une ville qui change (Haussmann). Elle connaît un petit
enclos où paissaient un âne et des chèvres là où on allait construire st Augustin. Grâce à ses oncles Gabriel et Edouard
de Gonneville et leur ami M de Bacourt, elle va au théâtre, les sorties à cheval ou en calèche au bois de Boulogne Elle
est amenée à rendre visite à de nombreux amis de sa famille qui vont devenir des personnages de ses romans. Elle est
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fascinée par l’éclat du second Empire. En province et en Normandie elle avait assisté à la représentation de pièces de
sa mère avec des amis comme Octave feuillet.
Comme élève : elle est rebelle, paresseuse et indisciplinée. Cf. un de ses bulletins au Sacré Cœur : « Instruction
religieuse : bien. Ecriture : malpropre. Arithmétique : ne la comprend pas. Grammaire française : ne l’apprend pas.
Style : négligé. Géographie : ne la sait jamais »
Sa conduite dissipée en classe conduisit ses grands-parents à modifier son prénom aristocratique et trop féminin de
Sibylle. Elle fait dire à sa mère « Il faut lui ôter définitivement son nom de Sibylle. Elle devient trop laide pour s’appeler
comme ça ». Le conseil de famille se mit d’accord sur Gabrielle, son second prénom (qui évoquait son ancêtre Honoré
Gabriel). Elle détestait ce prénom et lui préférait Antoinette. La famille fut inflexible.
Elle aimait lire tout ce qu’elle trouvait (Molière Racine, Hugo, W Scott, La Fontaine) mais aussi les romans de la
comtesse Dash (Gabrielle de Cisterne de Coutiras de Poilloüe, vicomtesse de saint Mars, née en 1804, collaboratrice
d’Alexandre Dumas), et les scènes de la vie de Bohême de Murger. Les lectures interdites de l’époque (tout comme
Les provinciales !!)
Mariage
Après avoir été demandée en mariage dès l’âge de 15 ans par un bourgeois de 43 ans, qu’elle refusa, quelques
demandes suivirent, mais devinrent plus nombreuses quand sa dot augmenta très sensiblement par l’héritage de son
oncle M de Bacourt (au total environ 300 000 fr). C’est finalement 3 ans plus tard qu’elle rencontre Roger de Martel,
en 1867. Il était excellent cavalier, fils du comte Alfred René de Martel, un robuste personnage de famille normande
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depuis le 13 siècle. Tous deux aimaient le cheval et les courses… il n’avait aucun bagage professionnel…Il rejoignit la
garde nationale en 1869. Ce mariage occupe une ligne dans les 4 tomes de ses souvenirs. La décision du mariage fut
prise le 2 décembre 1869, date anniversaire. Pour la «victime du 2 décembre » (sic), après les noces à Nancy, c’est le
début d’une période parisienne de quelques mois chez M de Martel père (faubourg St Germain). Gabrielle se
promène avec sa belle sœur, rarement avec Roger, va au bois, se prélasse dans les pâtisseries, aux expositions, pose
pour Carpeaux, rencontre Edgar Demange, l’avocat défendant le prince Pierre Bonaparte (cousin de l’empereur) qui
avait tué Victor Noir au pistolet.
Puis retour à Nancy. C’est là qu’elle découvre en gare, le 19 juillet, l’état de guerre. Elle suit son mari en Normandie
de juillet 1870 à mai 1871, où il devait être mobilisé à Rouen. Pendant cette période elle fait du cheval, va à Rouen
puis au Havre pour voir son mari, et rencontre un compagnon de celui-ci, Félix Faure. L’année de ses 20 ans est une
année terrible pour la France. Elle vit la proclamation de la République du 4 sept 1870 plus mal encore que la défaite,
et surtout la haine des parisiens à l’encontre de l’empereur, de ses ministres et du maréchal Bazaine. Avec sa mère
elle le soutint, le jugeant victime des circonstances (« Il n’était pas un incapable, il n’était pas à la hauteur »).
A ses yeux, l’ennemi était surtout à l’intérieur. Les événements nourrissent sa « mythologie impériale qui reposait sur
le charme de l’époque et le prestige du régime déchu ». On lui reprocha beaucoup ses amabilités envers les allemands.
Avec ses boucles et ses jupes courtes elle avait des airs de gamine, et les allemands lui offrirent même une poupée à
leur départ !
La mort de son grand-père, M de Gonneville le 28 sept 1872 est une terrible déchirure (« mon premier grand
chagrin »).
Politiquement, comme son grand-père qui avait fait les campagnes napoléoniennes, elle a pour idoles les incarnations
de Napoléon (elle croit être née le même jour que lui, un 15 août), que sont Bazaine, Boulanger, Déroulède, Morès,
Guérin, Déroulède, Barrès. Elle incarne à la fin du siècle les aspirations de la droite révolutionnaire, avec le conflit
entre la rigueur idéologique et le mépris du peuple, qui rêve d’autorité mâle et charismatique, et qui ira vers l’Action
française plutôt que vers l’héritage de Barbey d’Aurévilly.
Son féminisme n’est que littéraire, comme celui de « Gérard d’Houville » (1875-1963), (née Marie–Louise Antoinette
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de Hérédia) qui dénonça la tyrannie du corset. Cette dernière 3 fille de Jose Maria de Heredia Girard, épousa Henri
de Régnier mais fut la maîtresse de Pierre Louys ; il semble que son fils Pierre de Régnier (dit Tigre) ait été le fils
naturel de Pierre Louys (il était son parrain).
Elle ne cessa néanmoins de dénigrer les suffragettes, et revendiqua sa masculinité, se félicitant d’avoir eu des garçons
mais ayant imposé à sa fille le mépris et la cruauté qu’elle avait subis de la part de sa mère.
La carrière littéraire
Elle suit les traces de sa mère ; au théâtre échec de « Chateaufort » bien que soutenu par Francisque Sarcey, des
romans comme Henri de l’Espée, le baron d’Aché Elizabeth de Faudoas, le comte de Belzunce. Des articles dans la Vie
parisienne, Paris Journal, sous des pseudos (Chut, Zut..)
En 1879, s’ennuyant à un dîner, elle observe et imagine des dialogues susceptibles d’être publiés à « La Vie
parisienne », journal dirigé par Marcellin Planat. Elle se donne le pseudo de GYP En fait son premier pseudo est
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« Scamp » (voyou ; il faut attendre les années 80 pour trouver trace de Gyp). Ces articles sont supposés être écrits par
un militaire (textes de la mère, de la fille ???)
Jamais elle ne revendiqua de compétence particulière pour l’activité littéraire, niant toute vocation ; c’était la seule
activité lucrative qu’une aristocrate pouvait envisager (et encore sous pseudo). « Je ne pouvais faire que ça (la
littérature) ou le cirque ». Elle avait d’ailleurs des dons étonnants d’écuyère et d’acrobate. Elle ne cessa d’exagérer
« son horreur de l’écriture, tellement moins intéressante que la politique ». « La littérature m’assomme ».
Elle distingua toujours la personnalité de celle qui écrivit deux romans par an pendant 50 ans et la comtesse qui
recevait somptueusement chaque dimanche l’été sur la côte normande.
Les enfants
8 sept 1873, Aymar Marie Roger Amédée de Martel de Gonneville naît à Nancy.
En mars 1875, à Maxéville, naissance de Thierry Jean Marie François
Puis en 1877 Nicole-Renée, Marie-Alice
« Je n’étais pas très femme. Au sens animal, je l’étais » lettre à Barrès. Elle s’était mariée pour avoir des enfants. Mais
elle a toujours gardé son antipathie pour les femmes « Je préfèrerais élever six garçons plutôt qu’une seule fille ».
Roger est peu présent, il restait au château de Maxéville pour la chasse ; elle était à Nancy l’hiver, et au Tréport en
été.
Peu après leur mariage, son mari la trompait tant qu’il pouvait, et assez tapageusement. Ils ne mangent plus
ensemble. Pendant qu’elle étudie l’allemand, lui, ivre il tirait sur les boîtes d’allumettes placées sur le chapeau de ses
amis.
En juin 79, elle quitte Nancy, échappant aux commentaires la jugeant « scandaleuse » (elle écrivait, tout comme sa
mère qui avait quitté son mari). Ce que confirme Gisèle d’Estoc née Marie-Alice Courbe, son amie au genre
androgyne, maîtresse un temps de Maupassant.
1879, mort du prince impérial, le 20 juin. Une mort qui trouvera son écho dans celle de son fils Aymar en 1900 au
Soudan.
GYP homme de lettres
En 79 la famille s’installe à Neuilly, qui est encore la campagne. Un omnibus par heure jusqu’à 22 heures tiré par des
chevaux menait à Paris. On est près de l’île de la Jatte et de ses duels, connue par les chansons d’A Bruant
Dans cette grande maison carrée elle écrit entre minuit et 5 à 6h du matin, sur de grandes feuilles avec des plumes
d’oie, voire des allumettes trempées dans l’encre. Sa chambre est en désordre permanent, encombrée de bibelots, de
flacons de parfum, de caricatures, de peintures de forain Willette.
En 80-81 elle ralentit la production de ses dialogues, prise par l’éducation de ses enfants et la vie parisienne. Le
caricaturiste Bac est devenu un ami et a reconnu le « scandaleux officier « de Nancy (Scamp).
En 3 ans de vie parisienne, Roger a dilapidé l’essentiel des revenus de la dot de sa femme qui lui appartenait par
contrat de mariage. Gabrielle est donc obligée de travailler. Au début de 1881, elle publie chaque semaine pour
Planat. La première série qu’elle publie (dessins de Sahib et d’elle-même) fait apparaître le personnage de Petit Bob,
un enfant de huit ans, sûr de lui, parlant argot et se moquant de la société aristocratique et bourgeoise de son
entourage.
Ses livres, Bob au salon. Bob au Jardin d’acclimatation. Bob à l’Hippique. Bob très admirateur des femmes, puis Bob à
l’exposition, Une élection à Tigre sur mer racontée par Bob, Ohé, Les dirigeants, Les gens chics étaient illustrés par Gyp
elle-même.
En 1882, Bob laisse sa place à Paulette, héroïne impertinente et anticonformiste de « Autour du mariage », les
Chasseurs.
La bombe de son nom explosa en octobre 1885 avec l’adaptation théâtrale au Gymnase dramatique de Autour du
mariage. On découvrit que l’auteur qui publiait dans La vie parisienne, cette revue qui corrompait les jeunes filles,
prônant le flirt et autres vices, était en réalité une dame du monde, la comtesse de Martel. Gabrielle écrivit à ce
propos « La vie parisienne a fait en province un grand mal et des dégâts considérables. Elle a défraîchi quelques jeunes
filles et fait croire à trop de jeunes femmes que le dévergondage, lorsqu’il est élégant et raffiné, est parfaitement
acceptable ; qu’il faut pour être chic admettre certaines libertés, certaines façons de se tenir et de s’habiller». Sa
famille apprécia peu la révélation concernant cette GYP!
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Pourquoi le pseudonyme de GYP, « homme de lettres » ?
· contraction de Sybille et Gabrielle ?
· le nom d’un petit chien dans David Copperfield ?
· d’un personnage de la Case de l’oncle Tom ?
· abréviation de Gupsy ?
· une onomatopée ?
Elle avait choisi son nom et on la connaîtrait ainsi. Elle sut solliciter Michel et Calman-Lévy qui avaient un grand flair et
une volonté de progrès social par des éditions bon marché à couverture jaune. Leur succès faisait des envieux, et on
voit dans les années 80 se développer un antisémitisme. Néanmoins GYP a des relations cordiales avec eux, relations
qui remontaient à la publication en 64 d’un ouvrage de Marie « L’histoire des deux héritières » Le contrat en 84 avec
ème
Calman-Lévy leur fut profitable. « Autour du mariage » avait atteint son 5
tirage et en eut finalement une
centaine ; elle en tira un prestige certain. On réunit les textes précédents de la presse en livres (Bob, Paulette).
Son genre fut le roman dialogué. Elle se disait dans la veine d’Henri Monnier dont les dialogues et les vaudevilles
caricaturaient la société (Monsieur Prudhomme).
Elle était sans indulgence sur son talent et son style. Le dialogue était une facilité : qui lui permettait de produire un
maximum de titres : » Elle avait adopté le dialogue « …parce que c’est d’une facilité révoltante, alors que le récit
demande un semblant d’application. Je suis sans illusion sur la valeur intellectuelle d’une série de tableaux bâclés et
galopés, comme tout ce que je fais. ». Son lectorat : des parisiens en grande partie, des provinciaux bourgeois des
nouvelles couches sociales émergeant. On appréciait ces textes faciles à lire, sans grands développements, qu’on lisait
en train, au bain, à bicyclette, qu’on pouvait abandonner et reprendre. Bien qu’elle dise à l’époque « Je n’ai ni amourpropre ni grande considération pour les lecteurs puisque je vois ce qui leur plaît », on peut douter de ce cynisme quand
on considère l’énergie et la discipline qui étaient les siennes. Elle écrivait tous les jours jusqu’à 5 heures du matin mais
disait qu’elle détestait écrire et préférait la politique
Bob est un précurseur de Claudine ; il aime la nature et son grand-père ; il a des manières exécrables, fait des farces,
parle l’argot, ne respecte pas les principes de son éducation ; mais il est toujours bien vêtu, et blond. Rien à voir avec
les petites canailles du muet ; une sorte Buster Keaton. Il est anarchiste mais pas révolutionnaires : il est admirateur
de l’armée, de Napoléon, recrée les batailles de Crimée, ricane devant les inventions à l’Expo universelle comme la
tour Eiffel. Mais il est généreux ; un anarchiste autoritaire.
Bob est le petit garçon que Gabrielle aurait souhaité être. Les critiques le jugèrent sévèrement : « enfant dépravé de
parents riches et dégénérés », « produit corrompu d’une aristocratie dégénérée », « chenapan conscient entouré de
tous les mauvais exemples ». Plus indulgent il était « Gavroche du meilleur monde ».
Pour Gyp, le péché capital des mondains est l’hypocrisie, avec des principes de vertu, de fidélité, de piété, battus en
brèche par les actes.
Après « Autour du mariage » Paulette réapparaît dans un « autour du divorce » (48 rééditions). Pourtant, aux yeux de
l’auteur une « jolie petite poison ». Une jeune fille qui passe son baccalauréat, apprend les langues et s’emporte
contre le corset. Mais qui se marie dans son rang… Femme fatale et pensionnaire, un peu sauvage.
Elle fréquente Halévy, Dumas fils, Henri de Régnier, qui la font admettre à la société des gens de lettres. Mais elle est
aussi une fidèle du Chat noir où elle croise Emile Goudeau (le club des Hydropathes), Huysmans, Maupassant le prince
de Galle, la duchesse d’Uzès. Chez Calman-Lévy elle croise beaucoup d’auteurs ; elle est impressionnée par Mallarmé
L’antisémitisme de Gyp. Les deux « attentats » (vitriol, tir sur sa fenêtre) ; Mirbeau mis en cause ?
Elle chante dans des cabarets des couplets antisémites comme au Chat noir.
Le général Boulanger. Il attire les nationalistes souhaitant un homme fort au pouvoir, même A France un temps.
La fascination de Barrès ; Barrès trouvait en Boulanger une révolte esthétique
1889 1890 expositions de ses destins et pastels
En mars 1892 Mallarmé reçoit l'invitation suivante « Vous êtes prié de faire à Bob et à Gyp l'honneur de venir regarder
leurs images et pastels exposés dans les galeries de la Bodinière ». Elle expose peintures et caricatures portraits,
pastels, personnages, enfants, chiens.... Elle avait commencé à dessiner à Janville pendant la guerre de 1870, comme
passe-temps. Elle publie ses premiers dessins comme illustrations de la série Bob. En 1891 elle avait exposé avec
d'autres artistes écrivains (« expo Poil et plume ») qui peignaient aussi à l'occasion: Mirbeau, Goncourt, Baudelaire,
France. Gyp avait peint des éventails qui avaient plu (engouement pour le japonisme).
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La galerie avait déjà présenté Steinlen Ferdinand Bac, Jules Chéret. Elle envoya des oeuvres aux salons de 93, 94 95 96
et 97. Tableaux assez anodins portrait de Réjane, de Mme Barrès, une annonciation... Artiste très conservatrice au
fond.
Dans son refus de la modernité, elle détestait les photographes. Elle poursuivit Nadar pour avoir vendu un portrait
d'elle peu flatteur à son goût. Elle assistait aux vernissages plus ou moins anonymement. Ses critiques étaient acerbes.
Elle appréciait Degas et lui envoya quelques oeuvres. Degas bien que solitaire et bourru accepta néanmoins ses
invitations. Parmi ses fidèles il y avait J-Louis Forain qui avait partagé une chambre trois ans avec Baudelaire. Forain
avait un talent de caricaturiste politique qui le faisait craindre. Il haïssait les juifs, l'armée, et tout sauf les pauvres.
« Dans le magnifique de Forain vivait une haine terrible » (F. Bac).
Les soirées : Madame Gavroche en robe de bal
Description par Edmond de Goncourt de cette femme de 45 ans à l'allure juvénile venant dans le cénacle Daudet et
retrouvant Loti, Jules Lemaître, les Goncourt.
« Ce soir est venue pour la première fois chez A. Daudet Madame Martel, ou plutôt Gyp. Un grand nez, une blondeur
un peu fanée, mais une élégance brisée de corps dans une toilette blanche d'un goût tout à fait distingué, et
voluptueuse, excitante. Elle parle avec amour des bêtes, de son cheval qui lui écrase les pieds et auquel elle ne peut
s'empêcher de porter tous les jours des morceaux de sucre, des chats qu'elle adore, des chiens dont son hôtel est une
maison de refuge; et comme on cause de nourriture, elle dit qu'elle n'aime que les côtelettes et les oeufs à la coque, et
qu'il lui arrive quelquefois de dîner et de déjeuner uniquement avec cela. ».
Elle impressionnait par son mélange de confiance en soi et de juvénilité, d'élégance naturelle et maîtrisée « ces fleurs
et … cette robe blanche témoignaient d'une façon d'être, d'une éducation, d'acquisitions et d'une simplicité, sûres et
particulières...Et la nouvelle venue offrit ses fleurs (cueillies dans son jardin de Neuilly) avec une grâce exquise à cet
homme âgé qui lui tendait les mains. » commente le critique Albert Flament. Provocante et juvénile, aguicheuse et
raffinée, élégante et reconnue, elle incarne ce que Goncourt qualifiait de séduction malsaine.
En 1894 elle a déjà écrit plus de 40 livres. Le petit Bob en est à sa 69ème édition, et Autour du mariage en est à son
107ème retirage.
Après la tragédie de 1870, il fallut attendre 10 ans pour revoir fleurir les salons généralement animés par des femmes.
· le Salon de la princesse Mathilde nièce de Napoléon Ier. Il valait mieux être bonapartiste. On y recevait
Ludovic Halévy, Bizet, les Goncourt, Loti, Barrès, Bourget.
· le Salon de Mme Aubernon de Nerville nièce du banquier Lafitte: on recevait le mercredi les Radicaux:
Brunetière, Renan, Dumas fils, Bourget, Becque, Hérédia.
· le Salon de Léontine Arman de Cavaillet, avenue hoche, qui fréquentait antérieurement le précédent pour le
surpasser ; on y croise V Sardou, H Lavedan, Coquelin aîné, Sarah Bernhardt, Réjane, Leconte de Lisle, Proust
et R Hahn, Gyp et son fils Gaston. La vedette en était Anatole France.
· le Salon de la comtesse de Luynes (née Jeanne Detourbet, fille illégitime d'un marchand de tissus); elle attirait
le vendredi de nombreux fidèles dont ses nombreux amants comme Ste Beuve, Renan, Dumas fils,
Maupassant et Jules Lemaître, le dernier en date.
Le salon de Gyp était encombré de mille objets : portraits de famille, deux portraits de Gyp, un buste de Mirabeau,
des canapés et fauteuils dont un fauteuil sur roues ayant appartenu à Talleyrand, une photo de Napoléon III tenant le
petit prince sur ses genoux, un phono jouant R Hahn, des lampes à huile et des bougies, des paravents et dés éventails
peints par Gyp. Les fidèles sont Coppée, France, Déroulède, Becque, Barrès, Degas, Julia Daudet, La fille de Hérédia
(Gérard d'Houville) mariée à Henri de Régnier, et Maître Genest, avocat, discret et indéfectible ami dont on ne sait
rien (fut-il son amant?). L'hôtesse abandonnait parfois le corset pour une tunique « papale », un caftan blanc ou noir
bordé de fourrure ou de dentelles laissant entrevoir ses bras musclés. Son mari était parfois présent, d'une humeur
agréable, et préférait sortir dans le jardin pour tirer au pistolet avec des « balles à blanc ». « Elle faisait son entrée
dans une jupe ample de velours l'hiver et de crêpe l'été et dans son fauteuil racontait avec un léger accent lorrain des
histoires en argot sur le théâtre les courses ou la politique. Julia Daudet se souvenait de cette remarquable bavarde qui
parlait de tout et de tous, de la littérature qu'elle sait à fond, de la peinture qu'elle adore, de ses promenades à
cheval...qu'elle ponctuait d'un petit rire cristallin et nerveux ». « Tous les potins de Paris aboutissent à son salon d'où ils
se déversent dans ses livres » disait Adolphe Brisson.
1885-1896 Lion sur mer
Pour soulager ses rhumes des foins, elle loue une villa avec vue sur la mer dix ans de suite. Villa qui avait appartenu à
Horace Vernet. Elle en peignit les murs de motifs de vigne vierge.
La charge est lourde. Elle s'était réservé un modeste pavillon de cocher pour elle et sa famille car elle reçoit autant
qu'à Neuilly, et déjà sa famille très élargie.
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Aymar qui avait 14 ans lorsqu'elle le décrivit dans « Un trio turbulent» : trapu, bonne figure gaie, mal fichu,
fort, facilité et paresse.
Thierry, fort comme les Mirabeau, « long mince, nerveux, distingué, l'air narquois très bien tenu » passionné
de sports (bicyclette, boxe, escrime) ce qui lui fit négliger ses études à Jeanson-de-Sailly. Attiré par les
sciences, il voulait être chirurgien au grand dam de sa grand-mère alors que sa famille le voyait dans une
carrière diplomatique. Un pastel représente les deux frères en vareuse et pantalon marin rayés bleu et blanc.
Aymar avec un chapeau de paille cabossé, la main sur l'épaule de son frère.
Nicole 9 ans toute blonde et rose, le nez espiègle et les yeux malins, menue et solide comme sa mère.
Les enfants appelaient leur mère « Mam » ou « Gros'mam », elle les traitait plus comme des camarades de jeux que
comme ses enfants. Elle leur imposait la même discipline que celle que son grand père lui avait imposée. Peu de
tendresse mais de solides poignées de main.
La gouvernante Mme de Montégut, éminemment qualifiée, parce qu'ayant accompagné l'Impératrice lors de
l'inauguration du canal de Suez... Présents aussi le précepteur et l'inévitable Genest.
Ses 3 enfants sont des garnements : Thierry et son frère volent la statue de Charles X qui était à la mairie pour
l’installer dans la vitrine du boucher à la place d'une tête de veau.
Activités des enfants : nager, pêche à la crevette, faire du bateau sur le canot nommé Bob.
Gyp le plus souvent en costume de bain, passe une grande partie de son temps à écrire ou se baigner.
Elle reçoit Anatole France, en pleine crise conjugale, et sa fille Suzon entre 1891 et 1894. Il passait au moins un mois à
Lion l'été. Néanmoins, il allait déjeuner chaque dimanche à Neuilly avec sa femme et se querellait à propos de sa
maîtresse Mme de Caillavet (épidode du tapissier).
Gyp organise la vie à Lion : « Voici votre installation: Suzon au chalet Vernet, dans la chambre de Nicole; une grande
chambre à 2 lits qui jusqu'à cette année était la chambre d'Aymar et de Thierry. Vous à la Farandole en face; vous y
serez seul tant que vous voudrez... Vous aurez une chambre au premier, et le salon avec bureau... pour travailler à vous
tout seul; ... salon et salle à manger de réunion sont au Chalet Vernet... On déjeune à midi. On dîne à sept heures et
demie. Chacun déjeune (le premier déjeuner) à l'heure qui lui plaît, et voilà la vie! La voilà!... pas très drôle, mais très,
très indépendante. »
Anatole France est charmant mais ne peut se plier au minimum de règlement imposé. Il arrivait souvent en retard au
dîner, pas habillé et manifestant peu d'égards pour les petits hobereaux locaux. A six heures il se promenait suivi des
enfants qui en rameutaient d'autres, parfois jusqu'à 8h30 ou 9 heures au point que leurs parents envoyaient les
domestiques pour les récupérer.
Gyp travaille sur trois ouvrages, Monsieur le Duc, le Journal d'un philosophe et le Mariage de Chiffon.
Anatole France s'attaque à plusieurs oeuvres : Le Lys rouge, Jeanne d'Arc, Le Jardin d'Epicure, Les opinions de Jérôme
Coignard.
En 94-95, Gyp a des soucis avec sa fille Nicole qui fait preuve d'indépendance (elle a fumé, et cela peut faire scandale) ;
elle a la même attitude presque hystérique que sa mère avec elle.
1896, Elle abandonne Lion pour des raisons financières. « C'est à cause de Thierry qu'on y est allé depuis 1885 jusqu'en
1896, à cause du même Thierry qui ne travaille pas au lycée, avoir un précepteur avec les 9000 francs de revenus que
j'avais, et où la maison (c'est à dire le logement) comptait pour 5000. J'avais pris la maison il a fallu la payer... Donc en
95 pour pouvoir payer la maison de Lion, je suis restée seule à Neuilly. »
Elle s'impose un train de vie pour maintenir l'image d'une aristocrate. Elle est en conflit permanent avec sa mère qui
ne comprend rien à la réalité et préfère ses illusions.
Problèmes liés à son anti-sémitisme
Calmann-Lévy lui refuse certaines avances sur ses romans, commence à opérer des censures dans ses oeuvres, lui
demande de supprimer certains passages ou certaines expressions. Elle ne le supporte pas. Calmann Lévy accepte de
publier Petit bleu plutôt que de la voir partir chez un autre éditeur, car la situation éditoriale est fragile.
Elle prend fait et cause pour les anti-dreyfusards. Dès lors Anatole France s'éloigne d'elle à partir de 1898; il refusait la
manipulation judiciaire, et fut le second après Zola à signer la pétition de l'Aurore.
Dans un contexte où les nationalistes boulangistes pour la plupart sont également anti-dreyfusards, les amitiés se
font et d'autres se défont. Degas fuit Pissar et les Halévy. Mme de Caillavet perdit Maurras mais gagna Jean Jaurès.
Elle ne reçoit plus Louis Catherine Breslau, qui avait peint ses enfants. Elle rompit aussi avec Labori et Demange
avocats de Dreyfus. Elle fréquente Déroulède, Habert, Rochefort, les premiers boulangistes devenus anti-dreyfusards
et la Ligue des patriotes qui comptait 30000 militants (?). En raison de ses idées, mélange de nationalisme,
d'antisémitisme, d'anarchisme, certains voyaient en elle une sorte d'alliée, d'intermédiaire précieuse (ou dangereuse)
entre les divers courants.
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Déroulède rêvait de remplacer la république parlementaire par un régime dirigé par un chef autoritaire, militaire
plébiscité Parmi les personnalités nationalistes il y avait Jules Guérin président du mouvement antisémite dont Gyp
fait l'éloge. Elle est néanmoins hostile aux orléanistes qui comptent trop de juifs à ses yeux (Ils finançaient).
Elle suit le procès Zola et se montre aussi fanatique que les « Trublions d'Anatole France » et tente d'influer lors des
diverses étapes du procès.
Procès GYP contre Trarieux (ancien garde des Sceaux) en 1897-98. Procès provoqué par la publication du livre de GYP,
le journal d'un Grinchu, où il se sent décrit de façon infamante, particulièrement dans sa vie privée; on le dit aussi
converti au protestantisme. La presse se réjouit à l'avance du procès entre la friponne réactionnaire et le
parlementaire plein de componction. Le procès dure une semaine. Gyp est condamnée avec son éditeur à 5000 fr de
dommages et intérêts et non les 50 000 demandés.
Au début 1899, Gyp se trouve une nouvelle association anti-dreyfusarde : la Ligue de la patrie française. Elle y est
inscrite (La bonne gauloise) avec son mari et son fils Thierry. Ils s'opposent à Zola et aux dreyfusards demandant
l'annulation du jugement de 94.
16 février 1999, mort de Félix Faure terrassé « dans le feu d l'action ». Faure était un anti-dreyfusard discret et un allié
secret du clan, et ami de Gyp qui attendait de lui qu'il fasse un putsch nationaliste. L'arrivée de Loubet allait changer
la donne.
Elle assiste avec enthousiasme à l'épisode de Fort Chabrol, au centre duquel est Guérin. Lorsque Déroulède est
emprisonné, elle lui apporte son soutien. Le procès a lieu en novembre et décembre 99. Les accusés sont soupçonnés
de tentative de coup de force le 23 février, de l'agression d'Auteuil sur Loubet, et du retranchement de Guérin à Fort
Chabrol. Gyp vient témoigner jubilant d'être le point de mire combinant rouerie et douceur feinte. Quand on lui
demande sa profession elle dit « antisémite! ».
Acquittement et réintégration de Dreyfus dans l'armée en 1906.
L'enlèvement de GYP (11-12 mai 1900)
Huit jours avant, une affichette avait circulé la mettant en cause ... « La comtesse de Martel, la pompadour à tout faire
des besognes antisémites, reine de France par la grâce de Félix et la complicité du maître chanteur Drumond entre nos
mains. Qu'on nous rende justice et nous rendrons la dame.... Un groupe d'hommes libres. » Pour elle, l'auteur ne peut
être qu'Octave Mirbeau qu'elle soupçonne de vouloir la tuer. La seule version de l'enlèvement c'est elle qui la donna à
des journalistes avec des détails « abracabrantesques » ; on l'aurait poussée dans une voiture, menée dans une
maison gardée par 4 hommes. Après leur départ elle parvint à s'enfuir, errant sur une route pendant 2 heures, jusqu'à
ce qu'elle atteigne la barrière de Bercy. L'enquête ne mena à rien. Cela donna l'occasion d'en rire aux humoristes.
Un jeune soldat de Marseille vint se dénoncer aux autorités. C'était un mythomane.
Elle publie cinq titres en 1900, mais la qualité de son oeuvre décroît. Georges Calman Lévy lui demande d'enlever les
allusions antisémites.
Une vieille gamine tragique
Si Gyp était une vieille gamine, ses héroïnes comme ses personnages de son roman Friquet sont aussi prisonniers de
leur enfance.
1900 (27 nov) son fils Aymar, officier de cavalerie, meurt au Soudan (typhus) après un acte héroïque et de
désobéissance. Elle garda ensuite sa veste de spahi, les arcs et flèches, le sabre. Son désespoir est immense « Ah le
beau papillon écrasé! » (Barrès). Elle avait eu le pressentiment de cette issue et tremblait devant l'audace d'Aymar et
sa volonté de prolonger son temps au Soudan. Cette mort fut son plus grand chagrin, tant elle voyait en son fils la
continuité de la mystique familiale.
Le mouvement nationaliste s'effondra progressivement après l'acquittement de Dreyfus, le suicide de Syveton
fondateur de la ligue de la patrie française accusé de détournements de fonds, de l'attitude de Guérin à Bruxelles
dépensant tous les crédits fournis par le duc d'Orléans pour mener grand train.
Les salons s'éteignent avec la mort de Mme Aubernon en 1899, de Mme de Caillavet en 1910, de la princesse
Mathilde nièce de Napoléon en 1904
Elle même ne reçoit plus que des proches. EN 1906-1907 son fils Thierry installé à Neuilly lui apprend qu'il a une
famille, qu'il s'est marié en Angleterre avec une jeune femme d'origine bretonne (Yvette Eugénie Saint-Martin) et a un
fils prénommé Aymar. Ses relations avec sa fille Nicole sont toujours complexes. Elle se marie à 29 ans avec Pierre
d'Hugues en juillet 1906, mais Gyp est la seule à en assumer les frais.
De même elle est en conflit avec sa mère Marie de Mirabeau (73 ans en 1900) qui avait encore publié en 1896 Cœur
d'or et qui ne supportait pas que sa fille ait plus de succès qu'elle. Marie intente un procès à sa fille à propos de son
ouvrage Cloclo, procès qu'elle perd, mais fait appel. Gyp est contrainte à demander 2500 fr à Calman Lévy pour la
facture de ses avocats.
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Elle trouve du réconfort dans la présence de son voisin Montesquiou et son compagnon Gabriel de Yturri, qu'elle
connaissait depuis 1890, « gentilhomme de lettres roi des beaux esprits », descendant de D'Artagnan et qui vivait
comme le Charlus de Proust, admirait Wagner, Whistler, l'art nouveau et les ballets russes.
L'ami le plus proche demeurait Barrès ; elle l'avait aidé en 1904 pour les obsèques de son secrétaire Calté. C'est à lui
qu'elle vendit le château de Mirabeau qu'elle ne pouvait plus entretenir, ses finances ayant été bien entamées par
l'affaire Dreyfus, et son fils Thierry ne souhaitant pas quitter son poste de chirurgien à Paris. Après la mort de son fils
rien de ce château ne l'intéressait plus. Elle voulait être inhumée à Neuilly près de son fils, mais souhaitait que son
cœur reposât dans la chapelle de Coëtsal près du tombeau de Mirabeau-Tonneau, dont les racines bretonnes étaient
plus profondes que celles de Provence. Barrès se fit un devoir d'y aller jusqu'à sa mort en 1923; mais le charme avait
vite cessé.
La guerre
Elle était intensément revancharde, nationaliste, et anti-allemande. En 1870 elle avait fait du gouvernement
républicain son bouc émissaire, puis ce furent les juifs, en 1914 ce fut la gauche socialiste et les embusqués qui
avaient échappé au front. Toujours excessive, l'assassinat de Jaurès le 31 juillet 1914 la plongea dans la jubilation. La
guerre finie, elle se vantait d'avoir éliminé de ses relations tous les défaitistes, comme elle avait éliminé les
dreyfusards. Même Barrès s'était incliné sur la tombe de Jaurès.
Les hivers de la guerre furent difficiles; elle vivait dans sa cuisine qu’elle ne chauffait qu'une demi -heure. Elle refusa la
« Salamandre » que sa mère lui proposait. La toiture de sa maison se mit à fuir à cause des plaques de zinc qu'une
tempête avait enlevée.
Sa santé se dégrada : bronchite, cystite, fièvre, allergies. Elle en était réduite à écrire pour gagner sa vie alors que par
le passé la littérature lui permettait d'afficher une réussite sociale. Elle connaît la plus grande gêne financière, étant
seule à porter les charges. Ses éditeurs la dépannent régulièrement de 1000 ou 2000 fr. La mort de sa mère le 8 mars
1916 à 88 ans empire la situation. En fait d'héritage elle lui laisse un cortège de dettes. La vente des meubles servit à
construire une pièce pour abriter ceux qu'elle souhaitait garder, la vente de Cossesseville en 1919 ne couvrit pas les
dettes de Marie. « Cette dépense effarante de chaque jour m'affole, et pourtant nous nous privons de tout...Je ne sais,
si cela dure, ce que je vais devenir... Je suis sans argent, sans feu, dans des difficultés affolantes. »
Sa mère ne lui cacha jamais qu'elle n'avait pas été désirée et vécut toujours en égoïste. Elle lui écrivait ceci peu avant
sa mort:
« Tu n'as jamais compris -ayant vécu chez grand-père et grand-mère- depuis que tu m'avais et seule depuis, ce que
c'est que d'avoir trois enfants et un mari à sa charge. Tu n'as eu qu'à t'occuper que de toi... Tu ne juges jamais que de
ton point de vue à toi. »
Gyp était bien obligée de reconnaître que sa mère l'avait précédée en tout : elle avait raté son mariage, avait mené
une vie indépendante, était devenue un personnage littéraire, avait elle aussi un penchant pour le scandale qui
annonçait le goût de sa fille. Jusqu'à la fin Marie fut la rivale de sa fille, et son double. Leur premier essai littéraire,
elles le signèrent d'un nom d'officier imaginaire! Il arriva à Marie de signer des courriers du nom de sa fille dont elle
jalousait la réussite.
Thierry était parti en 1914, à 38 ans. Son fils, le jeune Aymar enrôlé en 1915 est parmi les plus jeunes mobilisés.
Thierry qu'on appela le « d'Artagnan de la chirurgie » spécialisé en neurochirurgie, avait une grande réputation. Avec
son élégance, sa mise impeccable, sa résistance grâce au café, son expression détachée, il était une sorte de Gyp au
masculin, que sa mère admirait et jalousait. Il choisit de faire une carrière indépendante en clinique privées,
renonçant à une grande carrière officielle. Il avait mis au point des outils pour travailler sur la calotte crânienne.
Envoyé à Clermont-Ferrand comme médecin auxiliaire, il demanda à être sur le front dès la fin août 1914, après la
défaite de Charleroi. Il éblouit un jeune soldat de 20 ans, Drieu la Rochelle, qui vit en lui un modèle d'héroïsme. Dans
ses courriers à sa mère, il donne des indications sur les pertes considérables. Il fut héroïque au point de recevoir la
croix de guerre et la légion d'honneur des mains de Nivelle. Puis il partit pour les Dardanelles mais dès son arrivée il
entrevit la catastrophe d'une campagne mal préparée (Perte d'1/3 de la flotte franco britannique et désastre de
Gallipoli). De même les troupes furent mises à l'épreuve ainsi que les troupes serbes par la malaria et les forces des
puissances centrales.
En secret, Gyp fit tout ce qu'elle put pour le rapatrier, prétextant une blessure nécessitant une opération. Elle qui
fustigeait les embusqués (de Salonique) avait fait de son fils un embusqué. De même, Thierry avait tout fait pour que
son fils soit dans une unité d'élite de cavalerie le protégeant et assurant sa promotion. Il était en Algérie. Mais Thierry
fit tout pour le faire revenir en France. Il mourut fin 1916 ou début 17, on ne sait où. On ne retrouva rien de lui. Son
père se reprochera la mort de son fils jusqu'à son suicide. Gyp n'avait pu empêcher la mort de son fils aîné et de son
petit fils. Thierry se réfugia dans le travail et dans une liaison avec une demi-soeur de Feydeau, Hernriette Ballot,
Yvette s'étant retirée en Normandie.
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Gyp écrivait à propos du jeune Aymar : « C'est le pauvre Aymar qui n'aura jamais eu de veine dans la vie... Il aura été
moralement abandonné comme disent les jugements de police qui enlèvent les enfants aux parents pour les placer
dans un asile... Il n'a jamais eu d'heure pour manger, ni même souvent de repas, car quand Thierry ne devait pas
déjeuner ou dîner, Yvette... ne commandait quelquefois rien, par oubli. Ils ne lui ont appris ni l'orthographe, ni la
politesse. L'enfant de parents pauvres recueilli à contrecoeur n'aurait pas été moins négligé. »
Puis avec la guerre ce fut l'union sacrée des écrivains, portée par Barrès et Gyp. Ecrire est une sorte d'engagement
pour elle comme pour Loti ou Barrès. Entre 1916 et 1918 elle publie cinq romans polémiques sur les profiteurs et les
planqués (Ceux de la nuque, les Flanchard, les Profitards, le journal d'un cochon de pessimiste). Les défaitistes sont à
ses yeux autant les membres de la gauche que ceux de l'Action française. Son Pessimiste, comme son Grinchu ou son
Philosophe sont autant de doubles de Gyp.
Les dernières années
Les amis de jeunesse (le temps des cheveux et des chevaux) ont disparu, elle reçoit désormais les enfants et petits
enfants. Elle est une vieille dame un peu excentrique aux cheveux gris et bouclés. Elle ressemble à la grand-mère du
chaperon rouge avec ses bonnets de dentelle, ses mains déformées
C'est long et difficile de mourir confie-t-elle à Liane de Pougy. Juste après son 75ème anniversaire, suite à une
bronchite, elle avouait à Calman Lévy « je pensais que c'était pour cette fois-ci. C'est embêtant... Je déteste les faux
départs. »
Elle vit mourir la plupart de ses meilleurs amis : Montesquiou en 1921 à 65 ans, Degas en 1921, Loti en 1923, A.France
en 1924, Forain et Willy en 1931. En 1919, c'était le fidèle Genest. Son mari Roger de Martel mourut en 1920, suite à
une septicémie déclarée en juin; son fils l'amputa de la jambe ; néanmoins son agonie dura jusqu’au 15 août. Il avait
été un parasite coûteux, insignifiant, qui ne l'avait jamais accompagnée ou aimée. Il lui avait donné la légitimité
conférée aux femmes mariées et les deux fils qu'elle voulait.
Barrès lui demandait en 1923 si elle était désenchantée.
« Non il n'y a pas eu de désenchantements. L'expérience ne m'a rien appris de plus que je ne savais du temps du cirque
de Nancy. Elle n'a fait que confirmer seulement. J'ai quitté Nancy à 29 ans et je voyais la vie telle que je l'ai vue
ensuite, ce qui ne m'empêchait pas de l'aimer amicalement comme ceux que tout intéresse et qui s'amusent de tout. Je
ne détaillais pas, je ne raisonnais pas, je vivais. »
Opposition entre le cynisme de l'une et l'idéalisme de l'autre. Tous deux descendants d'officiers d'Empire, ils étaient
complémentaires. Le jeune bourgeois provincial autrefois prince de la jeunesse », effarouché par le cachet
aristocratique de la dernière des Mirabeau, comtesse et amie ». Pour lui, Gyp avait toujours été la brillante jeune
femme qu'il avait rencontrée pour la première fois au cirque de Nancy alors qu'il était petit garçon. Pour elle Barrès
conserva toujours quelque chose de l'allure qu'il cultivait à 20 ans – le jeune homme brillant et ambitieux qui
rappelait à certains le jeune Bonaparte. Plus tard le jeune député et académicien incarna la considération politique et
littéraire qui aurait pu être la sienne si elle avait été un homme. Elle avait dû se contenter d'être le « centre féminin »
du nationalisme.
En 1920, elle dit qu'elle n'a pas un centime de revenu, ayant donné à ses enfants (surtout à sa fille) tout ce qu'elle
avait. Elle n'a que sa maison en piteux état. Elle ne peut plus se déplacer et demeure confinée chez elle. Son éditeur
refuse de l'aider de nouveau, la maison d'édition étant en danger. Il édite néanmoins 4 ouvrages après la guerre :
mon ami Pierrot, conte bleu; Souricette, les moins de vingt ans, un traité et ses 4 volumes de souvenirs (souvenirs
d'une ptite fille), en 1928: Marianne s'amuse après avoir proposé, la belle jeunesse de Marianne, le Chahut, Marianne
chahute). Son autobiographie révèle bien que chez elle, le JE est multiple: la petite fille qui se souvient avec bonheur,
et enregistre ses expériences avec détachement, l'écrivain confronté aux problèmes de l'écriture, celle qui a vécu ce
passé et devient Gyp. La confusion des identités est l'essence de la femme (et de l'homme) qui était Sibylle, Gabrielle,
la comtesse de Martel, Gyp et quelques autres. Même à la fin de la vie de sa mère, elle lui écrit, ma chère petite mère,
et signe Gaby, tout en lui disant les vérités les plus dures.
Son oeuvre paraît alors démodée. Elle espère se refaire avec une pièce « Napoléonette » ; c'est est un four (canicule,
grève des transports). Et on arrête les représentations.
La fin
En 1930, elle a 81 ans et ne se déplace plus. Elle continuait à entretenir une correspondance, et recevait blottie dans
son fauteuil et couverte d'une fourrure. Ses enfants viennent la voir régulièrement; Thierry remarié avec Marie Louise
Henriette Fouquier, « un chameau couvert de deux renards argentés » et accompagné de trois pékinois. Nicole 53 ans
jadis rebelle et désormais dévouée à sa mère.
Son fils Thierry, grand neuro-pathologiste, devenu célèbre, dirigeait l'hôpital américain de Neuilly, voyageait sans
cesse d'un congrès à l'autre, rendant visite à ses confrères étrangers. René Benjamin évoque ce moment où le
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chirurgien catholique fervent demande avec un calme olympien qu'on laisse mourir sa mère pour la soulager de sa
souffrance « sur un ton de parfait ennui sans trace de sensibilité... »
Elle meurt le 25 juin 1932. Peu avant elle écrivait à son éditeur : « Hier j'ai été très malade. Ca n'a été qu'un faux
départ. Mais je crois bien que c'est la cloche qui annonce le train. »
Elle avait souhaité des obsèques intimes, (testament de 98) l'église St Pierre de Neuilly est pleine de célébrités
(Maurois, les frères Tharaud, Millerand, Hanoteaux, Morand, Lyautey, Valéry, le comte et la comtesse de Montfort, le
colonel de Froidefonds).
Elle est inhumée à Neuilly avec son mari et son fils aîné. La presse lendemain annonce sa mort en première page et
son oeuvre est jugée diversement, « Ses idées comme son écriture ont la couleur d'une époque disparue ». Pour
Céline, l'avant guerre était tout simplement « l'époque de Gyp. »
Le suicide de Thierry.
14 juin 1940, son fils se suicide à l’arrivée des Allemands dans Paris. Après avoir espéré un sursaut national, il
constate l'incapacité du gouvernement à opposer une résistance et une organisation. Jusqu'à la fin mai 40, il avait
espéré et réconfortait A Maurois : « On les arrêtera sur la Seine et ce sera plus beau que la Marne ». Début juin, il
abandonne tout espoir de victoire. Il renvoie son personnel vers des zones moins exposées, sa femme vers Bordeaux,
et demande à l'ambassadeur US à être relevé de ses fonctions. Refus. Il promet à celui-ci, William Bullit, de ne pas
quitter Paris. « Je vous ai fait la promesse de ne pas quitter Paris, je ne vous ai pas dit si ce serait mort ou vivant. En y
restant vivant c'est un chèque barré que je remets à mon adversaire. Si j'y reste mort, c'est un chèque sans provision.
Adieu. » Il fait partie des 15 parisiens, comme le maire de Clichy qui ont choisi le suicide à l'occupation. S'il avait vécu
il aurait sans doute rejoint la Résistance comme d'autres membres de la droite monarchiste, comme d'Astier de la
Vigerie, Barrès et Georges Valois, qui mourut en déportation.
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Juin 2014
Journée interdépartementale du 25 juin 2014
Manoir de Courboyer
D
es 500 manoirs bâtis dans le Perche au sortir de la guerre de Cent ans, n’en
demeure qu’une centaine. Les manoirs étaient des résidences liées à l’activité
agricole, et appartenaient à des familles généralement nobles attachées à la
terre. Ils sont souvent installés à proximité de voies de communication et près
de cours d’eau. C’est le cas de celui de Courboyer, adossé à des collines
couvertes de forêts épaisses. La vieille route passait dans la vallée, juste devant
le manoir qui permettait ainsi de surveiller tous les passages de marchandises
et d’hommes. Il comportait sans doute un « pourpris » (du verbe pourprendre =
occuper), surface close de murs ou de haies comprenant jardins, dépendances
et colombier.
Ces éléments caractérisent Courboyer. Le logis actuel a été édifié sur
l’emplacement d’une construction antérieure dont on ne sait rien. La première
mention du lieu apparaît dans un bail de 1368. La guerre de Cent ans avait
décimé les familles seigneuriales et ruiné leurs châteaux et résidences. La
seigneurie de Courboyer relevait de la châtellenie de Bellême et comportait de
nombreux fiefs. Elle avait droit de haute et basse justice. Le curé de Nocé et le chapelain étaient à la présentation du
seigneur de Courboyer
Le manoir actuel a été construit entre 1450 et 1480, peut-être par Guyot de Rayniel (décédé vers 1480) et Marie de
Cintray son épouse (décédée vers 1494). Leur fille Marie décédée a été mariée 4 fois avec
· Guillaume de Pluviers, dont elle eut 4 filles et un garçon, emprisonné à la conciergerie, il mourut en 1558
· François de Guérin dont elle eut 3 filles ; il mourut en 1573 à Mortagne d’un coup d’épée à la gorge
· Pierre de Besnard tué en 1580 d’un coup d’arquebuse à st Jean de la forêt, sur la route de Courboyer à
Bellême
· Pierre Simon, pendu en 1586 au Mans suite à une condamnation (religion, meurtre ?)
Les filles de François de Guérin, Marie et Suzanne épousèrent Jehan et Jacques (de) Frebourg, seigneurs du Plessis.
Elles vendirent le manoir à Pierre de Fontenay, sire de la Raynière, propriétaire à saint-Cyr la Rosière, qui s’illustra
dans le soutien à Henri IV. C’était un homme déjà puissant qui possédait un lignage ancien, des terres, des seigneuries.
Il était un capitaine de grande réputation et disposait d’une cinquantaine d’hommes d’armes. Il avait été nommé
gouverneur de la ville et du château de Bellême. Pendant les guerres de la Ligue il avait soumis la région à l’autorité
royale.
Le manoir demeura ensuite irrégulièrement habité, contrairement à ses dépendances. Il retrouve un peu de lustre
entre 1737 et 1761, puis est abandonné. Après la révolution, en 1797, il devient bien national. Inscrit en 1981 à
l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, il classé monument historique en 1995 ; il est désormais
propriété du Conseil général de l’Orne.
Les guerres de la Ligue dans l’ouest
Le manoir abrite actuellement le seul étendard subsistant des armées catholiques de la Ligue. Il a été pris lors d’un
épisode guerrier célèbre dans ce secteur du Perche.
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Petit rappel historique
2 août 1589. Mort d’Henri III assassiné par le moine Clément, ligueur fanatique. Henri de Navarre lui succède. Il décide
de réorganiser l’armée royale en mettant en place trois fronts de guerre :
· une armée commandée par Henri Ier d’Orléans, comte de Longueville, pour la Picardie
· une armée commandée par Jean VI d’Aumont pour la Champagne
· une armée sous son propre commandement pour la reconquête de la Normandie.
Henri IV s’installe à Dieppe pour attendre des renforts anglais envoyés par Elizabeth d’Angleterre. Les Ligueurs
décident de proclamer roi le cardinal Charles Ier, duc de Bourbon, et oncle d’Henri. Ils sont fortement implantés dans
le nord de la France et comptent sur l’aide des Espagnols de Flandres. Ils recrutent une armée de 20 000 hommes sous
le commandement de Charles de Mayenne, que le Parlement de Paris a nommé lieutenant général du Royaume en
janvier1589.
Les armées s’affrontent à Arques (dans l’Eure). Henri IV est retranché dans le château. Bien que 4 fois plus nombreux,
les Ligueurs subissent de lourdes pertes et renoncent à l’assaut. Les renforts anglais arrivent fin septembre. Charles de
Mayenne se retire vers la Picardie.
Mars 1590 bataille d’Ivry. Henri IV victorieux demande aux gouverneurs de Compiègne, Senlis, Pontoise de détruire les
ponts sur l’Oise pour gêner la retraite de Mayenne et le ralentir dans sa marche vers Paris. Le roi s’empare de Mantes
et de saint-Cloud, puis s’attaque aux premières fortifications de Paris. Voyant qu’il ne va pas réussir, il s’empare
d’Etampes en novembre 1589, puis conquiert la Touraine et le Maine. En février il revient vers la Normandie et
s’empare de Honfleur. En mars il fait le siège de Dreux. Mayenne tente de se porter au secours de cette ville. 14 mars
1590 : bataille finale d’Evry. Le choc est sanglant et confus. C’et là qu’Henri aurait prononcé son « Ralliez vous à mon
panache blanc ! ». L’échec est consommé pour les Ligueurs, leur armée est anéantie et Mayenne en fuite.
Le siège de Paris reprend en 1590-1591. Charles de Bourbon meurt en mai 1590. Henri se refuse à prendre par la force
la ville affamée. Un accord conclu favorisé par ses conversions publiques et successives à la foi catholique (janvier 93,
puis à Saint-Denis en juillet 93, sous l’influence de Gabrielle d’Estrées), fait qu’il va être accueilli favorablement par la
foule parisienne en mars 1594.
Les héros de Mortagne
Pierre de Fontenay s’est battu aux côtés d’Henri IV, aux sièges de Paris en 1590 et de Noyon en 1591. Il joue un rôle
important en 1594 au cours de la bataille de Mortagne lorsque, avec 4 soldats, il s’empare de la bannière des Ligueurs
et la ramène à Courboyer. C’est là que se situe l’épisode héroïque le plus célèbre dans cette région où on vit 28
mortagnais affronter victorieusement 1600 Ligueurs. La prise de Mortagne par « le roi huguenot » avait enflammé les
rancœurs et une insurrection menée par des hommes de Bazoche, sainte-Céronne, saint-Hilaire, se prépara pour
reprendre Mortagne. La garnison royale voulut y couper court par une répression sans pitié (pillages, exécutions,
incendies). La ville ne retrouva la paix qu’après le sacre du roi en 1594.
En mai 1593 le baron de Médavy voulut enlever à l’ennemi la capitale de son nouveau gouvernement. Son lieutenant
Jacques Desmoutis de la Morandière marcha sur Mortagne ; la ville n’attendait pas cette attaque. Les officiers de
justice et les principaux habitants se mirent en état de défense dans l’enceinte du fort. Ayant subi des pertes, pour se
dédommager, la Morandière rançonna quelques maisons royalistes avant de regagner Verneuil. Pierre de Fontenay,
son frère Anselme et deux de leurs fils rétablirent une garnison à Mortagne.
Ne voulant pas laisser l’avantage au parti du Roi, Médavy partit le 15 juillet à la tête de 1 600 hommes ; il pénètre dans
une ville de Mortagne désertée de ses habitants informés de l’avance de ses troupes. Il s’empare du fort dont
quelques habitants ligueurs avaient ouvert les portes. Vingt huit braves décidèrent de ne pas baisser les bras et se
réfugièrent dans l’église qu’ils barricadèrent solidement, après l’avoir munie d’armes et de provisions. Par trois fois les
Ligueurs tentèrent de la prendre d’assaut avec des échelles. On les repoussa. Réfugiés dans la tour puis sur les voûtes
de l’église, les 28 fidèles au Roi percèrent des trous pour pouvoir tirer sur leurs adversaires. Les Ligueurs pénétrèrent
dans l’église en criant « Tue, tue ! Au feu ! Rendez-vous ! ». La nef était vide et ils comprirent qu’ils ne prendraient pas
facilement leurs adversaires, fortement retranchés. Ils firent venir une pièce d’artillerie. Ses 18 tirs ne réussirent pas à
endommager les murs épais. Ils tentèrent également d’y mettre le feu. Cela causa leur perte, puisqu’au milieu de la
nuit ils devenaient visibles.
Les Ligueurs perdirent 68 hommes tués et une centaine blessés, quand les mortagnais étaient indemnes. Craignant
que des renforts royalistes ne se réunissent à Bellême pour leur tomber dessus, les Ligueurs battirent en retraite à
midi, le 16 juillet 93, laissant sur place cinq de leurs porte-enseignes et leurs drapeaux.
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Les cinq bannières furent transférées à Bellême dans la résidence de Pierre de Fontenay, seigneur de Courboyer. Elles
furent ensuite exposées deux siècles durant dans l’église Saint Sauveur de Bellême. Abandonnés elles furent stockées
dans un grenier, où la saleté et les rongeurs firent leur oeuvre. Une seule survécut.
L’édifice
ème
Il est caractéristique de la fin du 15
siècle.
Les éléments défensifs qu’il présente
(bretèches, échauguettes, mâchicoulis) sont
traités de façon ornementale ou comme
supports architecturaux. Le souci de
l’ornementation, les grandes baies à meneaux,
les hautes toitures, la distribution des pièces
sont déjà des traits de la Renaissance. La tour
octogonale de façade porte l’escalier à partir
duquel on pénètre dans chaque salle de part et
d’autre. Les pièces spacieuses pour une petite
seigneurie témoignent d’un grand souci de
confort, plus que de prestige : larges
ouvertures, cheminées, latrines.
Néanmoins les échauguettes aux angles du bâtiment, la hauteur des pignons avec leurs rampants ornés de rostres, la
chambre du guetteur devenue colombier, les moulures de la porte d’entrée avec pinacles et choux frisés, sont autant
de signes de la dignité du propriétaire et de son goût.
Une cheminée présente dans la grande pièce du premier étage comportait l’inscription suivante en lettres gothiques
« Maison des muses et de Jacques de Frébourg, avocat au siège de Bellême et gendre de cette maison. Fait l’an du
seigneur 1589, le 4 septembre. ».
Le second étage était réservé aux domestiques.
La chapelle.
Une chapelle fondée le 3 novembre 1500 par Jehan de Courboyer était située dans la cour ; elle était dédiée à Notre
Dame de pitié. Elle se composait d’une nef unique éclairée par des fenêtres à motifs trilobés. Sa façade comportait un
ème
clocher mur. Elle avait des peintures murales sur la vie de saint Hubert et de saint Christophe. Déjà dégradée au 18
siècle, elle avait été inscrite à l’inventaire supplémentaire des MH. Son propriétaire la fit néanmoins détruire en 1947,
ce qui lui valut un procès et une amende.
Les communs dès l’origine groupés près du logis comprenaient grange, écurie, étable, pressoir, four à pain. Ceux
ème
qu’on voit aujourd’hui semblent du 19 siècle.
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Sérigny, Le château du Tertre (61)
Propriété de
Roger Martin du Gard
L
e château du Tertre fut de 1925 à 1958 la propriété de Roger Martin du Gard, prix Nobel.
Classé Monument historique, ce petit château est de
style Louis XIII avec sa façade de briques roses et de
pierres blanches. Ce fut Gilles Bry de la Clergerie qui le
fit édifier vers 1630. Avocat au Parlement de Paris et
propriétaire de terres dans le Perche, en bordure de la
forêt domaniale de Bellême, il avait choisi ce lieu élevé
à mi-chemin entre le bourg et la route de Paris (par
Longny et Dreux), une route jalonnée de lieue en lieue
par des bornes royales.
Il avait choisi un style « français » pour sa résidence à Paris comme dans le Perche : architecture aux
trois crayons, terrasses, terrasses et allées en symétrie. L’ordonnancement de la façade du manoir
était singulière dans le Perche : orientée face au soleil, rythmée par de larges fenêtres. Côté parc,
une vaste terrasse à quatre parterres bordés de charmilles et ouverts sur le panorama. Rien qui
rappelle les formes défensives du passé.
Après la Révolution, Joseph Abrial, ministre de Napoléon, l’acheta et transforma ce petit manoir en
château par la construction de deux ailes qui allongeaient le bâtiment sans en rompre les
proportions. Il remplaça les parcelles cultivées par un grand parc boisé traversé d’allées et de
perspectives ornées d’une Diane chasseresse et de deux fabriques (Le philosophe et la tourelle). Il
aménagea également un « musoir » pour contempler le soleil couchant au dessus de la forêt. Il y
avait alors des communs, surélevés et agrandis pour les voitures et les chevaux, d’autres pour
l’habitation des personnels, d’autres encore pour les outils, les animaux, une grange. Il y avait sur la
pente trois jardins chacun doté d’une citerne, une serre, et plus loin la « Source d’Espagne » mise en
valeur et qui alimentait un étang poissonneux. Le lieu portait ce nom depuis le passage de Blanche de
Castille.
La fabrique appelée le « Philosophe » est une sorte de temple de la Raison, avec ses quatre colonnes
grecques et son fronton. Sa rigueur classique s’oppose à la grotte artificielle qui le porte, dans une
opposition entre la lumière et les âges obscurs. Ce message d’inspiration révolutionnaire renvoie
aussi à des symboles maçonniques.
Le Tertre était la propriété du beau-père de R. M.
du Gard, Albert Foucault, qui l’avait achetée en
1905. Il s’agissait alors d’une propriété de famille
où l’on séjournait l’été. Bien que parisien, R.M. du
Gard aimait la campagne qu’il avait fréquentée
pendant son enfance ; toute sa vie il rechercha les
maisons isolées ou dans des villages, comme celle
d’Augy, près de Clermont de l’Oise où il
commença la rédaction des Thibault. La guerre de
14-18 l’éloigna de son travail, mais il revint au
Tertre après 1920. Ami d’André Gide qui
l’introduisit à la Nouvelle Revue Française, il est alors un écrivain reconnu depuis la publication de
« Jean Barois ». Sa fréquentation de Jacques Copeau lui apporta également beaucoup.
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R
oger Martin du Gard avait suivi des études de lettres ; il était diplômé
de l’école des chartes, où il avait découvert l’archéologie et l’architecture.
Etudes couronnées par sa thèse sur l’abbaye de Jumièges. Il était aussi un
habile dessinateur qui consignait ainsi les découvertes qu’il faisait dans ses
voyages ou dans les musées.
A la mort de ses parents en 1924 il racheta le château à son beau père et
entreprit des travaux pour le mettre à son goût et lui restituer une certaine
authenticité classique. Il s’attacha à améliorer les jardins par de grands
parterres, des murets, des escaliers de pierre et un bassin. Les sources du
fond alimentèrent un bélier hydraulique (installée par la Maison Bollée) et
les fontaines.
A l’intérieur l’écrivain aménage une grande bibliothèque, des chambres et un bureau de travail où il
va écrire « Les Thibault », « Vieille France » et des pièces de théâtre, dont « La Gonfle », un Journal,
20 volumes de correspondance, et à la fin de sa vie « Les souvenirs du lieutenant colonel de
Maumort ». Il reçoit nombre d’écrivains dont certains jeunes qu’il aida comme Malraux ou Tardieu.
Après sa mort en 1958, sa fille Christine reçut à son tour des écrivains et des peintres comme
Fernand Dubuis. La propriété se visite depuis 1966 et l’association des amis du Tertre contribue à la
vie culturelle, en accueillant des stages, des séminaires et des manifestations culturelles.
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L
es Thibault, une fresque de 2 000 pages et 70 personnages.
Les huit livres des Thibault ont été publiés de 1922 à 1940. Le plan défini en 1920 prévoyait 12 ou 13
épisodes. RMG préparait l’écriture elle-même par une masse considérable de notes et d’indications
sur chaque personnage déposées sur 13 tables dans son bureau.
L’intrigue du roman se situe entre 1905 et 1918. Les événements dépeints tournent autour de la
question centrale : « Peut-on éviter la guerre ? ». On y voit vivre parallèlement deux familles, la
famille catholique des Thibault, et celle, protestante, des Fontanin.
Chez les Thibault, les deux fils vont s’opposer et vivre la guerre concrètement dans leur chair, se
débattant dans d’inévitables contradictions. L’aîné, Antoine est un brillant étudiant en médecine ;
interne aux hôpitaux de Paris, dévoué aux autres et plutôt conservateur, il se consacre tout entier à
sa carrière. Jacques, son cadet, est un révolté, un écorché vif. Jusqu’à la mort ils seront dans
l’incompréhension l’un de l’autre.
Le cahier gris (parution 1922). Année 1905. Jacques a 14 ans. Antoine, son aîné de dix ans, est
médecin. Leur père Oscar Thibault est un grand bourgeois parisien, autoritaire et catholique
intransigeant. Dans la maison vivent Mlle de Waize, la vieille gouvernante dévouée et sa nièce la
petite Gize qu’elle a recueillie. Jacques a noué une amitié enthousiaste avec son camarade de classe
Daniel de Fontanin. Celui-ci est héritier d’une famille libérale : son père est un époux volage ; sa mère
se console dans un certain mysticisme ; sa sœur Jenny ne laisse pas Antoine indifférent. Jacques et
Daniel échangent une correspondance passionnée ; Oscar Thibault la découvre et la juge suspecte.
Indigné par la réaction de son père, Jacques fait une fugue avec son ami. Il est arrêté à Marseille. Les
deux adolescents sont rendus à leur famille. Mais les deux pères réagissent différemment. Daniel est
accueilli avec bienveillance, alors que Jacques est placé au pénitencier de Crouy.
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Le pénitencier. Jacques est enfermé plusieurs mois. Antoine, son frère, prend contact avec lui sans
consulter son père. Il considère que la peine est disproportionnée à la faute et n’a pour but que de
briser Jacques. Il contacte l’abbé Vécard, confesseur du père Oscar Thibault pour obtenir non sans
mal de faire libérer son frère.
La belle saison. Cinq années ont passé. Daniel est étudiant aux Beaux Arts. Jacques se présente à
l’Ecole normale où il est reçu. Antoine rencontre Rachel, une belle aventurière pour laquelle il
s’enflamme passionnément, contrairement à ses aventures passées. Cette liaison le transforme
profondément. Rachel le quitte pour retrouver un personnage douteux. Devenu seul, Antoine se
consacre avec passion à son métier de médecin et se dévoue sans borne à l’humanité pitoyable qu’il
rencontre. De son côté Jacques est attiré par Jenny, la sœur de Daniel. Simultanément, Gize qui a
maintenant quinze ans et qu’il considérait comme sa sœur, ne le laisse pas indifférent.
La consultation. Trois années se sont encore écoulées. Jacques a mystérieusement disparu. Jacques
voit se presser dans son cabinet des patients de plus en plus nombreux. Parmi eux, il y a son père
chez qui découvre une maladie incurable. Il lui cache néanmoins cette vérité.
La sorellina. C’est le titre d’une nouvelle qu’Antoine vient de lire. Malgré le pseudonyme, il
comprend que Jacques en est l’auteur. Il peut ainsi le retrouver en Suisse où il s’est exilé, toujours en
proie à ses contradictions amoureuses. Il découvre qu’il fait partie d’un groupe révolutionnaire
internationaliste. Antoine parvient à convaincre son frère de revenir à Paris rendre visite à son père
mourant.
La mort du père. Antoine réalise qu’il ne peut plus rien pour son père et décide d’abréger son agonie.
Après les obsèques, Antoine accède aux papiers de son père et comprend que ce personnage était
d’une grande complexité et possédait une riche vie intérieure. Jacques ne supporte pas l’ambiance
familiale et ne pense qu’à retourner en Suisse.
L’été 1914. Il s’agit de la période de juin à août 1914, avec la montée des tensions européennes. Au
travers du personnage de Jacques, Roger Martin du Gard exprime ses positions pacifistes. Antoine,
tout à son métier, brillant pédiatre, mène une vie luxueuse, collectionne les aventures et se refuse à
voir venir la guerre qu’il juge impossible. Jacques s’investit aux côtés des militants pacifistes à
Genève et se voit confier diverses missions. De passage à Paris il retrouve Jenny (la sœur de Daniel),
dont le père vient de se suicider. Pour la première fois ils s’avouent leur amour. Ils prennent part à
des manifestations pour la paix et assistent à l’assassinat de Jean Jaurès. De leur liaison va naître un
garçon, Jean-Paul. Lorsque la mobilisation est proclamée, Jacques repart en Suisse tandis que Jenny
demeure à Paris avec sa mère.
Le 10 août 1914, Jacques monte en avion et survole le front pour lancer des tracts pacifistes aux
belligérants. L’avion a un accident et prend feu. Le pilote décède et Jacques est grièvement brûlé. Il
est trimballé sur une civière pendant une journée, mais un gendarme voulant se débarrasser du
prisonnier l’abat d’un coup de revolver.
Epilogue. Octobre 1917 (publié en 1940). Médecin sur le front, Antoine est surpris par une attaque de
gaz sur le Chemin des dames. Il est soigné dans une clinique près de Grasse mais réalise qu’il est
condamné. En permission, il rend visite à Jenny de Fontanin et lui propose de donner à son neveu le
nom de Thibault. Elle refuse. Lors des derniers mois de sa vie, il tient un journal et s’adresse à JeanPaul au travers duquel son frère et lui survivront. Huit jours après l’armistice il met fin à ses jours par
une piqûre pour mettre fin à ses souffrances.
Dans la version primitive de l’œuvre le dénouement était autre : Antoine revenait en bonne santé de
la guerre, il épousait Jenny et devenait ainsi le père du petit Jean-Paul, son neveu. L’histoire se
prolongeait jusqu’aux vingt ans de Jean-Paul. C’est suite à un accident de voiture survenu près du
Tertre le 1er janvier 1931 que R.M G décide de changer de plan.
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R
oger Martin du Gard et sa documentation.
L’intrigue du roman concerne les années 1905 à 1914 et tourne autour de la question : comment éviter la
guerre ? Dans l’été 14, on assiste dans les bistrots à des conversations sur la politique internationale et ses
enjeux. Le 20 juillet (ch. 24) Jacques entre au café du Croissant où les journalistes de l’Humanité ont leurs
habitudes ; on y croise Jaurès mangeant du gigot aux flageolets ; ils sont le lendemain dans ce même café et
apprennent la mort de Jaurès.
De même RMG a collecté une documentation considérable sur les mouvements socialistes
révolutionnaires, leurs théories, leurs réseaux. Il nous montre les socialistes rêvant de s’unir entre pays
pour éviter la guerre et peu après découragés et se refusant à passer pour des lâches. De même il a réuni
une somme d’informations considérable sur le travail des chancelleries, et sur les opinions publiques. Dans
un autre domaine, essentiel dans l’œuvre, la médecine, il est d’une extrême précision pour tout ce qui a
trait au travail des médecins, aux pathologies, au vécu hospitalier. La religion tient également une grande
place dans l’œuvre et on voit s’opposer deux conceptions du monde diamétralement opposées entre
protestants et catholiques, avec toutes les incidences que cela a sur la vie privée des acteurs du roman.
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