L`Etoile du Marin

Transcription

L`Etoile du Marin
François Migeat
L’étoile du marin
roman
La Découvrance
2012
Du même auteur­ :
Le Sang du Flamboyant, édit. Casterman, 1985
Marie Laventure, la Mort Rouge, édit. Dargaud, 1986
Les Ombres du Fleuve, édit. Vents d’Ouest, 1990
La Fièvre de l’Or, édit. Vents d’Ouest, 1992
Arthur Rimbaud, édit. Vents d’Ouest
et édit. Heavy Metal, USA, 1994
Bourlingages, édit. UGE Poche, 1996
Et ton nom sera Vercingétorix, édit. Robert Laffont, 2006
(coécrit avec Philippe Madral)
L’Espion du Pape, édit. Robert Laffont, 2009
(coécrit avec Philippe Madral)
Ça tourne Vinaigre en Saintonge, édit. Écritures, 2010
El incredible señor Juju, édit. Carrera, Saint-Domingue, 2011
à E***, Figure de Proue
Un capitaine hollandais avait juré de passer le cap des Tempêtes, au plus fort d’un ouragan, dût-il naviguer éternellement
pour y parvenir. Le diable l’avait entendu et l’avait condamné à
errer sur les mers pour l’éternité. Pas tout à fait pour l’éternité.
Il pouvait aborder la côte tous les sept ans. Afin de rencontrer la
femme qui l’arracherait à sa malédiction, en lui accordant son
amour et le repos de l’âme…
Légende du Hollandais Volant
L’aventure du capitaine Sterne s’inspire de cette légende et des
errances au long cours de l’auteur.
François Migeat est originaire de l’île d’Oléron. Après
l’École nationale de la marine marchande, il embarque au long
cours sur des cargos. Revenu à terre, autodidacte, il devient
photographe et cinéaste comme chef-opérateur et réalisateur.
Ainsi, il œuvre sur une bonne centaine de films, fictions,
publicités, reportages ethno-sociaux politiques en France, en
Afrique, aux Antilles, en Amérique du Sud et dans les pays
arabes. Parallèlement, il écrit pour le café-théâtre, le théâtre
et y travaille comme assistant metteur en scène. À l’invitation
d’Aimé Césaire, il est l’initiateur des premiers films antillais
en Martinique, où il réalise deux longs métrages. En 1990, il
délaisse le cinéma pour se consacrer entièrement à l’écriture
comme scénariste pour la BD, le cinéma et la télévision et
dès 1996 quatre romans sont édités. Aujourd’hui, François
Migeat vit entre Paris et la Charente Maritime.
Première époque
—
Le voyage de la dernière chance
1
O
ù est le danger ? se demanda Sterne en guettant une probable
présence humaine sur les berges, murs de feuillages impénétrables au regard. Nulle part et partout. Partout, désormais, où je
me trouverai dans ce pays de mort, songea-t-il. Le danger m’attend
sous les arbres et sur les eaux. Il me guette dans l’ombre et sous le
soleil, sous la terre et dans le ciel. Partout où je me trouverai, il me
suivra. Dans mon sommeil, au-delà des rêves, il me suit comme mon
ombre. Il me ronge peu à peu, sans avoir à se montrer. L’angoisse
aura raison de moi. Un beau jour, je cesserai de fuir, je baisserai les
bras et j’attendrai qu’il vienne à ma rencontre.
L’orage tropical éclata au-dessus du fleuve. Une bourrasque
secoua l’air. Perdu sous les éclairs, le bateau traçait sa route et luttait contre la furie des éléments.
À la barre, le front soucieux, le visage hâlé mangé par une barbe
de plusieurs jours, le regard inquiet, Sterne explorait les reliefs des
berges.
— Stop à la machine ! ordonna-t-il dans le tuyau acoustique.
On affale. 9
Il donna un demi-tour de barre à gauche. Moteur au ralenti, le
petit caboteur continua sur son erre, le long de la boucle du fleuve.
À toucher la berge, la proue dépassant à peine de la végétation, les
superstructures protégées par un fouillis de frondaisons, la coque
d’un vert passé confondue avec la végétation, le bâtiment devenait
indiscernable.
Le guindeau dévira la chaîne d’ancre dans un fracas de ferraille
noyé. Dans le déluge de pluie, on ne pouvait déjà plus apercevoir
la rive opposée.
Sterne étouffait, englué dans cet univers moite et laiteux.
Il soupira longuement. Lui qui avait l’habitude de dominer la
nature par les ressources de son jugement et de sa détermination,
se débattait maintenant au centre d’un monde en destruction.
Les hommes avaient effacé tous les repères sur lesquels les gens
du fleuve, hors du temps, hors du monde, pouvaient se fonder.
Les soldats avaient mis la forêt à feu et à sang, rasant les villages,
expulsant les populations, jalonnant chaque plage du fleuve de
son lot de cadavres. Tout avait basculé dans un embrasement soudain. Tout un monde glissait vers la catastrophe.
Et maintenant, Sterne subissait le contrecoup des colères infernales de la nature. La jungle avait perdu son ordonnance touffue,
apparemment désordonnée, mais où chaque homme familier du
fleuve savait tracer son chemin dans un lacis d’eaux vitreuses et de
barrières végétales. Affalé sur la roue de la barre, Sterne promena
son regard sur le pont. La pluie ruisselait sur la cargaison hétéroclite de sacs de cacao, de caisses de bois, de paniers tressés, de
régimes de palmistes, de balles de tissus, d’objets artisanaux. Il se
demanda comment tout cela avait pu remplir sa vie, depuis sept
ans, en Afrique.
— Alors Captain’, on fait quoi ici ? Se gâter dans la gadoue ?
Le tee-shirt aussi noir de cambouis que son visage, Moussa, le
mécanicien, émergea de la machinerie. On entendait ronronner le
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diesel au point mort. Le Guinéen sortit un chiffon de coton de sa
salopette et se rinça la figure sous la pluie.
— Oh ! Captain’ ! Le vieux nègre de Moussa, là, il t’a posé une
question. Sterne fouilla dans la poche de sa chemise kaki à la recherche
d’un paquet de cigarettes, fit jouer la molette de son Zippo, puis
dégoûté, jeta la cigarette par-dessus bord.
— Toujours trop humides, pas moyen de les allumer.
— Oh, Captain’ ! Qu’est ce que tu rêves ? Tu comptes les
gouttes ? On fout notre camp, oui ?
— Une minute, Moussa.
— Une minute ? Maintenant c’est les Blancs qui disent de
patienter ? Le monde à l’envers, mon Vié. Moussa y va remettre
la pression vite fait. Parce que Moussa y veut pas se faire rattraper
par les fils de babouins qui nous ont mitraillé plus haut.
La pluie redoubla d’intensité, provoquant une avalanche de
larges feuilles criblées de trous sur le bateau. On n’y voyait plus
à trois mètres. La température chuta d’une dizaine de degrés en
quelques secondes. Moussa se réfugia dans le roof de la timonerie.
— Sacré saloperie de saison, jura le mécanicien, on va geler sur
place. Faut que je prenne mon médicament. Il ouvrit un petit placard à pharmacie, s’empara d’une grande
bouteille, aux trois quarts emplie d’un liquide transparent, et
d’un gobelet d’argent gravé au nom de Monsieur Moussa. ChefChef-Mécanicien Navigateur. Il vida son verre d’alcool de palme
d’un trait, droit jusqu’au talon. Il se racla la gorge, puis tendit son
gobelet :
— Un coup de koutoukou, Captain’ ?
— Non, tu sais bien que je touche pas à ce truc.
— Ah, oui ça gâte le cerveau. On tourne dingue, il paraît.
— Pour ce qui est de devenir fou, le pays suffit.
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— Le pays, le pays ? Tu disais pas ça avant, Captain’. Tu respirais bien dans ce pays. On avait tout l’espace pour nous. Moussa se gratta le dos à l’aide d’un long bâton de bambou,
sculpté en forme de main, en dardant un œil méchant vers son
compagnon.
— Ce pays est maudit, rajouta Sterne.
— Ce pays ? Si on doit en dire du mal, c’est au nègre de le faire.
Les blancs, ils y connaissent rien. Tu l’as bien regardé, ce pays ? Il
chante comme toutes les couleurs des oiseaux. Ce pays, Captain’,
c’est comme une femme jardin. Même quand il tombe toute l’eau
du ciel, c’est ses larmes qu’il nous donne. Ce pays, on peut mordre
dedans comme dans une mangue sucrée. Tu le sais bien Captain’.
— On pouvait, Moussa, on pouvait. Maintenant c’est fini.
— Non, je te dis, ça reviendra Captain’. En Afrique c’est comme
ça. La terre explose, mais ensuite l’herbe repousse plus fort sur la
savane brûlée. Le pays, c’est pas les hommes. Les Bététés, oui, eux
ils sont maudits.
*
* *
Les premières lueurs du jour irisaient à peine la surface du
fleuve. Le coq chanta une première fois.
Maïlé se ramassa, en boule sur sa natte, pour échapper à la fraîcheur humide de l’aube. Elle se couvrit de la veste blanche à galons
dorés de Sterne. Elle huma son odeur dans les plis du vêtement et
sourit en pensant qu’il serait bientôt là, couché à côté d’elle et qu’il
caresserait son ventre pour savoir si l’enfant grandissait.
Des enchevêtrements de lianes, libérés des branches, glissaient
à la surface de l’eau sombre, disparaissaient, se retournaient et
remontaient à la lumière, dans un mouvement soumis aux caprices
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du flot. Comme des bouquets d’algues errantes, elles dérivaient
sans but vers la mer.
L’étrave du vieux bateau fendait l’eau verte du fleuve en remontant, à contre-courant, la longue ligne de lumière entre les parois
sombres de la forêt. Il traçait, de chaque côté de sa coque, de molles
ondulations qui allaient mourir, dans un murmure continu, entre
les énormes racines de la rive.
Le halètement régulier de la machine cognait dans le ventre du
navire et accompagnait la respiration de Maïlé.
Deux yeux brillants perçaient de leur regard étonnamment
bleu l’ombre jaune du soir. Ils semblaient voir, à des jours de là,
dans la courbe du fleuve, une petite plage de sable, où s’échouait
la douceur de la nuit.
La respiration de Maïlé se précipita. À la poupe du bateau,
le remous brassait, dans son sillage, des éclats de soleil. La
jeune femme entrouvrit les yeux sur son rêve. Un léger gémissement s’échappa de ses lèvres et elle se rendormit en pensant
langoureusement à Sterne.
*
* *
Les cris des singes cascadèrent du haut des arbres jusqu’au sol
en chassant un vol de flamands roses vers l’horizon.
Les fumerolles des foyers allumés la veille au soir, rabattues
par la brise se glissaient entre les murs de torchis et dans les cases
aux toits de chaume, serrées les unes contre les autres. C’était un
petit village de brousse d’une soixantaine d’âmes, loin du monde,
à l’ombre des manguiers, dans une clairière paisible, cernée de
grands kapokiers, à quelques pas des eaux paresseuses du Malibu.
Les cochons noirs erraient derrière les cases, fouillant bruyamment la terre de leurs groins. Le coq chanta une deuxième fois,
son cri enroué repris par tous les autres.
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Et Maïlé rêvait, toute éveillée, du Grand Blanc, le Voyageur sur
l’Eau, le Capitaine du Fleuve, l’Homme aux cheveux blonds, aux
bras forts, à l’épaule accueillante, au corps nerveux et à la démarche
posée, l’Étranger silencieux et énigmatique, l’Amoureux délicat, le
Navigateur du Malibu, le Porteur de nouvelles et d’amour. Elle le
rêvait plus haut et plus fort que tous les arbres de la forêt. Maïlé
savait à peine écrire mais, dans son esprit, elle parait son Homme
de toutes les majuscules.
Le claquement brusque d’une nouvelle envolée d’oiseaux, juste
derrière sa case à l’orée de la forêt, la fit frémir. C’était inhabituel.
Elle entendit les poules, effrayées, courir en tous sens, puis un cri
de femme.
Elle enfila la veste de Sterne et sortit de sa case. Des soldats,
avaient investi le village. Ils défonçaient les portes de bambous. Ils
tiraient au hasard, à travers les cloisons de palmes.
— Le bateau ? Où il est le bateau ? Le Blanc ? Donnez-moi le
Blanc ! Les villageois s’enfuyaient, fauchés par les rafales de mitraillettes. Le chef des miliciens aperçut Maïlé et sa veste blanche à
galons :
— Elle ! Attrapez-là ! Elle sait où est le Blanc ! Elle courut vers l’appontement du fleuve. Une rafale l’atteignit,
alors qu’elle détachait une pirogue de l’appontement. Elle se laissa
glisser dans l’embarcation et sombra dans le noir, avec une dernière pensée pour son Capitaine.
Des soldats mirent le feu aux chaumes des toits. En un instant,
le village ne fut plus qu’un grand brasier, et les cadavres furent
jetés à l’eau.
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2
M
oussa et Sterne faisaient le Malibu, du nord au sud et du
sud au nord, depuis trois ans, sur ce vieux rafiot poussif,
baptisé Bismarck par son ancien propriétaire. Ils transportaient,
invariablement, les mêmes lots de marchandises dans la cale et sur
le pont : à l’aller, des lots de casseroles, de bassines en plastique,
d’outils agricoles, de machines à coudre, de caisses de bières, d’alcool de contrebande, de lait en poudre et au retour, tout ce que
les paysans des bords du fleuve pouvaient exporter vers les petits
comptoirs du sud, où ils seraient achetés par des négociants libanais avant d’être chargés sur les cargos, en rade de Touba.
Ils embarquaient parfois des villageoises bruyantes, aux tenues
bigarrées, encombrées de couffins de fruits, de cageots d’oiseaux,
de volailles et de cabris. Le bateau devenait une véritable arche de
Noé. Plus rarement, des Kroomen prenaient le bateau pour descendre directement jusqu’à la côte où ils louaient leur force de
travail.
Mais depuis deux mois, il n’y avait plus de villageoises ni de
Kroomen. La guerre entre les rebelles mandioukrous de l’ouest
les animistes de la forêt et les Bététés, les musulmans du nord,
au pouvoir, avait ruiné le commerce du fleuve. Villages incendiés, massacres, exodes, toute vie semblait avoir disparu du long
ruban d’eau, seule vraie voie de communication entre la côte et les
profondeurs de la forêt. L’armée gouvernementale bloquait l’estuaire pour éviter tout ravitaillement des insurgés, tandis que des
colonnes de miliciens descendues du nord pratiquaient la politique
de la terre brûlée. Les seuls signes de présence humaine, depuis
deux semaines, n’étaient plus que des clairières aux carcasses de
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cases encore fumantes, des pirogues à la dérive, des billes de bois
abandonnées sur les rives, des cadavres d’animaux, de femmes et
d’hommes, le ventre gonflé, parfois mutilés à coups de machette,
qui flottaient au gré du courant.
*
* *
En escale à l’appontement d’un village abandonné, Sterne et
Moussa avaient été accrochés, quatre jours auparavant, par trois
excités, les yeux injectés de sang, blindés à la ganja et à l’alcool, les
nerfs à vif, la main fébrile crispée sur le canon de leur arme.
Sterne avait refusé que les militaires montent à bord. Une inspection, il savait comment cela se terminait : par le rançonnement,
par la saisie, sous n’importe quel prétexte, de la marchandise
et du bâtiment. Il ne tenait, surtout pas, à ce que les militaires
découvrent les quatre caisses de munitions entreposées à fond de
cale. Une marchandise qu’il avait accepté de convoyer par amitié
pour le Front et les villageois mandioukrous.
Le village auquel il aurait dû livrer les caisses avait été incendié
peu de temps avant son arrivée. Depuis, il se mordait les doigts
d’être obligé de naviguer avec cette poudrière flottante.
Les soldats avaient pointé leurs fusils vers Moussa, arguant que
ce maudit Guinéen, bien qu’il soit né de l’autre côté de la frontière,
ne pouvait être qu’un Mandioukrou, un espion à la solde de la
rébellion.
Des coups de feu avaient éclaté. La lame d’une machette avait
brillé dans le soleil, au-dessus de la nuque du mécano. Sterne avait
été obligé de tirer. Deux fois ! Deux morts ! Le troisième soldat
s’était enfui dans la brousse. Disparaissant sous le couvert de la
végétation, il avait couru prévenir son détachement.
Depuis, les deux hommes se savaient recherchés et surveillaient, au-dessus de la cime des grands arbres, les nuages de fumée
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signalant l’incendie d’un nouveau village. Ils pouvaient ainsi juger
de la progression de la colonne vers l’embouchure du fleuve.
Pendant deux jours, une succession de grains tropicaux, annonciatrice de la saison des grandes pluies, avait protégé le bateau de
toute nouvelle attaque. Sterne avait navigué dans le milieu du
fleuve, sachant parfaitement qu’on les attendrait à l’approche de
la côte.
— Il est tard. Nous allons passer la nuit ici, sous le couvert de
la végétation, décida Sterne. On ne voit plus rien dans cette purée.
— Le crocodile n’a pas besoin de voir pour nager, répliqua
Moussa avec reproche. Tu sais plus suivre le courant, Patron ?
— Mon vieux Moussa, soupira Sterne. Tu vois : le crocodile
est une espèce en voie de disparition… Dis, Moussa, il va falloir
prendre des décisions importantes. Nous avons souvent partagé les
bons moments comme les mauvais. Si je pars loin, tu me suivras ?
— Captain’, je te suis depuis trois ans. Alors, je vais pas changer de chemin. J’oublie pas que tu m’as sauvé la vie.
*
* *
Sterne avait rencontré Moussa au cap des Palmes. Il venait
d’acheter son rafiot à un vieux capitaine allemand, rongé par l’alcool et le paludisme, pressé de renter chez lui pour mourir à peu
près dignement dans une petite maison des bords de l’Elbe. Le
Guinéen faisait déjà office de chef mécanicien sur le Bismarck. On
l’appelait Chef-Chef, car il régnait, avec une autorité sans partage,
sur sa machine et sur un pauvre diable de graisseur, malingre et
idiot, un métis de Bétété et de Mandioukrou. Ce fait, plutôt rare,
au lieu de lui conférer un statut privilégié, le rejetait dans la catégorie des parias de la société africaine. Sterne avait réembauché
Moussa en lui ôtant, toutefois, le deuxième galon de chef, car il
l’avait simplement privé de son graisseur. Il pensait que, dans toute
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entreprise, il y a un juste effectif à respecter. En nombre insuffisant on n’avance pas et on stagne si on est trop. Dédommagé par
quelques bons dollars, le pauvre diable de graisseur s’était enfui
vers la ville où il pourrait cacher sa tare originelle dans l’anonymat
des bidonvilles cosmopolites.
Moussa avait mal supporté qu’on lui enlève son souffre-douleur. Pas tellement, à cause du surcroît de travail que cela lui
apportait, car celui du graisseur se bornait à répondre : « Oui,
Chef-Chef, » à tout ce que pouvait dire le chef sans rien entreprendre de plus. Le Guinéen se servait de lui uniquement comme
faire-valoir et n’aurait jamais permis que son subordonné pose la
main sur une manette. À peine l’autorisait-il à astiquer quelques
cuivres de la machine et à lui apporter son quart en argent gravé,
dans lequel il prenait en apéritif, deux fois par jour, un demi-verre
d’alcool local avec deux glaçons puisés dans le petit frigo bricolé à
la sortie du circuit hydraulique.
Pendant une courte période, chacun avait froidement gardé
ses distances. Le Guinéen avait observé son nouveau capitaine à
la dérobée tout en le maudissant intérieurement. Il avait remarqué que ce dernier affectait de ne se rendre compte de rien. Plus
Moussa l’étudiait, plus il devinait un mystère chez cet homme qui
ne souriait jamais et dont le regard voilé de tristesse semblait voir
au-delà de l’horizon. Le Captain’ donnait ses ordres d’un ton poli
mais ferme, sans accorder la moindre attention aux récriminations de mauvaise foi de son mécanicien, qui se plaignait de ne pas
suffire seul à la tâche de la machine. Moussa, d’évidence, cherchait
à faire sortir Sterne de cette indifférence polie, insupportable pour
lui. Il espérait le provoquer, mais Sterne savait s’y prendre avec ses
hommes. Il sut en imposer par son calme et son sens de la navigation. De plus, le graisseur parti, il augmenta la solde de Moussa et
ne mit jamais les pieds dans la machine, la considérant comme le
domaine réservé de ce dernier. L’Africain y fut sensible.
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Plus tard, Sterne l’avait chargé de négocier en pays mandioukrou quelques bonnes affaires de troc et de fret. Flatté de
cette marque de confiance, Moussa avait abandonné ses dernières réserves. Une complicité et une estime réciproques s’étaient
établies entre les deux hommes. Le travail y gagna en efficacité.
Très vite, broussards européens, exploitants forestiers et paysans
de la jungle firent confiance au petit équipage. Marchandises,
passagers, appui d’expéditions humanitaires, missions de secours,
le Bismarck était devenu le bateau-pays. Et Sterne, une figure du
fleuve.
Un jour, le mécano avait entraîné son capitaine aux fêtes
rituelles d’un village mandioukrou. Un beau piège.
Le doyen de la communauté les avait proclamé Frères Dominos,
à cause de leur différence de couleur.
— Ta peau est blanche, mais ton cœur est noir, avait affirmé
une vieille édentée à Sterne. Tu mérites de vivre avec nous. On l’avait adopté à l’issue d’une brève initiation. La cérémonie
s’était déroulée, selon les rites animistes, au son des tambours, des
crécelles et des chants de femmes. Submergé de gris-gris, éventé par
les feuilles de palmes, il avait écouté ses mérites imaginaires vantés
par le griot. Il avait été invité par les chefs coutumiers à se laver
les mains au champagne avant de puiser, dans la bassine d’émail,
le plat commun de foutou-manioc, assaisonné d’une écœurante
graisse de cabri, de quelques tranches grillées de singe, de filets
de serpent, de sauce verte de gombos et de piments rouges. Un
festin à la mesure de l’événement. Les ancêtres tiraient, en longues
bouffées, sur leurs pipes grésillantes d’herbe. Ils les passaient aux
invités en leur souhaitant d’accéder aux rêves des arbres.
Et lui désignant une grande fille luisante aux yeux étincelants
et aux hanches d’ombres, qui fixait Sterne d’un regard insistant,
Moussa lui avait confié, malicieusement :
— Mon frère, il n’est pas bon que le Captain’ reste seul, alors
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que son Chef-Chef-Mécanicien sait où trouver les rires de la forêt.
Je te présente ma sœur. C’est une grande fleur en voyage, une fille
du fleuve. Elle connaît les secrets de la pluie et du soleil. Elle murmure des chants oubliés. Elle sait réjouir l’âme et le corps. Mais,
à elle, il lui manque un mari, un conquérant, un homme venu
d’ailleurs. Elle t’attend, ne la déçois pas. Avec elle, peut-être, tu
retrouveras ton sourire.
La jeune fille, provocante, avait jeté son foulard au visage de
Sterne. Il l’avait suivie jusqu’à sa case, à la limite du village. Elle
avait laissé glisser son pagne, et s’était offerte, simplement. Sans
un mot, ils s’étaient allongés sur la natte tissée. Il avait plongé dans
le parfum entêtant de son corps couleur d’écorce. Elle avait ri. Elle
lui avait dit des mots qu’il ne saisissait pas. Il comprit seulement
qu’elle s’appelait Maïlé. Et ils s’étaient aimés dans une ferveur
végétale, toute la nuit.
On avait attendu, à la porte de la case, leur retour à la lumière
du monde. On les acclama sous une pluie de grains de mil. Les
autres femmes, par jeu, clamèrent leur jalousie. Et le griot, encore
une fois, chanta les louanges de Sterne, en dansant autour de lui.
Maïlé avait exigé un cadeau. Elle s’était emparée de la veste
blanche à galons dorés du Captain’ et l’avait passée sur elle avec
délice.
— Ainsi, lorsque tu seras loin sur ton bateau, je serais à l’intérieur de toi, tous les jours, toutes les nuits. Sterne était revenu souvent au village. Il s’était attaché à la
jeune femme. Il se savait maintenant lié à cette petite communauté
sereine. Une façon comme une autre de jeter l’ancre, pensait-il.
Enfin trouver un havre accueillant. Un endroit où on l’accepterait sans jamais lui poser de questions. De toutes ses forces, il lui
fallait exister dans le présent, sans retour sur le passé, sans coup
d’œil sur l’avenir surtout. Et ne plus penser qu’à vivre simplement.
La seule ambition qui, désormais, comptait.
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Cet espoir s’était effondré le jour où la rébellion mandioukrou
avait éclaté. Sterne n’avait pu rester neutre dans ce conflit, pourtant étranger à lui. Il était venu en aide à ses amis villageois. Sans
doute pour, qu’une nouvelle fois, son destin puisse avoir un sens.
Il avait d’abord passé des rebelles d’une rive à l’autre, d’amont
en aval, de la forêt à la côte. Puis il avait convoyé des armes. Le
raid d’une milice bétété avait rasé le village. Ils avaient longtemps
exploré les alentours, ils n’avaient retrouvé personne.
Maïlé allait lui donner un enfant. Il avait prié pour que ce soit
un garçon, l’enfant désiré depuis des années. La mort lui avait ravi
cet espoir.
*
* *
Sterne essaya de chasser les images d’horreur qui l’assaillaient
depuis ce jour. Il s’accroupit dans le local de la timonerie. Une
grosse blatte y cherchait son chemin entre les lattes du plancher. Il l’écrasa, négligemment, du bout de sa ranger. Puis, son
regard erra, sur le riot gun accroché au-dessus du carreau, toujours chargé, prêt à servir, sur le bois défraîchi de la petite cabine
de pilotage, piqueté de chiures de mouches, sur le baromètre au
cadran enfoncé et sur la pendule cabossée, sur la rouille des instruments de navigation, sur le fouillis de documents, de cartes
rongées par l’humidité, d’outils dépareillés, de sculptures africaines, de boîtes de conserves, qui encombrait le cagibi arrière. Un
désordre sans intérêt, à l’image de sa vie depuis sept ans. Sept ans
d’une vie incroyable d’efforts, de confrontations brutales, d’une
suite d’expédients, d’échecs successifs pour tenter de revivre, pour
échapper à cette angoisse, à cette sensation d’impuissance qui
l’accablait, maintenant, presque continuellement.
Il se releva, en se dépliant lentement sur ses longues jambes. Ce
n’était pas un athlète, mais sa grande taille, l’aisance naturelle de
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ses gestes et son apparente assurance pouvaient le faire craindre.
La sueur coulait en rigoles le long de son visage et de son cou
jusque dans son dos. Il renversa la tête en arrière et passa la main
dans ses cheveux mouillés, drus et bouclés, d’un blond presque
blanc, qui accentuait encore la couleur de sa peau tannée.
— Alors, on y va, Patron ? s’inquiéta Moussa. Vraiment pas
un petit coup de remontant ? Faut toujours détartrer les circuits
avant la chauffe. La pluie avait cessé aussi brusquement qu’elle avait commencé.
Une épaisse brume monta vers le ciel. Les deux hommes furent
submergés par une brusque poussée de chaleur.
Moussa but une longue gorgée de koutoukou en regrettant,
tout haut, le temps où son idiot de graisseur le lui servait avec une
déférence ostentatoire.
— Ça, Captain’, j’ai failli te jamais le pardonner. Je t’aurais
mangé tout cru. Il reboucha la bouteille et la rangea dans le placard, en ayant
soin de la protéger de chocs éventuels par un lambeau de pagne.
Un soleil éblouissant, suspendu au-dessus de l’eau, éclairait la
terre d’un jour nouveau.
— Tu vois Captain’, je te disais bien pour le pays : chaud,
d’accord, mais pas plus que dans ma chaudière. Et des lumières
comme ça…
Le long ruban d’eau, ouvert entre les deux rives épaisses et
sombres de la forêt, scintillait à perte de vue.
Sterne regarda tout autour de lui.
— Tu ne sens rien, Moussa ? Une immobilité silencieuse, encore plus angoissante que tous
les dangers humains, se dressait de chaque côté du fleuve. Au pied
des grands arbres majestueux, des racines torturées émergeaient
de la berge fangeuse. Des bouquets de feuilles énormes, alourdies
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de pluie, s’incurvaient vers l’eau. L’air était si calme que chaque
arbre, chaque feuille, chaque branche, chaque liane, semblait
plongé sous l’effet d’un sort inconnu dans une immobilité absolue
et définitive. Rien ne bougeait sur le fleuve.
Et l’inquiétude rongeait Sterne.
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3
L
es yeux de Sterne ne quittaient plus la surface de l’eau, prêt à
virer ou à changer d’allure au moindre danger Le Bismarck
naviguait lentement, dans le milieu d’un détroit, entre deux îlots
touffus.
Quelques billes de bois, charriées par le courant, roulaient sur
elles-mêmes, plongeaient dans les remous, puis remontaient brusquement, semblables à de gigantesques béliers prêts à défoncer la
coque du petit caboteur.
Sorti du passage, le bateau retrouva le fleuve apaisé dans toute sa
largeur. Il passa devant l’extrémité découverte d’une pointe basse,
au pied d’un bouquet isolé d’épaisses fougères arborescentes. Les
restes d’une cabane sur pilotis apparaissaient derrière l’enchevêtrement de verdure.
À travers les relents de végétation putréfiée, d’eau croupie,
de vases fermentées et de bois pourris, Sterne discernait l’odeur
écœurante de la mort. Mais il humait, aussi, l’odeur plus saine de
l’océan tout proche.
Il empoigna les jumelles et observa longuement les deux rives,
dans le dernier coude du fleuve, quelques kilomètres plus loin, qui
débouchait directement sur la mer. Franchi ce dernier méandre,
on ne pourrait plus rien contre eux.
Moussa sortit de sa machine, jeta un regard négligent aux alentours et s’assit au pied de la timonerie.
— Dis Patron, tu vois bien : tout est calme. Personne.
— Personne. Voila justement ce qui m’inquiète. T’as déjà vu
un pouce de brousse sans personne ? Dans ce pays, même au plus
profond de la forêt, on peut pas baisser culotte sans être aussitôt
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dérangé par un type arrivé on ne sait d’où ni comment. Trop tranquille. Pas même un vol d’oiseau, ni un hurlement de singe. Pas
rassurant. Comme pour lui donner raison, deux coups de feu éclatèrent,
en amont.
— Tu vois, Moussa, les ennuis s’annoncent. Une rafale de mitraillette crépita, suivie d’une autre, auxquelles
répondirent plusieurs coups de fusil.
— Ça pas des chasseurs de papillons, diagnostiqua Moussa.
— Oui. Sûrement des Mandioukrous accrochés par la colonne
des gouvernementaux. Les pauvres types ne résisteront pas
longtemps. Puis, désignant la cale avant :
— S’ils avaient eu leur marchandise, au moins… Des bruits d’explosions de grenades leur parvinrent. Et, de
nouveau, le silence pesant de la jungle : la troupe bétété en avait
terminé avec les quelques rebelles d’un village isolé. Elle ne tarderait pas à descendre, en longeant les rives. Il fallait gagner la côte
au plus vite.
De là, ils navigueraient en mer, pendant une quarantaine
d’heures et rejoindraient le pays de Moussa.
— Je monte la bécane, Captain’. Moussa disparu dans le ventre du bateau. En aval, le soleil virait
du blanc au jaune. Il leur restait à peine trois heures pour atteindre
le point prévu, avant le crépuscule soudain des tropiques. Sterne
sentit l’accélération du bateau, au tremblement subit de la tôle. À
l’étambot, l’eau bouillonna.
Sous un tunnel de branches tombantes, une pirogue abandonnée fut saisie d’oscillations violentes après le passage du bateau. Le
clapotis décrocha de la berge la tache rouge d’un pagne. Probablement celui d’un des occupants de la pirogue, pensa Sterne. Il serra
un peu à droite, pour voir de quoi il s’agissait.
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Et tout à coup, il eut envie de vomir : deux cadavres, à moitié
rongés par les bêtes du fleuve, croupissaient dans la vase, sous les
racines flottantes d’un arbre. Il y avait une tache claire non loin
d’eux : une veste blanche, de marin, à galons dorés ! La sienne ?!
Celle que portait Maïlé ?!
— Sauvages ! Sauvages ! Ce pays est vraiment maudit, hurla-til en se cramponnant à la barre.
Une folle envie de tuer le prit. Mais tuer qui ? La menace restait
invisible, insaisissable. Sterne tremblait de rage. Il se domina en
fixant sa pensée entière sur un seul but : échapper aux assassins !
Gouvernant d’une main pour revenir au milieu du fleuve, il
reprit ses jumelles. Et tout à coup, dans le lointain cotonneux de
la rive de gauche, il distingua un bizarre éclat. Un rayon de soleil,
venu d’une trouée de la forêt, qui disparaissait par intermittences.
Puis un autre et un troisième.
— Avant toute ! Toute ! Toute ! hurla Sterne dans le tuyau
acoustique.
— Sacré Bon Dié, Captain ! gueula Moussa en retour, tu me
prépares quoi comme surprise ?
Il surgit de la cale pour courir à la timonerie, mais resta ébahi
en découvrant son capitaine sur le pont avant.
— Oui, je savais bien que tu avais pas besoin de koutoukou. Tu
délires déjà beaucoup trop, Patron. Sterne vidait le contenu de deux bidons sur les sacs, les paniers et
dans l’ouverture de la cale avant où étaient stockées les munitions.
— Si c’est pour chasser les moustiques, je connais d’autres
moyens, assura Moussa.
Sterne trempa une longue bande de tissu déchiré dans le pétrole
et la déroula jusqu’au bastingage.
— Fais ton sac, grouille ! s’impatienta-t-il. Passe en avant
toute, je t’ai dit. Tu vois le petit appontement, là-bas. On sautera
dessus au passage. 26
Sterne lui désigna, au-delà du débarcadère, la boucle du fleuve
et lui passa les jumelles. Par intermittences, des éclats de lumière
se déplaçaient dans le labyrinthe de la forêt : les reflets du soleil
sur des objets métalliques. Sur des armes ? On les attendait. Des
hommes les guettaient, embusqués juste avant le coude, là où ils
seraient obligés de serrer, au plus près, la berge sur bâbord pour
éviter de donner dans l’inextricable amas d’épaves de bois morts.
Ils deviendraient alors une cible facile.
— Ce n’est pas tout. On a droit aux honneurs, ajouta Sterne.
Regarde.
Une grande ombre, en forme de croix, filait au-dessus de l’eau.
Ils levèrent les yeux : un petit monoplan militaire, qu’ils n’avaient
pas entendu venir à cause du bruit de leur moteur, les survolait
à basse altitude. Il suivit le cours du fleuve et décrivit un grand
cercle autour de l’embouchure.
— Ils ont bouclé tout le secteur. On n’a aucune chance. Malgré la moiteur écrasante du soir, le Guinéen sentit une
sueur glacée descendre entre ses épaules. S’ils tombaient entre les
mains des gouvernementaux, cela voudrait dire peut-être la mort
pour Sterne, pour lui certainement. Mais, comme Mandioukrou,
haï des Bététés, il aurait droit à une lente agonie après avoir été
sadiquement mutilé à coups de machette. Quel que soit le plan de
son capitaine, il fallait le suivre. Vite ! Il redescendit à son diesel.
À l’aide d’un aviron et d’un bout d’amarre, Sterne bricola la
barre.
— Prêt ? interrogea-t-il dans le cornet du tube.
— C’est bon, Captain : machines Avant Toute, six cents tours.
Aïe, aïe ! Ma pauvre bécane va exploser. Le Bismarck hoqueta. Un remous d’écume s’élargit dans le
sillage.
Moussa remonta sur le pont, sac à dos, rangers aux pieds et
casquette à galons sur le sommet du crâne. Sur son long short
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kaki, et son tricot de corps, il avait enfilé un caban blanc élimé
aux ourlets, mais vierge de toute tache de cambouis.
— S’agit de foutre son camp en beauté, Captain’. Il récupéra la bouteille de koutoukou et le quart en argent
ciselé dans le placard de la timonerie. Sterne fit sauter une planche
du parquet, plongea la main dans le trou, récupéra une liasse de
billets et en tendit la moitié à Moussa.
— Il doit y avoir dans les six mille dollars. La carcasse du caboteur vibrait de partout. Des vapeurs d’huile
brûlée montaient vers eux.
— Mon pauvre Bismarck. En douze ans, jamais je t’ai demandé
de forcer comme ça. Jamais, jamais. Et pour quoi faire ? Saloperie
de misère de vie. Pardon, vieux compère. Pardon. Moussa Sidiki,
Chef-Chef-Mécanicien de première classe te rend hommage. Il
donne à boire à tes ancêtres. Les larmes aux yeux, il versa une longue rasade de koutoukou
sur la tôle surchauffée. L’alcool grésilla.
Le petit avion revenait sur le fleuve, encore plus bas.
— Abrège, hurla Sterne par-dessus le halètement de la machine.
On arrive à l’appontement. Vas-y, Chef-Chef !
— À tout de suite, mon frère. Un léger tour de barre à droite. Le caboteur frôla le quai de bois
aux planches disjointes. Moussa se laissa tomber dessus. Sterne
remit à gauche, en alignant la proue dans l’axe du fleuve. Il coinça
la roue du gouvernail, puis alluma le bout de la longue mèche et
rejoignit Moussa.
La petite savane bordant l’appontement était dégagée. Les deux
hommes coururent jusqu’aux premiers bosquets.
Le Bismarck continuait sa route comme si de rien n’était.
Sterne, une boule au creux de l’estomac, le regardait s’éloigner.
Un morceau détaché de sa vie partait au fil de l’eau. Il faudrait
recommencer plus loin, toujours ailleurs. Et se retrouver en exil,
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encore, étranger sur tous les rivages du monde. Il soupira. Après
tout, cette errance était la seule existence qu’il lui semblait possible de vivre.
Moussa ne parvenait pas à détacher ses yeux de la vieille baille.
Lui, c’était toute sa vie qu’il venait d’abandonner. Il frissonna, avec
l’impression de se vider de son sang. Un incroyable abattement le
submergea. Il s’assit sur ses talons, pensant qu’il ne parviendrait
jamais à se relever, qu’il mourrait lentement, là sur place, avec gravée dans son esprit l’image de ce bateau naviguant seul au fil du
fleuve, les machines en colère, filant vers son ultime voyage, avec
cette petite flamme léchant la longue mèche de tissu. Sterne le tira
de sa torpeur par une grande claque dans le dos.
— Allez, viens. Ceux qui nous attendent dans la crique croiront à notre disparition. Mais d’autres descendent du nord. Il affichait un air décidé qui ne trompait pas son compagnon.
Tous les marins du monde savent ce que représente la perte d’un
bateau. Quelles qu’en soient les raisons, on ne peut s’y résigner.
Moussa ne bougea pas. Il scruta longuement le visage de Sterne,
espérant y découvrir une réponse à sa peine. Les traits du capitaine s’étaient durcis. Son regard paraissait plus lointain que
jamais. Ses yeux – il n’avait jamais vu des yeux pareils, des yeux
bleu myosotis, presque sans blanc – fixaient un point imaginaire
de l’espace. Un léger tremblement agitait les lèvres de Sterne. Les
poings fermés le long du corps, au bout de ses longs bras, il serrait
ses phalanges à les faire craquer.
L’avion repassa une troisième fois. Au loin, sur le fleuve, éclataient des cris et des détonations. Le Bismarck arrivait à hauteur
des soldats.
Sterne empoigna Moussa par le col de son caban et le releva
d’une poigne brusque.
— En route ! C’est le Captain’ qui te l’ordonne. Une rafale de mitraillette claqua sur la boucle du fleuve.
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Les deux hommes se mirent à courir en direction de la barrière
de palétuviers qui bordait la lagune de Touba.
Une explosion ébranla l’air, suivie d’une lueur rouge, au-dessus
des arbres. Elle leur apprit que le Bismarck n’était plus.
Leur bateau avait explosé à quelques mètres de la rive où
s’étaient embusqués les soldats. Blessé de partout, sous le feu des
mitraillettes, sa coque s’était ouverte en deux lorsque la mèche
enflammée avait atteint les caisses de munitions. Mais le bateau
avait continué sur sa lancée, sans perdre de sa vitesse, jusqu’à
gravir la grève. Brûlot furieux et meurtrier comme s’il avait voulu
se venger des hommes. Dans un dernier effort, son étrave s’était
plantée dans la vase. Alors que les soldats, incrédules, assistaient
à son agonie, les machines avaient explosé. Elles avaient libéré
autour de sa carcasse brûlante une mitraille d’éclats de fonte qui
avait fauché les hommes.
Sterne et Moussa débouchèrent sur la lagune. Passée cette
étroite bande d’eau saumâtre, on pouvait accéder à la mer. À leur
gauche, ils devinaient l’embouchure du fleuve, bordée de bancs de
sable, masquée par la dernière avancée de la forêt tropicale. Sur
leur droite, à peine à huit cents mètres : le petit village de pêcheurs
de Touba, les quelques bâtiments en dur, coiffés de tôles ondulées,
baraques de négociants libanais ou comptoirs de shipchandlers.
Un village perdu au bout de la côte d’Afrique, relié à l’intérieur
du pays par une mauvaise piste de latérite à peine utilisable en
Land Rover. On ne remarquait aucune présence humaine dans ce
village, si remuant lorsqu’un cargo mouillait en rade.
Car il était bien là, à l’ancre, le navire à cheminée verte barrée
de rouge que Sterne espérait. Un bâtiment de la Villiers-Boldieu,
ancré parallèlement à la côte pour briser le flot. Il dominait un
agglomérat compact de centaines de billes de bois. Elles se balançaient mollement au gré du clapotis, reliées les unes aux autres par
des élingues d’acier.
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— Le Sassandra ! Il fait la côte d’Afrique depuis vingt ans,
expliqua Sterne. Il remonte de Cape Town. Sa dernière escale, c’est
ici. Quatre fois par an, précis comme un chrono, il reste trois ou
quatre jours. On charge le pont de pièces de bois jusqu’à dégueuler
par-dessus bord. Hé hop ! Direct l’Europe. Les derniers rayons du soleil découpaient nettement la silhouette du cargo : sa dunette arrière, ses mâts de charge, son
château au milieu et, sur l’aileron de la passerelle, on distinguait
les silhouettes des lieutenants de quart. D’autres, sur le gaillard
d’avant, s’agitaient près des treuils.
—Ils sont pressés de terminer le chargement des grumes, précisa Sterne. Je connais tout cela par cœur. J’ai navigué trois ans
dessus. En disant cela, sa voix s’était enrouée, voilée de nostalgie.
— Bravo Captain’. Tu connais le bateau. T’as réservé une
cabine de première classe ? — Mieux que ça, mon vieux. On dînera au carré des officiers.
Le bateau est commandé par Collard. Collard, je lui ai tout appris.
Il a navigué avec moi, comme élève… Allez ! On fonce droit
devant.
— Pour aller où ? Souffla Moussa.
Il crispa sa main sur la terre, en retira une poignée et la tendit
à Sterne.
— Tiens, mets ça dans ta poche Captain’. Le sang de l’Afrique.
En souvenir de nous. Il te portera bonheur. Sterne l’empocha pour lui faire plaisir, en pensant à autre chose.
— Allez, bouge-toi, nom de Dieu ! C’est de notre peau qu’il
s’agit.
— Je sais Captain’, que tu ne sais rien de plus que moi. Que tu
ne sais même pas où tu veux m’embarquer. On n’avait pas prévu
comme ça. Laisse-moi te dire… Je peux toujours rejoindre mon
pays, en marchant par la forêt. Une semaine, deux. Un mois. J’y
31
arriverai. Serre-moi la main, Captain’. J’ai été content de naviguer
avec toi.
— Et pourquoi tu me dis ça maintenant, tête de mule ?
— Parce que maintenant, c’est le moment. Il y a un temps pour
tout. L’homme sait toujours plus qu’il ne peut. Et moi, Captain’,
je te dis encore qu’on n’apprend pas aux sauterelles à se mettre les
bras sur les hanches… Et vous de l’autre côté de la grande eau,
avec toutes vos manières de Blancs, c’est pas une vie pour moi, il
est trop tard.
— Trop tard ? Pour vivre ? Fais pas le con. Tu viens !
— Non. Cette terre, j’en ai besoin pour vivre. Je pourrai pas
respirer, ailleurs. Je reste. Ce qui inquiétait beaucoup plus Sterne que les atermoiements
de son compagnon, c’était de ne voir personne sur ces trains de
bois.
Les marins ne descendaient jamais sur les grumes. Cela
incombait aux Kroomen de la forêt. Un travail particulièrement dangereux, auquel personne d’autre ne voulait se risquer.
Les hommes devaient plonger sous chaque bille afin d’y passer
l’élingue qui serait crochée au câble du mât de charge. Plus d’une
fois, des plongeurs, en remontant à la surface, avaient été écrasés
par les billes ballotées au rythme de la houle. D’autres avaient été
laminés par plusieurs tonnes d’okoumé, tombées en chute libre à
la suite d’une mauvaise manœuvre ou d’une rupture d’élingue.
Seuls, les Kroomen étaient assez pauvres pour descendre de leur
brousse se faire tuer à ce sale boulot.
Pourtant, aujourd’hui, pas un seul homme, bien que le pont
du Sassandra puisse embarquer encore une bonne vingtaine de
billes. Le navire était haut sur l’eau. L’équipage relevait les mâts de
charge. Le cargo se préparait à appareiller. Sterne perçut nettement
le bruit de la chaîne d’ancre qui claquait sur les joues du cabestan.
Malgré la forte odeur des billes de bois rouges plongées dans
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l’eau salée, chauffées au soleil, mélangée aux effluves de poisson
séché venues du village, Sterne senti l’écœurante odeur de la
mort. À leur gauche, derrière un repli de terrain, un groupe de
charognards s’affrontait à coups de becs, dans un grand battement d’ailes.
Les deux hommes s’approchèrent. L’horreur accompagnait leur
fuite, une fois de plus : des corps troués de balles ! Ceux de femmes
et d’enfants. Des cadavres que les fossoyeurs du ciel n’allaient pas
tarder à déchiqueter. Ils avaient, certainement, fui le village. Cela
signifiait donc que les soudards avaient envahi Touba. Voila pourquoi on n’y voyait plus personne.
Moussa détourna les yeux des corps et déglutit péniblement.
— Ils sont partout… Tu veux finir dans la panse des oiseaux de
malheur, mon frère ? Insista encore Sterne.
Le Guinéen porta la main au gri-gri suspendu à son cou, toucha celui que Sterne portait aussi et murmura une prière aux
dieux de la forêt. Puis il se jeta, sans hésiter, dans la lagune. Du
bord, elle paraissait peu profonde. L’eau lui arrivait à peine à la
poitrine. Mais, mauvais nageur, encombré de son sac et de ses
beaux vêtements qu’il ne voulait pas quitter, il se mit à barboter
lorsqu’il perdit pied au milieu.
Sterne le rattrapa en quelques brasses, le débarrassa de son
paquetage et le tira vigoureusement sur la berge opposée.
Sur cette langue de sable, le soleil bas découpait leurs silhouettes sur l’horizon. On pouvait parfaitement les voir du cargo.
Malheureusement, du village aussi. Sterne fit de grands gestes
en direction du Sassandra. Il s’époumona à crier. Personne ne
fit attention à ces deux silhouettes qui s’agitaient sur la grève. Et
même si on les avait aperçus, il n’était pas certain qu’on se soit
préoccupé d’eux. Sterne regardait la chaîne d’ancre remonter lentement le long de la coque rouge et les silhouettes, impassibles,
33
là-haut sur la passerelle. Il s’imagina le cargo s’effaçant à l’horizon. Ses yeux s’emplirent encore plus du bleu du ciel. Un grand
vide envahit son esprit.
— Captain’ ! hurla Moussa. Ils arrivent ! Dans un tourbillon de poussière rouge, une jeep déboulait du
village. Elle filait vers la grève.
Un coup de sirène fusa du cargo. Sur la passerelle, deux
hommes les observaient à la jumelle. La jeep se rapprochait. Elle
abordait maintenant le rivage et patinait dans le sable. Quatre soldats armés en descendirent et continuèrent à pied.
— Faut passer, décida Sterne. Le seul moyen c’est de sauter
d’une bille à l’autre jusqu’à l’échelle du pilote. Elle pend encore le
long de la coque.
— Oui, Patron, on y va. Sterne s’élança le premier. Les premiers mètres furent faciles à
franchir sur les billes collées l’une à l’autre. Mais le ressac, même
faible, fit vite sentir son effet. Les grumes s’écartaient, dans tous
les sens, agitées par un lent mouvement de houle et roulaient sur
elles. Au risque de les voir se dérober sous le pied, il fallait avancer
vite, en ayant le coup d’œil. Une hésitation, le moindre faux pas
entraînerait la chute dans l’eau. Sterne se retourna pour prévenir
Moussa. Celui-ci avait pris du retard sur lui.
— Bon Dieu, qu’est ce que tu fous ? s’alarma Sterne. Je partirais pas sans toi. Vite ! On nous attend. Aux cris de son capitaine, le Guinéen enjamba les premières
billes. En quelques sauts, il le rejoignit. Des cris furieux éclatèrent
derrière eux. Les trois soldats, à peine à une soixantaine de mètres,
pointaient leurs fusils dans leur direction. Une balle fit sauter un
éclat de bois aux pieds de Moussa.
Ils reprirent leur course vers le cargo. Un nouveau coup de
sirène couvrit les hurlements des soldats. Du haut de la passerelle,
on avait compris la situation. Les matelots s’étaient massés à la
34
lisse. Ils les encourageaient de la voix. Les soldats n’avaient pas
osé poursuivre les fuyards, mais ceux-ci étaient encore à portée
de fusil. Le rassurant ronronnement des machines parvint jusqu’à
Sterne. Leur régime augmenta. Le navire évitait lentement. Il se
dégageait des trains de billes pour mettre le cap au large.
Du bord, on déplaçait l’échelle vers l’arrière afin de la mettre
à leur portée. Il ne restait plus que quelques mètres à franchir sur
des billes que le remous de l’hélice éloignait de plus en plus les
unes des autres, en accentuant leur balancement.
Sterne comprit le danger. D’un coup d’œil, il jugea du trajet le
plus rapide, du moyen de contrebalancer l’effet de tangage.
— Suis-moi, hurla-t-il à Moussa. Fais pareil. Saute sur le
milieu, dans le sens de la longueur. Des balles firent éclater la rouille de la coque et se perdirent
dans un ricochet. Sterne attendit que la bille la plus proche remonte
d’un creux. Il calcula son élan, se lança, se rattrapa, en équilibre
instable sur les suivantes et recommença. Dans un dernier saut, il
se trouva sous le Sassandra et empoigna l’échelle de pilote.
Une clameur s’éleva au-dessus de lui. Penchés par-dessus la
lisse, les matelots l’attendaient. Mais un doigt, accompagné d’un
cri d’alarme, pointa dans la direction de Moussa.
— Captain’ ! entendit Sterne.
Le Guinéen venait de sauter sur la dernière bille au moment
où celle-ci virant sur elle-même se dérobait sous ses pieds. Deux
toulines volèrent du bord. Il ouvrit la main trop tard. Il battit vainement l’air de ses bras et tomba à l’eau. Sterne récupéra le bout
d’une des toulines, se le noua autour de la taille et se jeta à l’eau,
pour secourir Moussa.
La sirène du Sassandra siffla une troisième fois…
35
4
L
a sirène du Sassandra sifflait lugubrement. Une large tache
rouge maculait la surface de la mer.
Sterne battit désespérément des bras pour sortir du halo
gluant qui l’étouffait. Il sentait une main serrer sa gorge. Une
force irrésistible l’attirait au fond. Il se débattit violemment, cherchant à expulser de sa poitrine un long cri douloureux. Ce ne
fut qu’un gargouillis écœurant qui le fit basculer, tête en bas, à la
rencontre d’une gigantesque bille d’okoumé. À quelques brasses
de lui, le visage de Moussa grimaçait d’angoisse. La tranche de la
bille traversa Sterne, sans qu’il en ressente la moindre douleur et
brusquement libéré d’une pesanteur angoissante, il remonta vers
la surface.
Il jaillit de l’eau, dans un espace irréel où le ciel et la mer se
confondaient dans un univers trouble, parcouru de cris et de détonations. Sterne vit le cargo défoncer une haute barrière d’arbres
tropicaux. Le monstre de fer rouillé avançait vers lui sans un bruit,
balançant sur ses mâts de larges feuilles dégoulinantes de sang,
arrachées à la jungle. La gigantesque carène fendait l’eau verte.
Une eau glaciale, dans laquelle Sterne ne parvenait plus à esquisser le moindre mouvement. L’étrave allait le fendre en deux, aussi
proprement que le soc d’une charrue. La sirène hurla, de nouveau
*
* *
Dans un râle pénible, Sterne tendit la main vers l’interrupteur.
Le cauchemar le harcelait depuis une semaine. Il se trouvait pourtant dans une cabine du Sassandra, une petite cabine avec une
36
couchette au-dessus de la sienne. Celle qui aurait dû accueillir son
mécanicien.
Mais Moussa, son compagnon, son ami, était resté en Afrique,
au fond de la rade de Touba. Il avait disparu sous l’eau. Sterne
n’avait pas réussi à l’atteindre. On avait vu réapparaître le haut de
son corps, une dizaine de mètres plus loin, entre deux énormes
billes qui roulèrent l’une sur l’autre. Une main ouverte vers la
lumière avait surnagé un moment, puis disparut à jamais, ne laissant qu’une large tache rouge à la surface de la mer. Moussa avait
été broyé par ces arbres de la forêt auxquels il adressait ses prières.
Ils n’avaient pas voulu le laisser s’échapper.
Seule sa casquette galonnée, portée par la marée montante
s’était frayée un chemin vers la côte, à travers le dédale des billes.
On aurait pu croire que Moussa n’était pas allé jusqu’au bout de
ses forces, qu’il avait préféré mourir près de sa terre, qu’il redoutait d’aller vivre en exil. Sterne, lui, se persuadait que Moussa avait
péri par sa faute.
Il se sentait responsable. Cela le tenaillait. Tout comme il
endossait la responsabilité, souvent à tort, depuis sept ans d’une
accumulation de malheurs.
— Tu ne seras jamais heureux, lui avait dit un jour Stella, une
femme qui croyait avoir été aimée par lui. Tu cherches à fuir le
monde car tu ne supportes pas qu’on te juge. Tu n’aimes personne.
Tu voudrais construire un monde à ton image, pur et désincarné,
insensible et égoïste. Tu ne seras que l’ordonnateur de ton propre
malheur. Tu ne trouveras personne pour te sauver, mais tu attireras tout les autres dans ton sillage de malheur. Ces phrases résonnaient encore en lui, comme le glas d’une
existence. Il enferma ses tempes entre ses mains et serra à s’en
faire éclater la tête.
La sirène du Sassandra mugit encore. Des spasmes soudains
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l’agitèrent. Puis le halètement des machines décrut. Le navire
venait de changer, brutalement, d’allure.
La porte de sa cabine donnait sur le pont supérieur, juste derrière la cheminée. Sterne l’ouvrit d’un coup. Une bouffée d’air
humide l’assaillit. Une lueur violente l’aveugla. Il ne distinguait
plus grand chose du bateau.
*
* *
La veille, ils avaient doublé le cap Finisterre à l’extrême nordouest de l’Espagne et abordé le golfe de Gascogne par temps
calme, chaud et moite, sur une longue houle lente. Sterne, redoutant d’aller dormir, était demeuré sur l’aileron de la passerelle en
compagnie du lieutenant de quart. Marchant de bâbord à tribord,
avec un regard qu’il voulait détaché sur les instruments de navigation, il notait mentalement l’avance du cargo, consultait les points
marqués sur la carte, se brûlait les yeux à découvrir, le premier, les
feux des navires qui croisaient leur route. Il n’était parti se coucher
qu’aux premières lueurs de l’aube. Au moment où, les yeux rougis
de fatigue, on ne parvient plus à distinguer le ciel de la mer, et les
feux des bateaux de la lumière des étoiles.
Il s’était endormi plein d’appréhension pour cette terre qu’ils
aborderaient le lendemain.
*
* *
Le Sassandra avait longé la côte du golfe de Guinée jusqu’au cap
des Palmes, sous une succession de grains tropicaux.
Sterne était resté enfermé dans la petite cabine du pont supérieur. La pluie s’y infiltrait, portée par les coups de vent. Assis sur
le bord de sa couchette, dans la pénombre, le regard perdu sur les
coulures de rouille qui descendaient du hublot, comptant les uns
38
après les autres les rivets de la tôle, il revoyait sans cesse le bras levé
de Moussa, entre les billes de bois, et sa main ouverte vers le ciel.
Et la mer qui l’avait avalé, inexorablement.
Collard connaissait trop bien son ancien capitaine pour lui
poser des questions. Il avait respecté sa peine.
Passé Dakar et les côtes désertiques de Mauritanie, le bateau
avait piqué droit au nord, vers les îles Canaries. Dans l’air vivifiant
des alizés, Sterne avait passé de longues heures à regarder l’écume
rouler le long de la coque. Il était descendu au carré et était monté
fréquemment à la passerelle de commandement. On l’y saluait
toujours d’un respectueux Bonjour, Capitaine. Exactement,
comme s’il appartenait encore au navire. Ce fut une renaissance.
*
* *
Maintenant, dans cette atmosphère cotonneuse, où il cherchait
à se repérer, le souvenir de la catastrophe revenait à lui, porté par
chaque bouffée de brume : la mer plate comme un linceul, l’épais
brouillard, les coups de sirène rapprochés, le cliquètement du
chadburn, le tressautement terrible de la machine passant d’avant
en arrière, les cris, le choc, l’étrave du Paros déchirant le flanc de
l’Antares, l’avant du Grec encastré dans le flanc de son navire, la
voie d’eau, l’appel de détresse, les secours en retard, et toujours le
brouillard poisseux, la poisse, la poisse… Le Paros se retournant
sur le flanc, et entraînant l’Antares avec lui dans un grand tourbillon d’eau.
*
* *
Sterne entendit le son d’une corne de brume glisser au ras
de l’eau. Ce n’était pas celle de leur navire. Un autre bateau ?
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Il craignit la répétition du cauchemar. Comme un somnambule,
il descendit au pont inférieur pour gagner le gaillard d’avant.
À la passerelle Collard, soucieux, le front collé au carreau,
cherchait à y voir quelque chose. Depuis trois heures, naviguant
au ralenti, il avait doublé les hommes de veille sur le gaillard
d’avant et sur chaque aileron. Dans cette zone côtière, fréquentée
autant par les cargos que par une multitude de petites embarcations de pêche et de plaisance, il n’accordait qu’une confiance
relative à son radar. On ne s’y reconnaissait plus dans cette multitude d’échos. Par prudence, Collard avait déjà stoppé plusieurs
fois. Pour écouter. Pour tenter d’identifier les échos. On entendait,
parfois jusqu’à quatre ou cinq sirènes ensemble, sans pouvoir les
situer avec précision. Puis il avait relancé la machine. Mais jamais
au-delà de cinq nœuds. Une tache, sur l’écran radar, l’inquiétait :
elle se rapprochait d’eux, droit devant, depuis une demi-heure.
Cette maudite brume brouillait tout. Des nuées épaisses,
basses sur l’eau, venues de l’est, chassées par une brise de terre,
s’étendaient sur plusieurs milles. Elles laissaient parfois apparaître
un coin de ciel en haut des mâts de charge. Le soleil de juin brillait
au-dessus de ces nuées, les pénétrait et les chargeait d’une lumière
diffuse et aveuglante. On n’y voyait plus au-delà de dix mètres et
l’écho radar se rapprochait. Il arrivait sur le Sassandra, en pleine
route de collision.
Le lieutenant, le visage penché sur l’écran, le visage éclairé par
en-dessous d’une lueur verte, suivait la progression de l’écho et
transmettait à Collard :
— À un mille, à peine. Il fait route à l’ouest-sud-ouest. Il va pas
tarder d’arriver sur nous. Quatre, trois minutes. Moins peut-être.
Tout dépend de sa vitesse. Il n’a pas l’air de la réduire. Collard tendit l’oreille, à gauche, à droite, devant.
— Qu’est ce qu’il fout ? Il ne nous a pas repérés ? On l’entend
pas. Il se signale pas. 40
L’angoisse le gagnait doucement. Il se rappelait l’histoire de
Sterne. Il redoutait d’avoir à la vivre.
Enfin, un coup de sirène ! Loin devant. Puis un silence de
mort retomba sur la mer.
— Droit devant ! Attention, droit devant ! Il est sur nous !
hurla une ombre sur le bossoir d’avant, en battant des bras.
Collard eut le temps de reconnaître Sterne.
— Navire droit devant, répéta l’homme de veille d’une voix
blême.
Un grand coup de corne retentit. Tout près. Effrayant.
— À tribord toute, gueula Collard.
L’homme de barre donna, fébrilement, trois tours de barre à
droite.
— La barre est toute à droite ! Le Sassandra lança un bref coup de sirène pour signaler qu’il
virait à droite, puis un long suivi d’une série de brefs en signe
d’alarme et de protestation.
Un autre son de corne lui répondit. Dans un bruit de machine
assourdi par la brume, la silhouette immense d’un tanker défila
devant eux. Une véritable falaise glissa silencieusement sur l’eau,
presque bord à bord, de l’avant vers l’arrière. On pouvait voir les
silhouettes des hommes, en haut de son château, figés d’étonnement, raides comme à la revue. Et personne sur leur gaillard
d’avant !
Sterne se précipita vers la passerelle. Il rejoignit Collard sur
l’aileron.
— Encore un putain de salaud de Panaméen, grogna-t-il, la
gorge nouée, les yeux plissés pour essayer de lire son nom à la
poupe.
Déjà avalé par la brume, l’autre lâcha un faible coup de sirène.
Il filait au moins ses douze nœuds.
— Saloperie de naufrageurs ! 41
— Revenez au 90 ! Commanda Collard.
— Au 90, Commandant.
— Droit comme ça.
Collard se baissa sur l’écran radar, avec un soupir de
soulagement. Sterne avait apprécié la manœuvre. Si proche des
côtes, il ne s’agissait pas de se laisser emporter pour se retrouver
au plain.
— On a eu du pot, grogna Collard en s’essuyant le front d’un
revers de main. Heureusement que vous l’avez vu à temps… Merci. Sterne lui tendit son paquet de cigarettes.
— Vous fumez Collard ? Il tremblait un peu. Le jeune commandant en prit une en
affectant de ne pas voir le trouble de Sterne. Ce dernier tenait son
Zippo à deux mains pour corriger son tremblement. Malgré cela
les cigarettes refusèrent de s’allumer.
— Merde. Trop humides ! Encore la brume. C’est une
habitude… Pour son premier voyage, comme commandant, Collard ne se
sentait pas à l’aise. La veille au soir, l’armement lui avait demandé
de forcer l’allure pour débarquer sa maigre cargaison de bois et de
compenser, par un autre chargement pour Libreville, le contretemps de Touba. Au lieu de cela, il avait encore pris du retard.
Une corne résonna, au loin sur sa droite. Il tendit l’oreille. Il
ne s’agissait pas d’un navire. La sirène avait un son plus aigu, elle
cornait à intervalles fréquents.
— Deux brèves, une longue : Chassiron ! confirma Sterne.
Vous entendrez bientôt Antioche. Comme s’il pouvait voir à travers la brume, il semblait s’orienter grâce à des indices invisibles. Rien ne transparaissait plus de
son malaise de la veille. Au cours des années, Sterne avait apprit à
vite se maîtriser.
— Bravo Capitaine, lui renvoya Collard, comme s’il restait son
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élève à jamais, respectueux de cette force et de cette autorité qui
l’étonnaient.
— Vous alliez mettre au 87, non ? Bien vu. Vous arriverez en
plein mitan du chenal. Droit comme ça et dans une heure nous
serons à quai. Collard gagna la chambre des cartes et vérifia sa route. D’après
la position du dernier point et les estimations, le cargo se trouvait
bien là où Sterne le pensait.
— Étonnant, Capitaine. Avec vous pas besoin de pilote. Sept
ans d’absence et vous pouvez encore rentrer au port les yeux
fermés.
— L’air du pays, sans doute… Collard se demanda comment, avec cette expérience et un tel
instinct de la mer, avait pu arriver la catastrophe de l’Antarès. Il
ne saurait sans doute jamais la vérité. C’était un sujet à ne pas
évoquer devant son ancien Capitaine.
Appuyé à la lisse, Sterne respirait à fond. Toutes les années passées au loin s’effaçaient. Le vent d’est lui apportait des effluves de
varech, de tamaris et d’immortelles, les parfums de son enfance.
— Nous sommes bien dans le Pertuis. À raser le nord de l’île,
je parie. La mer est étale, n’est ce pas ? Il avançait tout cela sans avoir jeté un coup d’œil sur la carte,
ni sur les instructions nautiques. Il se fiait simplement à son sens
inné des éléments de la région qui l’avait vu grandir. La mer, effectivement, selon les tables des marées, allait descendre, lui confirma
Collard.
— Dans dix minutes, ajouta Sterne tout se dégagera. Ici, je n’ai
jamais vu la brume résister au perdant. Il avait raison. La brise vira au nord-est. La chape de brume qui
emprisonnait le bateau se déchira en quelques instants. Le passage
en eau profonde, entre Ré et Oléron, était libre. Ils suivirent le
chenal. Le soleil, à contre-jour, découpait la côte basse, quelques
43
milles plus au nord-est, où l’on apercevait les tours du vieux port
de la Rochelle et encore plus au nord, le long môle de La Pallice,
avec l’alignement des silos blancs. Immobiles, hautes carcasses
métalliques aux bras d’araignées, les grues de déchargement veillaient sur un cargo et trois caboteurs.
— Les aussières à quai. Une devant, une derrière et une garde
traversière. Les treuils virèrent.
— Embraque le mou. Le Sassandra accosta, en dernière place, à l’extrémité du môle.
Sterne, du haut du pont, regarda les aussières se tendre et l’espace
se rétrécir entre la coque et le quai. Trente heures d’escale étaient
prévues avant de faire route vers Le Havre. Collard lui avait proposé de rester à bord jusque là-bas, où il avait conservé des amitiés
utiles. En haut de l’échelle de coupée, Sterne hésitait. Sept ans
auparavant, il avait quitté ce pays, il avait fui ce port en jurant
qu’il n’y reviendrait jamais. Et voici que le hasard le ramenait dans
le seul endroit au monde où il ne devait pas aller.
44
5
N
on loin du vieux port, l’Étoile du Marin ouvrait ses portes.
Les premiers navigateurs de la journée y buvaient une
bière en feuilletant leur journal. Ils jetaient un œil sur les gros
titres, puis passaient tout de suite à l’avant-dernière page, celle
consacrée aux prévisions de navigation. Chacun consultait les
noms des armements, ceux des navires attendus, de leurs capitaines, des temps d’escale et des destinations. On s’échangeait des
informations.
— Ceux du Porthos, toujours dans le Golfe à roussir la couenne ?
— Putain, oui ! Mon frère est dessus, à faire Ambès-SuezBashra, Bashra-Suez-Ambès, sans jamais rien voir d’autre que de
la mer, du sable et du pétrole. Avec leur Vieux, toujours en rogne.
Un emmerdeur de première. De Saint-Germain, il s’appelle, une
vraie purée… Putain de bordel de merde de bordel à queues, de
couilles de bonnes sœurs, de nom de Dieu de saloperie de métier
de con, du dernier putain de merdier de saloperies. Voilà ce qu’il
bougonne, le Pacha, tous les matins à dix heures en montant à
la passerelle. Et toi, si tu lui réponds pas, aussi sec : Mes respects,
Commandant, il embraye en plus fort et vient te gueuler ça tous
les jours dans l’oreille, jusqu’à ce qu’il soit satisfait de la musique
de ton Bonjour, Commandant. Bon temps, mer belle, visibilité six
milles, rien à signaler. Mes respects, Commandant. Mes respects du
matin, du soir et de la nuit. Moi je ne suis qu’un pauvre con de matelot qui tient la barre pendant un moment, et sans vous je ne serais
qu’une épave perdue sur la mer. Un bougre de con de matelot breton
dégénéré. Mais vous, Commandant, vous êtes un vrai, avec des particules bien accrochées où il faut. Faut que ça chante à son oreille
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pour calmer ses humeurs. Une manière de lui dire que tu l’aimes
et que c’est lui le Commandant. Sinon cet enfoiré est capable de
t’emmerder pendant toute la traversée, en te foutant de quart de
minuit à quatre, en te bouclant la cambuse à pastis sous n’importe
quel prétexte, et en te foutant un paquet de rapports au cul, à te
débarquer pour l’éternité…
— Ça me rappelle le Cordouan, avec le Gistucci, le Corse… ce
petit con de Second était complètement secoué.
— Comment ça il était ?
— Ben oui, tu sais pas ? Y’a six mois, il a piqué une dernière
crise. On n’a jamais su si ça venait du palu ou du rhum agricole ?
Il monte à la passerelle, pendant que le Vieux venait vérifier sa
route. Il lui dit que s’il lui faisait pas confiance, on pouvait trancher dans le vif du sujet. Il sort un rasoir de sa poche, un vrai
rasoir, un coupe choux. Il lui coupe la cravate au ras de la pomme
d’Adam et il quitte la passerelle. Le commandant s’en est tiré, sans
pouvoir dire un mot, avec une petite estafilade rouge au ras du
cou. Il demande, alors, aux deux lieutenants de boucler le Corse
dans sa cabine. Introuvable, le Corse ! On a compris deux heures
après. Un matelot l’avait vu se diriger vers la poupe, en smoking,
une bouteille de rhum blanc à la main, en disant :
— Ils le porteront sur leur conscience. Et elle, elle pourrira de
l’intérieur. Bonne nuit, Messieurs. Il s’était foutu à l’eau.
— Une histoire de bonne femme ?
— Oui, la sienne. Elle attendait qu’il soit parti pour le cocufier
à tout va.
— Oh, arrêtez, les anciens ! Entre vos histoires à la con et vos
problèmes de cambuse. On demande du monde sur le Sea-Wolf,
vous connaissez ?
— Le Sea-Wolf ? Méfie-toi, petit novice. Singapour-Rotterdam,
Hambourg-Saïgon-Boston et on remet ça. Six mois sur un mangemerde pareil…
46
— Le Véronique Boldieu accoste dans trois jours. C’est Troquer,
le Pacha. Ils repartent pour le Brésil.
— La B.C.M, dis donc, ils en désarment encore deux à SaintNazaire : le Bilma et l’Orénoque. Soixante gars sac à terre, ça
s’arrange.
— Et le Magda, des nouvelles ?
— Non. On retrouvera rien ni personne, je te dis. Sauf au fond
de l’eau. Ils ont fait le grand plongeon, c’est tout vu. Des marins entrèrent et s’accoudèrent au comptoir.
— Salut !
— Salut ! Vous êtes du Sassandra ? demanda le barman.
— Oui, répondirent les autres. On reste deux jours à quai.
— Sassandra, Capitaine Collard ? Vous revenez pas du cap des
Palmes, par hasard ? On vous annonçait pas de si tôt.
— C’est vrai. On a déhalé en vitesse. Y’a du grabuge là-bas,
c’est la guerre civile. On a récupéré un Français, de justesse. Les
négros allaient lui faire la peau. Un ancien pacha, il paraît : Sterne.
— Sterne ? ! C’est pas vrai, bondit un des gars.
— Le capitaine Sterne ? Il est mort depuis longtemps, reprit
un autre. Et tout le monde y alla de son grain de sel.
— Non, pas mort. Disparu en mer, avec son navire.
— Jamais entendu parler de cette histoire.
— Si, coulé d’un seul coup, je vous dis… Ça c’est passé là-bas,
à la sortie du pertuis, sur le plateau de Rochebonne. Ça devait
arriver un jour. Le capitaine Sterne, il se croyait meilleur que
les autres. Il jurait tout le temps qu’il passerait là où les autres
n’osaient pas. Il naviguait avant toute, vent debout, sur des mers
furieuses.
— Sterne, il a disparu dans la nature. Rien à voir avec vos
trucs, s’agissait d’une histoire de femme. Il avait tué un homme.
47
Par jalousie. Un marin étranger. Il l’avait jeté dans le bassin du
vieux port…
— Sterne ?
— Oui, Sterne. La police l’a recherché dans tous les ports
d’Europe.
— Quel ramassis de conneries, trancha un des marins du Sassandra en haussant les épaules. Collard le connaît bien, Sterne. Il a
navigué avec lui. Il nous a dit que c’était un type en or. D’ailleurs,
on l’a bien remarqué. Réservé, très digne, pas un mot plus haut
que l’autre. Un Monsieur. Et pour ce qui est de la navigation, il s’y
connaît.
— Un gars en or, ça dépend pour qui. En tout cas, si jamais
c’est bien lui et que le vieux père Boldieu apprend qu’il est revenu
en naviguant sur un de ses bateaux, on va en entendre parler.
— Vous perdez la boule à propos de Sterne, les interrompit un
type du fond de la salle. Sterne, moi, je l’ai bien connu. Un sacré
enragé, oui, mais pour la bonne cause. Le jour où la compagnie
a voulu débarquer la moitié de l’équipage pour le remplacer par
des jaunes à quart de solde, il s’est battu avec nous. J’étais à bord.
Il a occupé le navire, réquisitionné tous les vivres disponibles et
verrouillé la salle des machines. On lui a foutu un embargo. L’état
de siège, quoi. Quatre cars de gardes mobiles, il y avait à l’entrée
du môle et trois vedettes de gendarmerie dans la passe. Le bateau
était coupé du monde. Il a tenu bon pendant trois semaines. Une
nuit, les casqués ont voulu donner l’assaut. Sterne a fait hurler la
sirène et a branché les projecteurs. Du haut du pont, il les a arrosés à coups de lances à incendie, de neige carbonique, de fusées
de détresse. On balançait tout par dessus bord : les détritus, le
mazout et la merde. Il a fait gueuler les haut-parleurs. Le radio
s’était mis en contact avec tous les ports, tous les navires, sur toutes
les fréquences. Il retransmettait les évènements en direct. La fiesta
a duré trois jours et trois nuits. Les pêcheurs s’en sont mêlés. Les
48
femmes de l’équipage ont entrepris une grève de la faim sur le
quai. L’histoire a été connue jusqu’aux îles Fidji. Un sacré barouf.
Après un mois de bordel, l’armateur a été obligé de céder. Vous
pouvez rigoler, j’en rajoute pas. Exactement, comme je vous le dis.
Un sacré enragé, le Sterne !
49
6
— On ne déchargera pas avant demain matin. Vous avez le
temps de faire un tour, Capitaine, lui avait dit Collard.
Sterne avait mis pied à terre. Le port avait changé. On avait
construit de nouveaux hangars. Repeinte en jaune et agrandie, la
vieille gare de marchandises exhibait toujours sa façade rococo,
incongrue dans un lieu pareil. De nouvelles maisons en bois, bâties
sur le modèle canadien, à côté des bâtiments gris de la douane et
des affaires maritimes, éclataient de leurs couleurs vives. On les
avait attribuées aux transitaires.
Des palanquées bâchées attendaient sur le quai. À l’odeur,
Sterne reconnu des sacs de cacao et d’arachides. Comme un jeu
de construction, des conteneurs de toutes les couleurs s’étageaient
au pied des grues. Et surtout, un amoncellement incroyable de
grumes sur des wagons en partance. Elles exhalaient encore
l’odeur forte de l’Afrique. Sterne en eut une nausée. Il plongea la
main dans la poche de son pantalon. Ses doigts se refermèrent
sur la poignée de terre offerte par Moussa. L’âme du fleuve sera
toujours avec toi, si tu sais plonger tes mains dans sa terre, lui avait
affirmé un jour son compagnon.
Du haut du quai, Sterne laissa filer la poussière de terre au-dessus de l’eau. Exactement comme il aurait procédé avec les cendres
de son compagnon. Elle disparut emportée par le vent. Une
mouette piqua du bec, survola l’endroit en criant et remonta vers
le ciel en direction du sud. Sterne, d’un regard circulaire, avide,
embrassa les contours de la rade, les balises du chenal, les rives de
l’île voisine et ferma les yeux.
Rien ne vivait à bord des bateaux à quai. En ce dimanche, le
50
port sans mouvement, loin de la vraie ville, paraissait plus désolé
que jamais. Les tourbillons de poussière ocre soulevés par les courants d’air, le soleil blanc à la verticale au-dessus des quais, les
aiguilles cassées de l’horloge au fronton de la gare accentuaient
encore cette impression de désolation. L’ombre de Sterne, ellemême, se recroquevillait sous lui.
Il n’alla pas tout de suite en ville, mais gagna l’embarcadère des
vedettes et prit un aller-retour pour Oléron. Une heure de traversée, à l’écart des passagers, coincé entre les voitures et les sacs de
campings des jeunes touristes.
Dès son arrivée à Boyardville, il loua un vélo pour touriste. Et
comme au temps de sa jeunesse, à grands coups de braquet, il fila
à travers la route des marais et les bois. Il se sentit jeune et heureux de voir qu’il restait encore dans l’île des endroits sauvages et
magiques.
À Dolus, il évita le village et se dirigea tout droit vers le
cimetière. La tombe des vieux se ressentait de sept ans d’abandon.
Il arracha les mauvaises herbes dans l’encadrement de pierre,
ratissa la terre sableuse de ses doigts et se recueillit pour une
courte prière sans, curieusement, éprouver autre chose qu’un chagrin de circonstance.
Entre lande et marais, lorsqu’il retrouva la maison des vieux, la
toiture crevée par les tempêtes d’hiver, les murs délabrés, les portes
enfoncées par les vandales et l’intérieur pillé, Sterne ne s’en émut
pas. Le passé lui était désormais étranger. Depuis des années, son
seul domicile avait été le Bateau du Fleuve. Il s’était résolu à l’idée
de ne jamais rien posséder. Plus rien ne le retenait plus ici.
Il revint sur le continent dans la soirée et marcha longtemps.
À cette époque de l’année, le temps variait fréquemment. Une
chaleur lourde engluait la côte. De l’autre côté du pertuis, Sterne
distinguait beaucoup trop nettement les contours de Ré. Mauvais
signe, l’orage viendra avec le flot. Une odeur putride montait de la
51
vase. Pour gagner la ville, il emprunta le chemin du littoral, par les
terrains vagues, les remblais de cailloux, les bosquets de tamaris ;
une zone incertaine qui marquait la frontière entre la mer et la
terre.
Sterne déboucha sur l’anse envasée du cimetière de bateaux.
Carcasses de pinasses et de petits chalutiers, membrures rongées,
coques éventrées envahies par les ajoncs, chaînes démaillées,
ancres mangées par la rouille, roofs défoncés, entassés les uns sur
les autres, antennes tordues, casiers à langoustes, filets déchirés,
balises. Au milieu de ce capharnaüm d’épaves, véritable allégorie
de la fin d’un monde, trônait une cabane déglinguée aménagée
dans une coque de bois, rafistolée de planches et d’espars, vaguement rafraîchie de différentes couches de peintures pastel, à la
mode des baraques d’ostréiculteurs. Entourée d’une multitude de
fanions noirs et rouges, elle était surmontée d’un vieux mât en
haut duquel pendait un pavillon de marine. Un air d’harmonica
s’en échappait. Intrigué, Sterne s’en approcha. La musique cessa
et il aperçut une ombre se glisser à travers un incroyable enchevêtrement de poutrelles. Venue ce dédale, il lui sembla entendre une
voix étrange se faufiler jusqu’à lui. Elle disait :
— Viens matelot, viens. Viens rejoindre le Grand Capitaine,
viens… Je t’enrôle pour un grand voyage. Ici tout navigue à l’envers. Le dernier des voyages. Il suffit de suivre ma musique.
« Le soleil ne me réussit pas, » pensa Sterne en secouant la tête
et en rebroussant chemin. Il fit halte plus loin, dans une baraque
en planches noircies au coaltar. L’établissement proposait des
boissons et des casse-croûtes à toute heure et s’appelait pompeusement Aux Flots Bleus. Une odeur de graillon baignait l’unique
pièce où une matrone aux cheveux huileux et aux bras marqués
de bleus lui servit une bière tiède sur une table bancale, couverte
d’une toile cirée poisseuse. Dans l’ombre de la baraque, trois costauds rougeauds, aux mains épaisses, cuissardes et salopettes
52
bleues souillées de vase, le béret en arrière, éclusaient petits blancs
sur petits blancs et discutaient à voix basse avec le patron, un gros
goret au regard glauque. Ils ne répondirent pas au salut de Sterne
et le dévisagèrent avec une certaine hostilité. Jamais un étranger
ne pénétrait ici.
Le même air d’harmonica, venu de l’extérieur, annonça l’arrivée d’un vieillard maigre, contrefait et boiteux. Putain, encore
lui, grogna le patron. Coiffé d’un suroît de Terre-neuva, l’homme
flottait dans un caban trop grand, chamarré d’insignes et de
décorations.
— Salut matelot ! Salut, vous autres, bande de capuchons de
manches à vent.
— Salut l’Amiral.
— Dis-moi le navigateur, t’as un sacré braquet. T’as bien raison
de prendre un ris dans cet estaminet pourri. Fait soif à marcher
comme ça, hein ? Que Dieu te garde du gosier sec ! Sterne comprit que le vieux le suivait depuis le cimetière de
bateaux.
— À ta démarche, j’ai tout de suite compris d’où tu venais.
C’est pas le costume qui fait le marin, c’est sa démarche. Tu vois
matelot, matelot, lieutenant ou capitaine ?
— Aucune importance, répondit Sterne.
— Ah ? Et tu viens de loin ?
— Je reviens de très loin, oui, continua Sterne en regardant le
bout poussiéreux de ses chaussures.
— Ah, ah ! Ça fait chaud au cœur de rencontrer un bourlingueur, continua le vieux.
— C’est vous qui habitez dans le cimetière de bateaux, là-bas ?
— Pas du tout un cimetière, dis le vieux. C’est un rassemblement de vieux gréements. Un coup de calfatage et hop ! Vent
arrière. 53
D’un geste éloquent de l’index sur la tempe, la patronne fit
signe à Sterne que le vieux était complètement dérangé.
— Et toi, l’Amiral, tu l’as où le vent ? S’esclaffèrent bruyamment les autres.
— Oui, parfaitement, bande de terriens de mes fesses. Vent
arrière et grand largue ! Sterne, vaguement amusé, étudiait le bonhomme en se demandant s’il était vraiment aussi fou qu’il voulait le faire croire. Il
aurait, c’est vrai, pu passer pour un demeuré, malgré ce vaste
front et ces yeux fiévreux plongés vers de mystérieux espaces intérieurs. Sterne en avait rencontré aux abords des ports, de ces vieux
marins, dont la vie avait inscrit ses souvenirs dans les rides de leurs
visages parcheminés. Tous – souvent repêchés après un naufrage
tragique et des jours et des jours de solitude sur l’Océan – avaient
perdu l’apparence de la raison, mais dans d’étranges moments de
lucidité, ils semblaient voir ce que les autres ne pourraient jamais
deviner. Ils étaient passés de l’autre côté du miroir. Et, superstitieux comme la majorité des marins, Sterne accordait un certain
crédit à leurs divagations.
— Moi, Monsieur le Navigateur. J’ai connu les gloires et les
misères du monde et les soixante-dix sept mers du monde. L’Amiral, qu’ils me surnomment. Ça les fait rire, ces pékins aux culs
calleux. Parce que, six fois, j’ai fait naufrage. Six fois. Moi je préfère
m’appeler le Destin. Oui, oui, le Destin. Exactement, Monsieur.
Je sais tout du passé des hommes. Je vois tout de leur avenir. Je
suis vieux comme trois siècles réunis, j’ai connu les Papous de
Tasmanie, les géants de Patagonie et les lutins de Norvège. Croismoi, Navigateur, j’ai passé les trois caps, j’ai le droit de jurer et de
cracher au vent. Connais-tu le Pot au Noir, navigateur ? Gosiers
secs, lèvres noires et cuites. La soif y était si grande qu’on y restait
sans voix. Sauf moi, Navigateur, sauf moi. J’ai toujours su trouver
une moque. Ah… Les mouettes ont les pieds au sec. Ma chopine
54
patron ! J’ai soif. Nom de Dieu. Soif. Rouge au soir, blanc au matin
et bon quart pour le marin ! Les délires du vieux firent sourire Sterne. Fort de cet encouragement, celui-ci se mit à souffler dans son harmonica de façon
particulièrement agaçante et à tourner autour de la table où le
patron mettait sur pied, avec les deux autres, une fumeuse affaire
de braconnage d’huîtres.
— À vot’bon cœur, M’sieurs dames. Une petite chopine pour
ma musique, mes z’amis ? Ô joie, le vent mugissant s’apaise et la
douceur du vent soupire dans les voiles…
— Arrête, foutu cagneux. Tu nous écorches les oreilles, s’énerva
un des buveurs.
L’autre continua, prenant un malin plaisir à accentuer les dissonances. Le patron se leva, menaçant.
— T’as compris ce qu’on te dit ? Ferme ta sale goule.
— Pour sûr que j’ai compris. J’ai plus le droit de m’exprimer ?
— Va le faire ailleurs, tu déranges la clientèle, prétendit le
patron avec un mouvement de tête vers Sterne.
— C’est vrai que je dérange ? Ben, vous allez voir, je continuerai jusqu’à ce qu’on me donne ma ration. Vous avez pas fini de
m’entendre. N’est-ce pas, Monsieur le Navigateur, hein vous en
dites quoi, vous ?
— Sacré fumier de sac à vin, explosa le patron. T’as même pas
de quoi te payer un verre. File !
Il le prit par le col du caban. Soulevé du sol, le vieux se débattait
en ruant des pieds. Le patron leva le poing.
— Fi de garce. Tu vas voir si je vais t’assaisonner. L’Amiral, provocateur, lui éclata de rire au nez.
— Tue le goéland, pisseux méchant. Bientôt tu te noieras, crabe
te mangeras.
— Suffit ! Je vous interdis de brutaliser cet homme, intervint
55
Sterne en claquant un billet sur la toile cirée. Voici de quoi payer
sa bouteille. Le patron, tout rouge, continuait à secouer le vieux. Les deux
autres se tournèrent lentement vers l’intrus, le regard mauvais.
Celui qui lui tournait le dos fit pivoter sa chaise de façon à se trouver bien en face de lui. Les deux mains sur les genoux, les coudes
écartés, il mettait en valeur l’épaisseur de ses biceps tatoués de
motifs lubriques.
— Lâchez ce pauvre bougre, continua Sterne calmement. C’est
moi qui paye, compris ? Il enfonça deux doigts dans le cou du patron. Effet immédiat :
celui-ci devint écarlate et lâcha son colis. Sterne se rassit et ajouta
deux billets sur la toile cirée.
— En dédommagement de la musique, servez-nous patron. L’Amiral, le souffle coupé, tira deux fausses notes, rempocha
son harmonica et s’assit en face de lui.
— Ah ben ! Ah vraiment, Commandant. Pourquoi ?
— Pour les vieux gréements, simplement. Le menton dans les mains, les deux coudes sur la table, le
suroît en arrière du crâne, il scrutait le visage de son providentiel
sauveur :
— Laisse-moi te regarder. J’aimerais me souvenir. J’ai vu un
regard comme le tien, Navigateur. Une seule fois, il y longtemps…
Avec tout le bleu qu’il y a dedans, on peut pas l’oublier. C’était un
soir de novembre. Je te connais. Sterne, gêné, détourna la tête.
— Je ne crois pas. La patronne, l’air obséquieux, vint servir une bouteille et un
verre. Elle rafla prestement les billets.
— Oh si, je me souviens bien, maintenant. Je me souviens très
bien. Ah, couillasse ! Sacré vingt dieux ! 56
L’Amiral vida deux verres, cul sec, claqua la langue et reprit ses
airs prophétiques :
— Tu te souviens capitaine ? Il y a sept ans. Tu étais bien fier et
orgueilleux à l’époque, Capitaine Sterne.
— Tais-toi, vieux fou ! Tu racontes n’importe quoi. Tu bois
trop.
— Ah, non Monsieur, je bois d’accord, mais pas fou. Le navire
accompagné de bravos sortit du port. Le soleil se leva et il rayonna
sur bâbord, puis sur tribord. Et, il s’enfonça dans la mer tandis
que le bateau criait à la mort. Sterne blêmit. Une sueur froide glissa le long de son dos. La
matrone et les trois autres s’étaient rapprochés, écoutant avec
avidité les paroles l’Amiral. Tous, formant un cercle qui se rétrécissait peu à peu autour de Sterne, se souvinrent vaguement d’une
vieille histoire. Chacun y allait de son interprétation. Lui, étouffait. Rageusement, il balaya le dessus de la table d’un revers de
main se leva, bien droit, leur faisant front.
— Oui, je suis bien Sterne, le capitaine Pierre Sterne. Et alors ?
Cela suffit à les calmer. Ils retournèrent à leurs conciliabules.
Sterne s’échappa des miasmes du caboulot. Le vieux fou le
poursuivit de ses sarcasmes.
— Tu portes le malheur, Navigateur… Une fois tous les sept
ans, Capitaine Sterne… Comme le Hollandais Volant. Qui te sauvera ? Mais peut-être que t’es plus capitaine. Plus marin du tout,
non plus. Peut-être que toi aussi t’as perdu ton âme. Dis vite, dis
vite… Quelle sorte d’homme tu es maintenant ? Tu connais l’histoire du Hollandais Volant ? Cette histoire de capitaine maudit,
condamné à errer sur les mers. Toujours. Avec une escale tous les
sept ans, une seule, pour lui permettre de retrouver sa vie. Sterne lui jeta une pierre comme on chasse un roquet et reprit
sa marche. Où allait-il ? Nulle part. Il ne distinguait plus rien, n’entendait plus rien. Seuls, les mots du vieux fou tournaient encore
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dans sa tête : Naufrageur-Naufragé. Quille en l’air, toi comme moi.
On t’appellera ainsi ! Jamais, jamais, tu ne trouveras le repos.
Le vent avait tourné au sud. De lourds nuages venus de la mer,
lentement, par vagues successives, s’étaient rassemblés au-dessus
de la vieille cité, précipitant l’arrivée du crépuscule. Les premiers
éclairs de chaleur éclatèrent au-dessus de la mer. On les vit de très
loin. Dans cette région, les brusques changements de temps engendraient souvent de violents grains. En prévision, les terrasses de
café du vieux port s’étaient vidées. Une insupportable bouffée de
chaleur avait étouffé la ville. Tout ce qui vivait s’était réfugié dans
la relative fraîcheur des maisons.
Sterne aborda la vieille ville par la porte est des remparts. Il
leva rapidement les yeux vers la résidence de Boldieu, l’armateur.
Une sorte de citadelle avancée du port, en retrait de la jetée de
pierres, prétentieuse tour carrée construite à l’imitation des tours
du passé, véritable forteresse protégée du vent de la mer par une
épaisse haie de cyprès. Dans son ombre se jouaient la vie du port et
celle des équipages. Le drapeau de la compagnie flottait orgueilleusement en haut de la hampe, fichée sur les faux créneaux.
Sterne fit un détour pour éviter cette bâtisse qui représentait tout
ce qu’il haïssait.
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