bisexualite : faut-il dire bisexualite ou contingence dans la sexuation

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bisexualite : faut-il dire bisexualite ou contingence dans la sexuation
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BISEXUALITE: FAUT-IL DIRE BISEXUALITE OU CONTINGENCE DANS LA
SEXUATION ?
Monique David-Ménard, traduction Leo Assis
Mon intervention voudrait souligner quelques questions autour du terme de « bisexualité » :
peut-on importer en psychanalyse ce terme qui,chez Fliess, se rapportait à une détermination
universelle et fixe du masculin et du féminin, dont les « périodes sexuelles » des hommes et
des femmes étaient une manifestation parmi d’autres ? Pourquoi garder le terme de bisexualité
même qualifiée de psychique ? Ne suffit-il pas de parler du destin divers des composantes
homosexuelles du désir chez ceux dont les choix d’objet sont hétérosexuels et ceux dont les
choix d’objet sont homosexuels ? Comment l’expérience du transfert fait-elle apparaître une
certaine plasticité de ces choix, une contingence des facteurs de bifurcation malgré les
déterminations signifiantes de la sexuation ?
I Wilhelm Fliess et le déterminisme du sexuel dans la nature
La bisexualité renvoie d’abord à l’histoire de la psychanalyse : qu’est-ce que Wilhelm Fliess
entendait exactement par ce terme de bisexualité ? Deux choses, qu’il pensait avoir établi en
biologie ; premièrement la formation d’un nouvel organisme végétal ou animal semble
souvent se développer de façon parthénogénétique, c’est-à-dire sans rapport à l’opposition des
chromosomes mâles et femelles dans les cellules. Le raisonnement de Fliess est celui d’un
embryologiste: même lorsque la reproduction végétale ou animale semble se produire de
façon asexuée, et même quand chez l’individu adulte on ne parvient pas à observer des
chromosomes sexuels opposés, des expériences de croisement montrent qu’il y a eu pourtant
dans les germes « les différences de sexes masculin-féminin que l’on ne pouvait reconnaître
chez les cellules individuelles adultes. Fliess ensuite généralise : « Mais la reproduction
asexuée est-elle, pour autant, véritablement asexuée ?1 N’y intervient-il pas des substances
mâles et femelles ? Eh bien, messieurs, toute bouture de rose, de vigne ou de pomme de terre
est possesseur d’organes sexuels mâles et femelles, soit : pistil et étamine…Si quelqu’un
pouvait encore douter de la présence, dans le vivant de deux substances opposées, alors,
grâce à un autre exemple tout à fait frappant, j’aimerais lui prouver, une fois encore cette
vérité ». Cet autre exemple est celui du «Champignon Ustilago violacea , qui semble se
développer de mâle en mâle : ses spores ne peuvent être amenés à maturation que dans les
anthères mâles d’une autre plante. Mais lorsqu’il ne trouve pas de plante mâle à sa
disposition « il éveille dans la plante femelle l’apparition d’anthères mâles. Il est capable
d’induire ce qu’aucun expérimentateur ne réussira jamais à faire et ce que la nature même
refuse spontanément. Mais la plante femelle devait donc bien être dotée d’une substance mâle
qui n’aurait jamais été mise en évidence dans le champignon.» On remarquera que Fliess n’a
1
Wilhelm Fliess « Masculin et féminin » textes cités dans Bisexualité et différences des sexes, Nouvelle Revue
de psychanalyse N° 7, 1973. Edité en livre, Gallimard, Folio Essais, p.255-273
2
pas le vocabulaire contemporain des embryologistes contemporains : il ne parle pas
d’expression des gènes contenus dans les chromosomes. Mais son raisonnement est du même
ordre.
Deuxièmement : le passage de l’apparence de la reproduction asexuée à la bisexualité n’est
assuré dans le raisonnement de Fliess que par une autre clause : une réflexion, proche de celle
de Weismann, sur l’éternité de ce qui se transmet par reproduction sexuée. Au contraire, la
vie de l’individu n’est que limitée dans le temps et aboutit à la mort qui est, pour tous les
individus issus de la même origine, programmée comme par une horloge. « Toutes les
boutures de roses forment un seul et unique rosier. Tous les peupliers une seule individualité.
Ils sont enfermés dans une même floraison et ont une mort commune…Quelque chose comme
la totalité des cellules de notre corps qui composent des organes aussi distincts que le cœur, le
foie, le cerveau, et qu’elles régénèrent sans cesse sont enchaînées entre elles,
indissolublement, dans une même période vitale. Lorsqu’a été usée la quantité de substance
vitale attribuée au départ, la vie s’arrête comme une montre». C’est la sexuation, liée à la mort
des individus, qui assure la variété des formes dans l’Evolution. Mais pour Fliess, le
raisonnement évolutionniste est surtout régressif : montrer qu’il y eu partout du féminin et du
masculin. Enfin l’universalisme de Fliess l’amène à croire observer des « périodes » : les
périodes sexuelles de 23 jours (et non pas de 28 jours comme les règles des femmes) qu’il
croit déceler chez les hommes dans la « névrose nasale réflexe », il en fait la manifestation au
quotidien de cette loi déterministe qui lie les individus sexués à la vie et à la mort
programmées. Les périodes sexuelles sont déterminées comme La Période de la vie qui
aboutit à la mort et elles manifestent la même opposition des sexes. La bisexualité chez Fliess
est un déterminisme supposé inscrit dans l’Evolution et la sexuation des vivants végétaux,
animaux et humains.
II Fliess et Ferenczi dans l’héritage freudien
Comment la psychanalyse a-t-elle pu se détacher de cette plongée dans la bisexualité, qui est
au fond le contraire de la « différence des sexes », c’est-à-dire d’une dissymétrie prenant la
forme d’un malentendu constituant, malentendu qu’on peut appeler avec Lacan « non-rapport
sexuel » à condition de préciser que ce malentendu est ce qui tisse les rencontres(Séminaire
Encore) et qui crée un retard dans le travail des pulsions de mort (Au-delà du principe de
plaisir).
Mon hypothèse est que la dualité des sexes n’est nommée par Fliess une « opposition » que
parce que, précisément, il fait des individus les éléments d’un grand tout dans la
reproduction : « Si vous greffez un scion de rose -par exemple la Maréchal Niel – sur un
églantier, il y poussera des Niels splendide. Partout – que l’on y regarde de près – la partie
évolue vers le tout. » Or une dualité ne devient logiquement une opposition –on sait cela
depuis la logique de Hegel – que si on rapporte cette dualité ou cette différence à un tout, à un
fondement qui leur serait commun. Ce problème n’a été élucidé que tardivement en
psychanalyse. Freud continue à appeler « opposition » la différence et le rapport entre féminin
3
et masculin. En biologie la dualité des sexes renvoie aux traces des germes de l’autre sexe
dans la formation d’un adulte où domine un sexe génital.
Il est curieux que le terme même de bisexualité continue à figurer dans les textes freudiens
alors que, dès avant le procès en plagiat intenté par Fliess, il écrivait à ce dernier le 23 juillet
1904 : « Je termine en ce moment ‘Trois essais sur la théorie sexuelle’ où j’évite le plus
possible le thème de la bisexualité ; Il y a deux endroits où je ne le peux pas : lorsqu’il s’agit
d’expliquer l’inversion; là je vais aussi loin que le permet la littérature (Krafft-Ebing et ses
prédecesseurs, Kiernan, Chevalier etc.) puis lorsqu’il s’agit de mentionner le courant
homosexuel chez les névrosés. Là je pense placer une note disant que j’ai été préparé à la
nécessité de cette découverte par certaines de tes déclarations. A moins que tu ne me proposes
une formulation similaire »2 ; Pourquoi Freud n’a-t-il pas simplement remplacé le terme qui
fâche par la question de l’homosexualité ou des homosexualités ? Il y a une épreuve
(Erlebnis) homosexuelle même chez ceux qui l’ont « dépassée », soit. L’important est alors de
comprendre la différence des processus qui aboutit à un choix d’objet homo ou hétéro. Mais
dire cela, à quoi nous engage la clinique, c’est tout autre chose que ce que disait Fliess qui
voulait établir partout dans la nature les deux sexes même quand cette dualité n’est pas
observée. Cette dualité qu’il appelle opposition n’est jamais pensée comme un rapport.
Encore moins comme un rapport paradoxal dans la sexualité humaine, qui tranche justement
par là avec une dualité seulement naturelle.
Pour le reste, sur ce qu’il doit à Fliess, Freud a finalement été clair : en 1919 dans « Un enfant
est battu » et sans nommer Fliess qu’il appelle « un collègue que j’avais alors pour ami »3 il
lie l’inconscient, le sexuel et la différence des sexes : « Le sexe le plus fort quant à sa
formation, prédominant dans la personne, a refoulé dans l’inconscient la représentance
animique du sexe subordonné. Le noyau de l’inconscient, le refoulé, est donc, chez chaque
être humain, l’élément de sexe opposé présent en lui. »4. Pourquoi ne pas dire qu’il y a une
épreuve homosexuelle même chez les hétérosexuels qui l’ont dépassée ? Pourquoi la tradition
psychanalytique ne s’en tient-elle pas à la formulation finale de Freud : la dissymétrie qui fait
aussi rapport entre le féminin et le masculin consiste dans l’abord par chaque sexe du « refus
du féminin » ?
Lorsque la question resurgit après les Lettres à Fliess dans Analyse finie analyse infinie
(1937), le terme même de bisexualité est évoqué par Freud chaque fois qu’il pense aux
22
3
4
S.Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, N° 285, 23 juillet 1904, PUF 2006 p. 583
Oeuvres Complètes XV, p.143
Ibidem Comme cette traduction en française n’est pas élégante, voici le texte allemand : « Das stärker
ausgebildete , in der Person vorherrschende Geschlecht habe die seelische Vertretung des unterlegenen
Geschlechtes ins Unbewusste verdrängt. Der Kern des Unbewussten, das Verdrängte, sei also bei jedem
Menschen das in ihm vorhandene Geschlechtliche“ G.W XII, S.222 . Le sexe qui a trouvé sa forme la plus
développée et qui domine chez une personne a refoulé dans l’inconscient la représentance dans l’âme du sexe
subordonné. »
4
relations qu’il a entretenues avec des amis très proches et qui ont mal tourné : Fliess, d’abord,
Ferenczi ensuite. De la relation à Ferenczi, on retiendra ce qu’il finit par en dire en 1937,
lorsque, justement, il met ensemble ce qu’il doit à ces deux hommes : il reconnaît tout
l’intérêt du travail de ce dernier sur la position de l’analyste dans une cure et sur les
inconvénients d’une intellectualisation défensive dans le contre-transfert. Mais il ne reconnaît
pas vraiment ce qu’il y avait de vérité dans les reproches que lui adressait Ferenczi : ne pas
supporter que lui, Ferenczi, ait mis Freud dans une position autre qu’un père protecteur vis-àvis d’un fils ? La question qui fait avancer l’analyse est alors : lorsque l’analyste est mis à la
place de figures séductrices qui mettent en danger celles dans lesquelles il aime à se
reconnaître, comment peut-il accepter son implication dans un transfert qui mobilise des
éléments refoulés et ne pas enfermer son patient dans une analyse sans fin ? Cette question se
laisse difficilement réduire à celle d’une bisexualité inscrite pareillement dans la nature et
dans la sexualité humaine. Il ne s’agit pas de restaurer la vérité universelle de l’opposition des
sexes mais de reconnaître dans le transfert l’impact du « refus du féminin » et de saisir
comment les êtres humains sexués mettent en forme ce refus selon des styles différents qui
font qu’on les appelle femme ou homme.
Il n’en est que plus étonnant de lire dans le texte de Freud deux mouvements contraires :
lorsqu’il parle de refus du féminin, la sexualité humaine ne se laisse pas inscrire dans une loi
biologique. Mais ensuite, comme s’il voulait réunir Ferenczi et Fliess, il fait du refus du
féminin une vérité biologique. Il n’arrive pas à dissocier deux idées pourtant différentes :
d’une part le refoulé inconscient a le plus grand rapport avec la question de la différence des
sexes pensée comme « refus du féminin » et, d’autre part, ce féminin refoulé serait une loi de
la nature vivante. Il confond Ferenczi et Fliess et les traducteurs à sa suite en font encore un
peu plus en traduisant par « roc de la castration » ce autour de quoi tourne aussi bien
l’inconscient que la différence des sexes. Voyons le texte :
Il s’agit de la célèbre phrase sur le « roc de la castration » qui est aussi bien lié à tous les
évitements psychiques ( merci Ferenczi) qu’au fait biologique qu’il existe deux sexes et que
ce fait est une énigme (merci Fliess). Le roc de la castration ce serait aussi bien la défense par
les fantasmes contre la différence des sexes et ce qu’elle implique d’incomplétude dans le
sexuel que le rapport de cette protestation psychique au fait biologique de la dualité des sexes.
Freud ferait-il du biologique le fondement du fantasmatique en nommant roc biologique la
relation nécessaire du fantasme à la différence biologique ? Pas exactement : Freud ne parle
pas de roc biologique, dans ce texte, mais de « gewachsenen Fels »,5 c’est-à-dire de
« promontoire rocheux ». La différence des sexes est ce rocher qui avance et qu’on n’évite
pas. Ce n’est pas le fondement organique auquel il conviendrait de reconduire toutes les
difficultés du psychologique, c’est ce avec quoi le psychologique a nécessairement à faire. Ce
n’est pas une origine, c’est un écueil qui oblige à des circuits. Ce roc qui s’avance, c’est ce
que contournent les défenses, que l’analyse amène au jour et sur quoi elle bute. Pourquoi
5
S. Freud Gesammelte Werke , Band XVI, S. 99 traduction française sous la direction de J. Laplanche , Oeuvres
complètes tome XX, p.
5
alors Freud revient-il au biologique c’est-à-dire à Fliess ? « Die Ablehnung der Weiblichkeit
kann ja nichts anderes sein al seine biologische Tatsache, ein Stück jenes grossen Rätsels der
Geschlechtigkeit ». « Le refus du féminin ne peut donc pas être autre chose qu’une donnée de
fait biologique, une part de cette grande énigme de la sexuation». Si on se réfère à l’article
« Un enfant est battu » (ein Kind wird geschlagen), c’est bien à la présence refoulée de
l’autre sexe en soi que se réfère la bisexualité. Une telle proposition ne doit à la biologie que
l’idée de prédominance : de multiples facteurs déterminent finalement un sexe dominant.
Mais cette phrase n’a pas le même sens en biologie et en psychanalyse, comme le fait croire
« bisexualité ». Le fait biologique dont part Fliess est plus complexe encore qu’il ne le disait,
cela est confirmé par toutes les recherches récentes : sexe génétique, gonadique, hormonal,
psychique, social. Il ne s’ait nullement de méconnaître l’importance du biologique qui a ses
lois propres. Le point sur lequel Freud et Fliess se croyaient d’accord, c’était la coïncidence
entre l’idée de dominance finale dans l’ontogenèse d’un sexe sur l’autre et le refoulement.
Mais dès 1919, Freud explicitait que l’idée de prédominance n’a pas le même sens en
biologie où elle se réfère à l’organisation finale et différenciées des organes génitaux et en
psychanalyse! En psychanalyse, il n’y a pas d’organisation finale simple de la différence des
sexes qui ferait naturellement prédominer pour chacun un sexe sur l’autre. Là est le point,
celui que signale bien Ferenczi lorsqu’il accuse Freud de ne pas accepter que lui, Ferenczi, ait
un transfert autre que celui d’un fils à une figure de père. En refusant de le prendre en analyse,
Freud aurait refusé sa propre féminité à laquelle l’appelait la demande de Ferenczi.
III Faut-il maintenir le terme de « bisexualité psychique » ?
Nous connaissons tous parmi nos amis, nos connaissances et nos patients, des personnes dont
le choix d’objet a changé au cours de leur existence. Le plus souvent, ils suscitent de la part
de l’entourage une interrogation amusée, plus ou moins bien intentionnée : est-ce qu’il va
vraiment tenir avec une femme ? N’est-ce pas simplement pour avoir un enfant ? Et qu’est-ce
qu’elle se prépare comme épreuve à l’avenir lorsque son inclination « véritable » ne
manquera pas de resurgir ? A l’opposé de cette méfiance qui indique combien cette
expérience, chez les autres, nous questionne, la psychanalyse contemporaine pose comme une
évidence que tous les êtres désirants seraient concernés par la bisexualité. Pas n’importe
laquelle, bien sûr : souvent, on ajoute « la bisexualité psychique » pour rendre cette dernière
moins inquiétante. On ne sait pas toujours à quoi s’oppose « psychique » dans ce cas : s’agit-il
de dire que ce n’est pas une bisexualité organique ? Ou que ce n’est pas d’une bisexualité
agie ? Qu’elle concerne les représentations, les éléments d’identifications aux parents des
deux sexes dans la crise de l’Œdipe qui, lorsqu’elle est traversée avec succès calmerait le jeu :
après avoir bien hésité à être dans un érotisme actif la femme de sa mère, une fille se
résoudrait pour une part à s’identifier à tel des traits de son père, et pour une autre part à
attendre d’un homme qui aurait tel trait de ce père un enfant que le père ne lui a pas donné.
Dans la clinique ce schéma idéal est rarement rencontré : on a plutôt à faire, par exemple, à
telle femme pour laquelle le refoulement des composantes refoulées de sa sexualité est levé
non pas avec son mari, puissant à tous les sens du terme, mais avec tel home, rencontré
6
pendant l’analyse, et qu’elle dit être beaucoup plus « féminin ». j’ai longuement évoqué cette
cure de Laurence Desproges dans Eloge des hasards dans la vie sexuelle sans avoir prononcé
le terme de bisexualité. Ou encore : un petit garçon, fasciné vers huit ans par l’élégance et la
tendresse de son père qui l’avait choisi, dit-il, comme son enfant préféré, redoutant la
puissance de sa mère, aura été frappé comme par la foudre, dans son histoire, par
l’effondrement de son père, devenu malade, dans cette période où il l’adorait : sa sexualité en
restera comme figée dans cette épreuve, demandant perpétuellement aux femmes qu’il
rencontre de lui faire retrouver cet accord parfait qu’il a éprouvé avant que cela disparaisse
d’un coup. Et comme il ne trouve pas ce qu’il cherche en se trompant d’adresse, il devient
violent, cherchant à forcer le désir d’une autre, ne supportant pas le moindre écart par rapport
à son désir à lui mais en ne supportant pas sa propre violence. Pourtant les quelques relations
sexuelles qu’il a eues avec des hommes ne l’ont pas satisfait non plus. En ce sens, la
bisexualité serait une hésitation dans les choix d’objet et dans la position subjective (« aimer
comme un homme », « aimer comme une femme ») qui concernerait tout le monde mais que
certains résoudraient mieux que d’autres. Nous voilà donc ramenés à la question de la
normativité de l’écoute analytique et à l’épreuve de la différence des sexes comme épreuvereine dans l’histoire de nos sexualités. Mais il n’y aurait pas alors à proprement parler de
bisexualité, qu’elle soit psychique ou agie, il y aurait une hésitation entre l’homosexualité et
l’hétérosexualité qui serait traversée diversement.
D’autres analystes insistent au contraire sur le fait que la bisexualité doit être entendue non
pas uniquement à partir de l’Œdipe et de la reconnaissance, plus ou moins assumée de la
différence des sexes, mais comme une composante pré-oedipienne qui mérite le nom de
sexualité à la condition qu’on élargisse le concept de pulsion sexuelle à un type de relation où
ni la polarisation par un objet total différencié, ni par un objet pulsionnel substituable (c’est-àdire dont on puisse aussi faire le deuil) ne domine le désir en formation : bisexualité renvoie
alors à ce que Freud nomme un désir indistinct et que Mélanie Klein appela « parents
combinés ». La différence avec la perspective précédente, c’est que l’hésitation, ici, peut
donner occasion à une élaboration « in situ » de cette dimension du désir qui ne passe pas par
l’Œdipe, mais qui peut trouver des voies de transformation spécifiques à l’épreuve
rencontrée : si un changement de régime du désir pour le parent du même sexe ne se produit
pas « in situ », on ne voit pas comment un autre type de désir, celui pour le père, pourrait le
transformer.
De ces deux positions je prendrai quelques exemples dans les travaux récents de
psychanalystes de langue française : Jacqueline Schaeffer qui, dans « Bisexualité et
différence des sexes dans la cure »6 ramène en effet la bisexualité à une prédominance
abusive, dans la pensée des psychanalystes, du modèle phallique confondu depuis Freud luimême, avec la différence des sexes. Or, affirme avec fougue Jacqueline Schaeffer, il y a un
au-delà de la phase phallique et même de la génitalité qui, seul, mérite le nom d’expérience de
la différence des sexes : c’est l’accès à la violence nécessaire de l’acte sexuel différencié qui
6
In Bixexualité ,Subjectivité, Topique, revue freudienne, N°78, Paris l’Esprit du temps 2002/1
7
serait seul capable de séparer hommes et femmes du maternel. La phase phallique n’accède
pas à la différence des sexes qui est une épreuve de séparation.
On peut rendre à l’auteur cette justice qu’en effet, lorsque Freud introduit en 1923 la phase
phallique, il précise bien que c’est parce que la différence entre masculin et féminin est
impensable que « en avoir ou pas » occupe toute la place dans l’évitement de la
différenciation. D’ailleurs, à bien lire le texte « L’organisation génitale infantile », cela ne
s’arrange guère ensuite. Impensée à la phase phallique, la différence des sexes pourrait bien
rester impensable car ensuite, le petit garçon qu’il prend pour exemple imagine, dans une
sorte de délire défensif à bas bruit, toutes sortes de solutions pour ne pas se sentir trop menacé
dans sa jouissance par l’idée qu’elle ne prendrait sens que par rapport à d’autres personnes qui
n’ont pas de pénis. Les petites filles ont dû faire quelque chose de mal puisqu’on la leur a
coupée, mais sûrement ma mère en a un etc… Jusqu’à la fin de l’article en effet, la différence
des sexes reste impensable puisque c’est comme pour calmer le jeu que l’adolescent dont la
mère est enceinte se résout à faire le raisonnement inconscient suivant : « si ce sont les
femmes qui font les enfants, alors moi je garde mon pénis.» Dans ce raisonnement, on
remarque que le maternel vient en lieu et place du féminin impensable et que la seule
détermination du masculin est la peur de la castration. Freud n’est pas Lacan, il laisse, au
moins dans ce texte, la différence des sexes à son énigme, justement parce que tout le destin
pulsionnel tourne autour de cette question sans réponse. L’énigme ici n’est pas biologique,
elle montre l’insistance d’une question qui n’a pas de réponse en termes d’essence du féminin
ni du masculin. Chez Lacan, la « solution » du non-rapport sexuel et des formules de la
sexuation chez Lacan consiste à espérer que les ressources d’une logique atypique (celle du
tout et du pas-tout phallique) permettent tout de même de donner une formule de la différence
des sexes qui prend le phallus comme seul terme auquel se rapportent diversement le
masculin et le féminin. Chez Freud, la différence des sexes reste une énigme. Les seules
réponses données sont défensives, ce qu’il résume par « protestation virile » (expression
reprise à Adler) et par « peur de la féminité » qui est en fait moins la peur de se fondre avec le
féminin dans une relation hétérosexuelle que la peur d’être pénétré c’est-à-dire féminisé par le
père.
Mais Jacqueline Schaeffer croit pouvoir donner une solution positive à cette question de la
différence des sexes : seule l’expérience de la relation sexuelle comme violence éloigne les
défenses du Moi dans les deux sexes qui se différencient par là. L’astuce de cette pensée est
que même si elle fait appel à une expérience empirique (et extérieure à la cure), c’est l’effet
inconscient de cette expérience qui lui donne sa valeur et son pouvoir séparateur de nos
illusions de complétude bisexuelle. L’inconvénient de cette perspective, c’est qu’alors on ne
comprend plus comment une analyse peut permettre d’accéder à un choix d’objet homosexuel, qui validerait un destin de pulsions d’une manière aussi satisfaisante que l’issue
hétéro-sexuelle. L’analyse ne saurait être une pédagogie exaltée des relations sexuelles
« hétéro ».
8
L’autre exemple est celui Dominique Guyomard qui, dans L’effet-mère (Paris, PUF 2010),
décrit cliniquement comment le rapport d’une fille à une mère passe par une crise qui
transforme un lien passionnel, marqué moins par l’indistinction que par son caractère
invivable, du fait de la non distinction de l’amour et de la haine, en une relation sans que le
père symbolique soit l’agent de la transformation. D’une manière comparable, dans
L’Hystérique entre Freud et Lacan et dans Les Constructions de l’universel, j’avais aussi
montré que les délices et les impasses du rapport des femmes au maternel inventent des
transformations qui mettent au premier plan, dans les cures comme dans « la vie », la question
de la mélancolie et non pas la « solution phallique ». Je cite ces quelques exemples pour la
raison suivante : la critique de la solution phallique a été menée en grande partie par les
mouvements gays et lesbiens. Judith Butler a affirmé dans Gender Trouble7 que la
« mélancolie du genre » est liée à l’impossibilité d’un travail de deuil concernant les amours
incestueuses pour le parent du même sexe car cette homosexualité primaire ne pourrait pas
être reconnue par les sujets désirants dans une société hétérocentrée. Si on veut discuter de
façon utile avec les théoriciennes du genre, c’est aux multiples élaborations des
psychanalystes femmes qu’il faut se référer pendant les années mêmes où les critiques de la
psychanalyse émanant des théoriciennes du genre étaient formulées. Car les unes et les autres
ont mis au premier plan la question de la mélancolie. Pas de la même manière cependant : la
plasticité qui spécifie depuis Freud les pulsions comme pulsions sexuelles n’est pas la
socialité du genre. Il n’en reste pas moins que, d’une part les critiques concernant le
phallocentrisme et le statut réputé régressif des homosexualités en psychanalyse sont souvent
justifiées et que, d’autre part, il est décisif de montrer quels sont, à l’épreuve du transfert, les
destins de pulsions qui transforment cette sorte de mélancolie par lesquelles le féminin peut se
constituer ; Cette manière j’ai proposé de l’appeler « l’imagination du pire » (Les
Constructions de l’universel) , et suggéré qu’elle relève plus du registre de la sublimation que
du refoulement.
Conclusion
On dit souvent que dans l’inconscient c’est la bisexualité qui règne, comme en témoignent
tous les mythes de toutes les cultures et que la psychanalyse oscille entre reconnaître le
déploiement des mythes individuels de bisexualité dont vivent tous/ toutes les névrosé(e)s et
espérer que le transfert, en les actualisant, permet d’en faire le deuil.
J’espère avoir montré plutôt que le concept de la bisexualité n’est pas stable ni indispensable :
la bisexualité est généralisée comme épreuve dans l’histoire de la sexualité et elle se ramène
à la pluralité nécessaire de nos expériences infantiles. Je me demande alors si ces paradoxes
concernant la bisexualité ne peut pas être ramenée conceptuellement, au contraste entre le fait
7
Judith Butler, Gender Trouble, Feminism and Subversion of Identity Routledge New York 1990 et 1999
(paperback) . Pour une discussion avec cette auteure, voir aussi Sexualités, genres et mélancolie. S’entretenir
avec Judith Butler , Paris, Editions Campagne Première 2009.
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que choix sexuels et position subjective représentent la détermination de notre destin sexué
alors que, en même temps l’idée d’une bifurcation dans nos choix fait appel à la contingence,
décisive mais non déterminée à l’avance de ces mêmes choix. D’où mon titre : faut-il parler
de bisexualité ou de contingence dans la détermination de nos destins de pulsions ? Le terme
même de « destins de pulsions », Triebschicksale, comme disait Freud porte lui-même ce
paradoxe : qu’est-ce qui est plus déterminé qu’un destin ? Et pourtant comment penser que le
temps s’introduit dans les transformations que permet la grammaire des pulsions, ainsi que les
substitutions d’objets dont parle Freud ?

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