Les Mémoires de Guignol extraits
Transcription
Les Mémoires de Guignol extraits
1. La représentation Bonjour ! C'est moi, Guignol, qui vous parle. Le spectacle va commencer, je me sens à l'avance frétillant d'impatience et d'énervement. Ce n'est pas le moment de me chercher noise... A propos, où est mon gourdin ? Ah, le voilà ! Bon, je suis prêt... Quant à vous, je vous préviens : ne commencez pas à vous moquer, à prendre de grands airs, à dire : « Guignol, c'est pour les petits. » Vous n'y connaissez rien ! Essayez plutôt d'avoir l'esprit un peu vif et de comprendre les jeux de mots et les calembours. Tiens, on va faire une expérience. Supposez qu'un passant passe et m'adresse la parole : - Hé, salut l'ami ! Moi, je réponds : - Salut, la croûte ! L'autre demande : - Pourquoi m'appelez-vous la croûte ? Je réplique : - Tiens, vous m'appelez bien « la mie ». La mie, la croûte. J'espère que vous suivez ? Bon, on verra tout à l'heure. A propos, qu'est-ce qu'on joue ? Je me tourne vers celui qui m'a inventé, celui qui me fait vivre chaque jour, celui à qui je dois tout : - Qu'est-ce qu'on joue ce soir, papa Mourguet ? Au-dessus de moi, des yeux ronds et doux pétillent. - Attends un peu que je réfléchisse... Tiens, La consultation. Ça te va ? - Parfaitement. - Bon, je vais prévenir Thomas. J'entends les deux hommes parler un instant dehors, tandis qu'à mes côtés s'installe Rose-Pierrette, une des filles de papa Mourguet, qui aide depuis peu son père... Je l'aime bien, elle lui ressemble. Je dois me calmer, j'ai le temps maintenant : dans La consultation, je n'entre pas en scène au début de la pièce. En tirant un peu le rideau du castelet, j'aperçois le public. Le castelet, c'est notre théâtre : un mur de château avec une fenêtre, devant laquelle nous jouons... Les gens sont venus en famille après le déjeuner. Endimanchés, ils sourient d'aise, impatients de voir le spectacle commencer, surtout les jeunes... Ils parlent, échangent des plaisanteries... Un seul spectateur reste sérieux : un gone de dix ans peut-être, assis tout seul au premier rang, juste en face de moi. Un gone, c'est un enfant pour les gens de Lyon. Il est vêtu pauvrement, son visage est plein de taches de rousseur. Il ouvre de grands yeux, fixant le violon de Thomas, comme s'il n'avait jamais vu de sa vie un tel instrument. Thomas se met à jouer, les gens petit à petit se taisent. Pas assez vite pourtant : le père Thomas les prend à partie, plaisante avec eux, leur demande s'ils ont bien mangé, si les harengs de leur salade de pissenlits ne leur donnent pas trop soif. Tout cela crée l'ambiance. Ça y est, la pièce commence. Trois coups, pan ! pan ! pan ! Le silence, et puis le rideau se lève sur deux commères. Rose-Pierrette les manœuvre, les bras levés derrière le castelet. Les commères racontent que monsieur Canezou est malade depuis longtemps, et qu'il ne va pas bien du tout, le cher homme, en dépit des soins du docteur Mollasson. - C'est ce mauvais sujet de Guignol qui soigne son propriétaire. - Pas étonnant qu'il ne guérisse jamais... Là, elles exagèrent ! Canezou est un scélérat, et un rat tout court, n'empêche que je le soigne, et que j'applique bien exactement les indications de son médecin. D'ailleurs le voilà, le docteur Mollasson. Il arrive, il appelle d'une voix traînante : - Guignol ! Guignol ! Êtes-vous là ? A moi d'intervenir. Un frémissement m'agite, je SUIS prêt, je crie : - Je ne suis pas là, mais j'arrive tout de même... Un dernier coup d'œil par la fente du rideau ; le public rit à l'avance, rien qu'à l'idée de me voir. Et le gone du premier rang comme les autres, davantage peut-être. Un grand bond en avant me jette en pleine lumière. - Me voilà ! Bonjour, docteur. - Bonjour, Guignol. Dites-moi, mon garçon, comment va ce cher Canezou ? - Oh, guère mieux ! - Lui avez-vous fait suivre exactement mon ordonnance? - Je pense bien, docteur. J'ai accroché l'ordonnance au bout d'une ficelle, et je l'ai fait suivre par Canezou tout autour du jardin, comme on fait avec une carotte et un âne. A la fin, il tirait la langue, le pauvre, et ne pouvait plus avancer. Le public rit, applaudit, tandis que Mollasson lève les bras au ciel : - Mais, enfin, réplique-t-il, vous n'avez rien compris, Guignol, c'est vous l'âne bâté ! je vous ai demandé de faire prendre à monsieur Canezou ce qu'il y avait sur l'ordonnance... - Eh ! ça aussi j'ai essayé. Même que pour faire plus d'effet, j'ai décidé de lui faire prendre la feuille tout entière : mais j'avais beau la lui enfoncer dans la bouche, il n'a jamais voulu l'avaler! Les rires redoublent, comme la colère de Mollasson... Et voilà les commères qui arrivent, affolées, criant que Canezou est mort. - C'est vous qui l'avez tué, Guignol ! - Assassin ! - Mais non ! Je leur explique : voyant que les médicaments du docteur ne faisaient aucun effet, j'ai administré au propriétaire un médicament à ma façon. - Assassin ! crie Mollasson à son tour. J'appelle les gendarmes ! Arrivent au petit trot les gros Piffard et Chibroc, en uniforme. Ils veulent m'arrêter, sortent leurs sabres. Je cours chercher mon bâton, et la bataille commence. Ça chauffe, croyez-moi, et je vous jure que les spectateurs sont de mon côté : - Vas-y Guignol ! - Défends-toi ! - Frappe ! La bataille dure jusqu'à l'apparition de Canezou, en personne, vêtu de sa grosse robe de chambre, chancelant mais réjoui. Du coup, sabres et bâtons nous tombent des mains. - Vous n'êtes pas mort ! s'exclame Mollasson. - Mort ? Hic ! pas du tout ! répond mon propriétaire. Je suis guéri ! - Mais quel médicament lui avez-vous donné ? me demande le docteur, étonné, stupéfait. - Tiens donc, que je lui réponds, le meilleur médicament de la terre, le préféré de mon ami Gnafron : du jus de bois tordu, du beaujolais ! La joie du public déborde. Il éclate en applaudissements. Nous venons tous saluer, et la pièce se termine, tandis que le père Thomas lance comme un au revoir un dernier morceau de violon devant le théâtre. Je suis tout essoufflé; ça n'a l'air de rien, mais on se remue dans la pièce, surtout pendant la scène des coups de bâton... Qu'importe, je me moque de l'essoufflement, de la fatigue... Rien ne compte plus que le plaisir d'être en face des spectateurs, de sentir fixés sur soi cent yeux brillants, intéressés. Oh, oui ! ... Les gens s'en vont lentement ; celui qui traîne le plus, c'est le garçon du premier rang. Et voilà, papa Mourguet me range derrière le castelet, sur une planche, à côté de mes compagnons. Gnafron fait la tête, lui ne joue pas dans La consultation. Rose-Pierrette et son père rejoignent Thomas. Ils partent à leur tour ; j'entends Thomas commencer à raconter une histoire, comme d'habitude. Sa grosse voix se perd, et le silence s'établit tout à fait. Pas pour longtemps... Je sens brusquement comme une présence étrangère. En tournant la tête, j'aperçois le visage de mon garçon aux taches de rousseur. Il s'adresse à nous, tout naturellement : - Bonjour...