Histoire des sciences de la vie Eléments sur
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Histoire des sciences de la vie Eléments sur
Université de Nantes Master 2 Histoire des sciences et des techniques UEC 2 – Histoire des sciences de la vie Eléments sur l’histoire de la génération des animaux Cours de Stéphane Tirard Nous considèrerons ici quelques aspects de l’histoire des conceptions sur la génération, aujourd’hui désignée par le terme de reproduction. Nous rencontrerons également la notion de génération spontanée. Notre propos portera essentiellement sur le XVIIIe siècle. Bibliographie : Dupont J.-C. et Schmitt S., Une histoire de l’embryologie moderne fin XVIIIe/XXe siècle. Du feuillet au gène, Paris, Editions de la Rue d’Ulm, 2003. Duris P. et Gohau G., Histoire des sciences de la vie, Paris, Nathan Université, 1997. Fischer J.-L. (Dir), La naissance de la vie, une anthologie, Paris, Press-Pocket, 1991. I - Concept de la génération chez les anciens Nous présenterons trois théories proposées par des auteurs de l’antiquité grecque. Le médecin grec Hippocrate (v460-377) propose dans son traité sur les générations que l'homme et la femme sécrètent chacun une semence, le foetus est alors le produit du mélange des deux substances. La semence de chacun des deux est produite par les parties entières des corps. Le sexe est déterminé par la proportion de semence forte ou faible sécrétée par l'un et l'autre. L'homme et la femme possèdent chacun une semence mâle et une semence femelle. Les semences sont issues de toutes les parties individuelles du corps et sont donc représentatives de ces parties. Une personne privée d'une partie ne pourra donc transmettre de semence correspondante. Il s’agit d’une théorie de la pangenèse, ce qui signifie que c’est une théorie qui postule que toutes les parties du corps produisent des entités impliquées dans la génération. Le philosophe grec Aristote (v384-v322) a réalisé de nombreux travaux sur les êtres vivants, tant dans un but scientifique que philosophique. Son œuvre dans ce domaine est considérable et il a 2 notamment consacré un traité à la génération. Selon sa conception la femelle fournit la matière qui va nourrir l'embryon et le mâle, pour sa part, fournit "le mouvement" et "l'idée" qui sont contenus dans le sperme et qui permettent d’obtenir la forme que prendra le foetus. Aristote utilise la parabole du sculpteur, qui, grâce à l'idée, donne avec ses mains la forme au bloc de pierre. La pierre représente la matière que la mère fournit au foetus pendant la gestation. Aristote compare également la génération à l’action de la présure sur le lait : le sperme est la présure et le sang des règles est le lait. Pour Aristote, le sperme est un résidu, il est un déchet de la nourriture utile. Il reste que pour lui c'est le sperme qui donne la vie à l'embryon. Il s’appuie notamment sur la fécondation externe des poissons. Par la suite les organes se forment successivement, le cœur en premier. Toujours dans l’antiquité, le médecin grec Galien (131-201) critique sur ce plan Hippocrate et Aristote et élabore sa propre théorie. La femelle secrète une substance, provenant du sang et non de toutes les parties du corps, et qui avec la substance mâle participe à la formation de l'embryon. C'est le mâle qui détient et qui apporte la "vertu formatrice". II – Harvey et la pensée aristotélicienne Jusqu'au 17ème on peut constater l'influence des thèses hippocratique et aristotélicienne. William Harvey (1578-1657) soutient certaines thèses d'Aristote, mais en excluant celles qui ne pourront soutenir l'observation. En 1651, Exercitaciones de generatione animalium, il cherche la semence dans l'utérus des biches et de daines après l'accouplement. Il ne la trouve pas et conclut qu'elle devait agir à distance sur "l'oeuf". L'utérus est fécondé et l'oeuf l'est par la suite par une sorte de "contagion". Pour lui les testicules femelles n'interviennent pas dans la génération, l'utérus produit l'oeuf après la fécondation. Harvey propose l'idée que tout animal, ainsi que l'homme, est produit par un oeuf. Enfin, notons qu’il est épigéniste (voir plus bas). Comme Aristote, il pense que les parties de l'embryon se constituent graduellement. III – La double tension ovisme / animalculisme et épigenèse / préexistence des germes 31- L’ovisme Nicolas Stenon (1638-1686), en 1667, montre que la femelle du chien de mer (roussette) possède des oeufs dans ces testicules. En 1672, Régnier De Graff (1641 - 1673) étudie l'ovaire des lapines. Il réalise une étude méthodique de l'état de l'ovaire après le coït qu'il appelle alors un testicule et 3 constate que les vésicules ovariennes éclatées se transforment en corps jaune. Il étudie également les ovaires de femme et découvre ce que nous appelons aujourd'hui des follicules, qu’il identifie à des œufs. Il s’agit d’une thèse oviste. Pour lui, la principale structure est l’œuf. Celui-ci se transforme lorsque la semence mâle agit à distance, par son aura seminalis ou vapeur seminale, pour donner vie à l'embryon. (Remarquons qu’Aristote était donc oviste.) Au XVIIIe, l’ovisme s’impose comme la thèse la plus communément acceptée. 32 – L’animalculisme En 1677, Antoni van Leeuwenhoek (1673 - 1723) publie des observations microscopiques qui montrent que le sperme de l'homme contient des animalcules spermatiques. Selon lui, c'est exclusivement la semence mâle qui forme l'embryon. Pour Leeuwenhoek, la mère ne fait que recevoir l'animalcule, qui constitue l'être futur, et le nourrir. Il s’agit de l’animalculisme souvent lié à la préexistence des germes. Enfin, l’ovo-vermisme est un point de vue intermédiaire, proposé par Leibniz en 1704 dans les Nouveaux essais sur l'entendement humain, publiés en 1765. Cette approche accorde une importance équivalente aux structures produites par les deux sexes. 33 – L’épigénisme L’épigenèse est la selon laquelle un être nouveau se forme entièrement à partir de la seule masse indifférenciée que constitue l'oeuf. Cette vision du développement embryologique reprend donc celles des auteurs anciens, Hippocrate, Aristote, Galien (double semence) et plus tard de Harvey. Cette doctrine s'accorde mal avec l'idée d'une création divine. 34 – La préexistence des germes La préexistence des germes conçoit que l'être à venir est contenu en entier et en miniature dans l’œuf ou dans l’animalcule. C’est ce que pensent Swammerdam, Histoire générale des insectes (1669), Malpighi, Malebranche, De la recherche de la vérité (1674) qui prônent la théorie de l'emboîtement des germes. Le monde a donc été préformé lors de sa Création. Et pour les ovistes acceptant cette thèse Eve portait l'ensemble des hommes à venir dans ses ovaires. Autre possibilité, l’être est contenu dans l’animalcule, comme l’affirme Nicolas Hartsoeker (16561725) en 1694, dont les travaux suivent ceux de Leeuwenhoek. Il estime que l'on devrait pouvoir voir dans les animalcules un petit homme aux genoux repliés : c'est l'homonculus. Pour les 4 animalculistes Adam est le père de tous les hommes. 35 – Un exemple d’expérimentation au XVIIIe, le cas de Spallanzani Document : "La filtration produit sur l'eau spermatisée le même effet que l'agitation. Si l'on filtre l'eau spermatisée au travers du coton, des chiffons, des étoffes, elle perd beaucoup de sa vertu fécondante, et elle la perd entièrement, si on la filtre au travers de plusieurs papiers brouillards. Si on filtre cette eau au travers de deux papiers, et si l'on féconde les têtards avec de l'eau filtrée, il n'en naît pas autant que lorsqu'elle n'est pas filtrée. Ils naissent encore en moindre nombre si on filtre au travers de trois papiers, la diminution des naissances augmente si on filtre cette eau au travers de quatre papiers : enfin, la filtration opérée au travers de six ou sept papiers, empêche la naissance des têtards fécondés par cette eau. Le papier où avait été fraîchement filtrée l'eau spermatique ayant été exprimé dans l'eau pure où l'on met des têtards non fécondés, ceux-ci naquirent fort bien: ce qui prouve que la filtration ôte à l'eau spermatisée sa vertu fécondante, en tant que la liqueur séminale qui y était contenue reste sur les papiers brouillards, puisqu'on la fait sortir en les exprimant." Lazarro Spallanzani, extrait de "Expériences pour servir à l'histoire de la génération", 1775, in J.L. Fischer, La naissance de la vie, une anthologie, Paris, Press Pocket, 1991, pp 114 -115. Question : A partir de cette citation essayer ce situer Spallanzani par rapport aux thèses présentées ci-dessus ? Réponse : - Lorsque Spallanzani dispose des épaisseurs de papier brouillard, il crée un obstacle de plus en plus épais à ce qui provoque la fécondation. En fait, il n’accorde aucun rôle aux animalcules spermatiques. C’est une vapeur fécondante qui agit. - Notons qu’il parle de têtards et non d’œufs. Ceci est un indice de son préexistentialisme. - Spallanzani est oviste et préexistentialiste. Cette position s’accorde avec ses convictions religieuses. Il est en effet abbé. IV – Buffon et ses concepts de molécule organique et de moule intérieur Quelques éléments de biographie de Buffon qui seront complétés ultérieurement : Il appartient à la bourgeoisie bourguignonne. Tout sa vie durant il se partagera entre Paris et son domaine de Montbard, passant l’hiver dans la capitale et la belle saison à la campagne. En 1733, il entre à l’Académie royale des sciences, adjoint dans la section de mécanique, en raison des travaux de mathématiques qu’il a menés, mais il n’excelle pas dans cette discipline et passe en 5 1744 dans la section de botanique. Le 26 juillet 1739, il devient Intendant du Jardin et du Cabinet d’histoire naturelle du Roi. C’est une fonction très importante qui participera à faire de lui un personnage de premier plan. Mais sa réputation se forge surtout autour de son œuvre publiée qui est considérable et se décline en de nombreux volumes qui composent son Histoire Naturelle : -Histoire naturelle, générale et particulière, 15 volumes, 1749 -1767 -Histoire des oiseaux, 9 vol, 1770-1783 -Histoire naturelle générale et particulière, suppléments, 7 volumes, 1774-1767, dont les Époques de la nature, 1778, tome V. -Histoire naturelle des minéraux, 5 volumes, 1783-1788 Son œuvre se caractérise par trois aspects qu’il convient de souligner : - C’est une œuvre d’Histoire naturelle descriptive, avec des éléments nouveaux et un important travail de compilation. Buffon a travaillé avec des collaborateurs, qui ont rédigés des parties importantes de ces ouvrages, dont Daubenton (qui a travaillé notamment sur les oiseaux). - C’est une œuvre littéraire. Buffon avait un réel talent pour l’écriture. Des spécialistes ont montré qu’il était capable de réaliser des pastiches et d’écrire remarquablement à la manière de untel. - Enfin c’est une œuvre importante sur le plan des concepts qu’elle contient. Nous allons les détailler et les étudier, mais il convient de souligner dès maintenant leur importance, car ils n’ont pas toujours été considérés à leur juste valeur. Ce sont des concepts souvent difficiles qui s’articulent pour composer une vision du vivant originale. Notons également que son Histoire naturelle a connu une grande postérité qui s’est traduite par de nombreuses rééditions, notamment au XIXe siècle. Le tableau de Carmontelle, du musée Condé à Chantilly est intéressant à commenter, car il révèle toutes les facettes du scientifique qu’était Buffon. Il est en effet entouré d’objets qui caractérisent son activité. Le globe astronomique : Il symbolise l’étude le Terre et la place de la Terre dans l’espace. La bibliothèque et les nombreux livres : Elle représente à la fois l’œuvre de Buffon, mais également le savoir qui est dans les livres et que l’on peut consulter. Buffon a compilé de nombreux ouvrages. Le dromadaire : Il porte des ballots et rapporte des échantillons pour le Cabinet du Roi, donc pour Buffon. Les voyageurs naturalistes ont en effet joué un rôle important dans le développement des collections royales, en envoyant de contrées éloignées des échantillons destinés à l’étude et à l’exposition. Le lion et l’éléphant : Ils évoquent des contrées exotiques, mais aussi le fait qu’on peut parfois les ramener à Paris. Les arbres en arrière plan : L’un d’entre eux est, semble-t-il, un conifère. Ceci rappelle qu’il n’y a 6 pas que les régions chaudes qui présentent un intérêt. Le cocotier en couleur : Il est plus proche, donc ses couleurs sont plus visibles, il est évoque les tentatives d’acclimatation des plantes au Jardin du Roi. Les animaux sur le sol aux pieds de Buffon : On ne sait pas si ils sont vivants ou naturalisés, mais ils évoquent des collections du Muséum. En 1749, Buffon propose des éléments relatifs à la génération dans le volume II de son Histoire naturelle. Il y développe ses trois concepts fondamentaux : - Les molécules organiques qui constituent tous les êtres vivants (voir plus haut). A l’issue de leur présentation Bufon affirme que la vie est une propriété physique de la matière. - La notion de moule intérieur (voir cours précédent). - La notion d’espèce dans les articles Cheval et Ane du volume IV. Un point très important dans sa définition de l’espèce et que celle-ci ne se limite pas à la collection des individus dans la nature actuelle, mais qu’il tient compte de la perpétuation de cette collection au cours du temps. Ce sont les mécanismes de la génération qui permettent cette perpétuation qui correspond en une transmission du moule intérieur de génération en génération. Il faut également noter le fait très important que Buffon introduit le temps dans la conception du vivant. Il fait appel à la théorie de la double semence. Ce sont en effet les molécules organiques excédentaires qui, à partir de la puberté, produisent la semence. La fécondation résulte donc du mélange des deux semences. V –Wolff et l’épigenèse En 1759, dans sa Theoria generationis, Carl Friedrich Wolff (1734-1794) étudie le développement du poulet et présente des vues épigénistes (néo-épigéniste). Il constate le développement progressif du poulet et l’interprète comme provoqué par l’existence d’une de force essentielle agissant sur le matière contenue dans l’œuf qui se solidifie. VI – Les générations spontanées Au XVIIIe siècle, la principale controverse sur les générations spontanées se développe entre deux abbés : John Needham (1713-1781) et Lazarro Spallanzani (1729-1799). En 1745, le premier réalise avec méthode des expériences au travers desquelles il estime mettre en évidence la formation 7 spontanée d'animalcules1. Il place du jus de mouton chaud, dans une fiole fermée et maintenue plusieurs minutes sur des cendres chaudes, afin d'en purifier le contenu. Quelques jours plus tard des êtres microscopiques sont apparus. Par ailleurs, dans un autre contexte observationnel et expérimental, il voit s'animer des anguillules le blé niellé. Spallanzani s'oppose à ces résultats. Lorsqu'il reproduit les expériences en modifiant la technique de chauffage et le mode de fermeture les animalcules n'apparaissent pas. Needham rétorquera que le chauffage excessif a détruit la force végétative. Les générations spontanées font donc débat pendant le siècle des Lumières, loin d'être limité aux deux expérimentateurs celui-ci passionnera naturalistes et philosophes. Needham qui deviendra collaborateur et protégé de Buffon guidera l'approche du monde microscopique de l'auteur de l'Histoire naturelle et les générations trouveront dans la réflexion de Buffon un rôle sur lequel il conviendra d'insister plus loin. Comme son opposant, Spallanzanni n'est pas en reste quant à ses soutiens. En effet, le genevois Charles Bonnet développe des thèses proches et rejette la thèse de Needham, considérant que la contradiction vaut aussi pour Buffon. La question des générations spontanées est liée à celle de l'organisation de la matière formant le vivant, ainsi, savoir si celui-ci peut se former de novo à chaque génération par la voie de l'épigenèse est finalement une question centrale. Spallanzani et Bonnet2 y sont farouchement opposés. Le vivant, pour eux, ne peut provenir que du vivant organisé et chaque génération ne peut être considérée comme une création de novo, générations spontanées et épigenèse sont donc rejetées en bloc. Soulignons également que Voltaire fut très sévère à l’égard des générations spontanées et de Needham qui appela l’Anguillard. En outre, notons qu’il nie la possiblité d'un « passage imperceptible de la matière brute à la matière organisée, des plantes aux zoophytes, de ces zoophytes aux animaux, de ceux-ci à l'homme », prétendant qu'en passant par les génies, il serait possible de s'élever ainsi jusqu'à Dieu3. Dans son opposition apparaît donc la négation de toute forme de transformation, que ce soit de l'inerte au vivant, ce qui correspond à la génération spontanée, ou d'une forme vivante à une autre. VII - Buffon et les générations spontanées dans Les Epoques de la Nature 1 Needham J., Nouvelles découvertes faites au microscope, Leyde, 1747. 2 Dans une lettre à Spallanzani du 17 janvier 1771, Bonnet affirme : « Le pauvre épigéniste (Needham) est reduit en poudre impalpable ... Il m’a semblé que vous le mettiez lui-même dans vos vases et que vous le faisiez bouillir ... Vous n’avez pas moins pulvérisé son ami, M. de Buffon. J’espère que celui-ci sera assez galant homme pour convenir qu’il n’avait pas été bien servi par ses microscopes et pour se rendre aux preuves. » (cf J. Rostand) 3 Voltaire, Dictionnaire philosophique, « Chaîne des êtres créés », 1764. 8 Dans Les Epoques de la Nature, publiées en 1778, le refroidissement de la Terre se présente comme un vaste processus irréversible, ce qui lui confère d’emblée une historicité qui devient une de ses caractéristiques épistémologiques les plus importantes. C’est au cours de ce refroidissement que la vie apparaît de façon progressive : les espèces les plus grosses profitent de la fertilité importante des premiers temps et la dégradation progressive de cette dernière conduit à la formation d’espèce plus petites. Cette dégradation irréversible de la fertilité de la Terre l’histoire de la vie dans un temps sagittal et fonde l’historicité du vivant. Ce texte se distingue donc radicalement de « l’Histoire et théorie de la Terre » publiée en 1749, en tête de l’Histoire naturelle, dont elle occupe tout le premier volume. En effet, dans ce premier texte, Buffon ne présente une histoire circulaire qui ne mobilise que des phénomènes naturels actuels n’induisant pas d’irréversibilité. Comme l'a souligné Gabriel Gohau, si la cosmologie de Buffon est archaïque, son histoire de la Terre ne l'est pas et le scénario de Buffon sur la formation de la Terre et le développement de la vie à la surface de celle-ci que nous rappelons ci-dessous témoigne de cette historicité sagittale4. L’ensemble des étapes s’étale selon Buffon sur 7500 ans. Pendant la Première époque, la Terre est une sphère incandescente aplatie qui se consolide pendant la Deuxième époque. Buffon s'inspire de ses travaux sur le refroidissement des boulets pour concevoir cette étape. Les aspérités et bulles observées sur les boulets sont respectivement associées aux montagnes et aux cavernes. Lors de la Troisième époque, la vapeur d'eau de l'atmosphère se condense en un océan primitif. Les eaux ne laissant plus émerger que les sommets des montagnes, c’est durant cette étape que la vie apparaît. La quatrième époque, quant à elle, est marquée par l'infiltration des eaux dans cavernes. Lorsque les toits de celles-ci s'effondrent des mers se forment. Les quantités importantes de végétaux qui s’étaient développées sur les continents sont emportées par les eaux, se déposent au fond des mers et forment de la houille qui s'enflamme et donne les premiers volcans. Durant la Cinquième époque, les animaux se forment par générations spontanées sur une Terre alors particulièrement fertile. Ce sont les régions septentrionales moins insolées qui les premières atteignent, lors du refroidissement, la température idéale à cette genèse. La Sixième époque est marquée par la séparation des continents qui semble attestée par la présence d’animaux identiques de part et d’autre des océans formés lors d’effondrements. Enfin, la Septième époque est consacrée à la présentation de l’homme. Jacques Roger a montré qu’entre 1749 et 1778, date de parution des Epoques de la Nature, Buffon est passé d’une conception physique newtonienne, à un modèle cartésien et chimique qui, selon lui, permet au naturaliste d’envisager l’origine de la matière organique. Quant à la question des origines de la vie Roger souligne ailleurs que l’origine des molécules organiques est difficile à repérer dans 4 Buffon, "Les époques de la Nature", édition critique réalisée par Jacques Roger, Mémoires du Muséum National d'Histoire Naturelle, Sciences de la Terre, tome 10, 1962, réimpression 1988. Gohau G., "A propos des "Epoques de la Nature" : entre période et cycle", pp. 143-153. 9 les Epoques de la Nature, Buffon serait ainsi protégé de l’ire des théologiens.5 Il est en effet nécessaire de regrouper des éléments épars pour reconstituer le processus d’apparition de la vie conçu par Buffon. Avant de regrouper les éléments permettant de comprendre leur origine, il convient de souligner encore la place centrale qu’occupent ses molécules organiques dans la conception du vivant de Buffon. Mobilisées dès le deuxième tome de l’Histoire Naturelle, présentée d’abord comme des parties organiques vivantes, primitives et incorruptibles, et communes aux animaux et aux végétaux6, elles sont rapidement désignées sous leur appellation définitive de molécules organiques qui deviendra un des emblèmes de la théorie du naturaliste. Constitutives des animaux, comme des végétaux, elles sont également présentes dans les sols, à l’issue de la dégradation des cadavres de toutes sortes. Elles y seront mobilisées par les végétaux et sujettes à un transfert ultérieur vers les animaux : c’est un véritable cycle qui est donc continuellement à l’oeuvre dans la nature. L’histoire de la vie présentée dans les Epoques, et contextualisée dans une histoire de la Terre, appelle un commencement et Buffon se doit de préciser l’origine de ces molécules organiques. Il affirme qu’elles se sont formées par l’action de la chaleur sur les substances qui composent les êtres vivants, c’est-à-dire les « matières aqueuses, huileuses et ductiles »7. Dans la Cinquième époque, le processus est en effet décrit avec quelques détails éclairants : « ... car toutes les parties aqueuses, huileuses et ductiles qui devoient entrer dans la composition des êtres organisés, sont tombées avec les eaux, sur les parties septentrionales du globe, bien plus tôt et en bien plus grande quantité que sur les parties méridionales : c’est dans ces matières aqueuses et ductiles que les molécules organiques vivantes ont commencé à exercer leur puissance pour modeler et développer les corps organisés : et comme les molécules organiques ne sont produites que par la chaleur sur les matières ductiles, elles étoient aussi plus abondantes dans les terres du nord qu’elles n’ont pu l’ être dans les terres du midi, où ces mêmes matières étoient en moindre quantité, il n’est pas étonnant que les premières, les plus fortes et les plus grandes productions de la nature vivante se soient faites dans ces mêmes terres du nord ; tandis que dans celles de l’équateur, et particulièrement dans celles de l’Amérique méridionale où la quantité de ces mêmes matières ductiles étoit bien moindre, il ne s’est formé que des espèces inférieures plus petites et plus foibles que celles des terres du nord. »8 C’est encore au cours de cette Cinquième époque, que Buffon précise qu’il y a trente cinq ou trente six mille ans, la Terre est supposée assez refroidie pour pouvoir accueillir la vie : 5 Roger J., op. cit., 1988, p. LXVIII. 6 Buffon, Histoire naturelle, Tome 2, p. 24. 7 Ibid., p. LXVIII. 10 « Tout ce qui existe aujourd’hui dans la Nature vivante a pu exister de même dès que la température de la Terre s’est trouvée la même. »9 La suite est claire si l’on revient à la Troisième époque : « Car il faut se représenter ici la marche de la nature, et même se rappeler l’idée de ses moyens. Les molécules organiques vivantes ont existé dès que les élémens d’une chaleur douce ont pu s’incorporer avec les substances qui composent les corps organisés ; elles ont produit sur les parties élevées du globe une infinité de végétaux, et dans les eaux un nombre immense de coquillages, de crustacées et de poissons, qui se sont bientôt multipliés par la voie de la génération. Cette multiplication des végétaux et des coquillages, quelque rapide qu’on puisse la supposer, n’a pu se faire que dans un grand nombre de siècles, puisqu’ elle a produit des volumes aussi prodigieux que le sont ceux de leurs détrimens ; en effet pour juger de ce qui s’ est passé, il faut considérer ce qui se passe. Or ne faut-il pas bien des années pour que des huîtres qui s’amoncèlent dans quelques endroits de la mer, s’y multiplient en assez grande quantité pour former une espèce de rocher ? Et combien n’a-t-il pas fallu de siècles pour que toute la matière calcaire de la surface du globe ait été produite ? Et n’ est-on pas forcé d’ admettre, non-seulement des siècles, mais des siècles de siècles, pour que ces productions marines aient été non-seulement réduites en poudre, mais transportées et déposées par les eaux, de manière à pouvoir former les craies, les marnes, les marbres et les pierres calcaires ! »10 C’est donc ainsi que les ammonites datent des premiers temps de l’établissement de l’eau sur la Terre et qu’ont suivi ensuite les éléphants et les rhinocéros, tous les animaux de grande taille.11 Ces grandes dimensions s’expliquant par les conditions de température qui régnaient alors sur la Terre. « La nature étoit alors dans sa première force, et travailloit la matière organique et vivante avec une puissance plus active dans une température plus chaude : cette matière organique étoit plus divisée, moins combinée avec d’ autres matières, et pouvoit se réunir et se combiner avec elle-même en plus grandes masses, pour se développer en plus grandes dimensions : cette cause est suffisante pour rendre raison de toutes les productions gigantesques qui paroissent avoir été fréquentes dans ces premiers âges du monde. »12 VIII - Diderot et les générations 8 pp. 185-186. 9 Buffon, « Les époques de la nature »,édition critique réalisée par Jacques Roger, Mémoires du Muséum National d’Histoire Naturelle, Sciences de la Terre, tome 10, 1962, réimpression 1988, p. 139. p. 165 de l’œuvre. 10 p. 115. 11 12 pp. 98-99. p. 99. 11 L’oeuvre de Buffon a incontestablement influencé Diderot. Celui-ci ayant nourrit sa réflexion de centaines de lectures des médecins et naturalistes de son temps à formalisé le fruit de sa réflexions dans des textes remarquables : sa Lettre aux aveugles, ses entretiens, dont le célèbre Rêve de D’Alembert, et enfin les Eléments de physiologie qui sont une synthèse si documentée. Le philosophe adhère à l’idée des générations spontanées des êtres microscopiques car elles ne sont qu’une expression de la transformation de la matière. Il affirme en effet que deux phénomènes doivent être compris : « le passage de l'état d'inertie à l'état de sensibilité, et les générations spontanées ». Dans ses Eléments de physiologie (1778-1780)13 il livre des réflexions qui prolongent celles qu'il avait déjà exposées dans ses Entretiens et confirme plus généralement comment dans sa pensée les problèmes de l’origine de la matière vivante, de la transformation de celle-ci, de l’épigenèse, des générations spontanées et de l’origine des êtres vivants sont indissociables. Toutes ces conceptions étant reliées entre elles par une idée de transformation : "La nature n'a fait qu'un très petit nombre d'êtres, qu'elle a varié à l'infini, peut-être qu'un seul par combinaison, mixtion, dissolution duquel tous les autres ont été formés."14 L’épigenèse fait l’objet de développements fort clairs, aussi bien dans l’Entretien entre D’Alembert et Diderot, dans lequel le premier, pris exemple, fait l’objet de sarcasmes, que dans les Eléments de physiologie quand Diderot décrit l’origine du germe : « Il n'est pas nécessaire que ce qu'on appelle germe ressemble à l'animal. C'est un point de conformation donné dont le développement produit un tel animal. Les molécules éparses qui doivent former le germe se rendent là nécessairement : rendues, elles forment un pépin ; ce pépin n'a qu'un développement ; c'est un arbre, ainsi de l'animal, ainsi de l'homme. » Epigenèse et générations spontanées relèvent donc d’un même principe nécessaire de transformation de la matière. Comme nous le verrons, plus tard Lamarck les comparera et fera de la première, par l’analogie, la preuve de l’existence des secondes. Il faudrait en dire plus long sur les lumineux deux premiers chapitres des Eléments de physiologie dans lesquels outre ces propositions sur les transformations de la matière Diderot présente et explique les changements dont le vivant est sujet au cours du temps. La citation suivante les résume et révèle que le philosophe admettait un commencement absolu à l’histoire de la vie : « La végétation, la vie ou la sensibilité et l’animalisation sont trois opérations successives. Le règne végétal pourrait bien être et avoir été la source première du règne animal, et avoir pris la sienne dans le règne minéral, et celui-ci émaner de la matière universelle hétérogène. » 13 Diderot D., Eléments de physiologie, Tome I, Philosophie, Paris, Collection Bouquins, 1994, pp. 1261-1317. 14 Ibid., p.1261. 12 IX– Quelques éléments sur l’étude de la génération au XIXe siècle En 1824, Jean-Louis Prévost et Jean-Baptiste Daumas réalisent des expériences reprenant le principe de celles de Spallanzani (fondées sur la filtration.) Ils montrent donc le rôle des animalcules spermatiques. Dans les années 1820 également, en 1827, Von Baer découvre l’existence de l’ovule qu’il faut distinguer du follicule ovarien et engage à un changement d’échelle. La fécondation de l’oursin est observée par Hertwig en 1875. Le reste de cette histoire appelle des notions de biologie un peu trop « techniques » et nous abandonnerons ici cette thématique.