Comédie-‐Italienne versus Comédie-‐Française - IRCL

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Comédie-‐Italienne versus Comédie-‐Française - IRCL
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Comédie-­‐Italienne versus Comédie-­‐Française : La Dispute du tragique et du comique au milieu du XVIIIe siècle Emanuele DE LUCA Université Paris-­‐Sorbonne – ELCI EA-­‐1496 Introduction : Le Cadre d’une dispute La rivalité entre la Comédie-­‐Française et la Comédie-­‐Italienne constitue le terreau de l’une des plus importantes disputes dramatiques du XVIIIe siècle. Ce conflit entre les deux grandes institutions théâtrales s’enracine dans le système des privilèges et s’aggrave notamment lors de la francisation du répertoire des Italiens, à partir de 17181. Elle se décline de multiples façons, sur la base d’une concurrence acharnée, et se révèle tout d’abord sur le plan institutionnel. Nous avons repéré dernièrement la preuve de tentatives concrètes des Français de faire interdire l’entrée dans la troupe rivale de comédiens de nationalité française et d’interdire la représentation de comédies et de tragédies qui doivent rester leur apanage exclusif. Une Plainte au Roi contre les Comédiens Italiens qui veulent recevoir parmi eux des comédiens français, remontant aux débuts des années 1730, en témoigne : Il sera fait défenses à la Troupe Italienne de demander à l’avenir, ni recevoir aucuns acteurs ni actrices qui ne soient Italiens de nation ; même de représenter aucunes tragédies ni comédies, comme dévolues au seul Théâtre Français, et de se renfermer dans les bornes des anciens Comédiens Italiens leurs prédécesseurs, à qui il n’était permis que de représenter, par addition à leurs pièces italiennes que des scènes françaises détachées, et des parodies, ainsi que le prouve leur ancien Théâtre Italien imprimé2. Le but des Français est évidemment de protéger leur monopole sur le répertoire de comédies et de tragédies en langue française : au-­‐delà de toute considération esthétique, l’enjeu est d’abord financier. Par le truchement de cette plainte, ils souhaitent limiter le terrain d’exploitation dramatique des Italiens, les cantonner au répertoire des pièces italiennes (fussent-­‐elles agrémentées de scènes détachées en français) et des parodies. 1
Sur le processus de francisation du répertoire de la nouvelle Comédie-­‐Italienne voir Xavier de Courville, Un Apôtre de l’art du Théâtre au XVIIIe siècle : Luigi Riccoboni dit Lelio. L’Expérience française (1716-­‐1731), Paris, Droz, 1945, p. 97-­‐126 et p. 159-­‐174. Nous nous permettons de renvoyer aussi à notre travail, Il repertorio della Comédie-­‐Italienne di Parigi (1716-­‐1762) / Le répertoire de la Comédie-­‐Italienne de Paris (1716-­‐1762) [en ligne], Paris, IRPMF, « Les savoirs des acteurs italiens », dir. Andrea Fabiano, 2011, p. 9-­‐10/33-­‐35, http://www.irpmf.cnrs.fr/IMG/pdf/Repertorio.pdf [consulté le 11 septembre 2014]. 2
Bibliothèque-­‐Musée de la Comédie-­‐Française, Boîte 3 2AG 1728-­‐1762, 2AG 1732, 4 f., [f. 3r]. Scènes de dispute / Quarrel Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE / SCENE FOCUS 3 (2014) Tout en rappelant de près les luttes entamées ailleurs par les mêmes Comédiens Français contre les théâtres forains, cette plainte est une tentative d’empêcher les Italiens d’empiéter sur un terrain protégé par privilège royal3. Il s’agit d’ailleurs pour ces derniers d’une menace réelle, car les Italiens se réjouissent depuis 1718 de la contribution d’auteurs tels qu’Autreau, Marivaux et Delisle, pour ne citer que les plus célèbres, qui créent un répertoire de comédies complètement rédigées en français, mais cadrées sur (quand elles ne sont pas inspirées par) les acteurs, les personnages, les masques, le jeu des Italiens. Il s’agit exactement de la même démarche entreprise au siècle précédent par Fatouville, Regnard ou Dufresny. En effet, contrairement à ce qui apparaît dans la Plainte au roi, les anciens Italiens ne jouaient pas uniquement des scènes françaises détachées. Le recueil du Théâtre Italien, publié par Evaristo Gherardi entre 1694 et 1700, regroupe au contraire autant de scènes isolées que de pièces entièrement rédigées4. Malgré tous ces efforts, la tentative d’interdiction n’a aucun résultat. Plusieurs acteurs français et italo-­‐français sont embauchés à l’Hôtel de Bourgogne, pour exploiter un répertoire francisé de plus en plus goûté par le public5. D’autre part, s’il est vrai que la parodie constitue une bonne partie du répertoire recueilli par Gherardi, les Français pourront bientôt se repentir d’en avoir accordé l’usage aux nouveaux Italiens. Il faudra attendre l’année 1745 pour qu’ils arrivent, à l’aide aussi de Voltaire, à faire interdire également ce genre, du moins jusqu’en 1751. À la Comédie-­‐
Italienne, qui n’est pas un théâtre privilégié, quoiqu’officiel, l’usage de la parodie, remontant, comme le dit la Plainte, au XVIIe siècle, atteint un rôle de premier plan dans l’attirail des Italiens contre les théâtres privilégiés. Il suffira pour s’en rendre compte de mentionner le nombre des parodies dramatiques écrites entre 1719 et 1762, qui s’élèvent à plus de 120 pièces6. Le processus parodique se fonde sur des procédés clés tels le travestissement, l’abaissement de ton, la dégradation : notions qui évoquent le passage d’un hypotexte à un hypertexte ayant pour but la moquerie, aussi bien qu’une critique esthétique et poétique. Ce processus a déjà été suffisamment étudié dans tous ses aspects et ses enjeux pour qu’on ne s’attarde pas ici à en parcourir les détails7. Nous retiendrons 3
Le chapitre consacré à La Concurrence dans le travail d’Henri Lagrave sur Le Théâtre et le public à Paris de 1715 à 1750, Paris, Klincksieck, 1972, p. 361-­‐413, et particulièrement les parties « Comédie Française contre Comédie Italienne », p. 379-­‐391, et « Les Effets de la concurrence », p. 391-­‐413, représentent un bon cadre de référence sur les multiples facettes et les différents enjeux de la « guerre quasi permanente entre la Comédie-­‐
Française, la Comédie-­‐Italienne et la Foire » (p. 391). Voir aussi X. de Courville, Un Apôtre..., p. 127-­‐158. 4
Sur le Théâtre Italien de Gherardi, voir Marcello Spaziani, Il «Théâtre Italien» di Evaristo Gherardi. Otto commedie di Fatouville, Regnard e Dufresny, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1966 ; Évariste Gherardi, Le Théâtre Italien, éd. Charles Mazouer, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1994, 2 vol., et la nouvelle édition des pièces du recueil à paraître au sein du projet ARPREGO, Archivio del Teatro Pregoldoniano, (FFI2011-­‐
23663), financé par le Ministerio de Ciencia e Innovación espagnol, dir. Javier Gutiérrez Carou, Universidade de Santiago de Compostela [en ligne], http://www.usc.es/goldoni/ [consulté le 11 septembre 2014]. 5
Voir Emanuele De Luca, Il repertorio..., p. 5-­‐20/29-­‐44. 6
Voir E. De Luca, Il repertorio.... 7
Ci-­‐après une bibliographie sélective et non exhaustive des travaux plus récents : Judith le Blanc, Avatars d’opéra. Parodies et circulation des airs chantés sur les scènes parisiennes (1672-­‐1745), Paris, Classiques Garnier, 2014 ; Pauline Beaucé, Parodies d’opéra au siècle des Lumières : évolution d’un genre comique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013 ; Atys Burlesque : Parodies de l’opéra de Quinault et Lully à la Foire et à la Comédie-­‐Italienne 1726-­‐1738, éd. Françoise Rubellin, Montpellier, Édition Espaces 34, 2011 ; Pyrame et Thisbé, un opéra au miroir de ses parodies : 1726-­‐1779, éd. F. Rubellin, Montpellier, Éditions espace 34, 2007 ; Séries parodiques au siècle des Lumières, dir. Sylvain Menant et Dominique Quéro, Paris, Presses de l’Université Paris-­‐
Sorbonne, 2005 ; Corinne Pré, « La Parodie dramatique en vaudevilles de 1715 à 1789 », Burlesque et formes parodiques, Actes du Colloque du Mans, 4-­‐7 décembre 1986, dir. Isabelle Landy Houillan et Maurice Menard, <64>
E. DE LUCA, La Dispute du tragique et du comique au milieu du XVIIIe siècle
dans notre perspective que la parodie devient une sorte de sublimation dramaturgique de la dispute entre les deux Théâtres, en représentant un niveau ultérieur de l’affrontement entre Italiens et Français. Elle se fait paradigme de la rivalité de « deux scènes naturellement ennemies », pour reprendre une formule employée, il y a quelque temps, par Xavier de Courville8. Il est plus intéressant de souligner que la parodie engendre, en outre, une dispute au second degré, passant du plateau à la réflexion théorique. Nous pensons à la querelle entamée entre les partisans et les détracteurs du genre tout au long de la première partie du siècle : d’une part Antoine Houdard de la Motte et Voltaire, auteurs accrédités de la Comédie-­‐Française, ainsi que les plus raillés par les Italiens, et Louis Fuzelier, l’abbé Sallier et les Riccoboni père et fils de l’autre9. On trouve ainsi déjà trois différentes déclinaisons de la dispute entre les Italiens, installés en France, et les Français au cours du XVIIIe siècle : dispute institutionnelle, dramatique et théorique ; auxquelles il faut ajouter encore l’opposition des deux théâtres sur le plan de l’esthétique du jeu d’acteur. Et ce n’est pas le moindre aspect d’une confrontation serrée entre deux écoles : française (déclamatoire) et italienne (plus simple et naturelle)10. Cette confrontation aura un écho important sur le plan théorique dans les pages des traités sur l’art du jeu, et spécialement dans ceux des comédiens-­‐auteurs italiens, Luigi Riccoboni et son fils François-­‐Antoine-­‐Valentin11. Or ce sera souvent au théâtre lui-­‐même de nous raconter le développement de ce conflit entre les deux Comédies par le biais de pièces polémiques, impromptus ou pièces de circonstance qui prolifèrent pendant la première partie du siècle. Il s’agit souvent de pièces allégoriques qui mettent en abyme les querelles des théâtres parisiens. Parmi ces œuvres la parodie prend une place paradigmatique de premier plan. Au sein de la potentialité métathéâtrale de ce genre, on peut voir ressurgir tous les termes de la confrontation entre Français et Italiens. Dans ce champ, une pièce trouve une place particulière. Tout en rentrant dans le genre des parodies de tragédies, elle en représente, à la fois, une déclinaison absolument inédite, où il est possible de dégager plusieurs niveaux de signification révélant les positions des Italiens envers la réalité historique, poétique et esthétique des Français au milieu du siècle. La pièce dont il est question est La Dispute du tragique et du comique12 de Seattle, PFSCL, 1987, p. 265-­‐281. Voir aussi la partie de notre travail de thèse consacrée aux parodies de François Riccoboni : François-­‐Antoine-­‐Valentin Riccoboni (1707-­‐1772) : Vita, attività teatrale, poetica di un attore-­‐
autore nell’Europa dei Lumi, sous la direction de Mme Maria Ines Aliverti et de M. Andrea Fabiano, Università di Pisa-­‐Université Paris-­‐Sorbonne, 2013, 3, I, p. 319-­‐370. 8
de Courville, Un Apôtre..., p. 129. 9
Voir Pauline Beaucé, « Évolution d’une querelle littéraire (1719-­‐1731) : Fuzelier, La Motte et la parodie dramatique », Cahiers Gadges, n° 9, 2012, p. 281-­‐305 ; De Luca, François-­‐Antoine-­‐Valentin Riccoboni François..., I, p. 357-­‐370. 10
Voir au moins le célèbre article de Xavier de Courville, « Jeu italien contre jeu français », Cahiers de l’Association Internationale des études françaises, n° 15, mars 1963, p. 189-­‐199. 11
Luigi Riccoboni, Dell’Arte rappresentativa, Londres, 1728, et Pensées sur la Déclamation, Paris, Briasson-­‐
Delormel-­‐Prault, 1738 ; François Riccoboni, L’Art du Théâtre à Madame ***, Paris, C. F. Simon & Giffart, 1750. 12
Le titre que nous citons est celui sous lequel la pièce apparaît dans la Collection de Monsieur de Soleinne, conservée à la Bibliothèque nationale de France (BnF), au Département de Manuscrits : MS, f. fr. 9334, ff. 236r-­‐
261r. En revanche, l’autre exemplaire manuscrit que nous avons récemment découvert dans le fonds de l’ancienne Bibliothèque du Conservatoire, au Département de la Musique de la BnF, Th 1315, enregistre le titre de Querelle du tragique et du comique, qui doit probablement être le titre avec lequel la pièce fut annoncée et représentée, puisque c’est avec celui-­‐ci qu’elle est mentionnée par les chroniqueurs de l’époque : Mercure de France, avril 1739, p. 772 ; Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris, Paris, Rozet, 1767, 7 vol., IV, p. 336 ; Jean-­‐
Auguste Jullien, dit Desboulmiers, Histoire anecdotique et raisonnée du Théâtre Italien, depuis son <65>
Scènes de dispute / Quarrel Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE / SCENE FOCUS 3 (2014) François-­‐Antoine-­‐Valentin Riccoboni et Jean-­‐Antoine Romagnesi qui est jouée pour la première fois le 22 avril 1739 et qui est la parodie de la tragédie Mahomet II de Jean-­‐
Baptiste Sauvé de La Noue13. Cette tragédie s’appuie sur un événement historique et dramatise l’amour du Sultan Mahomet II, empereur des turcs et conquérant de Byzance (en 1453), pour Irène, grecque et chrétienne. Elle représente également la conspiration du Grand Vizir contre l’empereur, poussé tant par l’ambition que par le souci de voir le mélange dangereux des musulmans et des chrétiens favorisé par l’attendrissement du sultan amoureux, tiraillé entre orgueil et désir de gloire d’une part et clémence envers les vaincus de l’autre. L’intérêt de la parodie ne réside pas simplement dans le fait de tourner en ridicule la pièce cible, mais aussi dans les différents niveaux où se produit le métadiscours parodique. Les auteurs ne se bornent pas à ridiculiser comme d’habitude l’hypotexte dans le but d’en faire une critique poétique au moyen d’un travestissement ; ils bâtissent également un plan de signification supplémentaire, concentré sur la dispute allégorique entre le comique et le tragique au théâtre français. Expédient exceptionnel dans le cadre dramaturgique de l’époque, la dispute assume ici les traits d’un procédé métathéâtral inédit qui s’enchaîne et se superpose au code parodique. La Dispute offre non seulement la possibilité d’une critique poétique, mais se donne aussi comme une allégorie de la lutte des genres classiques dans la dramaturgie à la mode dans les années 1730, sur les dérives du pathétique au théâtre et sur la naissance du genre larmoyant. Compte tenu des spécificités de cette pièce, dans quel sens pouvons-­‐nous envisager la notion de « scène » ? Au sens dramaturgique, bien sûr, désignant les actions de confrontation et de conflit qui peuvent structurer la parodie. Mais aussi au sens métaphorique qui dépasse la notion poétique et fait allusion à une macrostructure de l’ordre historique et social, impliquant l’emplacement sur un terrain partagé (le Paris du e
XVIII siècle) de la « scène » française et de la « scène » italienne dans l’acception évoquée par de Courville : c’est-­‐à-­‐dire en tant que deux « Théâtres » de répertoire en confrontation perpétuelle. C’est d’ailleurs le genre parodique et l’usage de l’allégorie, catégories de l’écriture au second degré, qui incitent à une telle analyse, où il s’agit de dépasser le plan strictement littéraire pour envisager le niveau d’une macrostructure, susceptible de dévoiler toute la puissance d’une dramaturgie porteuse de significations et de positions tant esthétiques qu’idéologiques. Et c’est en privilégiant cet angle de vue que nous nous proposons d’élargir les mailles de la notion de dispute pour en dégager les enjeux possibles, en analysant tout d’abord le(s) niveau(x) de la construction parodique de la pièce et en approfondissant ensuite son niveau allégorique. Processus parodique Le niveau parodique de La Dispute relève d’un processus de travestissement normal, visant à se moquer de la pièce cible et à dénoncer les défauts esthétiques, poétiques et structurels de la tragédie. Il passe tout d’abord par le changement de certains noms et statuts des personnages : Irène devient Agnès, tandis que Zamis (la confidente) et Théodore (le père) répondent au nom de Georgette et de Cassandre. Les autres noms restent inchangés d’une pièce à l’autre, comme pour afficher clairement le lien entre la rétablissement en France, jusqu’à l’année 1769, Paris, Lacombe, 1769, 7 vol., vol. 4, p. 432. Les passages de la parodie que nous allons citer sont tirés de l’exemplaire de l’ancien fonds du Conservatoire. 13
Représentée pour la première fois le 23 février 1739 et publiée tout de suite après : Paris, Prault, 1739. <66>
E. DE LUCA, La Dispute du tragique et du comique au milieu du XVIIIe siècle
parodie et la pièce cible. Les héros de la tragédie ne sont plus des Turcs et des Grecs, mais des comédiens ainsi que, comme par une sorte de métonymie, les représentants du tragique (Mahomet, le Vizir, Aga) et du comique (Cassandre, Agnès, Georgette). Le noyau de la pièce se réduit alors à l’amour de Mahomet, représentant du tragique, pour une comédienne, Agnès, qu’il a prise comme maîtresse. Le décor aussi est travesti : on passe de Byzance à la France. Tout ce processus vise d’abord à une critique poétique de la tragédie, notamment au nom de la vraisemblance, montrant les défections qui minent les plus importantes acquisitions du théâtre classique français. La parodie réduit l’action hypotextuelle en un acte en éliminant les passages considérés comme inutiles14. Elle s’ouvre en dénonçant le superflu de certains personnages tels que celui du confident comme dans cette première réplique, formulée par le Vizir : Confident inutile, et qui ne viens ici, Que pour ouïr des faits dont tu n’as nul souci, Qui réponds rarement, et que rien n’intéresse, Je veux te raconter le sujet de la pièce15. Déjà Luigi Riccoboni dans sa Dissertation sur la Tragédie affirmait que dans les tragédies françaises le personnage du confident, qui remplace le chœur de l’ancienne tragédie grecque, « ne vient sur la scène, que pour entendre, ou pour faire l’exposition du sujet, et demeure inutile dans tout le reste de la pièce16 ». Question d’invraisemblance qui est considérée plus défectueuse encore que l’invraisemblance même du chœur de la tragédie grecque. De même, le manque de liaison entre les scènes ainsi que l’absence de justification des entrées et sorties des personnages sont critiqués. La première apparition d’Irène accompagnée par Zamis dans la tragédie de de La Noue (II, i) n’est pas justifiée selon les maîtres parodistes. Ainsi les premières répliques d’Agnès, suivie par Georgette, sont significatives : GEORGETTE. Madame, en cet endroit quel motif nous amène ? AGNÈS. C’est que vous me suivez, et que je me promène. GEORGETTE. Comment ? Le pur hasard en ces lieux nous conduit ? Et de notre entretien quel sera donc le fruit ? AGNÈS. Mais il faut qu’à son tour tout le monde paraisse. Je sais bien que jadis une jeune princesse Avait pour se montrer quelque bonne raison Aujourd’hui que les faits marchent sans liaison, Les acteurs, affranchis d’une règle maussade, Viennent l’un après l’autre et disent leur tirade17. La critique vise ici la question de l’enchaînement des scènes dont les codes poétiques auraient été sacrifiés aux exigences des acteurs et des vedettes du théâtre. La réplique d’Agnès évoque également un autre motif de reproche, à savoir la profusion des tirades 14
On passe d’un total de 34 scènes pour 5 actes chez de La Noue à 30 scènes de l’acte unique des Italiens. Scène i. 16
Luigi Riccoboni, Dissertation sur la tragédie moderne, Paris, Delormel, 1728, p. 277. 17
Scène v. 15
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Scènes de dispute / Quarrel Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE / SCENE FOCUS 3 (2014) dans le théâtre contemporain. Ce motif est particulièrement récurrent dans les parodies des Italiens et, encore en 1761, François Riccoboni critique la convention théâtrale du personnage monologuant chargé de remplir un vide dramatique. Dans la scène 5 de Quand parlera-­‐t-­‐elle ?, parodie de Tancrède de Voltaire, la bien nommée Lamentaide, s’étant débarrassée de son père, dira : « Enfin me voilà seule, et je puis sans contrainte / Songer à mes chagrins, et commencer ma plainte18 ». Dans son Art du Théâtre, François dénonce également cet « usage immodéré des tirades19 », critiquant non seulement la diffusion de ces morceaux qui ne servent souvent qu’à l’exhibition narcissique des vedettes du moment, mais aussi la manière dont ces tirades sont débitées. Or, concernant les tirades, Georgette réplique justement à Agnès : « La vôtre assurément sera d’un ton joyeux / Car pour vos intérêts tout se dispose au mieux » – à quoi Agnès répond : Il est vrai que j’ai lieu d’être gaie et contente. Je suis prête à jouir d’une gloire éclatante. Mahomet à mes vœux ne peut rien refuser ; [...] Rien de triste, en un mot, ne s’offre à ma pensée. Mais la scène tragique exige que mes pleurs Dès le premier abord attendrissent les cœurs20. Effectivement, dans la tragédie, Irène apparaît sans avoir normalement aucune raison de se plaindre, car elle va épouser Mahomet, en garantissant ainsi une protection sur son propre sort comme sur celui de son peuple. Mais Riccoboni et Romagnesi ciblent dans ce passage le pathétique répandu dans les pièces françaises. Ainsi, suivant la mode et le goût, Agnès se doit d’attendrir, ce qu’elle fait avec ironie et sarcasme : Je vais donc me forger des sujets de tristesse, Rappeler les chagrins que j’eus dans ma jeunesse, Déplorer le trépas des malheureux parents Que j’ai perdus, hélas ! depuis plus de dix ans. Je vais de l’avenir, perçant la nuit obscure, Prévoir pour mon amour quelqu’affreuse aventure Aux noirs pressentiments je vais avoir recours, Je vais des lieux communs épuiser le secours. Pourquoi, dans la douleur où mon âme se plonge, Pour finir dignement, n’ais-­‐je pas fait un songe ?21 Cette même critique reviendra dans la seconde entrée d’Agnès et Georgette, après l’heureux accord entre Mahomet et Cassandre au sujet du mariage entre le sultan et Agnès. L’effet d’irrévérence en devient alors hilarant : GEORGETTE. Quoi ? Vous pleurez encore ? Y songez-­‐vous, madame ? L’hymen le plus brillant couronne votre flamme ; On élève Cassandre au suprême degré ; Tout, dans cet heureux jour, succède à votre gré, 18
François Riccoboni, Quand parlera-­‐t-­‐elle ?, BnF, Département de la Musique, Ms. Th 1833, scène v. Id., L’Art..., p. 93. 20
Scène v. 21
Scène v. 19
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Et je vous vois livrée à votre inquiétude ! Je n’y puis rien comprendre. AGNÈS. Excuse l’habitude 22
[...] . La critique des parodistes s’étend jusqu’à la construction dramaturgique de l’hypotexte, fondée sur le principe des oppositions qui affaiblissent l’intrigue, au lieu de lui donner de la force dramatique, en invalidant même la nécessité diégétique de certains rôles et leur propre identité poético-­‐dramaturgique. Cette logique de l’opposition s’avère tant dans la contraposition de deux personnages qu’à l’intérieur d’un seul : dans l’opposition entre le Vizir et le Sultan, ainsi que dans le contraste interne à Mahomet guidé à la fois par le vice et la vertu, le bien et le mal, la cruauté et la clémence : VIZIR. Les oppositions, toujours sûres de plaire, Veulent dans chaque pièce un méchant caractère. [...] ACHMET. Ainsi de notre Roi le caractère aimable Va faire avec le vôtre un contraste admirable. LE VIZIR. Apprends à quel degré l’art s’élève aujourd’hui : Le portrait du sultan ne ressemble qu’à lui. Le vice et la vertu guident ce personnage Méchant, mais très humain, fort poli, mais brutal Faisant sans y penser, tantôt bien, tantôt mal ; Monstre de cruauté, prodige de clémence, Héros dans ses bienfaits, tyran dans sa vengeance, Employant, pour briller, le merveilleux moyen D’un caractère vague et qui n’engage à rien23. Enfin, jusqu’au dénouement de la parodie, la critique vise la construction de la tragédie, son manque de justification et surtout de vraisemblance : AGNÈS. Mon abord vous surprend, et vous avez raison, Je vais faire une scène assez hors de saison ; Et suivant la vertu qu’à chaque instant j’arbore, Pour quitter mon amant dois-­‐je le voir encore ? Non, je dois l’éviter ; mais pour un dénouement On ne raisonne pas toujours conséquemment. Sultan, voyez pour vous quelle ardeur est la mienne, Quand je dis que je pars, c’est pour qu’on me retienne. Une fille aime à feindre, et l’on voit qu’en effet, Si j’avais voulu fuir tantôt, je l’aurais fait24. Sur un autre registre, toutes les parodies des tragédies représentées à l’Hôtel de Bourgogne visent à ridiculiser également le jeu des Français et notamment leur déclamation dans le genre tragique. C’est un niveau supérieur de la critique, dénonçant un jeu extrêmement codifié qui s’éloigne du simple et du naturel. Plusieurs morceaux de la 22
Scène x. Scène i. 24
Scène xxvi. 23
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Scènes de dispute / Quarrel Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE / SCENE FOCUS 3 (2014) Dispute portent sur cet aspect en recourant souvent à l’ironie et en révélant déjà le plan allégorique de la parodie. Les excès des cris des Comédiens Français sont pris pour cible et, dès la première scène, le Vizir souligne : Mahomet du devoir n’écoute plus la voix. Les tragiques accents n’étonnent plus la terre, Dans les mains du comique il remet son tonnerre, Et quand sur le haut ton il voudra se guinder Il croit que nous voudrons encore le seconder25. Mais aussi les gestes trop chargés sont ridiculisés : MAHOMET. Mais ne condamne plus mon penchant amoureux. Apprends que cet hymen, loin de m’être contraire, Au cothurne aujourd’hui deviendra salutaire. Notre ton musical, nos gestes trop chargés, Par le secours d’Agnès se verront mitigés26. L’ironie devient particulièrement cinglante dans la réplique de l’Aga des janissaires, devenu dans la parodie le représentant des comédiens de province et arrivé devant Mahomet le Tragique pour le décourager d’épouser Agnès. L’Aga n’hésite pas à évoquer les acteurs tragiques du siècle passé et à les opposer aux représentants du jeu plus simple et naturel, dans un passage où la métathéâtralité devient même documentaire et où le second degré allégorique de la pièce offre la clé de lecture d’une ironie qui se fait véritable sarcasme : L’AGA. Tu voulais bien jouer ? Ah ! qu’est-­‐ce que j’entends ? Est-­‐ce pour bien jouer que sont faits les sultans ? Regarde tes aïeux dont la troupe hardie Resta seule à Paris jouant la comédie : Rosimond, Rosidor, Floridor, Mondori, Aucun n’a bien joué ; mais tous ont réussi. Au contraire, poursuit l’Aga : La troupe du Marais, par leurs soins accablée, La troupe de Molière avec eux rassemblée, Des vieux Italiens le désastre fameux Montre qu’on aurait tort d’être simples comme eux. Mahomet ne doit donc pas exprimer, mais frapper, étonner, éblouir : Quand sur tous les acteurs ta voix obtint l’empire Ah ! tu jouais alors mieux que je ne puis dire : Le public étonné, d’une aimable clameur, Déjà battait des mains aux cris de son vainqueur, Mahomet, à nos yeux, pourrait être sublime, Il peut tout étourdir ; que fait-­‐il ? Il exprime. De la froide raison quitte le dur sentier, Frappe, étonne, éblouis, c’est là notre métier27. 25
Scène i. Scène xiv. 26
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E. DE LUCA, La Dispute du tragique et du comique au milieu du XVIIIe siècle
De l’autre côté, dans le champ du comique, Cassandre, en rencontrant pour la première fois sa fille Agnès, et tout en consentant à son mariage qui va réhabiliter et régénérer la troupe comique (les chrétiens conquis de l’hypotexte), craint que la déclamation des acteurs tragiques puisse avoir détruit son naturel : CASSANDRE. Je vous baise les mains pour la troupe comique Que vous allez remettre en sa splendeur antique. Mais, pour voir accomplir un si digne projet, Par malheur il nous manque un excellent sujet, C’est une jeune actrice, aimable, naturelle, Naïve, sans fadeur, jolie ensemble et belle. Je la regrette fort, elle était de mon sang. Un ennemi, paré du plus sublime rang, Depuis assez longtemps la tient en sa puissance. La déclamation, écueil de l’innocence, A peut être détruit ses talents naturels, Et va livrer son père à des ennuis cruels28. Le mariage entre Mahomet et Agnès, donc le mélange entre tragique et comique, est senti comme une menace non seulement sur le plan de la poétique, mais aussi sur le plan de la déclamation et du jeu des acteurs. Nous sommes persuadés que la critique envers le jeu des Français devait se réaliser sur le plateau, dans la contrefaçon du jeu de la troupe rivale de la part des Italiens. Telle la parodie de la dramaturgie française, la caricature du jeu des Français remonte d’ailleurs elle aussi à l’expérience des anciens Italiens au XVIIe siècle. Elle vise tant des acteurs bien précis du théâtre rival que, plus généralement, le style déclamatoire, ce style démoniaque que Molière lui-­‐même reprochait à ses collègues tragédiens dans la première scène de l’Impromptu de Versailles. C’est de Molière que l’Aga se souvient dans la Dispute, le rangeant dans le camp des anciens Italiens, comme le fait François Riccoboni lui-­‐même dans les pages de son traité sur L’Art du Théâtre : Je ne prétends point ici faire la satire des comédiens d’aujourd’hui, ils ont toujours été de même à Paris. Molière a perdu ses peines à les critiquer dans plusieurs de ses petites pièces, et le Théâtre Italien à les parodier29. Or, tous ces exemples sont représentatifs du processus de travestissement des maîtres parodistes, aux accents fortement métathéâtraux. Tout le travail de décontextualisation et de recontextualisation s’avère nécessaire pour détourner l’action du plan tragique au comique et pour critiquer les défauts de Mahomet II. La parodie se fait ainsi le symbole d’une dispute d’ordre poétique et esthétique qui implique les deux Théâtres, italien et français. Par ailleurs, les parodistes ajoutent à ce détournement un plan allégorique qui met en scène une dispute toute interne au Théâtre français et à son répertoire, entre le genre tragique et le genre comique. Ils se proposent de révéler et de critiquer la faiblesse des frontières entre les genres dramatiques contemporains ainsi que la prolifération du pathétique au théâtre, le tout étant mesuré à l’aune des canons classiques. 27
Scène xxv. Scène viii. 29
F. Riccoboni, L’Art..., p. 22-­‐23. 28
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Scènes de dispute / Quarrel Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE / SCENE FOCUS 3 (2014) Plan allégorique La clé de lecture du plan allégorique de la parodie est donnée dans le changement de titre de l’hypotexte. La Dispute du tragique et du comique, titre programmatique, oriente l’attention sur la querelle entre les deux grands genres de la dramaturgie française, ceux pour lesquels les Français sont prêts à se battre sous l’enseigne de leur privilège. L’allégorie ne s’inscrit pas pour autant dans la personnification de concepts abstraits, comme le ferait penser le titre lui-­‐même et comme c’est le cas dans plusieurs ouvrages antérieurs des Italiens30. Elle se révèle plutôt comme une métaphore continuée tout au long de la parodie, exprimée par la dynamique conflictuelle entre Mahomet, le Vizir et l’Aga, et Cassandre, Agnès et Georgette. Les premiers sont appelés à représenter le genre tragique. Leurs noms rentrent bien dans la catégorie des héros du grand genre et sont par conséquent maintenus dans la parodie. Les seconds transposent les chrétiens de l’hypotexte et définissent la catégorie du comique dans l’hypertexte, ce qui justifie le choix de noms propres à la comédie. Comme nous le disions, il ne s’agit plus du conflit entre Turcs et Grecs, entre les musulmans et les chrétiens de la tragédie, mais du conflit métathéâtral entre des comédiens tragiques et des comédiens comiques. Ce conflit renvoie à un registre figuré et allégorique : au conflit plus général entre le tragique et le comique dans le cadre de la hiérarchie des genres dramatiques. Après le titre, il se manifeste dans les premières répliques du Vizir quand, tout en faisant référence au succès qu’avait obtenu Mahomet II, il dit : Le merveilleux tragique, en tous lieux respecté, Voyait depuis longtemps contre lui révolté Ce rival méprisable, et que pourtant on aime, Qui dans le ridicule a mis son bien suprême. Le comique, en un mot, des héros abhorré, Qui lorsqu’on rit de lui se croit fort honoré ; Sur nous plus d’une fois il obtint la victoire. Le Tragique effrayé craignit tout pour sa gloire. [...] Mais bientôt notre orgueil, que rien ne décourage, Prit pour se relever un moyen noble et sage. L’habit des musulmans, rempli de majesté, Vint décorer nos cris d’un air de nouveauté ; Et tous les spectateurs, qu’un nouveau genre attache Furent anéantis en voyant ma moustache31. Le Vizir incarne dans la parodie le véritable genre tragique, tandis que Mahomet, tel le sultan de de la Noue, montrant sa clémence envers le vaincu, c’est-­‐à-­‐dire le comique, révèle une faiblesse qui dénonce, au second degré, la faiblesse du genre tragique contemporain. Celui-­‐ci se fait plus humain, en appelant à la pitié plutôt qu’à l’admiration, et cédant largement à l’amour et au romanesque, ce qui est évoqué dans les reproches de l’Aga à Mahomet : 30
En ce qui concerne l’allégorie au théâtre au cours du XVIIIe siècle, voir les articles de Nathalie Rizzoni : « Quand l’Absence apparaît... L’allégorie au théâtre au XVIIIe siècle », Voltaire ; Raynal ; Rousseau ; Allégorie, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century (SVEC), Oxford, Voltaire Fondation, vol. 7, 2003, p. 429-­‐443 ; et « La Parodie en personne : enjeux et jeux d’une figure allégorique au théâtre » (Séries parodiques..., p. 70-­‐86). 31
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L’AGA. Enfin l’hymen d’Agnès si contraire à leurs vœux, Te couvre d’un mépris qui rejaillit sur eux Quoi ? L’amour est le rôle auquel tu t’étudies ? M’en croiras-­‐tu ? Remets de vieilles tragédies. À tes rivaux tremblants porte ce coup mortel ; [...] Contemple nos succès ; Eriphile, Zaïre, Gustave, Pharamond, Brutus, Téglis, Alzire. Ah ! Double Mahomet ! Agnès te ferait choir D’un trône où tu jouis d’un absolu pouvoir. Rappelle en ce moment la fierté de ton âme, 32
Méprise les fadeurs d’une amoureuse flamme . On retrouve la même évocation dans le discours de Mahomet à Tadit : MAHOMET. Ah ! Que dis-­‐tu ? L’amour m’a seul appris à vivre, C’est en suivant les lois où son pouvoir nous livre Que je suis devenu docile, complaisant, Affable, généreux, modeste, bienfaisant. Quelques censeurs diront, sur de frêles indices, Que l’amour seulement engourdissait mes vices. Mais, pour moi, je soutiens qu’en douceur, en vertus, Cet amour me compare et m’égale à Titus. Quoi qu’il en soit, Tadit, le tragique a des charmes ; Mais Agnès l’ingénue a d’aussi fortes armes, Je l’épouse ; la gloire en vain combat mes feux, Et sans faire pleurer on peut se rendre heureux33. Ce penchant romanesque des tragédies françaises ainsi que ses dérives pathétiques sont des préoccupations récurrentes pour les parodistes italiens. Si Luigi Riccoboni a l’occasion de critiquer l’intrigue amoureuse de l’Œdipe de Voltaire dans sa Dissertation sur la Tragédie34, Pierre-­‐François Biancolelli le travestit à la Comédie-­‐Italienne, inaugurant le genre parodique à l’Hôtel de Bourgogne en 1719. Avec Biancolelli, François Riccoboni et Jean-­‐Antoine Romagnesi ont déjà tourné en ridicule Zaïre en 1732 avec leurs Enfants trouvés, ou le Sultan poli par l’amour (9 décembre 1732). « Le public vint volontiers essuyer à cette parodie les larmes qu’il avait répandues à Zaïre35 », écrit Desboulmiers, tandis que Sophie Marchand36, plus récemment, note comment les trois comédiens-­‐auteurs italiens détournent ironiquement le fameux « Zaïre vous pleurez » avec leur « Témire, vous riez ? » que Diaphane adresse à l’héroïne. Celle-­‐ci, hilare, lui répond « Seigneur, qui ne rirait de tout ce badinage37 ». Ce pathétique sera critiqué jusqu’à la dernière parodie de François Riccoboni, Quand parlera-­‐t-­‐elle ?, ne serait-­‐ce que dans le nom de Lamentaide que nous avons mentionné. 32
Scène xiv. Scène xvii. 34
L. Riccoboni, Dissertation..., p. 268-­‐277. Il y reviendra dans sa Réformation du Théâtre, s.l., 1743, p. 186, définissant Œdipe comme une « tragédie à corriger ». 35
Desboulmiers, Histoire..., III, p. 518-­‐534. 36
Sophie Marchand, Théâtre et pathétique au XVIIIe siècle : Pour une esthétique de l’effet dramatique, Paris, Champion, 2009, p. 75. 37
Marchand, Théâtre..., p. 75. 33
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ARRÊT SUR SCÈNE / SCENE FOCUS 3 (2014) D’autre part, Mahomet, dans sa première tirade, déplore l’état actuel du genre comique et c’est notamment sur ce versant que se développe le plan allégorique : MAHOMET. [...] Le comique est vaincu, c’est assez pour ma gloire, Et je dois en héros user de ma victoire. [...] Mes pères donc, jaloux du brodequin folâtre Au seul genre tragique ont livré le théâtre. Les auteurs, secondant de si tristes projets, Du plus grand pathétique ont enflé leur sujets ; [...] Ils ont abandonné, pour se livrer aux pleurs, Caractères, conduite, et critique de mœurs. Leur but est d’attendrir, ils n’ont plus d’autres armes, Et tout, jusqu’à Crispin, fait répandre des larmes Moi, je veux relever un rival terrassé Que le comique ici sait comme au temps passé, Qu’il reprenne le tout, le geste, et la manière Dont nous l’offrit jadis le célèbre Molière. [...] Aux comiques auteurs annoncez ma clémence Et même flattez-­‐les que, pour combler leurs vœux, Je pourrais me résoudre à jouer avec eux. Répandez un bonheur où tout Paris aspire, Et dites au public qu’on lui permet de rire38. Sa clémence est ainsi une tentative de relever son rival, le comique terrassé, qui a abandonné les caractères, la conduite et la critique de mœurs pour se livrer aux pleurs afin d’attendrir. « Jusqu’à Crispin, fait répandre des larmes » dit-­‐il, condensant, dans ce seul vers, un contexte théâtral où l’abondance de larmes est désormais la mesure de la vertu et donc la garantie du succès39. C’est le temps du Fils ingrat de Piron (1728) et surtout du Glorieux de Destouches (1732) qui représentent le triomphe du pathétique dans la comédie avant la production de Nivelle de la Chaussée. Les valets mêmes deviennent larmoyants dans cette première partie du siècle, puisqu’ils sont devenus honnêtes et notamment sous la plume de Destouches qui crée « le type de domestique fidèle et sensible, [...] inépuisable source de dévouement et de pleurs40 ». C’est le Pasquin de L’Ingrat (1712) et du Glorieux (1732), c’est le Crispin mentionné par Mahomet. C’est la période enfin où La Chaussée codifie le nouveau genre de la comédie larmoyante, en renonçant au caractère et au comique et en étendant le romanesque et la sensibilité sur toute la pièce à la recherche patente des émotions et des larmes. Avant 1739, il a déjà fait jouer à la Comédie-­‐Française La Fausse Antipathie (1733), Le Préjugé à la mode (1735) et L’École des amis (1737). La décadence du genre comique n’est pas seulement imputée aux auteurs dramatiques, mais aussi au goût du public. Mahomet l’évoque à la fin de sa tirade et il fait 38
Scène iii. Gustave Lanson, Les Origines du drame contemporain. Nivelle de La Chaussée et la comédie larmoyante, Paris, Hachette, 1903, p. 42. 40
G. Lanson, Les Origines..., p. 42. 39
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écho à une réplique de Cassandre, qui reproche lui aussi, dans la scène précédente, le goût du public : CASSANDRE. Ah ! je ne suis plus drôle, et ce maudit tragique, Qui pour me décrier m’a rendu pathétique, À nous mieux accabler s’apprête chaque jour. Je ne reconnais plus cet aimable séjour, Dont S’canarelle [sic] et moi nous faisons les délices ; Cet heureux temps n’est plus, et nos jeunes actrices, Qu’un aimable enjouement décorait autrefois Ne parlent aujourd’hui qu’en étouffants leur voix. VIZIR. Ah ! Loin de t’affliger ranime ton audace, Et ton sort aujourd’hui pourra changer de face. CASSANDRE. Ce serait un grand coup. Mais comment l’espérer, Quand pour se réjouir le public veut pleurer ? L’on proscrit le comique, et s’il faut tout vous dire, Il n’est plus du bon air de l’amuser à rire41. Le larmoyant envahissant est donc dénoncé tant du point de vue de la production dramatique que de la réception. Cette dégénérescence devient plus éclatante lorsque les parodistes opposent aux dérives contemporaines le modèle du théâtre classique. Cela passe par des références continues à Molière comme dans la critique de la déclamation française déjà évoquée. Elles reviennent dans la tirade de Mahomet et dans celle de Cassandre. Mais cet aspect est encore emblématique dans le personnage d’Agnès. Elle est bien une actrice de province42, une comédienne, mais elle évoque aussi explicitement la protagoniste de l’École des femmes : VIZIR. Il [Mahomet] m’a fait son Vizir, mais sa lâche faiblesse Dans le genre comique a pris une maîtresse ; Il chérit un objet, pour nous trop odieux, Qui tout charmant qu’il est ne peut plaire à nos yeux. Des tragiques beautés il rebute les flammes, Pour épouser Agnès de L’École des femmes43. La petite ingénue se prête ici à incarner par antonomase le comique de Molière qui, avec L’École des femmes, allait fonder au XVIIe siècle le canon du haut comique, de la grande comédie en cinq actes et en vers. Le choix du nom d’Agnès alors ne fonctionne pas seulement comme travestissement du personnage tragique, au sein du processus parodique, mais il renvoie sur le plan allégorique à un modèle poétique, classique, précis. Et bien sûr, Zamis, confidente grecque d’Irène dans la tragédie de de La Noue, devenant Georgette dans la Dispute, évoque dans le même but la servante d’Arnolphe de L’École44. 41
Scène ii. Scène ii : « Agnès qui jouait en campagne ». 43
Scène i. 44
Le nom de Cassandre rappelle plutôt les personnages des pères comiques du théâtre italien. Il est pourtant associé au théâtre de Molière, dans une sorte de communion poétique et esthétique révélée par l’Aga dans le passage cité plus haut. 42
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ARRÊT SUR SCÈNE / SCENE FOCUS 3 (2014) Cependant ce modèle est déjà interprété dans la parodie comme fondu dans les larmes, celles d’Agnès constamment en pleurs, la voix étouffée. Le plan allégorique devient donc la dénonciation d’un tragique attendri et d’un comique dégénéré à cause des auteurs et du goût du public. Tandis que le but du Vizir est de contraindre l’empereur tragique dans les bornes du grand genre, celui du Mahomet de La Dispute est de ramener le comique à un temps glorieux : le temps de Molière qui, tout en se promenant dans son œuvre sur l’arête du tragique et du comique, avait su toujours retenir le public au moment de glisser sur la pente du pathétique, c’est-­‐à-­‐dire le temps de la bonne comédie où, comme l’aurait dit Boileau, « Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs / N’admet point en ses vers de tragiques douleurs45 ». Conclusion La Dispute du Tragique et du Comique propose deux plans de lecture : celui de l’action héroïque transposée et tournée en ridicule, et celui métaphorique et allégorique portant sur les rapports entre les genres du théâtre français. Le processus parodique définit les traits d’une dispute externe à l’enceinte de la Comédie-­‐Française, se projetant sur les rapports entre les Théâtres des Français et des Italiens. Ce mécanisme parodique, bien expérimenté par les Italiens, se décline non seulement sur le plan de la poétique dramatique, mais également sur l’esthétique du jeu d’acteur, reprenant les mêmes critiques adressées autrefois par Molière à ses rivaux de l’Hôtel de Bourgogne. La critique envers la déclamation et le jeu des Comédiens Français dénonce sur le plan de l’écriture dramatique le conflit entre deux écoles, italienne et française. Par ailleurs, dans le camp de l’allégorie, ce niveau métaphorique dramatise une dispute interne au théâtre français pour en critiquer les tendances poétiques. Tout en stigmatisant les dérives pathétiques du théâtre français, il dénonce son état actuel et le met en rapport avec son propre passé. Les critiques des dérives du tragique et du comique démontrent la faiblesse des genres sortant de l’esthétique classique, tandis que les nombreuses références à Molière sont emblématiques, du moins du côté du comique, de la reconnaissance d’un classicisme perdu au goût du public. La Dispute dénonce alors la mise en cause des genres canoniques mesurés à l’aune des règles classiques. La parodie n’eut pas de succès46, il faut le dire, mais elle nous semble tout particulièrement intéressante en ce qu’elle révèle la vivace expérimentation formelle des acteurs-­‐auteurs de la Comédie-­‐Italienne pendant le XVIIIe siècle, ainsi que par son statut éminemment documentaire. Elle témoigne du contraste entre deux salles : l’une privilégiée, dépositaire du genre tragique et du comique dans le théâtre parlé, et l’autre non privilégiée, mais officielle et protégée également par le roi, qui a fait de la parodie l’une des armes les plus utiles pour sa cassette ainsi qu’un modèle esthétique défini. Prenant le manteau de Momus, elle dénonce les fautes esthétiques et poétiques du théâtre rival tout en révélant les mutations dramatiques du XVIIIe siècle français. Dans la pièce étudiée, la notion de dispute s’élargit enfin au contexte d’une macrostructure au sein de laquelle s’organise la vie théâtrale en France au siècle des Lumières : contexte historique (contraposition entre deux « scènes » ennemies), social (dialectique entre Italiens expatriés et Français), voire politique et institutionnel. Dans la France des 45
Nicolas Boileau, Art poétique, Chant III. Cf. Desboulmiers, Histoire..., IV, p. 453 et Parfaict, Dictionnaire..., IV, p. 336-­‐348. 46
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privilèges, la Dispute s’avère un condensé, au caractère éminemment métathéâtral, de tous les aspects du contraste entre Italiens et Français. BIBLIOGRAPHIE ARPREGO, Archivio del Teatro Pregoldoniano, (FFI2011-­‐23663) projet financé par le Ministerio de Ciencia e Innovación espagnol, dir. Javier Gutiérrez Carou, Universidade de Santiago de Compostela [en ligne], http://www.usc.es/goldoni/essere.html [consulté le 11 septembre 2014]. BEAUCÉ, Pauline, « Évolution d’une querelle littéraire (1719-­‐1731) : Fuzelier, La Motte et la parodie dramatique », Cahiers Gadges, n° 9, 2012, p. 281-­‐305. ——, Parodies d’opéra au siècle des Lumières : évolution d’un genre comique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013. COURVILLE, Xavier de, « Jeu italien contre jeu français », Cahiers de l’Association Internationale des études françaises, n° 15, mars 1963, p. 189-­‐199. ——, Un Apôtre de l’art du Théâtre au XVIIIe siècle : Luigi Riccoboni dit Lelio. L’Expérience française (1716-­‐1731), Paris, Droz, 1945. DE LUCA, Emanuele, François-­‐Antoine-­‐Valentin Riccoboni (1707-­‐1772) : Vita, attività teatrale, poetica di un attore-­‐autore nell’Europa dei Lumi, Thèse sous la direction de Maria Ines Aliverti et d’Andrea Fabiano, Università degli Studi di Pisa-­‐Université Paris-­‐
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Scènes de dispute / Quarrel Scenes
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