Cour d`appel du Québec
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COUR D’APPEL CANADA PROVINCE DE QUÉBEC GREFFE DE QUÉBEC N° : DATE : 200-09-008738-145 (235-17-000025-128) 21 juillet 2016 CORAM : LES HONORABLES NICOLE DUVAL HESLER, J.C.Q. BENOÎT MORIN, J.C.A. LORNE GIROUX, J.C.A. ÉRABLIÈRE LA GRANDE COULÉE 1998 INC. ROLAND CHAMPAGNE APPELANTS – Défendeurs c. FÉDÉRATION DES PRODUCTEURS ACÉRICOLES DU QUÉBEC INTIMÉE – Demanderesse et PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA MISES EN CAUSE – Mises en cause ARRÊT [1] La Cour statue sur l’appel d’un jugement rendu le 21 août 2014 par la Cour supérieure du district de Frontenac (l’honorable Alicia Soldevila)1, qui a accueilli l’action en injonction permanente de l’intimée, la Fédération des producteurs acéricoles du Québec [la Fédération], ordonné aux appelants de remettre à la Fédération des barils de sirop d’érable en leur possession, déclaré bonne et valable la saisie avant jugement de ces barils de sirop d’érable pratiquée le 10 avril 2012 par la Fédération et dispensé cette dernière de fournir caution. 1 2014 QCCS 4203. 200-09-008738-145 PAGE : 2 [2] Cet appel a été entendu en même temps que l’appel dans le dossier Angèle Grenier c. Fédération des producteurs acéricoles du Québec, no 200-09-0008754-142, qui a fait l’objet d’un arrêt rendu ce jour. [3] Le présent appel s’inscrit dans une guerre que se livrent les appelants et la Fédération au sujet du droit de vendre le sirop en barils produit par les appelants à des acheteurs hors du Québec. [4] Cette guerre se déroule tant devant la Régie des marchés agricoles et alimentaires du Québec [la Régie] que devant les tribunaux judiciaires. Les principales péripéties de ce conflit sont racontées par la juge de première instance aux paragraphes 8 à 28 de son jugement. Aux fins du présent arrêt, il y a lieu de s’en tenir aux faits suivants. [5] Les appelants détiennent de la Fédération un contingent de production pour les années 2010, 2011 et 2012. Des inspections menées par la Fédération révèlent que les appelants ont produit du sirop d’érable en barils en 2010 et 2011 et ont vendu leur production à un acheteur du Nouveau-Brunswick, S.K. Export inc., et ce, sans passer par l’Agence exclusive de vente du Québec. [6] De plus, en mars 2012, l’appelant Champagne, président et principal actionnaire de l’appelante, informe l’agent de mise en marché de l’Agence qu’il vendra également sa production de 2012 à S.K. Export inc. [7] Le 10 avril 2012, la Fédération intente en Cour supérieure une action en injonction permanente pour qu’il soit ordonné aux appelants de lui livrer les barils de sirop d’érable encore en leur possession et énumérés en annexe de la procédure. [8] Le même jour, la Fédération pratique une saisie avant jugement des mêmes barils de sirop d’érable. Cette saisie avant jugement sera contestée sans succès par les appelants. [9] Dans leur défense et demande reconventionnelle à l’action en injonction, les appelants contestent d’abord le droit de la Fédération de revendiquer leur sirop sur lequel elle n’a aucun droit réel. Ils demandent de plus que les dispositions législatives et réglementaires invoquées par la Fédération au soutien de son action en injonction soient déclarées constitutionnellement inapplicables et inopérantes à l’égard du commerce du sirop d’érable destiné à l’extérieur du Québec. [10] Parallèlement à ces recours civils, la Fédération saisit la Régie en avril 2012 d’une requête sollicitant diverses ordonnances contre l’appelante pour les années de commercialisation 2010 à 2012. Après s’être attaquée sans succès à la compétence de la Régie, l’appelante conteste ces demandes d’ordonnances de la Fédération, notamment au motif que la Régie n’aurait pas compétence sur la question du commerce interprovincial. 200-09-008738-145 PAGE : 3 [11] Le 21 août 2014, moment où la juge de première instance accueille l’action en injonction permanente de la Fédération, la Régie n’a pas encore rendu sa décision sur les plaintes de la Fédération. [12] Procédant d’abord à l’analyse sommaire du « caractère véritable de la loi » conformément à l’arrêt de la Cour suprême Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta2, la juge estime que la législation provinciale sur le régime de mise en marché du sirop d’érable semble valide au plan constitutionnel. [13] Selon elle, en effet, la Loi sur la mise en marché des produits agricoles, alimentaires et de la pêche3 se rattache à la compétence provinciale sur la production et la mise en marché des produits agricoles et alimentaires et ses effets sur le commerce interprovincial sont indirects et accessoires4. De plus, il n’y a pas d’incompatibilité5 entre le régime québécois de mise en marché du sirop d’érable et le Règlement sur les produits de l’érable6 fédéral pris en vertu de la Loi sur les produits agricoles au Canada7. [14] La juge de première instance note que, au moment où elle prononce son jugement, les questions constitutionnelles sont encore pendantes devant la Régie et que cette dernière est appelée à se prononcer. Pour ce motif, la juge décide de s’abstenir de prononcer une conclusion déclaratoire sur la question de l’applicabilité du régime québécois de mise en marché du sirop d’érable à la production des appelants que ces derniers destinent à la vente hors du Québec8. [15] Quant à la demande d’injonction de la Fédération, la juge, tout en reconnaissant qu’elle ne détient pas de droit de propriété sur le sirop d’érable produit, lui reconnaît cependant un droit de revendication sur celui-ci9. [16] De plus, selon la juge, la Fédération n’a pas a priori le droit de revendiquer toute la production des producteurs de sirop québécois, car ces derniers ont l’option de ne pas la vendre. Toutefois, en vertu du régime québécois de mise en marché, si le producteur désire vendre, il ne peut le faire que par l’entremise de la Fédération, l’agent exclusif, sauf en ce qui concerne le sirop que le producteur vend directement au consommateur10. 2 3 4 5 6 7 8 9 10 Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 3, 2007 CSC 22 [ci-après cité : Banque canadienne de l’Ouest]. Loi sur la mise en marché des produits agricoles, alimentaires et de la pêche, RLRQ, c. M-35.1 [ci-après citée : Loi sur la mise en marché]. Jugement de première instance, précité, note 1, paragr. 31-38. Ibid., paragr. 40-49. Règlement sur les produits de l’érable, C.R.C., c. 289. e Loi sur les produits agricoles au Canada, L.R.C. 1985, c. 20 (4 suppl.). Jugement de première instance, précité, note 1, paragr. 26 et 51. Ibid., paragr. 53. Ibid., paragr. 55-57. 200-09-008738-145 PAGE : 4 [17] Vu que la preuve révèle l’intention clairement exprimée par les appelants de vendre directement leur production à S.K. Export, les barils saisis deviennent alors assujettis au pouvoir de revendication de la Fédération. Ainsi, étant donné la preuve prépondérante de l’intention des appelants de contrevenir au régime québécois de mise en marché du sirop d’érable, la juge estime qu’il y a lieu de faire droit à l’injonction demandée et d’ordonner aux appelants de livrer le sirop saisi à la Fédération11. [18] Quant à la décision de la Régie, elle est rendue le 27 avril 2015. Elle accueille la requête de la Fédération et constate le défaut de l’appelante de respecter les obligations que lui imposent les règles du régime québécois de mise en marché du sirop d’érable pour les années de commercialisation de 2010 à 2012. Elle lui ordonne de se conformer pour l’avenir à ces règles et lui ordonne de verser à la Fédération les contributions impayées, des dommages-intérêts liquidés ainsi qu’une pénalité, pour un total de 89 557,51 $12. La Cour n’est actuellement saisie d’aucun recours en rapport avec cette décision. [19] Au soutien de leur appel du jugement de la Cour supérieure du 21 août 2014, les appelants reprennent en substance les mêmes arguments qu’ils ont fait valoir en première instance. [20] Ils plaident d’abord que la Fédération n’a aucun pouvoir sur la mise en marché interprovinciale et internationale du sirop d’érable. D’une part, le Décret sur l’eau d’érable et le sirop d’érable du Québec pris en 199313 sous l’autorité de la Loi sur la commercialisation des produits agricoles14 doit recevoir une interprétation restrictive et ne peut être interprété comme habilitant la Fédération à contrôler la mise en marché du sirop sur le marché interprovincial et international. [21] D’autre part, selon les appelants, le régime québécois de mise en marché des produits de l’érable est invalide et inconstitutionnel, car il empiète de façon plus qu’accessoire sur la compétence fédérale en matière de commerce interprovincial et international. Ils reprennent alors les arguments fondés sur l’analyse du « caractère véritable de la loi »15 qu’ils avaient fait valoir sans succès en première instance. [22] Ce moyen doit être rejeté. Dans l’arrêt Angèle Grenier c. Fédération des producteurs acéricoles du Québec, no 200-09-008754-142, rendu ce jour, la Cour prononce l’applicabilité du Décret de 1993 au régime québécois de mise en marché des produits de l’érable. Ce Décret a pour effet d’étendre aux marchés interprovincial et international les pouvoirs que la Loi sur la mise en marché accorde à la Fédération pour 11 12 13 14 15 Ibid., paragr. 54, 58-61. Fédération des producteurs acéricoles du Québec c. Érablière La Grande Coulée 1998 inc., 2015 QCRMAAQ 22. Décret sur l’eau d’érable et le sirop d’érable du Québec, DORS/93-154 [ci-après cité : Décret de 1993]. Loi sur la commercialisation des produits agricoles, L.R.C. 1985, c. A-6. Selon l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, précité, note 2. 200-09-008738-145 PAGE : 5 le marché québécois, notamment les vastes pouvoirs de réglementation que cette Loi lui reconnaît. [23] Dans cet arrêt Angèle Grenier, la Cour décide notamment que le Décret de 1993 doit être interprété de façon libérale et non restrictive. Ainsi, le fait qu’il ne fasse pas mention expresse de la Régie n’enlève rien à sa portée, et les pouvoirs généraux qu’il accorde à la Fédération à son article 3 ne sont pas davantage limités au seul pouvoir de prélever des taxes et des contributions visé à l’article 4. Enfin, il n’est pas nécessaire que la délégation administrative de pouvoirs à la Fédération réalisée par le Décret de 1993 soit autorisée par le gouvernement du Québec. [24] L’application du Décret de 1993 suffit à confirmer la validité de l’exercice des pouvoirs de la Fédération sur la mise en marché des produits de l’érable même lorsque, comme en l’espèce, le producteur destine sa production à un acheteur hors Québec. En conséquence, il n’est pas nécessaire de recourir au critère du caractère véritable de la Loi sur la mise en marché et des règlements adoptés par la Fédération sous son autorité. [25] Les appelants font également valoir que la Fédération, ne jouissant d’aucun droit de propriété ou autre droit réel sur le sirop d’érable d’un producteur, ne peut prétendre avoir un droit de revendication. Alors que le droit réel suppose un lien de droit direct entre une personne et un bien, il y a plusieurs intermédiaires entre la Fédération et le sirop d’un producteur. Au surplus, le droit de la Fédération d’obliger les producteurs à mettre les barils de sirop à sa disposition est théorique en l’absence d’une date butoir ou d’un délai. En conséquence, la Fédération ne peut prétendre au droit de revendication. [26] Cette question a également été tranchée par la Cour dans l’arrêt Côté c. Fédération des producteurs acéricoles du Québec16 ainsi qu’il appert des passages suivants des motifs de la juge St-Pierre écrivant pour une formation unanime : Premier moyen : l'Intimée ne peut justifier d'un droit qui l'autorise à saisir avant jugement aux termes de l'article 734 C.p.c. [27] Ce premier moyen d'appel doit être rejeté, car l'Intimée justifie son droit de revendiquer les biens saisis, de les saisir pour assurer l'exercice de ses droits, dans les circonstances factuelles que révèlent les dossiers des appelants. [28] Les parties pertinentes de l'article 734 C.p.c. sont ainsi rédigées : 734. Le demandeur peut aussi faire saisir avant jugement: 1. le bien meuble qu'il est en droit de revendiquer; 16 734. The plaintiff may also seize before judgment: (1) the movable property which he has a right to revendicate; Côté c. Fédération des producteurs acéricoles du Québec, 2015 QCCA 287. 200-09-008738-145 PAGE : 6 […] […] 5. le bien meuble qu'une disposition de la loi lui permet de faire saisir pour assurer l'exercice de ses droits sur icelui. (5) the movable property which a provision of law permits him to seize in order to assure the exercise of his rights upon it. [29] Pour avoir le droit de revendiquer, au sens de l'article 734(1) C.p.c., il n'est pas nécessaire d'être propriétaire du bien meuble comme l'a précisé la Cour dans Lemay c. Banque Royale du Canada sous la plume du juge Baudouin. En effet, « [l]e terme "revendication" est souvent défini, à tort, uniquement en termes de relation entre un objet et son propriétaire et donc seulement par rapport au droit de propriété » alors qu’« un examen plus critique des dispositions du Code civil et du Code de procédure civile justifie, cependant, la conclusion que la revendication n’est pas toujours et exclusivement conférée au propriétaire, mais est aussi accordée à celui qui a soit un droit réel sur la chose, soit un droit spécial, assimilable au droit de propriété. » [Référence omise] [30] Or, l’Intimée possède un tel « droit spécial, assimilable au droit de propriété » compte tenu de son rôle et de ses responsabilités en matière de contrôle de production et de mise en marché du sirop d’érable au Québec, aux termes de Loi sur la mise en marché des produits agricoles, alimentaires et de la pêche et de ses règlements pertinents que sont : le plan conjoint des producteurs acéricoles du Québec (« le plan conjoint »), le règlement sur le contingentement de la production et de la mise en marché du produit visé par le Plan conjoint des producteurs acéricoles du Québec (« le règlement sur le contingentement ») et le règlement sur l’agence de vente des producteurs acéricoles (« le règlement sur l'agence »). [Reproduit intégralement - Références omises] [31] Un producteur n’est pas tenu, certes, de vendre sa production à l’Intimée. Cela dit, lorsqu’il décide de vendre l’essentiel de sa production, comme l’ont fait et s’apprêtaient à le faire les appelants, le producteur n’a d’autre choix que de vendre par l’intermédiaire de l’Intimée. [32] Le règlement sur l'agence précise que l'Intimée (la Fédération) est l’agence de vente exclusive des producteurs : 2. Le produit visé doit être mis en marché par la Fédération des producteurs acéricoles du Québec, qui est l'agent de vente exclusif des producteurs, conformément aux dispositions du présent règlement et d'une convention homologuée ou d'une sentence arbitrale en tenant lieu. 3. Le producteur visé par le plan ne peut mettre le produit visé en marché autrement que par l'entremise de la Fédération. 200-09-008738-145 PAGE : 7 4. Le producteur doit mettre à la disposition de la Fédération tout le produit visé qu'il produit et destine à la vente. [Reproduit intégralement] […] [34] Dans l’état actuel des choses, le droit de revendication de l’Intimée est reconnu. […] [39] Depuis des années, comme le révèle la preuve administrée, les appelants agissent de façon à contrecarrer le pouvoir exclusif de l’Intimée : ils adoptent des comportements ou des façons de faire essentiellement et manifestement contraires aux obligations que la loi leur impose, le tout au détriment de l’ensemble des producteurs. [40] C’est dans ce contexte que l’Intimée a eu recours à la saisie avant jugement, son but étant l’obtention de la possession de la production des appelants (d’un bien) : voilà, justement que « la revendication a pour but l’obtention de la possession d’un bien. ». [Référence omise] [27] En l’espèce, la juge de première instance a tiré de la preuve administrée devant elle la conclusion que les appelants avaient clairement manifesté leur intention de vendre la production de 2012 à S.K. Export inc., et ce, hors du Québec17. Il s’agit d’une conclusion de fait à l’égard de laquelle les appelants n’ont pas démontré d’erreur manifeste et dominante et qui justifiait la reconnaissance du droit de revendication de la Fédération. [28] Ce second moyen doit également être rejeté et c’est à bon droit que la juge de première instance a délivré l’injonction demandée par l’intimée. POUR CES MOTIFS, LA COUR : 17 Jugement de première instance, précité, note 1, paragr. 53 et 58-61. 200-09-008738-145 [29] PAGE : 8 REJETTE l’appel, avec les frais de justice. NICOLE DUVAL HESLER, J.C.Q. BENOÎT MORIN, J.C.A. LORNE GIROUX, J.C.A. Me Michel Pouliot Pour les appelants Me Mathieu Turcotte Dufresne Hébert Comeau inc. Pour l’intimée Me Patricia Blair Lavoie, Rousseau Pour la mise en cause Procureure générale du Québec Dates d’audience : 25 et 26 janvier 2016