Épisode 184
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Épisode 184
ÉPISODE 184 Mainstage : Rock Buster Les Beat’ONE entrèrent officiellement dans le Rock’n’Rumble avec CATCH ME IF YOU CAN. Le message adressé aux concurrents fut explicite : à eux de suivre le rythme, si tant est qu’ils le pouvaient. Les lyrics de la chanson n’avaient jamais autant été en adéquation avec leur état d’esprit. This is a song about arrogance To show the wind how to fly I’m just indefectible Tonight I’ll bring you “hell” Catch me if you can […] La sono de qualité vous mettait une claque dans la gueule. La basse de Jeff se calait sur les rythmes cardiaques, quand la guitare de Korgan injectait un coup de booster aux fatigués. Red, décidé à mettre le feu avec son micro, avait pris le parti de faire la majorité du live sans son instrument. Dans ce but, la plupart des chansons avaient été répétées façon « Redless », sans la guitare rythmique. Le chanteur voulait habiter la belle scène mise à sa disposition, et comptait exploiter au maximum sa configuration. Dans ce cas, Mademoiselle Red s’apparentait presque à une gêne, sur des titres très dynamiques. Pour compenser l’absence de sa fiancée, il avait voulu son micro rouge. Les amateurs de sensations fortes furent ravis lorsque, d’entrée de jeu, il se suspendit au rebord de sa plateforme, au moyen d’une barre métallique qu’il tint d’une main, l’autre occupée par son arme de destruction massive. Rock-Feast oblige, les Beat’ONE ne jouaient pas d’emblée devant leur public. La convention rassemblait des gens venus de tout horizon, se retrouvant parfois devant une scène par pure curiosité. Le challenge était de les fidéliser, et pour ce faire, la piste de prédilection restait l’éponyme HOT CHILI. Lors de sa sortie sur les ondes, les radios l’avaient tellement passée en boucle qu’elles avaient pour ainsi dire formaté l’oreille du public. De manière quasi-conditionnée, même sans savoir qui en était l’auteur, on y était réceptif. Ce soir, les auditeurs furent surtout réactifs dès que le groupe entonna les premières notes. Hey Hot Chili! I guess you’ve been told Babe, no need to grow old You’ve already got Your mama’s butt And just one touch And I’ve got enough To go crazy ‘bout that tiny tiny… (ass) Yeah you’re really Hot chili chili […] Le public était au top, ponctuant les rimes avec Red, et reprenant les refrains en chœur. Les fans jouaient vraiment le jeu, ayant compris que cela s’inscrivait dans une compétition de drague. Plus ils s’amuseraient, plus ils feraient envie aux spectateurs des autres scènes, qui seraient tentés de rejoindre la fête. Car plus on était de fous… Nul besoin d’expliquer aux aficionados que c’était eux qui réécriraient l’histoire du Rock’n’Rumble ce jour-là. 1 Comme tous les artistes performant au Sinéad, les Beat’ONE avaient donné la consigne via les réseaux sociaux de rendre le concert mémorable. Que l’on soit dans le public, en coulisses ou à la régie, chacun devait apporter sa pleine contribution. Que la formation ressorte de ses tiroirs des vieilleries très connues comme BABY BOMB et DILUVIUM de Brent, ou enchaine avec des nouveautés telle que PANDORA BOX, enregistrée en studio il y a moins de deux semaines, les Holy Suckers accueillaient chaque changement de piste avec le même enthousiasme. Faisant montre d’une vitalité contagieuse, le quatuor assurait le show. On les aurait dit au sommet de leur forme, et carburant à l’énergie nucléaire ! Red, sans doute sous pile à haut voltage, sautait plus que ne le ferait un gymnaste olympique sur un programme libre. Il casait ses sauts carpés, ses sauts de voleur, ou ses sauts périlleux durant des solos de basse ou de guitare, ou s’en servait pour donner de l’impact à ses cris et ses borborygmes étranges. Ses impulsions n’avaient rien à envier aux athlètes de haut niveau. Ses réceptions étaient en deux teintes : impeccables et maîtrisées, ou complètement casse-gueule. Il donnait bien plus de sa personne qu’on en attendrait d’un simple chanteur. Pour ses Holy Suckers peu objectifs, il était en passe de devenir « The Frontman par excellence », car il continuait de chanter entre chacune de ses cabrioles, avec une aisance dénotant de son endurance, du parfait placement de sa voix, ainsi que de ses temps de respiration. Red avait ce don de rendre facile la technicité de sa prestation. Que ce soit devant un objectif d’appareil photo lors d’une session de shooting, ou celui des caméras. Il jouait brillamment avec ces dernières, aussi bien pour la retransmission sur écrans géants que pour les futures vidéos du live. Jeff n’était pas en reste. Lui, avait sûrement avalé une toupie avant de monter sur scène. On en venait à se demander comment il maintenait sa ligne de basse en tournoyant aussi vite qu’une girouette soumise au mistral. Il avait sûrement pris goût à faire le tourniquet avec les effets de volant de son kilt… Un autre qui s’amusait aussi à faire tourner quelque chose était Korgan. S’aidant de sa sangle, il passait sa guitare dans son dos, la ramenait entre ses mains, et enchainait avec ses riffs dont il avait le secret. Les fans en raffolaient parce que tous se doutaient que c’était quitte ou double. Soit l’instrument restait coincé dans son dos, et c’était la lose, soit il réussissait son coup et passait pour un frimeur qui le valait bien. C’était un sans-faute à chaque fois, pour le plus grand bonheur du public. Quant à Jay, son beau mohawk coiffé avec soin n’était plus qu’un vieux souvenir. Ses headbangs fleuraient la frénésie. Il finirait probablement avec une minerve à l’hôtel… On adulait préférentiellement le chanteur et les guitaristes, mais un bon fan de rock savait que la batterie portait tous les titres dynamiques, décidait des accélérations et décélérations du tempo, en plus d’être garant du fun. Combien de fois les mains avaient claqués en suivant son rythme ? Combien de fois Red avait callé dessus ses sauts de kangourou punk ? Combien de fois la foule avait entamé un pogo sur les beats de la grosse caisse ou des caisses claires ? Et combien de fois le slapping de la basse et de la guitare s’était marié aux percussions ? Red s’était changé en coach non pas sportif, mais de folie « physique », exigeant ici des jumps, là des headbangs, là-bas des bras en l’air, et enfin des cris d’euphorie à en défier les loups. Il réussit même à caser une ola lors du sixième titre, DR MABOUL. À la septième piste – ALL HER DOING –, il se lança dans un mini strip-tease plus artistique que pervers. Il ne poussa pas le vice jusqu’à se défroquer, incitant les suiveurs à respecter son exemple. Il se foutait que les fans aient ou non de l’estime pour leur propre 2 nudité. Ou que certains espèrent attirer la concurrence en se dénudant. Ce qui lui importait était de préserver l’innocence de leur mascotte. Une petite fille jouait ce soir. Lui pourtant frileux se retrouva donc simplement vêtu d’un jean déchiré aux genoux et de Doc’M®. Son T-shirt avait été bazardé au profit d’un fan heureux. À courir de plateforme en plateforme, il produisait suffisamment d’énergie pour lutter contre le froid. Sans compter l’aide des lance-flammes qui agrémentaient chacune de ses chansons de projections pyrotechniques. Imitant leur idole, de nombreux Holy Suckers tombèrent la chemise. Le drone s’en donna à cœur joie pour filmer les filles en soutifs, les mecs bien gaulés, ainsi que celles et ceux qui se foutaient des complexes qu’aurait pu leur refiler un corps ingrat, et prenaient juste du bon temps. Les images, projetées par flash sur les écrans géants, étaient agrémentées de compliments et de commentaires tendancieux des artistes. C’était des « tableaux » de choix. Les Beat’ONE savaient que la régie d’Emy Event©, sous la supervision de leur directeur artistique autoproclamé (Dean) et des vidéastes de Coop-Com Record©, faisait des captures d’images pour les diffuser sur les écrans des autres mainstages. Il en allait de même pour les concurrents, le but étant de donner aux différents challengers une idée de la température des shows adverses. De fait, le Rock’n’Rumble était une grosse mascarade de racolage : « Venez chez nous, c’est plus cool ! » « Venez de ce côté, on sait s’amuser ! » « Venez donc nous voir, c’est chaud par ici ! » Et pourquoi pas : « viens du côté obscur, on a des cookies ! » Tous les attrape-nigauds étaient bons à brandir. Même les cookies ! C’était un malheureux cliché, mais une paire de seins en bikini attirait pas mal d’individus bulbaires. Et en dépit de leur basse moralité, les statistiques les comptabilisaient pour les résultats finaux. Ce n’était point avisé de dénigrer les pervers qui espéraient assouvir leur voyeurisme, du moment qu’aucune agression sexuelle n’était perpétrée. Les drones n’étaient pas là que pour rehausser le show et accentuer un effet d’immersion. Certains appartenaient au service de sécurité et à la police, à des fins de surveillance et de dissuasion. Quant au reste, les règles interdisaient toute attitude à caractère pornographique. Mais entre une charte et son respect scrupuleux, il y avait parfois un monde dès que s’en mêlaient l’alcool et la fumette. Un arrêt sur image du public de Rock Valley, où performait Иeologism, montrait bien des spécimens féminins seins à l’air, quand elles ne faisaient pas tournoyer leur string. Heureusement, jusque-là les flashs visuels des autres shows, bien qu’affriolants pour certains, n’avaient pas réussi à débaucher un seul Holy Sucker. Il fallut compter trois-quarts d’heure de spectacle avant que l’on note les premiers remaniements significatifs de foule. Certaines scènes se désemplissaient drastiquement au profit des autres. Pour sa part, Rock Buster connut un nouvel arrivage fort encourageant. Red ne manqua pas de mettre à l’honneur ces « déserteurs de l’ennemi », en empruntant à la devise même de Paradise-City pour donner du cachet à sa déclaration : — Welcome to Rock Buster, the mainstage you won’t leave!1 Sur les réseaux sociaux, la phrase ferait fureur. C’est à ce moment que la régie d’Emy Event© prit en otage tous les écrans géants du parc des expositions. Chaque scène eut un visuel de la globalité des artistes en compétition. 1 Bienvenus à Rock Buster, la scène que vous ne quitterez pas ! 3 Alors que les yeux étaient rivés sur les panneaux compartimentés par les shows adverses, les haut-parleurs crachotèrent une voix électronique : — Mesdames et messieurs les artistes, faites vos jeux. Cette nouvelle règle du Rock’n’Rumble avait été instaurée par Tessa. Elle s’était assuré que tous les groupes signent les clauses de cette version deux point zéro, s’ils voulaient participer au marathon. La voix annonçait les battles. Red ne fut pas le seul à frissonner d’anticipation. Le principe, expliqué sur la page officielle de la Rock-Feast, et transmis à tous ceux qui en possédait l’application smartphone, était simple. Durant trois à quatre minutes, deux groupes s’affrontaient en duel. Il était interdit de décliner un défi lancé par l’adversaire. À l’issu du « combat artistique », les fans plébiscitaient le vainqueur en se rendant préférentiellement sur sa scène. Que leur décision soit fair-play ou non, les musiciens devaient s’y soumettre. Étaient prohibés tout propos racistes, homophobes, antisémites, islamophobes. Bref, les injures étaient exclues, sauf lorsqu’elles étaient déjà incluses dans les lyrics d’une chanson dont la sortie officielle datait d’avant le XIIème impact de la Rock-Feast. Rien n’empêchait d’user de rhétorique et de figures de style pour marquer des points, soit en taclant verbalement l’opposant, soit en séduisant directement son public. Tessa comptait sur cette méthode pour permettre aux groupes rivaux de régler « sainement » leurs comptes. En théorie, la musique et/ou le spectacle restaient les maîtres mots. Sauf que ça, c’était dans le meilleur des mondes. Le show ne serait pas interrompu si un groupe ne respectait pas cette règle. Bien entendu il risquait la disqualification, mais Emy Event© devrait y réfléchir à deux fois au manque à gagner, avant de sortir un gros bonnet du marathon. Après tout, la présence de super rockstars contribuaient aussi à la popularité du festival. Que ces derniers soient grossiers ou non. Tandis que Red consultait ses amis du regard, une nouvelle voix robotique, plus grave que la précédente, s’éleva : — The Beat’ONE, vous avez deux challengers. Deathwish. Et NITRΩ. De toute évidence, ils avaient été lents à réagir. Leurs adversaires les attendaient au tournant, pour avoir été si prompts à les provoquer en duel. Le public hua, jugeant ces défis comme de l’acharnement. Le groupe ne pouvait qu’accepter désormais. La question était de savoir qui affronter en premier. — Est-ce que vous me faites confiance ? demanda Red. Une réponse positive lui parvint des fans, mais il avait surtout adressé sa question à ses acolytes. Ceux-ci l’interrogèrent du regard. Ils le laissaient décider. Red se réjouit de ne pas avoir instigué le duel. La défaite de l’adversaire n’en serait que plus délectable. Parce qu’étrangement, il avait l’absolue certitude de l’emporter. — Deathwish. Le public fut galvanisé. Depuis l’altercation au Rock Square, qui avait évidemment circulé sur la toile, les Holy Suckers attendaient cet affrontement. Certains anticipaient avec fébrilité la riposte de Red, convaincus qu’il mettrait la pâtée à cet homophobe d’Antero Pomelo. Concrètement, ce serait à Axe, le chanteur, de défendre l’honneur de Deathwish. Or Red n’avait aucun grief contre lui, personnellement. Hélas, quand on adoptait un chien, on se tapait aussi ses puces. Et Antero était une sous-espèce de parasite qui n’apportait rien à la chaîne alimentaire ni au cycle de la vie. Pour Red, le leader de ce groupe avait autant d’utilité qu’un cafard. Mais ce n’était pas sous sa botte qu’il finirait écrasé. 4 Du côté de Rock Riot, la mainstage de Deathwish, fans comme artistes nourrissaient les mêmes attentes. La réponse des Beat’ONE fut accueillie avec des huées et des vivats. Difficile de savoir si c’était une bonne ou une mauvaise nouvelle. La régie d’Emy Event© connecta la sono à celle de Rock Buster, et le MC électronique lança la battle : — Deathwish versus The Beat’ONE. Get ready to rumble! * Rock Buster vs Rock Riot Sur les six écrans géants, les Holy Suckers visualisaient désormais différents plans de Rock Riot. C’était comme suivre une vidéo conférence sur des panneaux titanesques de cinéma en plein air. — Hé, Axe, t’es sûr de suivre ton leader dans cette mascarade ? demanda Red. — Quoi, t’as les foies ? railla Axe. — Mais c’est évident, enfin ! intervint Antero avec condescendance. Il ne peut qu’avoir les chocottes, il y a une absence flagrante de couilles chez ce mec. Son public ricana. — C’est peut-être pas de sa faute, remarque, fit Jackal. Je ne sais même pas si c’est un mec, en vrai ! Ses fans le portèrent aux nues, ceux des Beat’ONE le vouèrent aux gémonies. Les autres membres de son groupe s’esclaffèrent. — C’est petit, Jackal, rétorqua Red sans perdre le sourire. La maitresse a dit qu’on n’attaquait pas sur le physique. Mais puisque ton intellect est encore du niveau primaire, je vais être bon prince et te donner un adversaire à ta hauteur. D’un geste ostentatoire, Red désigna la plateforme légèrement surélevée sur sa droite. C’était le signal. — Hey, what’s up, Holy Suckers? Sur fond de timbales et de gong japonais, les gigantesques lettres P-G s’illuminèrent. Rock Buster entra en ébullition en comprenant ce qui se tramait. Lentement tractée sur sa plateforme, une fillette de neuf ans fit une entrée digne de star internationale, entourée de fumigènes, le poing levé, tenant haut son micro rose décoré de stickers à têtes de mort. Elle l’ignorait encore, mais Peneloppe Lana Poppy-Garett entrait cette nuit-là dans la légende, comme la première enfant star de l’histoire de la Rock-Feast. Avec un sourire goguenard, Red énonça à l’intention de ses interlocuteurs via écran géant : — Elle est en quatrième grade (CM1), pour info. Mais si ça peut te rassurer, Jackal, c’est une pro. Ne la sous-estime pas parce qu’elle est pré-ado. Je pense que c’est assez fair-play, mon beau. Et encore, j’ai un doute, vu votre niveau. J’ai peur qu’elle ne vous mette K.O. Un « ouh ! » du public vint ponctuer ce slam tout en rimes. Le plus jouissif, c’est qu’il se trouva des fans du côté de Rock Riot pour accorder des points à Red Kellin. Depuis sa plateforme, Jeff incitait Penny et la foule à huer sur Deathwish, tandis que Korgan se tapait la cuisse d’hilarité. Jay leva ses pouces à l’intention de sa fille et lui envoya un baiser de manière très ostensible. Quoi qu’elle ferait ou dirait, elle avait le feu vert de papa. Les Holy Suckers s’attendaient à une performance de P-G ce soir-là. Cependant, personne n’avait été préparé à ce que cette carte soit jouée de cette manière ! La surprise gagna en « sensationnel » lorsque Peneloppe pointa son micro vers l’une des caméras connectées aux écrans de Rock Riot puis déclara : — Deathwish, je relève votre défi. 5 Les membres du quintet adverse se dévisagèrent, royalement embêtés, hésitant désormais sur le choix de leurs mots. Que répondre à cette gosse, si ce n’est de retourner dans les jupons de sa mère ? Ce que fit Antero Pomelo. — Oh, si ça peut te rassurer, ma mère ne porte pas de jupons. Elle déteste les jupes et les robes, rétorqua Penny d’un air candide, déclenchant l’hilarité générale. Et puis ça fait cinq ans que je traine plus dans ses pattes. Si c’était toujours ton cas à presque 10 ans, c’est pas mon hobby, tu vois ? De toute façon, maman est d’accord pour que je joue ce soir. Toi, tu sais pas que les vacances d’hiver ont commencé, pas vrai ? déplora-t-elle. Son ton ne masqua aucunement son exaspération. De son point de vue, elle n’avait pas affaire à une flèche. Le public n’en pouvait plus de s’esclaffer. — Pour le Rock’n’Rumble, j’ai la permission de minuit de mon super papa. Alors, Deathwish, on a le cran d’affronter P-G et la Beat’ONE family, ou on a les foies ? Elle avait délibérément employé la même expression que le chanteur Axe, preuve qu’en matière de clash, ce petit brin de fille avait tout d’une vieille commère ! C’était une pipelette patentée. À cet instant, l’on sut que cette déclaration venait d’assurer la victoire des Beat’ONE. N’importe qui trouverait humiliant d’affronter une gamine en duel, même si elle avait une langue bien pendue qu’on aurait souhaité lui faire ravaler. Mais en se rétractant suite au défi qu’il avait lui-même lancé, Deathwish se ridiculiserait. Les mauvaises langues de la presse rock ne manqueraient pas de souligner sa « couardise » face à une enfant relevant le gant qu’il avait jeté. Les titres à sensation se voyaient d’ici : « Deathwish mis à mort par la mascotte des Beat’ONE ». « Deathwish poussé au suicide par P-G, l’adorable fille rock’n’roll de Jet des Beat’ONE ». « Il croyait lancer un duel, le leader de Deathwish s’est retrouvé à court de fuel ». Clairement, Deathwish s’était tiré une balle dans le pied en défiant les Beat’ONE. Avant même d’avoir chanté, il avait été battu par K.O. Quant à leurs fans, ils auraient l’air fin en huant sur une fillette. Nombreux accusèrent les Beat’ONE de tricherie, mais en leur âme et conscience, ils ne purent en apporter la preuve. Aucune règle n’avait été enfreinte. Et avancer qu’ils se cachaient derrière les beaux yeux d’une gamine pour ne pas affronter de vrais mecs, serait sous-entendre que ces mêmes « vrais mecs » n’étaient pas de taille à affronter ladite gamine. Avec un sourire carnassier, Jay relança le beat, ses percussions annonçant le peloton d’exécution. Selon les règles, l’adversaire devait attendre que la première formation qui relançait la musique eût terminé sa performance. La régie coupait le son provenant de la scène en standby, pour permettre au groupe qui chantait de faire son show à l’intention des deux publics, sans interférences intempestives de la partie concurrente. Le timing était donc crucial, et Jay venait de donner la main à sa bande. — Est-ce que vous êtes chauds comme un volcan ce soir ? hurla P-G. (Sa voix fluette renforcée par la batterie paternelle, elle fut naturellement ovationnée par un public vendu à sa cause.) Vous êtes avec moi pour leur mettre le feu aux fesses ? Red remua la tête, autant amusé que consterné. Où était passé son respect envers les aînés ? Mais il était de ces aînés qui ne méritaient point le respect de leurs cadets. Deathwish avait brillé par un manque d’honneur. Pour une fois, ce n’était pas Red qui avait incité Penny à se montrer si effrontée. Elle le tenait de sa mère de toute façon. Au fond, c’était ce qu’il attendait d’elle. La gamine montrait des signes d’une future rockeuse « fouteuse de merde ». Elle avait l’âme d’une Beat’ONE. Nul doute que même les fans « rageurs » de Deathwish allaient s’en amuser. 6 Quelque part, c’était presque un coup bas. Mais on ne le dirait jamais assez, tous les coups étaient permis au Rock’n’Rumble ! Comme modifier les paroles de ses propres chansons, par exemple. No cheating You got to deal with it My CREW is the best. No kidding You see, WE got the beat The Beat’ONE got it hot […] Avec une facilité qui relevait sans doute du congénital, Peneloppe revisita les lyrics de PAPA GOT IT HOT en une version « THE BEAT’ONE GOT IT HOT » très groovy. Sa performance convainquit les Holy Suckers que quoi qu’il arrive, les Beat’ONE avait déjà de la relève. À aucun moment elle ne se laissa submerger par les hurlements de la masse. Si le retour dans son oreillette la déstabilisa, elle le montra à peine. Mais là où elle fut à saluer, c’est d’avoir réussi à suivre Red dans ses délires scéniques sans chanter faux. Et le chanteur ne l’avait pas épargnée. Il l’avait poussée à se lâcher, à se déchainer, et surtout à s’amuser. Elle avait clairement pris son pied, et avait communiqué son enthousiasme toute infantile aux fans. Si bien qu’à la fin de la performance, Red, Jeff, Korgan et Jay furent forcés de tout suspendre pour l’applaudir, imités par le public. Ils étaient unanimes, P-G avait été royale. Elle croulait sous les papouilles de tonton Jeff et de son super papa quand la voix électronique intervint, passant cette fois la main à leur challenger. À en juger par la tête qu’ils firent, ils en avaient carrément oublié l’existence de Deathwish. En fait, quoi que décide le public après ce duel leur importait peu. Ils s’éclataient en famille, et s’était le principal. Certains estimaient qu’ils avaient des comptes à régler avec telle ou telle formation, mais cela n’engageait que ces gens. Eux le prenaient carrément par-dessus la jambe. * Mainstage : Rock Storm L’annonce de la victoire des Beat’ONE sur Deathwish fit à peine grimacer Tony. Il en faudrait plus pour l’effrayer, même si dans son quatuor, ils s’accordaient sur le fait que les membres de Deathwish étaient des pointures dans leur art. Leur défaite n’avait certainement pas été sur le plan musical. À tous les coups, les Beat’ONE avaient sorti une de leurs bottes secrètes ; une espèce d’attrape-nigauds pour amadouer le public adverse. Ils avaient annoncé la couleur depuis la veille : ils prendraient éhontément les fans par les sentiments. À vrai dire, Deathwish partait déjà perdant. Les propos à connotation homophobe de son leader avant le show – et pas que les siens d’ailleurs, toute sa bande étant quasiment réfractaire à la communauté LGBT –, l’avaient desservi. Tony refusait de croire qu’on jugerait NITRΩ sur ces critères. Après tout, leur groupe jouait suffisamment sur le fan-service boy’s love et affichait des couleurs très gay-friendly. Leurs attachés de presse et manager avaient finement œuvré de ce côté-là, à tel point que les médias spéculaient sur la possible relation Ulrich/Sen. Pour être honnête, les concernés eux-mêmes n’étaient pas plus fixés quant à leur orientation. Il se pouvait que Sen, le batteur, soit pansexuel. Mais il ne viendrait pas à l’idée de Tony d’amorcer une conversation sur ce sujet. Si son acolyte choisissait de l’entretenir sur 7 ses relations intimes, il l’écouterait dans la mesure du possible. Mais en réalité, il s’en foutait pas mal. Ce que faisaient les membres de NITRΩ et avec qui ils le faisaient ne l’intéressait pas le moins du monde, tant que cela ne nuisait pas à leur popularité. Or la bourde de Megan avec Red Kellin commençait à avoir un impact négatif sur l’image du groupe. Et voilà qu’AMP© décidait de se servir de cette turbulence pour faire vendre ! Personnellement, il aurait opté pour une autre tactique. Il était plus enclin à garder un profil bas durant quelques semaines, le temps que les choses se tassent. Il ne s’agissait pas de faire l’autruche, mais de se focaliser sur la musique, les tournées, les lives et les émissions de divertissement. Couper une moitié des ponts avec les médias en évitant les conférences de presse, les photo-shootings en plein air, et même les fan-meetings. Mais Axis Music Publishing© ne l’entendait pas de cette oreille. Tony se demandait si Ethan Bosco n’y avait pas mis son grain de sel. Le conflit n’était pas tant envers tout le groupe des Beat’ONE qu’envers son chanteur. Toujours était-il que la maison mère de leur production avait exigé d’eux qu’ils les défient ouvertement lors du Rock’n’Rumble. Parce que ce serait, une fois de plus, vendeur ! Tony ne craignait pas cette bande, loin de là. Mais il savait quand attendre, et quand frapper. Comme dans l’art de la guerre, il fallait déterminer si son opposant était en phase yin ou yang, et réagir en conséquence. Soit en attaquant, soit en gardant ses distances. Les Beat’ONE avaient fait tourner le vent en leur faveur à ce festival. Leur foncer dessus comme un bison buté était stupide. Mais le discours d’AMP©, bien que déguisé, restait explicite. « On vous assure des infrastructures de dingue, il n’y a pas moyen que vous perdiez face à une maison de disque aussi précaire et tâtonnante que Coop-Com Record©. » Le leader de NITRΩ avait la désagréable sensation d’être utilisé comme un couperet. Quelqu’un réglait ses comptes avec les Beat’ONE, ou Red Kellin, ou peu importe, et se servait de son groupe comme d’une arme. Il savait gérer Ethan Bosco, mais AMP© était un requin financier. Ses arguments ne feraient pas le poids contre cet adversaire appartenant au S.H.I.B©, une banque d’investissement dont le grand patron figurait dans le top 10 des fortunes nationales, qui sponsorisait un club de première ligue de soccer, et détenait deux grands canaux de diffusion télévisuels. NITRΩ était en passe de devenir une des pièces du jeu d’échec que jouait cette jeune et riche maison, contre on ne sait quel autre concurrent sur le marché des labels. Pourvu qu’ils n’écopent pas du rôle du pion. Cavalier, tour, fou, restaient toujours un meilleur choix. Pourquoi pas reine ? Or pour être une pièce aussi puissante du jeu d’AMP©, il faudrait le mériter. Et cela passait par battre les Beat’ONE ce soir, comme l’avait insidieusement demandé la maison de prod’. Si on lui avait demandé son avis, Tony aurait souhaité que toutes ces raisons économiques et socio-éthiques ne viennent pas polluer le duel qu’annonçait à présent le MC : — NITRΩ versus the Beat’ONE. Get ready to rumble! * Rock Buster vs Rock Storm Les deux scènes des challengers furent mises en communication. Red dévisagea le leader de NITRΩ, armé de sa guitare et planté devant son micro. Ils pourraient se regarder en chien de faïence durant des heures, mais le public n’était pas là pour ça. Et s’il fallait mettre un terme à leur guéguerre, autant que ce soit les aînés qui aient le premier et le dernier mot. — Dis, Tony, j’avais un message pour toi. — Puisque tu tiens tant à me le dire, vas-y, soupira Tony, blasé. 8 Des deux côtés, le public huait. C’était à qui couvrirait l’autre des pires imprécations. — Nan, les gars, soyons civilisés, tenta d’apaiser Korgan. Cette affaire de battle n’allait pas calmer les esprits, loin de là. En établissant cette règle, Tessa Mommsen ne devait avoir aucune idée de ce qu’elle faisait. Prenait-elle son pied en ce moment ? La garce en elle jubilait à coup sûr ! — Montrez-vous classe, ajouta Jay. Soyez dignes de nous. Jeff pouffa. Qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre ! L’euphorie de l’audience faisait passer les fans pour des drogués ! Il n’empêche que la tactique fonctionna temporairement. Les Holy Suckers firent silence. Le Rock’n’Rumble ne jugeait pas que les artistes. L’épreuve prenait aussi en compte l’attitude des fans. Et il était possible que le comportement fair-play ou sportif d’un public sauve l’image des musiciens. De plus, Red se souvenait d’un commentaire de Lawson qui l’avait marqué. « Vous avez l’art et la manière de gérer votre public. » Dans certains duels, la différence se ferait probablement à ce niveau. À leur capacité à contrôler cette masse qui les adulait le temps d’un live, et honnissait un groupe supposé rival. À leur aptitude à faire délirer des milliers de personnes comme une seule entité. À leur manière de faire adhérer toutes ces individualités à leur unique idéologie. À leur facilité à partager de façon égale avec chacun d’eux, une seule vision des choses. À leur compréhension des mêmes codes. — Mon message concerne cet air blasé dont tu as fait un bushido. Si les Nitro Maniacs puristes le houspillèrent, pour les Holy Suckers ce fut bien envoyé. — Je n’attends pas de toi qui tu me comprennes, rétorqua Tony. Il a été prouvé que si nous dialoguons en apparence, nous ne communiquons pas. On doit venir de planètes différentes. Surenchère des Nitro Maniacs qui plébiscitèrent leur star, contre les « bouh » des Holy Suckers puristes. Red fut à deux doigts de se pincer l’arête du nez. Cette battle s’annonçait plus verbale que musicale. Elle se jouerait à coups de répliques cassantes. Il ne manquait plus que le public se mette à scander « cassé ! » de part et d’autre. C’était du grand n’importe quoi ! Tessa ne l’emporterait pas au paradis. Mais puisqu’il fallait jouer le jeu… — Oh, je te rassure. Ce que je tiens à te « communiquer » sera à ton bas niveau de compréhension. Décidément, Red Kellin avait l’intention de prendre tous ses adversaires de haut. Et ce n’était point son public qui l’en blâmerait. — J’ai fait écouter un de vos singles à un ami. Un amour à qui je donne des cours de guitare électrique. — Abrège ! s’impatienta Tony. Il n’était pas là pour écouter Red papoter. Quand on se battait en duel, même musical, on ne racontait pas sa vie ! Red laissa exprimer toute sa jubilation dans son sourire narquois. Avait-il sortit Tony Le Blasé de sa zone de confort ? La majorité des Holy Suckers n’eut pas besoin de décodeur pour deviner l’identité de « cet amour à qui Red donnait des cours ». Il s’agissait bien évidemment de Rudy Leblanc, et de nombreux Nitro Maniacs seraient hypocrites en niant avoir saisi à qui il faisait allusion. Qui de parfaitement à la page ignorait encore qu’Authentic Caramel-Vanilla était le chouchou de Red Kellin ? Alors, que pensait cette personnalité d’une œuvre de NITRΩ ? — En écoutant LESS AND LESS, il m’a dit à peu près ceci : la chanson est bien, mais je tarde à rentrer dans le délire parce que le chanteur de NITRΩ se donne un genre, en se la 9 jouant un peu blasé. Le genre « j’ai la flemme, mais je le fais quand même parce que c’est vous ». Comme si tu nous accordais une faveur. Mais ce soir fais-moi une faveur, justement. Mets la gomme tout de suite, parce que ton adversaire n’a rien d’un moteur diesel lent. Les cris enthousiasmés de ses fans ponctuèrent ce second point remporté dans cette joute verbale. — En général, se lancer soi-même des fleurs masque pas mal de complexes, glissa Ulrich. Tu es obligé d’affirmer toi-même tes supposées qualités, de peur que les autres en doutent ? — Mais il y a méprise, se désola faussement Red. C’est pas de moi que je parle, chéri. Je ne me mets pas dans le même thésaurus qu’un moteur au fuel. Red Kellin soupe avec les dragons, dîne à la table des dieux. Ce serait trop cruel de ma part de vous prendre de front, quand on sait que vous arrivez à peine à la cheville de Deathwish, et que Deathwish a été ratatiné par notre mascotte. C’est pas sport. Red dut laisser passer la vague de quolibets des Nitro Maniacs, contrebalancée par les rires et les sifflements vénérateurs de ses fans. — Alors pour vous affronter, j’appellerai un Holy Sucker. Le public de Rock Buster entra en délire. Son hystérie fut si violente qu’elle couvrit la surenchère de NITRΩ, qui criait son indignation. C’était de la triche ! Mais encore une fois, rien ne disait que les Beat’ONE enfreignaient les règles. Après tout, avec ou sans son chanteur, la formation continuait de jouer. Et si le challenger ne se sentait pas les couilles d’affronter un fan profane, alors il n’avait pas sa place dans ce marathon. — Est-ce qu’il y a une Gia au nom kilométrique dans le public ? Lorsque Gia parvint enfin à se hisser sur la tarentule steampunk, il fut évident que les Beat’ONE ne considéraient pas NITRΩ comme des adversaires à leur mesure. Ils étaient tout juste bon à affronter une rookie. Une rookie survoltée ! Gia n’arrêtait pas de sauter partout. Elle allait participer à une putain de battle ! Elle confirma que son nom était bel et bien kilométrique en en épelant les 16 caractères. On se souviendrait longtemps de cette anecdote. — Je peux mourir heureuse ! lança-t-elle lorsqu’on lui refila son propre micro. — C’est après ta performance que tu pourras honorer ton rencard avec la Grande Faucheuse, si ça te chante, rappela Jeff, sous les rires du public. Et puisqu’on dit honneur aux dames, on laisse la main à NITRΩ. Une façon de dire que c’était une bande de femmelettes. — C’est petit, Jeffrey, ricana Korgan. — Mais ils ont une dame dans leur bande, se défendit-il. On n’a fait qu’équilibrer la balance. Ce mec était aussi fourbe qu’un renard. Il serait désormais difficile pour NITRΩ de contrer cet argument. Du côté de Rock Storm, un sentiment de colère mêlé de haine s’était abattu telle une tempête, sur scène comme dans le public. Pour le coup, la mainstage portait bien son nom. Les Beat’ONE ridiculisaient et humiliaient leurs adversaires en contournant les règles, et Emy Event© n’y voyait que du feu. Ils devaient être disqualifiés ! Le groupe débuta le duel avec hargne, tandis que Red se mettait en retrait et cachait sa joie. Sans frimer, il savait que sa bande avait l’avantage. On s’éclatait, on s’amusait, on riait à Rock Buster, tandis qu’on grinçait des dents, serrait des poings, et lançait des anathèmes du côté adverse. Or la musique, le show, ne fonctionnait que lorsque l’on partageait des émotions positives, ou à défaut, moins nocives que celles des NITRΩ et leurs suppôts. 10 Gia n’était pas stressée pour un sous. Les Beat’ONE la soupçonnèrent de carburer à quelque substance illicite. Vu la dilatation de ses pupilles, elle n’y était pas allée de main morte. Mais sa manière d’agripper le micro en disait long. Elle l’avait, elle ne le lâcherait plus. Après cette nuit, les chroniqueurs de rock décriraient la performance du groupe NITRΩ comme un tableau assez terne. Non parce qu’il manquait de couleurs. Au contraire, il y avait eu suffisamment de contrastes pour apporter du relief à leur prestation. Le problème viendrait de Gia. Encore inconnue du grand public et de la presse, elle débuterait le premier chapitre de son histoire ce jour-là. Entourée d’une formation que l’on pouvait désormais qualifié de « all-star band », la jeune femme mettrait le groupe adverse à l’amende avec une intensité vocale digne des légendes du rock féminin. Le duel avait tourné court, dès l’instant où elle avait pris possession de la scène. Elle avait fait de Rock Buster son domicile. Elle avait été la patronne. Elle avait tenu l’orchestre. Et à son choix de titre, GUN ON YOUR TEMPLE, elle avait clairement pointé une arme sur la tempe de NITRΩ. Après un bon début de show, l’intensité du jeu de ce dernier donnerait l’impression de s’essouffler, des suites de cette battle. L’ambiance autour de Rock Storm évoquerait ces cieux couverts, alourdissant l’atmosphère comme avant un orage, tandis que Rock Buster s’enflammait littéralement. Au départ, il était évident que NITRΩ gérait. Aussi bien Tony au chant et à la guitare, qu’Ulrich et Sen au clavier et à la batterie. La bassiste Omega parvenait à suivre le rythme, et ne déméritait pas pour un premier live d’une telle envergure. Le show avait été rodé durant les répétitions. Carré, propre. Peut-être un peu trop propre, justement, car c’était là que le bât blessait. Musicalement, ils étaient en place. Mais après la prestation de Gia, la comparaison avait malheureusement pointé le bout de son nez, et il n’y avait pas eu photo. Gia faisait les growls que l’on réservait d’habitude à la gent masculine. Elle passait de la troisième à la huitième octave comme on ferait un parcours de santé. Elle avait du coffre, du tissu vocal, et plus impressionnant encore, parvenait à en faire de la dentelle. Elle avait du blues dans le sang, du rock dans la voix, et la gestuelle d’une puce sauteuse. Le tout concentré dans un petit corps d’un mètre 60. On ne pouvait plus que se rendre à l’évidence. Le phrasé si spécial de mec blasé de Tony, qui passait très bien sur CD, avait un peu de mal à s’épanouir sous les contraintes d’un live donné à deux publics géographiquement séparés. En salle close, NITRΩ aurait respecté son contrat sur scène. Mais le Rock’n’Rumble plaçait la barre un peu au-dessus, pour cette formation. Oh, pas de beaucoup. Ç’aurait presque été insignifiant si seulement Gia n’avait pas explosé le beat ! À côté, on aurait presque pu croire que son adversaire souffrait d’un manque de pratique en live, alors que c’était elle la rookie. La jeune femme était simplement faite de cette étoffe de pur talent. Charmés par sa performance, les Beat’ONE avaient obtenu du public qu’il lui accorde un second titre. Elle avait pris tout le monde par les sentiments en interprétant une version bien à elle de MODERN ROCKER, titre mythique des Dius Core. Il ne faisait aucun doute, elle incarnait cette idéologie du rock moderne que John Cerni avait si bien retranscrite à travers ses lyrics. So you wanna rock a stadium? No need to be Mr. Attractive You’ve got to be radioactive 11 Babe, act like a piece of radium […] Elle avait été radioactive. Ce fut donc avec un peu de recul que certains assistèrent à la suite du spectacle de Rock Storm, titillés par l’horripilant doute que c’était plus fun du côté de Rock Buster. D’autres ne se gênèrent pas d’aller vérifier par eux-mêmes. Quel était l’intérêt de finir sa soirée aigri, alors qu’on faisait les fous pas très loin ? Au final, ce fut un dénouement tristounet pour un événement que les Nitro Maniacs puristes avaient attendu sur le pied de guerre. Ils avaient été persuadés que NITRΩ clouerait définitivement le bec à Red Kellin. Mais seule l’idée de la battle avait été palpitante. La réalité avait été frustrante, pour ne pas dire décevante. * Mainstage : Rock Buster Chez les Beat’ONE, c’était « delirium must go on » ! Le temps que la régie comptabilise les déplacements des spectateurs et annonce l’issue de la battle, Jay en profita pour caser son discours. — Faites-la kiffer. Une ovation à Gia, mesdames et messieurs ! Il lui leva le bras en signe de victoire, tandis qu’une salve d’applaudissements faisait bourdonner la place. Elle l’avait amplement mérité. — Vous avez adoré sa prestation ? reprit-il de manière rhétorique. Eh bien, vous allez la revoir, parce que Gia vient de réussir son audition. — Tu signes avec Coop-Com Record© demain, Amazone, sourit Red. Pour ne pas déroger à son tempérament, Gia souhaita mourir, tant elle était heureuse. — Comme je disais, attends d’abord de parapher « lu et approuvé » au bas de ton contrat, avant d’aller batifoler avec la Mort. Ta vie privée avec la Grand Faucheuse ne nous regarde pas ! — Jeffrey Scott, ce comique, conclut Korgan, sarcastique. À en juger par le retour hilare du public, ils passaient un très bon moment. Et le but était de le faire durer jusqu’au bouquet final. À ce stade, les Beat’ONE avaient réussi à faire comprendre à leurs fans qu’au fond, le Rock’n’Rumble n’était qu’un prétexte. S’ils perdaient ce marathon de popularité, les Holy Suckers n’en vivraient pas moins leur meilleure RockFeast en douze ans. La formation reprit les rênes, une fois que le MC eut rapporté sans surprise la nouvelle de sa victoire sur NITRΩ. Durant la demi-heure qui suivit, elle délivra un show grandiloquent, à grands renforts de fumigènes, de flammes, et de jeu laser. Le spectacle mêlait musique électronique et effets pyrotechniques, mettant en valeur les plateformes par des lumières projetées sur les pieds de la tarentule métallique. L’effet stroboscopique n’en sublima que plus les prestations de NINE DESOLATIONS OF A DOOMED, MIDNIGHT SECRETARY, LA TUA CANTANTE et UT, FA, SOL : DEVILISH SYMPHONY, servies par une instrumentation symphonique puissante et au poil. Les ingés-son avaient fait du bon boulot. Les Beat’ONE, se démarquant peu à peu avec les atouts de leur scène étrange, étaient en passe de convaincre le grand public de leur nouveau concept de livebuster, quand vint l’heure de leur troisième battle. Cette fois, ils décidèrent du challenger à affronter. Ayant cette propension à faire les choses en grand, ils s’attaquèrent à l’un des favoris. Celui que les pronostics encensaient pour avoir fait le plus d’entrées lors des deux derniers impacts du festival : Naytray. Bien qu’il ait 12 conclu un essai marqué il y a deux ans, d’aucuns disaient qu’ils devaient cet avantage à l’absence des Mad Babiz l’an passé. Les Beat’ONE allaient éprouver cette théorie. * Mainstage : Rock Xtrem C’est le cœur déchiré que Timothy quittait la scène de son groupe préféré. Il ne pensait pas se sentir si Holy Sucker dans l’âme. À la base, il s’était laissé porter par l’engouement, pour ne pas dire l’ultra-fanatisme, de Rudy. Son premier amour rock’n’roll de sa génération, si l’on puit dire, était sans conteste Naytray. Et ne voilà-t-il pas qu’il lui faisait cocu ! En même temps, les Beat’ONE servaient l’une de leurs plus belles performances. Les captures d’images de Rock Buster étaient de plus en plus alléchantes. Ils assumaient un nouveau concept qui faisait lentement mais sûrement chavirer les cœurs du public des autres mainstages. La rumeur circulait, ainsi que les échos des naufragés des scènes qu’avaient fait couler les Beat’ONE. Pour autant, on ne s’ennuyait pas du côté de Naytray. Et c’était une litote. Timothy et Mir avaient été aux anges. Le métis asiatique avait résilié son abonnement de « ruminant coincé du cul », pour le plus grand plaisir du métis afro. Mir s’était lâché. Comme la majorité des spectateurs, tous deux étaient torse nu, ayant contracté la manie de Nigell a toujours finir à demie à poil lors de ses shows. Arborant des peintures de guerre sur le visage, le quintet était entré en scène sous les applaudissements rythmés des fans, calés sur le tempo de leur titre VALETUDINARIAN. Ils avaient tout de suite enchaîné avec KING OF THE DAMNED, qui avait littéralement déchaîné la foule. Les guitaristes jumeaux et le bassiste travesti avaient insufflé un élan d’énergie en habitant toute la scène. Ils étaient inépuisables, inarrêtables, comme dopés aux amphétamines. Leur Stoner-metal était groovy. Le public dansait réellement, ne se contentant pas de pogoter ou de se trémousser de manière désarticulée. CHAINS fut suivi de SPARE A DIM, et en l’espace de quelques minutes, tout le monde était en nage, aussi bien sur scène que dans la fosse. La soirée s’annonçait belle avec Naytray. Elle prit une autre tournure, celle de la véritable compétition, quand leur première battle contre Иeologism fut remportée haut la main. BENEATH CHAOS était un morceau contre lequel peu se relevaient. La chanson avait été popularisée par le sixième opus du jeu vidéo The mastermind beneath chaos, dont elle constituait le thème. L’audience de Rock Valley s’était autant amusé dessus que celle de Rock Xtrem qui en avait siphonné une portion. Mélangeant des titres de leur premier album EDENIA avec ceux du dernier en date, leur prestation enchantait les fans dont le nombre allait toujours grossissant, après l’avoir emporté sur le groupe Misty Rain au second duel. Après 11 chansons, un troisième défi leur était parvenu. Un défi qui avait fait frissonner plus d’un, car à mesure que le festival battait son plein, une vérité s’imposait. Les Beat’ONE avaient rejoint le peloton de tête. Et si l’on n’arrêtait pas leur progression, il se pouvait carrément qu’ils finissent en pole position… Tel était ce qui avait décidé Timothy et Mir de jeter un œil à Rock Buster. Avec un peu de chance, peut-être tomberaient-ils sur leurs amis. Ils avaient donc quitté un amoureux pour un autre amant. En parlant d’amour, Mir avait été particulièrement démonstratif cette soirée. Il n’avait pas hésité à quémander des marques d’affections, jusqu’à voler des baisers à Timothy. Bien que ça ne le déplaise pas, le mannequin était complètement perdu. L’autre ne l’avait pas habitué à un tel comportement. 13 En revanche, le méchant tacle dont il avait « gratifié » le connard qui les avait traités de « sales pédés » avait été apprécié. Et pas seulement de Timothy… C’était plus « Mir ». C’était rassurant. C’est main dans la main qu’ils coururent jusqu’à Rock Buster, portés par une foule qui espérait arriver sur le nouveau champ de bataille avant qu’elle ne soit engagée. * Rock Buster vs Rock Xtrem — Alors Jay, comme ça votre petit me défie ? Il a les dents longues. — Je vais t’en foutre du petit, Nigell ! grogna Red. — Tu vois cette scène où le petit-frère tente vainement de reprendre la balle que le grand-frère tient au-dessus de sa tête ? rétorqua Nigell, railleur. C’est ce qui va se passer dans quelques minutes. — T’as oublié de préciser la distribution du casting de ta scène, Nigell, intervint Jeff. Je viens d’avoir la production, le rôle de celui qui tient la balle a été attribué aux Beat’ONE. Il fut plébiscité par Rock Buster quand Rock Xtrem le couvrit de « bouh ! ». — Mais le fair-play est notre philosophie, alors la fameuse baballe est dans votre camp, dit Korgan. On vous laisse commencer. — Ah non ! protesta Terry. C’est vous qui avez sorti le lion de sa tanière. Et y’a intérêt à ce que ce soit pour une bonne raison. Sinon, va falloir trouver une parade pour éviter qu’il vous morde. Alors on vous écoute. — Bien envoyé, concéda Red. (Il grimaça suite à l’effet Larsen du micro, puis reprit :) Holy Suckers, est-ce que ça vous dit qu’on éblouisse le lion ? L’assentiment assourdissant de ses fans lui donna le feu vert. — Vous vous souvenez qu’on vous a fait ranger vos portables au début du show ? Pour cette battle, la restriction est levée. Mais ce sera à un signal précis. À chaque fois que j’entamerai le refrain, et uniquement durant le refrain, vous lancerez tous en même temps l’application « torche » de votre smartphone. — J’en déduis que vos projecteurs sont HS, si vous en êtes réduits à vous rabattre sur les torches de vos fans, railla Ran. On vous a refilé du matos défectueux ? — Il dit ça parce qu’il est dégouté, renchérit Red. Il sait que ça va être super génial, du coup il flippe. Music, Maestro ! WEREWOLVES débuta ce duel qui laisserait quasiment la régie sur le cul. Tout staff confondu : que ce soit celui de Coop-Com Record©, de Sound D© qui gérait Naytray, ou d’Emy Event© qui avait un vaste aperçu du festival depuis le bunker de contrôle. Le rendu de milliers de smartphones s’allumant puis s’éteignant en rythme avec la voix de Red, était à couper le souffle. Naytray regretta certainement d’avoir laissé la main à l’adversaire. Après un tel show, la comparaison fit mal. L’imprévisibilité de leurs challengers fut sans conteste ce qui créa la différence. Vu les réactions des deux publics lors de la prestation des Beat’ONE, l’on craignait à présent que la déception guette certains fans du côté de Rock Xtrem, même si nombreux furent satisfaits de leurs stars favorites. À l’annonce des résultats, le public de Naytray déplora que le duel ait été si court. Les fans restaient persuadés que leur groupe tenait la dragée haute aux Beat’ONE. Seulement, voilà belle lurette que les Holy Suckers étaient convaincus de la suprématie de leurs idoles. Ce que la victoire des Beat’ONE ne fit que confirmer. * Mainstage : Rock Buster 14 Une information vint modifier l’ambiance, et donner un autre souffle au Rock’n’Rumble. Durant dix minutes, furent affichées les statistiques de mi-parcours. Il se révéla que Mad Babiz était en tête, suivi de près par Naytray malgré sa battle perdue, talonné par les Beat’ONE quasiment à égalité avec Иeologism. KlaiM défendait dans un mouchoir de poche sa cinquième position contre Misty Rain, mais un grand écart les séparait du quatuor de tête. Les chiffres n’étaient cependant pas figés. Les statistiques fluctuaient en continue, preuve qu’il n’y avait pas de cassure dans le rythme des transferts de fans. Certaines grimpaient de manière constante. D’autre décroissaient de façon déprimante. Il y en avait qui semblait ne pas varier, car les pertes étaient bizarrement compensées par de nouveaux arrivages. Désormais, il fallait s’attendre à ce que le quatuor en tête soit assailli de défis, puisque leurs scènes constituaient un réservoir de spectateurs. Pour éventuellement se débarrasser de Иeologism qui leur collait aux basques, les Beat’ONE sortirent une autre arme de leur chapeau. On commençait à se demander ce qu’ils feraient lorsqu’ils seraient à court de munitions. Mais tous ces rebondissements tenaient le public en haleine, dans l’expectative d’une nouvelle intrigue. D’une nouvelle pirouette. Que réservaient-ils pour la suite ? Pour l’heure, ils allaient se changer en jukebox. — C’est le moment de passer commande de vos titres de rock préférés sur notre page ownet©, annonça Red. Peu importe qu’elles soient de nous ou d’un autre groupe. La régie va nous refiler les pourcentages d’ici quelques minutes, et on vous jouera les trois en tête de votes. Pour les fans, ce fut Noël à la St Valentin. Jeff glissa avec fourberie : — Prévenez vos copains. S’ils veulent écouter un cover des Beat’ONE d’une chanson en particulier, qu’ils votent nombreux et ramènent leur fraise. Même si c’est que pour cinq minutes, le temps de kiffer la chanson, de kiffer leur vie, de kiffer sa race, et de retourner s’ennuyer d’où ils viennent. Korgan remua la tête. Tant de perfidie… Dire qu’il était le premier à râler quand d’autres groupes racolaient leurs fans. Le guitariste se souvenait encore du petit contentieux qui les avait opposés à KlaiM, à leurs débuts. Jeff avait moyennement pris le fait que ce jeune groupe se serve de la notoriété des Beat’ONE pour se constituer un fanbase. Et aujourd’hui, il se tapait leur guitariste. Fourbe un jour, fourbe toujours ! Naturellement, après avoir « kiffé leur vie », comme disait Jeff, très peu auraient la motivation de se manger des centaines de mètres de trajet retour. Le temps que le dispositif « human jukebox » soit mis en place, TO ALL FALLEN HEROES… et KILL THIS SONG furent exécutées dans une ambiance tribale aux relents épiques, grâce aux cris sauvages orchestrés et préenregistrés. Une fois les votes comptabilisés par le staff de Coop-Com Record© préposé aux réseaux sociaux, le groupe démontra qu’il avait plusieurs cordes à son arc. Ce fut à cette occasion que l’on put constater qu’ils étaient autant à l’aise sur du garage rock que du folk rock, au même titre que du grunge. Les fans apprécièrent une sympathique reprise de SILENT SCREAM de Mad Babiz, une version unique de PUPPET IN WITCHY GLITTER NAILS de Tisbon, et un cover très enjoué de WELCOME BACK de Gengis. Durant toute la durée de cette dernière, Red se remémora les retrouvailles entre Rudy et ses amis, alors qu’un groupe de mariachi la performait devant la demeure de Yakim. Il l’ignorait encore, mais cette opération venait d’éjecter son groupe de sa troisième position, suite à l’afflux de nouveaux adeptes. 15 De retour à leur propre set, Red exigea sa guitare pour la prochaine piste. Un roadie la lui apporta, et il ne se gêna pas de le reluquer. — ‘Tain, ils en font des pas mal de nos jours. Le public de pervers lui donna raison. Le jeune homme était grand, la chevelure longue et blonde, un peu gauche dans son T-shirt informe, mais portait un jean stretch sombre qui mettait ses jambes en valeur. Il était surtout mort de peur, ce qui le rendait très malléable pour la vanne. — Attends deux secondes, le retint Red. Pars pas sans dire bonsoir à tout le monde. Livide, Sven se tourna vers la foule qui le salua en chœur. Le chanteur se demanda s’il n’allait pas lui faire un AVC. — T’as au moins une pièce d’identité sur toi ? Parce que si tu te retrouves aux urgences à cette heure, ça va être galère de gérer la paperasse. Tu vas pas nous faire une crise cardiaque, hein ? Allez, sois fort. Ils t’adorent. Fais-leur un coucou. Bêtement, Sven leva main et fit un coucou. — Qu’il est mignon ! dit Jeff, sarcastique. Il se retenait difficilement de rouler des iris. Ce que ce dadais pouvait être pataud ! Alors qu’il avait tout pour plaire ; il lui suffisait de s’assumer juste au tiers. La foule s’esclaffa. Red étudia le garçon. Ce n’était clairement pas gagné. Gia était un véritable cadeau ; celui-ci une grenade dégoupillée. À tout moment, il pouvait leur péter à la figure ! — Assieds-toi. Viens là, l’invita-t-il en tapotant le cageot métallique sur lequel il s’était lui-même assis. Sven l’y rejoignit. Red lui demanda de se détendre, il n’allait pas le manger. Peut-être lors de son prochain quatre heures, mais pas ce soir. Ce soir, il faisait l’amour au public. Inutile de dire que ce ne fut pas rassurant pour un sous. Le jeune homme était aussi pétrifié que les fans étaient euphoriques. — C’est quoi ton nom, déjà ? Je le retiens jamais en entier. — Parce que t’as une mémoire de rat, balança Jeff. — Il est nouveau dans le staff, se justifia Red auprès du public qui se moquait. Apportez-lui un micro, exigea-t-il quand Sven marmonna son prénom. — Sven Krauz, répéta ce dernier de manière plus audible, d’une voix tremblante. Et il n’y avait pas que sa voix qui tremblait. Les écrans géants exposaient son stress avec une froide cruauté. Il y eut des sifflements d’encouragement. Un bourdonnement de spéculations s’éleva de la foule. À quelle sauce allait-on le manger, celui-là ? Une chose était certaine, la présence de cet inconnu sur scène régalait le public. Bon nombre de Holy Suckers en furent jaloux. — C’est moi qui te fais flipper ou c’est eux ? demanda Red en désignant le public. — Euh… un peu les deux. — T’es au courant que même s’ils ressemblent à des zombies, ils ne mordent pas, hein ? tenta de le dérider Korgan. Au pire des cas, c’est pas contagieux. Ça n’eut pas l’air de le décrisper mais ç’eut le mérite de détendre encore plus l’ambiance. Le guitariste lança un regard inquiet à leur leader ; un regard « on fait quoi, on annule ? ». — Hé, Sven, t’es sûr d’être un Holy Sucker ? demanda Jay. Sven fit oui de la tête en dévisageant le batteur d’un air méfiant. — Prouve-le. C’est quoi la devise d’un Holy Sucker ? Personne ne souffle. Et elle est facile, même ma fille la connait. 16 Le public n’arrêtait pas de siffler, trouvant la situation de plus en plus comique. Mais ce n’était pas le cas de Red. Il avait certes le cœur à rire, mais d’un rire jaune. Il regarda dans les yeux le jeune paumé en qui il avait voulu croire. Dans les iris couleur ambre, Sven ne lut qu’un seul message : « it’s now or never ». Il déglutit, porta son micro à ses lèvres et répondit : — A great Sucker never gives a fuck. — Bien, souffla Red en se tenant la poitrine, comme soulagé. J’ai cru qu’il n’allait jamais nous la sortir. Faut pas être constipé comme ça sur scène, mon vieux ! C’est pas bon pour la santé. Pète un coup. Tu me stresses, là. J’ai cru vieillir de trois ans ! Je ne compte pas mourir à 27 ans, mais je suis pas pressé d’avoir 30 piges, mec. Il reçut des rires moqueurs au même titre que de la compassion. Mais le plus gratifiant fut l’ébauche de sourire qu’il parvint à arracher à Sven. — Je vais te poser une question étrange. Si tu devais chanter en duo avec moi, là, maintenant, tu choisirais quel titre ? L’auditoire s’enflamma. Pour tous ces followers, il ne faisait aucun doute que ce blond dégingandé était un foutu veinard ! Le regard de Sven s’agrandit, catastrophé. Il y avait un sacré changement de plan. Ce n’était pas prévu qu’il chante en duo. Il devait gérer sa prestation seul, comme un grand. Mais le groupe avait compris qu’il n’y parviendrait pas cette nuit-là, écrasé par l’envergure du show, impressionné par l’ampleur de l’évènement, et surtout perdu face à la grandeur du talent des hommes qui se tenaient sur cette plateforme. Son oncle allait le descendre. Il était en train de cracher sur la chance unique que lui donnait la vie. Combien pouvaient y prétendre ? Il avait été tiré d’un quartier populaire de Prague, arraché à une vie pitoyable de dealer en herbe, pour se retrouver à des milliers de kilomètres sur une grande scène de rock, aux côtés d’une grande star du rock. Et il perdait ses moyens. Pathétique ! D’aucuns diraient que c’était excusable. Mais lui savait qu’il ne se le pardonnerait jamais. De plus, tous ces gens le houspilleraient. Ces dizaines de milliers de bouches lui cracheraient dessus. Surtout après qu’une gamine de moins de 10 ans se soit illustrée sur cette plateforme telle une patronne ! Il avait assez bien répété WHAT YOU’VE GOT. Il avait suivi son enregistrement studio à Darney, et connaissait sa mélodie par cœur, pour avoir vu et entendu son oncle la composer et longuement travailler dessus. Mais s’il devait chanter en duo avec Red Kellin, ce n’était pas ce titre qu’il choisirait. Sven réduisit ses tremblements en serrant plus fermement son micro dans sa main. Ce petit objet était son sésame vers un lendemain meilleur. Son futur outil de travail, s’il se donnait la possibilité de décrocher ce job. Quoi qu’il arrive, il devait réussir cette audition. Ou du moins, tout donner dans l’espoir d’y parvenir. — MACULA, version acoustique. Cette fois, sa voix n’eut aucun trémolo dû au trac, bien que cette satanée entité paralysante soit toujours là. Red ne cilla même pas face à cet imprévu. Bien au contraire, il lui sourit. — MACULA, hein ? répéta-t-il d’une voix empreinte de douceur pourtant légèrement fêlée par la douleur. Oui, la version acoustique est un très bon choix. Il déposa son micro sur le côté, alla troquer Mademoiselle Red contre une guitare à caisse creuse, et revint près de Sven. Il ferma les yeux durant trois secondes, temps qu’il lui fallut pour se recentrer, puis plaça un accord. 17 Il avait commencé une ébauche de cette chanson avant le décès de son père. Mais c’était la mort de ce dernier qui lui avait apporté le déclic pour la réécrire et lui trouver un titre. Au début, quand il la chantait, elle lui évoquait le sang qui maculait l’intérieur de la carcasse de la Porsche de rallye d’Andrew. Aujourd’hui, un autre allait la chanter pour lui. Et peu importe l’interprétation qu’en ferait Sven, si elle sonnait vraie, il l’adopterait. C’était assez de nourrir le souvenir macabre de l’incident qui avait provoqué le trépas de son père. L’artiste en herbe à ses côtés n’avait pas le même vécu que lui. Mais Sven avait ses expériences personnelles – celles qui l’avaient amené à faire ce choix de titre ; ce changement de dernière minute en tout état de conscience, puisqu’on ne pouvait dire qu’il ignorait les enjeux. Il était bel et bien assis là en connaissance de cause. Les notes coulèrent de sa guitare. Fluides, limpides, justes, vraies. Presque d’instinct, Sven sut quand ouvrir la bouche. Lorsqu’il réalisa que Red s’était débarrassé de son micro, qu’il ne pourrait pas le récupérer sans tuer la musique de son instrument, il sut que la chanson serait son fardeau. Il la porterait seul – comme prévu –, et n’allait pas se foirer. Parce qu’à cet instant, il chantait pour Red Kellin. Et pour tout l’or du monde, il ne ruinerait pas ce moment magique. You’re running out of time It’s too late The blood is running out Woo woo You’re running to catch the time It’s too late Your voice can’t come out . MACULA! I thought that blood could drown my torment Tell me why you’re spilling yours MACULA! I thought together we could enjoy the moment Tell me why I’m left outta the door MACULA! . It’s your precious life that runs in my veins The damned fate we have in common Let me taste these sweet memories again In the bitterness of our sharing genes . But you’re running out of time And it’s too late The blood is running out Woo woo Yet you’re running to catch the time Now it’s too late Your voice can’t come out . MACULA! It wasn’t enough, you’ve gone too early 18 Then what am I supposed to do? MACULA! I can’t waste a minute, I can’t give in With hands soiled by your blood MACULA! . Now you leave me with that burden To bear my future without your presence No wonder my heart has been broken It’s not something you could mend . I’m running out of time It’s too late Your blood is running out Woo woo I’m running to catch the time It’s too late My voice can’t come out . You’re running out of time (Out of time) Your voice can’t come out Woo woo I’m running to catch the time (To catch the time) But my voice can’t come out MACULA! . Le public n’en revenait pas. Que Red accorde une telle chance à un roadie, de plus, lors d’un live de cette importance, était surréaliste. L’on commença à se demander ce qui se tramait. Surtout que le morceau avait été subtilement chanté, sur le fil de l’émotion, en parfait équilibre entre intimité et partage. La voix du jeune homme ne ferait peut-être pas l’unanimité, mais le moment avait été intense. De quoi refiler la chair de poule. Ce n’était pas donné à tout le monde de chanter vrai, sans fioriture, seulement accompagné d’une guitare acoustique. Souvent, la bande instrumentale masquait les imperfections de la voix. Mais cette fois, on les avait entendues. Et au lieu d’être une faiblesse, elles avaient été une force. Elles avaient donné à cette voix à l’accent slave un charme unique, fragile, et qu’on avait envie de préserver. Nombreux anticipaient à présent la suite, le moment où les Beat’ONE leur annonceraient que le fameux Sven Krauz venait de réussir son audition. — Pour ceux qui sont longs à la détente, je confirme, nous faisons bel et bien des auditions lors du Rock’n’Rumble, annonça Jay. Limite s’ils ne se foutaient pas des résultats finaux du marathon. On aurait presque pu croire qu’ils avaient leur propre programme, et que le Rock’n’Rumble n’était qu’un parasite venu se greffer dessus. Leur désinvolture relevait de l’art. — Certains diront qu’on prend cette compète par-dessus la jambe, ajouta le batteur. Et on leur répondra : non, sans blague ! 19 Korgan demanda au public de lui rappeler la devise des Holy Suckers. Comme elle le stipulait si bien, ils n’en avaient rien à cirer ! Il n’empêche qu’en dépit de leurs paroles et de leurs actes, tout était fait pour dégouter ceux qui n’avaient pas mis les pieds à Rock Buster. — Qui sait si vous ne passez pas à côté de votre chance en étant au « mauvais » endroit ? lâcha Jeff, l’air de rien. Mais c’est vous qui décidez, reprit-il avec sérieux. Si vous voulez qu’il signe avec Coop-Com Record©, allumez vos portables. Le cœur de Sven eut un raté. Il n’allait même pas être jugé par les Beat’ONE mais par son public. Jusqu’au bout, ces musiciens – et particulièrement Jeff – l’auraient mis à l’épreuve. Il se souvenait encore du bassiste lui ordonnant de faire le guet dans le froid de Noël, tandis que le chanteur s’envoyait en l’air dans un préfabriqué avec son homme, quelques heures avant que le fils de ce dernier ne se fasse enlever. Il en avait vécu des choses, avec les Beat’ONE ! Et il n’avait pas fini d’en vivre, réalisa-til lorsqu’il dû protéger ses yeux d’une agression oculaire. Il se dit que ses larmes étaient une réaction réflexe pour protéger sa cornée. Ça n’avait rien à voir avec l’émotion qui le submergeait à cet instant, alors que des milliers de petits points blancs scintillaient dans la masse sombre et grouillante, quelques mètres plus bas, à ses pieds. — Maintenant tu sais ce qu’il te reste à faire, dit Korgan. La graine de talent, tu l’as. Fais-la germer. Ne les déçois pas. Ne nous déçois pas. Faute de mots, et ne se faisant pas confiance pour aligner une phrase intelligible en anglais, Sven fit une courbette. Il se sauva de scène, peu désireux d’étaler au grand jour son émotivité. Dans sa fuite, il se prit les pieds dans un câble et se vautra comme un con. Il se releva à toute vitesse, refit une courbette, et disparut. On rit beaucoup, énormément, mais ce ne fut pas méchant. Bien entendu… — Ç’aura été une sortie pour le moins fracassante, commenta Red. Il se racla la gorge tout en réfléchissant sur le choix de passage du prochain candidat. Il s’agissait de la jouer stratège sur ce coup-là. Il savait que Lou-Ahn avait aussi une mauvaise gestion du stress. L’appeler maintenant serait contreproductif. Il allait jouer sur son ego en lui faisant clôturer les auditions. Elle ne supporterait pas de faire moins bien que Memphis. Leurs répétions avaient été édifiantes. Plus il y pensait, plus il se disait qu’il se servirait bien de l’un pour tirer l’autre vers le haut. Ils se stimuleraient mutuellement, dans l’adversité, mais dans la même équipe. Il ferait d’eux un duo. Un duo explosif. Ça promettait des étincelles. À condition que le public valide leur prestation. — J’appelle le candidat Memphis Langley à la barre. — Sur scène, tu veux dire, rectifia Jeff. — Je ne vois pas de différence. Dans tous les cas, il passe devant un jury. — Si tu le dis. — C’est moi ou il me cherche depuis tout à l’heure ? — Pas de ma faute si y’a pas la lumière à tous tes étages. Red le toisa. Il ne tomberait pas dans le panneau. Jeff avait eu Korgan en l’obligeant à casser une guitare. Le pauvre ne s’était pas encore décidé sur la victime de son prochain meurtre. Une chose était certaine : ce ne serait pas Lancell, sa Stratocaster Fender blanche, sa préférée, ni sa Dark Gibson EDS à double manche au design exotique. Il y tenait beaucoup trop. Jeff cherchait sa petite bête, mais Red savait qu’il ne la trouverait pas. Pas après le coup fourré que lui avait fait Dean avec sa fausse non-demande en mariage ! Il avait épuisé son forfait « pigeon ». 20 — Comment on sait que c’est Memphis Langley qui montera sur scène, et non un imposteur ? demanda Jeff, pour lui faire les pieds. C’est vrai, quoi. Il fait peut-être partie des hommes de peu de foi qui ont quitté Rock Buster pour une autre scène. — T’inquiète. J’ai un moyen de m’en assurer. Lorsque Memphis débarqua, sans T-shirt, en nage, et sans doute désinhibé par on ne savait quelle substance – on opta pour du Fresh Tonic© pour préserver son innocence –, il fut mis à l’épreuve. Red lui demanda d’identifier la personne avec qui il s’était photographié dans l’avion, sur son vol Saunes-Nior. — Hé, mais c’est Rina, ma frangine ! s’étonna-t-il en se penchant de plus belle sur le smartphone du chanteur. Pour faire participer le public, ce dernier avait refilé une copie du fichier au staff, qui le projeta sur écrans géants. — Comment elle a trop une tête de con ! se moqua le frère. — C’est de famille, si ça peut te rassurer, avança Jeff. Décidément, il était en forme question vanne. Effectivement, les Langley avaient des têtes à claques. Red relata succinctement les circonstances l’ayant amené à croiser la route de Rina. Pour la défense de la jeune femme, il l’avait incluse dans son selfie par surprise, d’où la tête d’ahurie. — Elle m’a dit que t’es plutôt doué, mais qu’il te manque le « truc ». Cette chose qui fera qu’elle croira à fond à ta musique. (Memphis se rembrunit.) Et si tu prouvais à ta sœur ce soir, qu’elle se trompe ? Si tu lui disais, en une chanson, qu’elle peut d’ores et déjà croire en toi, en ta musicalité, parce que t’as les capacités de décrocher un contrat avec le label des Beat’ONE ? Donne aux Holy Suckers la preuve qu’eux peuvent croire en Memphis. Le regard du jeune homme capta la lumière et brilla d’un éclat étrange. Red se retint de sourire. Il avait eu les bons mots. Le garçon tremblait d’excitation, d’anticipation. Il prenait le défi à titre personnel, et c’était juste la bonne attitude. La manière dont il se saisit du pied de micro en dit long. Il venait d’investir la scène, sans avoir la moindre idée d’où il mettait les pieds. Mais il était là, bien là, et comptait le faire savoir à tout le public, à tout Nior, à tout le pays. Au monde entier, s’il le fallait ! — Je dis toujours que c’est pas d’abord aux autres de croire en ce que t’as, déclara-t-il. Il faut que tu croies encore plus ce que tu crois. Et quand tu commences à vraiment croire ce que tu crois, y’a personne au monde qui peut te bouger de cette position ! Silence dans le public. Le mec avait frappé fort, au point de faire perdre leur latin à plusieurs milliers de Holy Suckers en une seule réplique. — Eh bien, j’espère que tu y crois avec plus de droiture que ne l’est ta sémantique, renchérit Jeff. Je n’ai jamais vu quelqu’un parler de manière aussi bancale. Après Red. L’hilarité gagna l’audience, sous les protestations de Red : — Hey, je m’exprime très bien ! — Tu parles le Red Kellin, dans ce cas, concéda Jeff. Un dialecte dont les arcanes m’échappent. Excuse-moi si je n’en maîtrise pas les bases. Pour la paix dans le monde, on conclura que celui-ci parle le Memphis, fit-il en désignant le concerné du menton. Et procurez-vous un décodeur, d’ici à ce qu’il réussisse son audition. Il se peut qu’un coaching façon Coop-Com Record© l’attende à Saunes. Mais pour que ce soit possible, montre-nous donc ce que t’as dans les tripes ! Memphis sourit. Avec une aisance qui relevait presque du naturel, il demanda à Jay d’envoyer la sauce. Il avait le trac, ça se voyait. Mais il n’y avait pas d’autre endroit au monde où il aimerait être. 21 Il se pouvait que faire vivre un rêve soit vocation pour les Beat’ONE. Ils venaient de donner à un jeune homme la possibilité de toucher le sien du bout des doigts. À ce dernier de s’en saisir, de s’en emparer, d’aller l’arracher. Et vu la façon dont il tenait son micro, il ne faisait aucun doute qu’il élirait domicile sur scène. La scène deviendrait le terrain de jeu de Memphis Langley. Le gamin leur offrit cette nuit-là une version très habitée de PROMETHEUS. Le petit avait chaussé des bottes de géants, et il s’avérait qu’elles lui allaient comme un gant. Il avait déchainé le public. C’était certain qu’il allait leur attirer du monde. Peut-être pas ce jour-là, mais à l’avenir. There you go again Enduring the pain Crying would be vain It won’t wash away your sins . You think No one can deliver The one with the liver Feeding the hungry eagle You sink But you’re not a believer Who pray and quiver To a god to end this struggle . [Eaten Your hope has been eaten Broken All your dreams are broken Fallen They said you have fallen Yet, better keep on failing You know, than never trying] . Then you’ll go again Enduring that pain Crying will be vain So break the chains . With the devil to pay You learn life is a battle Where agony knows no ending In this incessant replay You’re stuck in the middle With the desire to put an ending But fighting is your atonement For dreaming as high as mountains . [Eaten Your hope has been eaten 22 Broken All your dreams are broken Fallen They said you have fallen Yet, better keep on failing You know, than never trying] . Your back trapped against the ropes You may come to think there’s no hope Despite your past defeats Don’t you lose prospect Still bet on your win Like Prometheus On that mountain Keep up the Fight Till you wreck the chains . [Eaten Your hope has been eaten Broken All your dreams are broken Fallen They said you have fallen Yet, better keep on failing You know, than never trying] Les Beat’ONE avaient mis la main sur une perle. Il s’avérait que Memphis était le type d’artiste qui se révélait et donnait tout ce qu’il avait une fois sur scène. Sa performance n’avait absolument rien eu à voir avec celle un peu lisse de ses répétitions. Il avait une voix naturellement fêlée. Une cassure qui ne s’entendait pas lorsqu’il parlait, mais qui ressortait sur la majorité de ses notes ténues. Gia avait une voie impressionnante, Sven, une voix touchante, Memphis se payait une voix « imprégnante ». Celle qui ne s’oubliait pas. Qu’allait leur réserver Lou-Ahn ? Ils eurent leur réponse dans la foulée. Lorsqu’elle monta sur scène, toute timide, elle fut surprise par l’engouement du public derrière elle. Les fans étaient de plus en plus emballés par ces auditions étranges, donnant l’impression de participer en direct live à un télé-crochet musical. Il ne faisait aucun doute qu’ils seraient impitoyables si le candidat se loupait. Après tout, ce dernier rognait un peu du show des stars. Alors la prestation se devait d’être au niveau. Lou-Ahn avait ce petit grain de soul ; cette voix torturée qui exprimait naturellement la mélancolie de l’âme. Elle n’avait pas besoin de donner dans le pathos pour toucher son public. Et son étrange timidité nimbait son personnage scénique d’un certain mystère. Elle se tenait sur la plateforme steampunk les jambes flageolantes, mais animée du désir de bien faire. Non de ne pas décevoir. Elle ne chantait pas non plus pour que l’on soit fier d’elle, ni pour que ce soit un moment de partage. Elle chantait parce qu’elle voulait être entendue. Écoutée. Assez de se cacher derrière ses amis, de se retrancher dans l’intimité de ses proches, de sa chambre. Il était temps d’éclore. De fleurir. Elle avait les jambes en coton, mais bien ancrées sur la scène pour défendre avec légitimité son titre : SHE IS SO FIERCE. 23 First you have to guess What is in her mind Because she won’t confess Yet in her heart grows pain Sometimes she’s just so fierce Sometimes… she is so fierce . To prove you how much she carries that guilt She is about to destroy everything you built She is another lost soul burned by her ego So fierce, she is so proud and won’t let go Until you admit she’ll be the last man standing Even if that hell doesn’t know a fuckin’ ending . She’ll seek her salvation alone You begging or not to be the one Releasing her from the evil entity That had taken hold of her sanity She’s not the type to be yielding, no She ain’t the type to bow, you know […] Après cet entracte en chanson, les fans furent heureux de reprendre en cœur avec Red, PURGATORY, version revisitée entre hardcore et Metal sombre. Les classiques tels que NATIVITY de Brent et OTHER SELF, une reprise de Dius Core, y passèrent, ainsi que des titres rarement chantés en lives comme CURSED, et PAIN, WHAT PAIN ?, avec lesquels Red fit une démonstration de son chant diphonique et de ses borborygmes chamaniques si uniques. Les cadreurs se firent une joie de capter l’énergie de la fosse au plus près, tandis que les Holy Suckers se mettaient allègrement en scène pour la caméra. Mosh et wall of death étaient de sortie. Tandis que d’autres scène connaissaient un coup de mou, ou en était au rappel, le show des Beat’ONE retrouvait un second souffle après cette pause d’auditions atypiques. Red en avait encore sous le pied, ayant un peu récupéré lors des prestations de leurs poulains. Le spectacle semblait même être passé à un autre niveau de puissance, tant le rythme imposé par Jay et sa batterie ne s’essoufflait pas, maintenant une pression presque cruelle sur le public. Cette fois, la setlist n’était plus qu’une succession de morceaux saccadés et rapides – NAUGHTY BITCH, BUBBLE-GUM, HEADY DESIRE, THIRD SEX/SEX TAPE –, déchainant les slammers et autre body surfing. La folie gagna l’auditoire lorsqu’à l’issue d’un duo drumsguitare, Korgan brisa pour la première fois sur scène son instrument, le cœur aussi euphorique que peiné. Le bassiste, heureux comme jamais d’avoir poussé le guitariste dans ses retranchements, courait de plateforme en plateforme, gratifiant le peuple de ses headbangs rotatifs dont il avait fait sa spécialité. Avec son kilt et ses tresses tribales, Jeff renvoyait l’image d’un sexy viking adepte de Metal. La frénésie fut subitement coupée par la voix électronique du MC, annonçant aux Beat’ONE leur quatrième défi. * 24 Mainstage : Rock Pride Lawson avait quitté Rock Buster une heure plus tôt. Il devait faire son job, et Dragan comptait sur lui pour donner aux auditeurs un large aperçu du festival. Aussi renflouait-il les statistiques de Rock Pride, scène du groupe Mad Babiz, après un tour éclair sur trois mainstages dont deux n’avaient pas eu grâce à ses yeux. La foule était compacte. On reconnaissait les Mad Monsterz à leur signe distinctif : un fou du roi tirant la langue sur fond noir, dans un triangle de Penrose pourpre à l’envers. Le logo était imprimé sur tout ou partie de leurs vêtements ou accessoires. Un T-shirt, une casquette, les poches arrière d’un jeans, le dos d’une veste en cuir, le devant d’un débardeur, ou encore incrusté dans des montures de lunettes, des bracelets de force, des semelles de chaussures, ou carrément dans la peau. Lawson s’en était procuré en pendentif. On était fan de Mad Babiz, ou on ne l’était pas ! Nul besoin de présenter ce groupe. En place depuis la fin des années 90, cette formation originaire de Soslë, au style si particulier, avait acquis une renommée mondiale. Owlz et sa bande faisaient le job, en remuant de fond en comble Rock Pride, leur plateforme de prédilection. Elle leur avait toujours été réservée à chacune de leur participation, partant du fait unanime qu’ils étaient la fierté du rock national. La tente était archi blindée ; les écrans projetaient de la haute définition ; et les murs d’amplificateurs Marshall, de part et d’autre de l’estrade, crachaient un son à briser des nuques et à mettre le feu au sang. Dans la fosse sévissait une véritable guerre. Les circles pits s’enchainaient. Il en naissait à tout instant ; quatre, voire cinq, en même temps. Survoltés, les fans se jetaient à cœur perdu dans la mêlée, tandis que les musiciens offraient un show plus que bonnard. Le public savoura religieusement la tripotée de titres constituant la setlist, la majorité figurant au Top 10 du Hit-Parade. Petit bémol tout de même, pas de titre de SILENT SCREAM, leur dernier album. Mais c’était bien bon. Mieux, c’était putain de bon ! Naturellement, ils avaient remporté tous leurs duels. Et pourtant, on ne leur avait pas fait de cadeau. Ils n’avaient cessé d’être sollicités, leur show entrecoupé de nombreux défis. Or c’était se rendre à l’abattoir que de lancer le gant à Mad Babiz. De toute évidence, Иeologism, Hölle, Vishous Seed, Musta’kin, Greyzier, Underdogs, et War’n Bones, ne l’avaient pas compris. C’était à cela que l’on reconnaissait un « parrain » du rock. Ils n’engageaient pas les hostilités au Rock’n’Rumble. C’était aux adversaires de venir mourir à leurs pieds. Et lorsque d’eux-mêmes, ils déclaraient une battle, c’était la preuve que le challenger méritait les honneurs. Alors pouvait-on déduire que les Beat’ONE étaient dignes de les affronter ? * Rock Buster vs Rock Pride La seule et unique fois où les Mad Babiz déclarèrent la guerre, il fallut que ça tombe sur eux. Red n’y vit aucune poisse mais plutôt une espèce de gratification. Ceci dit, son groupe ne s’inclinerait pas par respect pour ce mastodonte dont on disait qu’il avait repris le flambeau de John Cerni et ses acolytes. Toute la Génération D.C. savait pertinemment que Mad Babiz n’était point Dius Core. Ils en étaient les légataires officieux mais pas officiels. Peut-être qu’à l’issue de ce Rock’n’Rumble, seraient-ils enfin sacrés héritiers de ce trône laissé vacant trop tôt, et trop longtemps. Tout ce qu’il leur manquait était de remporter ce marathon de popularité. Et ils pouvaient compter sur les Beat’ONE pour ne pas leur faciliter la tâche. 25 Quoi qu’il en soit, John Cerni pouvait reposer en paix. Le talent de performeur de certains challengers était à son paroxysme, galvanisé par le public. Il ne faisait aucun doute que cette nuit-là, un groupe se tiendrait au sommet de la gloire. — Parait que vous avez le vent en poupe. On s’est dit qu’on allait vous le couper, déclara Owlz d’un air égrillard. — Tu cherches les emmerdes, toi, s’esclaffa Red. Son public hua mais la ferveur n’y fut pas. Les Beat’ONE expérimentèrent ce qu’avaient vécu d’autres groupes avant eux : les audacieux imbéciles qui avaient osé défier les fameux « bébés fous ». Il fallait du cran pour houspiller Mad Babiz. Votre propre conscience vous vilipendait lorsque vous vous montriez grossier envers ces superstars. D’après un sondage réalisé l’an dernier, Patrick Silhver dit Owlz, et Raffaelo Giacomo dit Raphael, respectivement chanteur et lead-guitariste de Mad Babiz, avaient été déclarées « personnalités les plus aimées du peuple », quasiment toutes générations confondues. Difficile de lutter contre ça, même lorsqu’on se payait le titre de Mr Scandalicious, mot valise pour scandalous et delicious (by Red Kellin ; who esle ?). — On tire à la courte paille pour savoir qui commence ? demanda Red. — On est galants, on vous laisse la main, rétorqua Raphael. Jeff renifla. — Vous êtes tellement sûr de gagner ! — Loin de moi toute envie de me vanter, mais je ne mentirais pas en disant que ça l’est d’avance, renvoya Nathaniel, le batteur. Un pronostic logique et pragmatique de la part d’invaincus sur huit battles, ajouta-t-il lorsque les Holy Suckers grognèrent. — Huit ?! s’étrangla Red. C’était le double de leur palmarès. Il n’y avait clairement pas photo ! — Ils ont été invaincus parce qu’ils ne nous affrontaient pas, insinua Korgan, plébiscité par ses fans. — Depuis quand tu te la ramènes autant ? s’étonna Ulyss. Comme la plupart, le bassiste et pianiste de Mad Babiz savaient que Korgan était d’un tempérament calme, pour ne pas dire « peace and love » dans ce groupe de survoltés. — J’ai cassé une guitare, il me faut un sacrifice humain en compensation. Je crains que vous ne finissiez sur l’autel de ma frustration. Les fans explosèrent de rire. — C’est quoi ce délire ?! — Korgan a perdu un pari et a dû détruire une de ses magnifiques guitares, avança Jeff, torpillé du regard par le concerné. L’une de celles qu’il bichonne encore plus que sa femme. Korgan grommela. — Il ne dément même pas ! s’horrifia Owlz, sous les rires de l’audience. — Il n’a plus rien à perdre, madame l’attend déjà au tournant, révéla Red. Vous avez affaire à un homme désespéré. Le genre de mec qu’il est fortement déconseillé de pousser à bout. — Vous êtes fous, soupira Hycliff en remuant la tête. — Dit le guitariste de « Mad » Babiz, opposa Jay. L’ambiance était à l’humour des deux côtés. Il n’y avait aucune hostilité entre les artistes, si bien que les deux auditoires ne ressentaient pas le besoin de se traiter de noms d’oiseaux. — Hey, Holy Suckers, ça vous dit qu’on les fasse mentir ? demanda Red. Faisons les choses en grand. Je choisis SPARKLING TEARS ! — Hé, non, je proteste ! brailla Owlz. C’est le titre que je voulais chanter ! 26 — Du grand cru de Dius Core pour être sûr de nous ratatiner, hein ? renifla Red. Fallait pas nous laisser la main. — Ouais, mais tu tenais tellement à la chanter au prochain live In Memoriam Cerni, plaida Owlz, dégouté. Du coup je me disais que j’allais te la laisser pour cette occasion, parce que je me la réservais pour celle-ci. Red dansa sur un pied, puis sur l’autre. C’était touchant de la part d’Owlz. Mais bien que l’autre le prenne par les sentiments, il ne pouvait céder aussi facilement. — Allez Owlz, sois sympa, accorde son caprice au petit-frère, dit Raphael d’un air goguenard. Une façon de se rétracter avec classe, tout en humiliant gentiment les « petits-frères ». Ç’aurait été bien négocié si Owlz ne se montrait pas bougon. Visiblement il y tenait. — Le petit-frère te propose un truc de ouf, concéda Red. Si t’es assez fou pour suivre, ajouta-t-il néanmoins, sarcastique. — Si tu nous prends par les sentiments…, sourit Raphael. — Que l’on soit de dialectes différents, que l’on vienne d’horizons opposés, que l’on soit rivaux ou deux complets étrangers, avec la musique on parle la même langue. C’est un fait universel, cet art est connu pour fédérer des cœurs, rassembler des mœurs, et unifier ce qui est dissemblable. Pourquoi finir ce Rock’n’Rumble si symbolique en battle ? Pourquoi faire un duel quand on peut faire un duo ? Ce serait un honneur pour les Beat’ONE de chanter SPARKLING TEARS de Dius Core avec Mad Babiz. Avant d’entendre la réponse des concernés, les deux publics approuvèrent sa proposition. Les applaudissements disaient clairement que les spectateurs désiraient voir ce show-là ; les duos Owlz-Red au chant, Nathaniel-Jet à la batterie, Ulyss-Jeff à la basse, et le trio Raphael-Hycliff-Korgan à la guitare. Une performance unique au monde, à un quart d’heure de la clôture du marathon. — Putain ! exhala Ulyss. Je parie que c’est comme ça que vous avez piqué les fans de vos adversaires. Avec des discours et des idées aussi classe ! Les Beat’ONE le remercièrent du compliment. — On demande à la régie d’Emy Event© de ne pas couper le son de l’une des scènes, énonça Owlz. Est-ce possible ? Il fallut compter trois minutes pleines avant que ne leur soit donné le feu vert. Ils prenaient le staff d’Emy Event© de court, les Beat’ONE ne dérogeant pas à leur statut d’anarchistes. Ils étaient ce caillou dans un système huilé ; ce grain de sable que l’on s’attendait à voir faire dérailler l’engrenage, mais qui au final donnait un résultat bien meilleur que le mécanisme d’origine. Red l’ignorait encore, mais l’idée des duos en lieu et place de duels serait recyclée et officialisée comme un des nouveaux programmes de la Rock-Feast. Pour l’heure, il dédiait la chanson à ceux qui, dans l’adversité, ne voyaient pas encore le bout du tunnel. Jamais public ne fut plus comblé que celui de Rock Buster et Rock Pride. Deux formations au top de leur niveau, pour le prix d’un. La chaleur de la ligne de basse emportait la mélodie, telle une vague sur laquelle surfaient les voix des chanteurs. Alors qu’on attendait d’eux des solos interminables, les trois guitaristes s’étaient lancés dans un putain de bœuf, à vous faire le cœur gros comme une maison. SPARKLING TEARS ne racontait pas une histoire gaie, mais laissait à l’interprète la liberté d’en faire un message d’espoir. Le grondement sourd des deux sets de batterie n’étouffait en rien la puissance vocale d’Owlz. Mais le plus mémorable fut la charge émotionnelle contenue dans la voix de Red. 27 La presse spécialisée le dirait « magistral » sur ce titre. Certaines mauvaises critiques iraient jusqu’à le qualifier de « ce chanteur qui chantait si bien les chansons des autres ». D’autres, plus magnanimes, le gratifieraient carrément du titre de « successeur de John Cerni. » Mais Red Kellin ne chantait pas SPARKLING TEARS comme John, ni en « imitant » John. Il la chantait comme Red, tout simplement. À mettre le cœur en vrac tandis que les yeux, trop secs, cherchaient désespérément cet horizon que lui seul semblait voir, le visage hanté par l’horreur et l’affliction. Nombreux ne manqueraient pas de comparer cette version de Red et Owlz à celle de Cerni, mais sur le moment, tous ne purent qu’apprécier le son. Vivre la musique. Et à supposer qu’il faille une hymne à la Rock-Feast, l’un des refrains illustrerait parfaitement l’essence du festival : la magie salvatrice de la musique. Play the crazy tune The same old song You repeat day long When tears gone dry When your mind wanna fly To free itself from Your body prison Sometimes you need To go back to music To find the magic To see the light To feel alive […] Ce duo achevait presque en beauté l’heure de jeu. Il mit un coup de massue aux fans, à tel point que personne n’osa bouger. Nul ne quitta sa scène pour l’autre, et le verdict, certes sans réelle surprise, fut des plus singuliers : une parfaite égalité. *o*o* 28