Teza - Trigon Film

Transcription

Teza - Trigon Film
Fiche pédagogique
TEZA
Sortie en salles
(Suisse romande)
3 mars 2010
Résumé
Titre original : Teza
Film long métrage, (Ethiopie,
Allemagne, USA, 2008)
Scénario et réalisation : Hailé
Gérima
Interprètes : Aaron Arefe,
Abeye Tedla, Takalech
Beyene, Veronika Avraham…
Distribution suisse: Trigon
Films
Version originale amharique,
sous-titrée français-allemand
Durée : 2h20
Public concerné :
âge légal : 16 ans
âge suggéré : 16 ans
Site des organes
http://filmages.vd.ch
de
contrôle :
Prix spécial du jury et Osella
d’or du meilleur scénario,
Festival de Venise 2008
Tanit
d’or,
Journées
cinématographiques
de
Carthage 2008
Etalon d’or du meilleur film,
Fespaco 2009
Propos
exclusifs
du
réalisateur Hailé Gérima à lire
au bas de cette fiche
Etudiant brillant, Anberber a été porté
par l’espoir fou d’un avenir meilleur
pour son pays : l’Ethiopie. De
l’euphorie à la désillusion, du présent
au passé, le film reconstitue un
parcours marqué par des tragédies
personnelles et collectives.
1990 : Anberber retrouve son village
reculé d’Ethiopie. Sa vieille mère
s’use les genoux à aller remercier le
Seigneur à l’église locale. Une femme
sans famille lui sert de domestique.
Elle a autrefois été engrossée par le
responsable communiste local. Et elle
s’est vengée en tuant l’enfant
illégitime devant lui, lors de son
mariage avec une autre femme.
Années 1970 : Anberber étudie la
biologie en Allemagne avec son
compatriote Tesfaye. Tous deux
fréquentent les rangs de la gauche
anti-impérialiste. Ils apprennent avec
incrédulité la déposition de l’empereur
Hailé Sélassié (l’élu de Dieu, le Roi
des rois, descendant autoproclamé de
Salomon). Tesfaye retourne aussitôt
en Ethiopie, quittant sa compagne
allemande Gabi et leur enfant
Teodoros. Il encourage Anberber à le
suivre, car le pays voit s’ouvrir une
nouvelle ère. Si les expatriés
reviennent avec les compétences
acquises à l’étranger, des maladies
simples à éviter pourront être
éradiquées. Anberber se laisse
convaincre et rentre à Addis Abeba, la
capitale. Il découvre que beaucoup
d’exilés de retour logent désormais
dans
des
maisons
cossues,
confisquées
aux
« exploiteurs »
d’antan. Déjà, le régime du colonel
Mengistu organise des purges : des
gens disparaissent mystérieusement
la nuit.
Un jour, Anberber refuse de laisser
perdre des échantillons à analyser
pour assister à une réunion politique.
Il s’emporte et lance : « Au diable, la
révolution ! ». On lui impose une
séance d’autocritique, au cours de
laquelle il doit affronter un redoutable
commissaire politique. Anberber, qui
sent qu’il n’a pas le choix, finit par se
rétracter.
De son côté, Tesfaye songe
sérieusement à repartir en Allemagne
de l’Est. Il en est empêché par une
meute qui le bat à mort dans les
jardins de l’hôpital, sous la conduite
d’une
brute
illettrée.
Anberber
échappe de peu au lynchage et
accepte un poste en Allemagne de
l’Est. Il retrouve Gabi, qui élève seul
(et à grand peine) Teodoros.
Années 1980 : Anberber est victime
d’une
embuscade
raciste
en
Allemagne. Jeté d’un parapet par des
nazillons, il en réchappe, mais perd
l’usage de l’une de ses jambes, qui
est remplacée par une prothèse.
Fin des années 1980 : Dans son
village éthiopien où le temps semble
arrêté depuis des siècles, Anberber
se remémore son père, gazé par les
Italiens lors de leur tentative de
colonisation. Le fils prodigue est
aujourd’hui victime de la jalousie de
son frère. Anberber ne se laisse pas
intimider et entame une romance
1
Disciplines et thèmes
concernés
Histoire, géographie :
L’Ethiopie, berceau de
l’humanité et pays d’Afrique
jamais colonisé durablement.
Les tentatives de
colonisation par l’Italie
(1936-1941). La résistance
éthiopienne et la victoire
historique d’Adwa (1895)
Le système féodal sous le
règne de l’empereur Hailé
Sélassié (1930-1974)
L’expérience d’« Etat
socialiste » en Ethiopie et le
DERG, le régime marxisteléniniste du « négus rouge »
Mengistu Hailé Mariam
(1974-1991)
Le partage du monde en
deux blocs antagonistes, au
XXème siècle
Education
aux médias :
Le flash back au cinéma
Le récit constitué comme un
puzzle, entre passé et
présent
Education aux
citoyennetés :
La difficulté d’appliquer un
modèle politique importé sur
une société
Le problème de la fuite des
cerveaux
Le dilemme des étudiants du
Sud expatriés : rester en exil
ou rentrer au pays ?
Le racisme à l’égard des
étudiants de couleur
secrète avec la « fille maudite ». Cette
idylle suscite la répulsion et la colère
des villageois. La jeune femme
accouche secrètement sur les rives
du lac Tana et Anberber reprend le
poste de l’enseignant pour subvenir
aux besoins de sa famille. Dans une
grotte des alentours, des adolescents
se cachent pour ne pas être enrôlés
de force par les factions en lutte pour
le pouvoir, qui toutes revendiquent
« le vrai socialisme ». A la radio, une
envoyée spéciale de la BBC interroge
un politicien du nouveau parti au
pouvoir, qui déclare que « l’Albanie
est un bon modèle ».
Le film se clôt par une triple dédicace,
notamment à toutes les personnes de
couleur victimes d’attaques racistes
en Occident, ainsi qu’à tous ceux qui
ont sincèrement voulu changer
l’Ethiopie.
___________________________________________________
Commentaires
Souffle lyrique, volonté de
marier l’histoire individuelle à la
grande Histoire, sens féroce du détail
et
de
l’autocritique :
« Teza »
témoigne d’une ambition rare dans le
contexte des cinémas d’Afrique. C’est
aussi un film d’une profonde
mélancolie sur l’échec des utopies
révolutionnaires et le désarroi des
militants de gauche qui ont sacrifié
plus que de raison.
bonne foi. Une épopée non pas à
l'échelle, mais dans sa dimension
émotionnelle et politique. Cette
dénonciation du système féodal dans
les
campagnes
d’Ethiopie
est
notamment montrée à Cannes et
primée au Festival de Locarno.
En 1982, le réalisateur fonde
une
maison
de
distribution,
Myphedhu ; pour contourner la
censure économique dont sont
victimes aux Etats-Unis les cinéastes
afro-américains. Il est l’auteur, entre
autres, de films qui évoquent la
Né en 1946 à Gonder
résistance à l’esclavage (« Sankofa »,
(Ethiopie), dans une famille de dix
1993), mais aussi la résistance
enfants, Hailé Gérima étudie le
militaire
opposée
aux
colons
cinéma aux Etats-Unis dès 1967, à
européens (« Adwa : An African
l’Université de Californie du sud à Los
Victory »,
1999).
« Ashes
and
Angeles (UCLA). En 1976, il accède
Embers » (1982) traite quant à lui du
à la reconnaissance internationale
difficile retour au pays d’un vétéran du
avec son film « Harvest : 3000 Years /
Vietnam afro-américain.
La Moisson de 3000 ans ». « Le film
fut tourné en 16mm noir et blanc
Tourné avec des moyens
pendant les deux semaines des
dérisoires, « Teza » se joue des
vacances d'été de Gerima, avec des
contraintes économiques pour rendre
acteurs amateurs parlant l'ahmarique,
hommage à une génération sacrifiée,
pendant les guerres civiles. Il a été
celle des étudiants idéalistes brûlés à
fait à toute vitesse, juste après le
la Realpolitik d’un monde bi-polaire.
renversement d'Hailé Selassié et juste
C’est aussi une immersion sensible
avant l'installation de la dictature
dans les contradictions d’un pays
militaire », rapporte Martin Scorsese,
complexe et fier, injustement réduit
qui a fait restaurer ce chef-d’œuvre
aux clichés de la misère et de la
par sa World Cinema Foundation.
famine.
« C'est l'histoire de tout un peuple, de
sa soif collective de justice et de
_______________________________________________
- Comprendre les espoirs suscités
Objectifs
- Comprendre le passage brutal
tenté en Ethiopie, d’une société
traditionnelle féodale à une société
« socialiste », en s’inspirant des
principes marxistes-léninistes
par cette révolution et les raisons qui
ont conduit à son échec
- Replacer cet épisode dans le
contexte de la Guerre froide et de la
partition du monde en deux blocs
antagonistes au XXème siècle
___________________________________________________
2
Pistes pédagogiques
1. L’ancien régime
Rappeler
le
règne
exceptionnellement long de
l’empereur Hailé Sélassié (19301974). Rappeler que le Négus (=
roi) tirait son prestige de trois
facteurs :
Until the philosophy which hold one
race superior
And another
Inferior
Is finally
And permanently
Discredited
And abandoned Everywhere is war Me say war.
That until there no longer
First class and second class citizens
of any nation
Until the colour of a man's skin
Is of no more significance than the
colour of his eyes - il avait contribué avec succès à Me say war.
- il se présentait comme le
descendant du couple mythique
formé par la Reine de Saba et le
Roi Salomon
fédérer les forces et à faire
capituler
l’envahisseur
italien That until the basic human rights
Are equally guaranteed to all,
entre 1936 et 1941
Without regard to race - au plan international, il était Dis a war.
perçu comme garant de stabilité
par les Occidentaux, à l’heure où
d’autres pays africains étaient
tentés de rejoindre le bloc de l’Est
(communiste)
That until that day
The dream of lasting peace,
World citizenship
Rule of international morality
Will remain in but a fleeting illusion to
be pursued,
Rappeler que la fragilité de But never attained l’empereur résidait dans son Now everywhere is war - war.
incapacité à moderniser un pays
emprisonné dans ses traditions
féodales. L’injustice dans la
répartition des terres, la corruption
et la famine terrible de 1972-1974
(200.000 morts) ont chauffé à
blanc
l’exaspération
des
Ethiopiens.
And until the ignoble and unhappy
regimes
that hold our brothers in Angola,
In Mozambique,
South Africa
Sub-human bondage
Have been toppled,
Utterly destroyed Well, everywhere is war Me say war.
On pourra analyser ces extraits
d’un discours fameux de Hailé War in the east,
Sélassié, appelant à l’union des War in the west,
forces en Afrique.
War up north,
Même s’il est à prendre avec des
pincettes, on pourra se servir de
cet article pour rappeler que Hailé
Sélassié était une figure sacrée
aux yeux de la superstar du
reggae Bob Marley et des adeptes
du mouvement rastafari. On
pourra visionner ce clip de Bob
Marley, dont la chanson « War »
est inspirée par les idées
« égalitaristes » énoncées par
Hailé Sélassié.
Paroles de la chanson
http://www.sing365.com) :
(source :
War down south War - war Rumours of war.
And until that day,
The African continent
Will not know peace,
We Africans will fight - we find it
necessary And we know we shall win
As we are confident
In the victory
Of good over evil Good over evil, yeah!
Good over evil Good over evil, yeah!
Good over evil Good over evil, yeah!
3
2. L’expérience socialiste du - de l’empereur ; remplacement
des « exploiteurs » d’antan par de
colonel Mengistu Hailé Mariam
nouveaux caciques ; échecs d’une
Rappeler le contexte de Guerre planification
économique
froide dans les années 1970, le centralisée à l’échelle d’un pays
bras de fer entamé par les Etats- aux
infrastructures
peu
Unis avec Cuba dans les années développées ; purges au sein du
60 (crise des missiles). Rappeler pouvoir et traque aux esprits
le contexte de décolonisation, un « déviants » ; fuite des cerveaux
phénomène inconnu en Ethiopie, pour échapper à la répression ;
puisque le pays n’a pas eu à déclin de l’Union soviétique et de
gagner son indépendance.
l’aide apportée aux « pays amis »
du Sud…)
Rappeler
la
politique
de
formation des élites du Sud 3. Le récit éclaté et le recours
lancée par l’Union soviétique et au flash-back
ses satellites du bloc de l’Est dans
les années 1960-1970, pour Analyser la représentation que fait
convaincre les jeunes générations « Teza » du petit milieu gauchiste
des vertus émancipatrices du des années 1970 en Allemagne.
marxisme-léninisme.
Pointer le côté plutôt amateur de
cette vision (conséquence des
Rappeler qu’un futur dictateur moyens dérisoires alloués à la
comme Pol Pot (au Cambodge) a reconstitution d’époque).
été initié aux idées marxistes à la
Sorbonne ! On pourra tirer des Pointer la représentation que fait
parallèles entre les expériences Gérima de l’Ethiopie éternelle
cambodgienne et éthiopienne (aux abords du lac Tana). Mettre
(deux sociétés rurales, précipitées en évidence la part d’idéalisation
dans la modernité par la volonté possible (après tout, le réalisateur
de dirigeants idéalistes).
vit et enseigne maintenant aux
Etats-Unis). A quoi attribuer
Effectuer des recherches sur les l’impression, rapportée par de
caractéristiques de la révolution nombreux voyageurs, que ce pays
en Ethiopie, sur le colonel vit encore au rythme des « temps
Mengistu et le DERG.
bibliques » ?
Mettre en évidence les facteurs
qui ont contribué à renverser
l’ancien
régime (famine,
corruption, inégalité dans la
répartition du pouvoir, archaïsme
des
infrastructures,
accès
impossible à la terre, etc).
Mettre en évidence les facteurs
qui ont entravé l’expérience
« socialiste » (résistance de la
population, attachée à la religion
et choquée par l’assassinat –
dans des circonstances obscures
Mettre en évidence la force des
souvenirs évoqués par Anberber
(le père gazé). Mettre en rapport
cet épisode avec le dicton qui dit :
« L’Histoire est écrite par les
vainqueurs ». Est-ce toujours le
cas ? Encore faut-il avoir les
moyens de se faire entendre !
Analyser
les
propos
du
réalisateur (rapportés ci-dessous).
Quels conseils donne-t-il aux
réalisateurs africains ?
___________________________________________________
Pour en savoir plus
La page consacrée au réalisateur sur Wikipédia (en anglais)
La page consacrée au film sur le site du distributeur suisse :
http://www.trigon-film.org/fr/movies/Teza
________________________________________________
Christian Georges, collaborateur scientifique, Conférence intercantonale de
l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), mars 2010
4
Hailé Gérima : « Comment j’ai tué Tarzan »
Refuser la colonisation mentale et les
codes de Hollywood, faire l’histoire
au lieu d’en être les spectateurs
passifs : c’est à une ambition élevée
que Hailé Gérima (photo Georges)
appelait les cinéastes africains, à
l’occasion de la sortie de « Teza » en
Ethiopie.
« Le cinéma n’est pas une technologie
neutre : c’est un produit du capitalisme,
qui a absorbé la plupart des
caractéristiques
de
la
culture
européenne. C’est une sorte de bombe
à hydrogène qui peut faire beaucoup de
victimes, même sans exploser. Et les
premières victimes du cinéma ont été
les Africains ! On leur a attribué des
propriétés de démons ou de nonhumains. Regardez les premiers films : nous n’avions pas de civilisation. On mettait en question notre
humanité. Nous n’étions que les porteurs, les pierres vivantes sur lesquelles les colons passaient les rivières.
Griffith, Edison, Porter : tous trois ont contribué à cette diabolisation de l’Africain. Le tambour, c’était du bruit
pour les Européens. Alors que chez nous, c’est un moyen de transmettre des messages ou de la poésie. A
travers les générations, certains stéréotypes ont survécu. Hollywood a concentré la plupart des préjugés
eurocentristes, car ses techniciens venaient souvent d’Europe. Je me souviens qu’enfant, devant un film de
Tarzan, j’étais de son côté. Je ne voulais pas être du côté des sauvages !
Les premiers cinéastes africains ont émergé il y a 50 ans, dans le mouvement de la décolonisation. Il y a eu
Med Hondo, les cinéastes algériens et tunisiens. Leurs premiers films, même imparfaits, contenaient une
affirmation libératrice : « Je suis un homme… ». Pour moi, un réalisateur comme Ousmane Sembene est
l’équivalent d’Amilcar Cabral, le héros de l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap Vert. Grâce à lui, les
Africains n’étaient plus seulement les cuisiniers ou les porteurs des Européens, pour satisfaire leur besoin
d’aventure et d’exotisme ».
Ma vie de militant
« J’ai perdu mon admiration pour Hailé Sélassié quand j’ai vu comment il se laissait traiter par Eisenhower. Je
suis originaire de Gonder en Ethiopie et j’ai été formé aux Etats-Unis, au sein d’un mouvement où beaucoup
d’étudiants demandaient : « Pourquoi ? ». A UCLA, je voulais absolument résister aux idées eurocentristes.
Je suis devenu très militant. Je me sentais à ma place avec ces jeunes qui défiaient toute autorité et
exigeaient un nouveau rapport pédagogique. Pour contrer John Wayne et l’esprit d’alors à Hollywood, on a
fait venir à UCLA des cinéastes de pays émergents, comme Satyajit Ray. On attendait que mon premier film
soit dans un style commercial et publicitaire. Je l’ai appelé « The Death of Tarzan » et j’ai tué le gars en 3
minutes. Certains m’ont dit : « Vous auriez dû le tuer à petit feu ». J’ai répondu : « Désolé, je ne disposais
que de 3 minutes… » (rires)
Les codes de l’empire
« Aujourd’hui, le monde vit dans un nouvel empire romain, régi par les Etats-Unis d’Amérique. Cet empire est
ème
industrie la plus puissante, après l’aéronautique). Moi-même, j’attire
soutenu à fond par le cinéma (la 2
beaucoup d’attention que je ne mérite pas, pour la seule raison que je réside désormais dans l’empire. Nous
vivons une époque de colonisation mentale : Hollywood nous donne ce qui est attractif, désirable, laid parfois.
Ses films dictent les codes. Trouver une petite amie, se marier : même des choses pareilles sont
conditionnées par les idées matérialistes qu’on nous vend. Le public est formaté pour aimer certaines choses.
5
Même ceux qui font des films ne se rendent pas compte du poison qu’ils ont ingéré ! Je ne hais pas les EtatsUnis pour autant. Celui qui hait paralyse la meilleure part de ses instincts. Au contraire, je suis ami avec
beaucoup de militants, blancs ou noirs. J’aime l’Amérique qui se défie elle-même. Et je suis triste que l’on ne
connaisse pas en Afrique les bons films américains qui existent ».
Une ambition pour les cinéastes d’Afrique
« Le drame, c’est que la plupart des gouvernements n’aiment pas la culture critique. Le processus de
transformation culturelle ne les intéresse pas. Nous, Africains, devons cesser d’être des spectateurs passifs.
Nous devons être des faiseurs d’histoire. Nous devons prendre l’argent qu’on nous donne sans nous sentir
obligés de chanter les louanges du donateur. Nous avons besoin de libérateurs, en art aussi. Nos artistes
sont trop timides. Nous devons cesser d’être ceux qui rédigent les notes de bas de page de récits écrits par
les Européens. L’imitation est plus facile que l’innovation, mais il faut avoir l’audace d’improviser. Les choses
ne changent pas tant qu’on ne fait pas une contre-proposition. Je dis aux futurs cinéastes d’Afrique :
« Affirmez-vous ! Dites qui vous êtes ! » Ces cinéastes africains devraient être fiers de ce qu’ils sont et
risquer d’être imparfaits, car ce sont les imitateurs qui tendent à la perfection. Spielberg a trouvé l’argent pour
enregistrer les récits de tous les rescapés de la Shoah. Mais en Ethiopie, combien de caméras DV servent à
enregistrer les confidences des plus de 50 ans ? « Quand mon grand-père est mort, c’est comme si 500
bibliothèques brûlaient », m’a dit un jour la documentariste sénégalaise Safi Faye. On n’est pas un cinéaste si
on laisse roupiller sa caméra. C’est en enregistrant la réalité qu’on apprend la manière de raconter les
histoires. Si nous ne mettons pas en place une culture critique, les enfants seront les premières victimes de la
culture qui sévit à la place. Il ne faut pas vouloir tout démolir, mais mettre en perspective. Les pères
fondateurs des Etats-Unis étaient esclavagistes ? Il faut savoir faire la part des choses avec ce qu’ils ont
apporté de bon ».
Vagabonds et parvenus
« Teza » concentre l’histoire de la gauche dans bien des pays. Aucun producteur américain n’était intéressé.
Il a fallu l’aide de deux intellectuels allemands pour que le film se fasse. Il montre que l’Ethiopie a jeté le
féodalisme aux orties, mais qu’elle n’a pas de passé à partir duquel embarquer vers ailleurs. J’aurais pu faire
des films hollywoodiens pour des audiences paralysées, tétanisées. Je préfère des spectateurs lucides,
participants actifs de l’Histoire. Le cinéma est encore jeune et il y a beaucoup de vagabonds qui le squattent.
Les bons narrateurs sont impitoyables, même avec leurs proches. Je me nourris de tout ce que je vois et ce
que j’entends. Ici en Ethiopie, les parvenus portent des chaînes en or au sauna et leur ostentation atteint des
sommets. Mais je m’interroge : qui racontera l’histoire du gardien de villa à Bole Road, qui se lève plusieurs
fois par nuit pour ouvrir aux fêtards de la maison, et qui porte un costume pour rentrer chez lui au petit
matin ? »
Propos recueillis le 8 janvier 2009 à l’Université d’Addis Abeba par Christian Georges.
Hailé Gérima donnait une conférence sur le thème « Le cinéma africain au XXIème
siècle »
6

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