L`appel manifestement abusif d`une contre-garantie

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L`appel manifestement abusif d`une contre-garantie
Revues
Lexbase La lettre juridique n˚656 du 26 mai 2016
[Garanties] Jurisprudence
L'appel manifestement abusif d'une contre-garantie suppose
la démonstration d'une collusion frauduleuse
N° Lexbase : N2837BWY
par Gaël Piette, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique des Encyclopédies "Droit des sûretés" et "Droit des
contrats spéciaux"
Réf. : Cass. com., 3 mai 2016, n˚ 14-28.962, FS-P+B (N° Lexbase : A3461RNI)
L'arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 3 mai 2016 met en lumière les difficultés
qui existent encore lorsqu'il s'agit de concilier le droit de la garantie autonome, l'esprit de cette sûreté et la
pratique, notamment dans les relations internationales.
En l'espèce, une société française, par un marché de travaux signé le 12 janvier 2011, s'était engagée à fournir à une société égyptienne une usine "clefs en mains". Une banque s'est portée garante, par la signature
d'une garantie de restitution d'avance et d'une garantie d'exécution. Ces deux garanties autonomes ont été
contre-garanties en septembre 2011. Le 26 janvier 2011, la société égyptienne bénéficiaire a prononcé la
résiliation du contrat et a appelé l'une des garanties de premier rang. Le lendemain de cet appel, le garant
appelait la garantie du contre-garant. Ce dernier a refusé d'exécuter son engagement et a assigné le garant
en vue de faire juger manifestement abusif son appel de la contre-garantie. Le garant de premier rang, à
titre reconventionnel, a demandé à ce que le contre-garant soit condamné à exécuter son engagement.
Le tribunal de commerce de Paris avait entre-temps fait interdiction au garant de transférer des sommes de
son établissement français à son établissement égyptien. Ce dernier a toutefois payé la garantie autonome
au bénéficiaire, le 8 février 2012.
La cour d'appel de Paris, par un arrêt en date du 25 novembre 2014 (1), a jugé que l'appel de la contregarantie était manifestement abusif, car l'appel de la garantie l'était lui-même. Elle a donc rejeté la demande
du garant de premier rang tendant à la condamnation du contre-garant.
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La Cour de cassation casse cet arrêt, au visa de l'article 2321, alinéa 2 du Code civil (N° Lexbase : L1145HIA),
en se fondant sur la règle selon laquelle le caractère manifestement abusif de l'appel de la contre-garantie
ne peut résulter du seul caractère manifestement abusif de l'appel de la garantie de premier rang. La Cour
affirme qu'il est nécessaire que soit, en outre, démontrée, au moment de l'appel de la contre-garantie, une
collusion entre le garant de premier rang et le bénéficiaire.
Dans cette décision, la Cour de cassation adopte une solution qui est en apparence fondée (I), mais qui se révèle
discutable (II).
I — Une solution en apparence fondée
La garantie autonome est une sûreté qui suppose une grande rigueur à l'égard du garant, afin d'améliorer son
efficacité. C'est la raison pour laquelle la jurisprudence, il y a déjà longtemps, a considéré que le donneur d'ordre ou
un contre-garant ne pouvaient s'opposer au paiement de la contre-garantie qu'à une double condition : que l'appel
par le bénéficiaire soit manifestement abusif et qu'il y ait fraude de la part du garant de premier rang ou collusion
entre ce dernier et le bénéficiaire (2)
Juridiquement, l'idée se justifie par l'autonomie des garanties : une contre-garantie est une garantie autonome,
au même titre que celle consentie par le garant de premier rang au profit du bénéficiaire. Le rapport triangulaire
dans lequel s'inscrit la contre-garantie concerne le donneur d'ordre, le garant de premier rang et le contre-garant.
Par conséquent, au regard du contre-garant, la mauvaise foi du bénéficiaire est, en elle-même, une exception
inopposable puisque extérieure à l'opération de contre-garantie. Il est donc nécessaire que la mauvaise foi du
bénéficiaire trouve un relais au sein de l'opération de contre-garantie, en la personne du garant de premier rang.
En opportunité, l'idée se justifie par l'esprit même de la garantie autonome. Il sera difficile de prouver la collusion
entre le bénéficiaire et le garant de premier rang. Cette exigence renforce l'efficacité de la garantie autonome puisqu'il est moins aisé de la remettre en question. Si le blocage de la contre-garantie était trop facile, le garant hésiterait
à payer, doutant de ses possibilités d'obtenir remboursement par le contre-garant des sommes déboursées.
Ainsi, en censurant la cour d'appel de Paris qui avait déduit le caractère manifestement abusif de l'appel de la
contre-garantie de l'abus manifeste commis par le bénéficiaire lors de l'appel de la garantie, la Cour de cassation
semble se montrer respectueuse du droit et de l'esprit de la garantie autonome.
Il convient simplement de noter que sur un point, la Chambre commerciale va plus loin que la lettre de l'article
2321, en exigeant que soit démontrée l'existence de la collusion, "au moment de l'appel de la contre-garantie".
Cette condition est absente du texte. Elle n'est toutefois pas absolument nouvelle, puisqu'on en trouve des traces
anciennes, notamment dans un arrêt rendu par la cour d'appel de Paris (3). Cette position est fondée, même si
elle mériterait d'être aménagée. Elle est fondée, car l'inverse fragiliserait la garantie autonome. Admettre de retenir
des éléments apparus ultérieurement pour décider que l'appel, qui n'était pas manifestement abusif à l'origine,
le devient, porterait une atteinte considérable à la sécurité des garanties autonomes. Mais cette position mériterait
d'être aménagée, car à la collusion au moment de l'appel devrait être assimilée la collusion au moment du paiement,
lorsque ce dernier est effectué avant l'appel de la contre-garantie (4) : le garant de premier rang qui paye en toute
bonne foi doit pouvoir ensuite appeler la contre-garantie, même s'il a décelé l'abus entre-temps.
II — Une solution en réalité critiquable
L'arrêt du 3 mai 2016 est en réalité critiquable, en ce qu'il restreint excessivement les possibilités de blocage de la
contre-garantie.
En effet, il est traditionnellement considéré que le blocage de la contre-garantie peut être ordonné dans deux cas :
lorsque le garant de premier rang est de mauvaise foi, et en cas de collusion (5). Dans l'arrêt commenté, la Cour
n'envisage que la collusion, semblant écarter l'abus du garant de premier rang lui-même. La collusion s'entend de
"l'entente secrète entre deux ou plusieurs personnes en vue d'en tromper une ou plusieurs autres" (6). L'hypothèse
dans laquelle le créancier bénéficiaire et la banque garante de premier rang s'entendent pour nuire au donneur
d'ordre et/ou au contre-garant n'est pas la plus fréquente. Elle est, peut-être, imaginable lorsque le bénéficiaire est
un Etat et que le garant de premier rang en est la banque nationale... L'arrêt du 3 mai 2016 ne fait aucune référence
à la simple fraude du garant de premier rang.
Faut-il déduire de cet arrêt que la Cour de cassation souhaite limiter les blocages de contre-garanties aux hypothèses dans lesquelles il existe une collusion entre le bénéficiaire et le garant de premier rang, et par là même
écarter les cas où, sans qu'il y ait collusion, le garant a commis un abus ou une fraude ? Il est permis de le penser,
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s'agissant d'un arrêt promis aux honneurs de la publication au Bulletin.
Dès lors, l'arrêt du 3 mai 2016, qui pouvait sembler fondé en apparence, est en réalité très critiquable. Permettre
au contre-garant ou au donneur d'ordre de bloquer le paiement de la contre-garantie en cas d'abus ou de fraude du
garant, sans collusion de celui-ci avec le bénéficiaire est une solution parfaitement fondée. La contre-garantie est
une garantie autonome à part entière, dans laquelle le garant de premier rang a la qualité de bénéficiaire. Admettre
l'abus ou la fraude commis par le garant de premier rang n'est alors que la transposition au schéma triangulaire de
la contre-garantie de la théorie de l'appel manifestement abusif. En outre, l'abus ou la fraude du garant de premier
rang est beaucoup plus simple à établir que la collusion. Si l'appel du bénéficiaire est manifestement abusif, le
garant n'aura pas pu, par hypothèse, ne pas en avoir conscience. Son paiement révèle donc une mauvaise foi,
constitutive d'un abus ou d'une fraude (7).
Cette critique est renforcée par le constat que le fondement textuel retenu par l'arrêt n'est pas des plus judicieux.
L'alinéa 2 de l'article 2321 du Code civil, visé par la Chambre commerciale, dispose que "le garant n'est pas tenu
en cas d'abus ou de fraude manifestes du bénéficiaire ou de collusion de celui-ci avec le donneur d'ordre" (8).
Cet alinéa n'existait pas dans le rapport de réforme présenté par la Commission "Grimaldi", et est un ajout des
rédacteurs de l'ordonnance du 23 mars 2006 (ordonnance n˚ 2006-346 N° Lexbase : L8127HHH). L'idée était très
certainement d'intégrer dans le Code civil l'importante théorie de l'appel manifestement abusif, dégagée par la Cour
de cassation à l'occasion de ce qu'il est convenu d'appeler les affaires iraniennes (9). Néanmoins, cet alinéa 2
est pour le moins un peu étrange (comme souvent en ce qui concerne les ajouts effectués par les rédacteurs de
l'ordonnance de 2006). En effet, les hypothèses de collusion se conçoivent davantage entre le bénéficiaire et le
garant de premier rang qu'entre le bénéficiaire et le donneur d'ordre. Le visa de l'article 2321, alinéa 2 est dès lors
discutable, puisque l'arrêt n'envisage absolument pas l'hypothèse traitée par ce texte, mais la collusion entre le
bénéficiaire et le garant de premier rang.
(1) CA Paris, Pôle 2, 5ème ch., 25 novembre 2014, n˚ 13/15 819 (N° Lexbase : A0780M4N).
(2) Cass. com., 12 décembre 1984, n˚ 83-15.389 (N° Lexbase : A2616AA7), D., 1985, p. 269, obs. M. Vasseur.
(3) V., not., CA Paris, 14 décembre 1987, D., 1988. somm. 248.
(4) Ce qui n'était pas le cas, rappelons-le, en l'espèce.
(5) Ph. Simler et Ph. Delebecque, Droit civil, les sûretés, la publicité foncière, Dalloz, 6ème éd. 2012, n˚ 307.
(6) G. Cornu et a., Vocabulaire juridique, V˚ Collusion.
(7) Cass. com., 4 juin 2002, n˚ 99-21.477, F-D (N° Lexbase : A8479AYP), RJDA, 2002, 1196.
(8) C'est nous qui soulignons.
(9) Cass. com., 11 décembre 1985, n˚ 83-14.457 (N° Lexbase : A5900AAR), D., 1986, p. 213, note M. Vasseur.
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