La difficile évaluation du salaire au mérite

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La difficile évaluation du salaire au mérite
La difficile évaluation du salaire au mérite
par Jean-Marie Gogue
Le salaire au mérite des fonctionnaires figure en bonne place parmi les projets de réforme
de l’État. L’expression « salaire au mérite » est apparue en France en 1980, lorsque les
entreprises se passionnaient pour les nouvelles méthodes de management américaines,
destinées à augmenter la productivité. L’idée de récompenser les salariés les plus méritants est
simple et séduisante, mais une application précipitée risque de provoquer de grandes
frustrations et de donner, à long terme, un résultat contraire au but recherché. Il faut donc
réfléchir sérieusement à cette notion avant de passer aux applications pratiques. C’est ce que
je voudrais expliquer ici.
Toute activité humaine ayant nécessairement un but, le mérite de quelqu’un peut se
définir comme son efficacité dans la poursuite de ce but. Or l’efficacité d’un groupe dépend
de l’efficacité de chacun de ses membres. Il est donc logique, pour améliorer l’efficacité du
groupe, d’évaluer l’efficacité de chacun et de chercher à l’améliorer, de faire une nouvelle
évaluation et ainsi de suite. Une première idée vient naturellement à l’esprit : que le chef
d’équipe fasse lui-même les évaluations. Mais cette façon de procéder est très critiquable, car
le chef est souvent soupçonné de faire preuve de parti pris vis-à-vis de ses subordonnés. Il est
préférable de trouver une méthode impartiale. C’est précisément ce qui fut proposé, il y a une
vingtaine d’années, par des consultants américains : fixer un objectif, mesurer un résultat et
comparer le résultat à l’objectif. De cette manière, il semble que l’évaluation du mérite ne
peut pas être biaisée par quelque favoritisme que ce soit. On pourrait donc également nommer
cette méthode « salaire au résultat ».
Mais à regarder les choses de plus près, le chef conserve une grande influence sur les
résultats, dans la mesure où c’est lui qui fixe les objectifs et détermine les conditions de
travail. Prenons l’exemple d’une équipe de vendeurs répartis sur le territoire national.
Certaines régions sont meilleures que d’autres, et les objectifs sont fixés autant que possible
en fonction des caractéristiques des régions. Il n’empêche que le chef des ventes peut toujours
sacquer un vendeur qui ne lui plaît pas en l’affectant dans une région difficile et en lui fixant
un objectif inaccessible. De plus, chaque région connaît des aléas, des événements
imprévisibles qui peuvent créer de bonnes ou de mauvaises surprises. Cette méthode reste
donc très imparfaite, même si elle représente un progrès par rapport à celle de l’évaluation
directe, évoquée plus haut. On se souvient d’ailleurs que des salariés américains ont fait un
procès retentissant à leur entreprise, il y a quelques années, pour avoir utilisé abusivement ce
type de management afin de les licencier. Ils ont obtenu gain de cause. Cette méthode
présente donc un réel danger pour l’employeur, surtout dans un secteur où les syndicats sont
puissants.
Une troisième méthode, fort heureusement, commence à être pratiquée en France, dans
l’industrie et les services. Elle consiste à évaluer le mérite de chaque salarié en fonction de
critères aussi équitables que possible, c’est-à-dire d’une part indépendants du favoritisme, et
d’autre part indépendants des variations aléatoires des résultats. Pour cela, avant tout, il faut
considérer les salariés comme des éléments d’un système, des éléments en interaction. Il ne
faut pas trop fixer leur attention sur des objectifs et des résultats individuels, mais leur
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demander de travailler en équipe pour atteindre un but commun. L’évaluation du mérite est
faite annuellement par un petit groupe de cadres de l’entreprise, souvent trois personnes : le
chef de service et deux directeurs. Leur analyse attache autant d’importance aux facteurs
humains (compétence professionnelle, qualités relationnelles) qu’aux performances exprimées
par des résultats numériques. Dans ces conditions, l’entreprise peut indexer le salaire sur
l’évaluation du mérite de façon sereine, sans provoquer de frustrations, donc avec quelques
chances de succès.
La Croix, 26 novembre 2003
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