Nim, le jeu d`allumettes qui met le feu aux poudres !

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Nim, le jeu d`allumettes qui met le feu aux poudres !
LNA#62 / mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte
Nim, le jeu d’allumettes qui met le feu aux poudres !
Par Lisa ROUGETET
Doctorante en histoire des mathématiques, Laboratoire d’Informatique
Fondamentale de Lille (LIFL, UMR 8022), Université Lille 1, Membre associé
au laboratoire Sciences, Sociétés, Cultures dans leurs Évolutions
Le jeu de Nim apparaît pour la première fois sous cette appellation dans l’article de 1901 d’un dénommé Charles
Leonard Bouton, mathématicien d’Harvard peu reconnu de son vivant. Cet article suscitera énormément d’intérêt
au sein de la collectivité mathématique (aux États-Unis et en Allemagne) et déclenchera la naissance de la théorie des
jeux combinatoires.
Q
ui a regardé au moins une fois dans sa vie l’émission
télévisée Fort Boyard a déjà entendu parler d’une version
simplifiée du jeu de Nim ! C’est l’épreuve dite « des bâtonnets » en salle du conseil. Elle date de 1995, est composée de
20 bâtonnets et oppose deux joueurs. À tour de rôle, ceux-ci
peuvent enlever un, deux ou trois bâtonnets et celui qui
prend le dernier perd. Cette version « misère » (le dernier à
jouer perd) et simplifiée (elle ne présente qu’un seul tas de
bâtonnets) remonte au XVIème siècle et aux premières récréations
mathématiques 1. La version « normale » déclare vainqueur le
joueur qui prend le (ou les) dernier(s) bâtonnet(s). La résolution mathématique complète du jeu de Nim est due à Charles
Leonard Bouton (1869 - 1922) qui, au début du XXème siècle,
publie un article 2 où il propose une discussion autour d’un
jeu d’un grand intérêt, « en raison de sa complexité apparente
mais de sa théorie mathématique extrêmement simple et
complète » 3.
Le jeu de Nim se joue comme suit : trois tas contenant
chacun un nombre quelconque d’objets, par exemple…
des boutons…, sont disposés sur une table 4. Deux joueurs
s’affrontent : ils sélectionnent à tour de rôle une pile et choisissent d’y retirer un bouton, deux boutons ou le tas complet.
Le premier qui retire le (ou les) dernier(s) bouton(s) remporte
la partie. Ce jeu appartient à la catégorie des jeux combinatoires, jeux qui opposent deux joueurs jouant alternativement, dans lesquels il n’y a pas de hasard, où l’information
est complète (c’est-à-dire que les deux joueurs ont accès aux
mêmes informations en même temps) et où le gagnant est
souvent déterminé par le dernier coup (ce n’est pas le cas du
jeu de Go, qui comptabilise un nombre final de points). Des
jeux classiques (Échecs ou Dames), des jeux traditionnels
Pour plus de détails sur les premières occurrences du jeu de Nim, cf. Rougetet
Lisa, « Les multiples ancêtres du jeu de Nim », Pour la Science, n° 420, octobre
2012, pp. 80-84.
1
2
Bouton Charles Leonard, « Nim, A Game with a Complete Mathematical Theory »,
The Annals of Mathematics, 2nd Ser., Vol. 3, n° 1/4, (1901-1902), pp. 35-39.
Bouton, 1901, p. 35 : « […] on account of its seeming complexity, and its extremely
simple and complete mathematical theory ».
3
Nous aurions également pu disposer sur la table – comme le suggère le titre –
des allumettes, mais jouer avec le feu peut nuire gravement à la santé !
4
18
africains (l’Awélé) et certains jeux modernes (l’Othello, le
Hex ou le Puissance 4) sont des jeux combinatoires où il est
possible, par un calcul judicieux, de déterminer l’issue de la
partie, voire même de dégager une stratégie gagnante. C’est
là tout l’intérêt de la théorie des jeux combinatoires : résoudre
le jeu au sens de prédire à chaque position de la partie quelle
en sera l’issue (victoire, défaite ou nul) et expliciter la stratégie
du joueur en position de force.
1901 : première mathématisation d’une stratégie
pour gagner au jeu de Nim
Pour exposer rigoureusement sa théorie, Bouton introduit la
notion de safe combination. Pour déterminer si une position
de Nim est une « combinaison sûre », on écrit tout d’abord
en binaire les nombres correspondant au nombre de boutons
dans chaque pile. Ces équivalents obtenus, on les place sur
trois lignes horizontales de manière à aligner les chiffres
des unités dans la même colonne. On additionne ensuite les
chiffres de chaque colonne ; le résultat de cette somme est
appelé la Nim-somme ; si toutes les sommes des colonnes
sont égales à 2 ou à 0, les trois tas forment une safe combination. En reprenant l’exemple donné par Bouton, la position 9,
5, 12 est une safe combination. En effet, 9 = 1 × 8 + 0 × 4 + 0
× 2 + 1 × 1, son écriture binaire sera donc 1001. De même,
5 = 1 × 4 + 0 × 2 + 1 × 1 d’où 101 en binaire et 12 = 1 × 8 + 1 ×
4 + 0 × 2 + 0 × 1, soit 1100. La Nim-somme devient :
1001
101
1100
2202
Bouton remarque qu’étant donnés deux nombres quelconques le troisième à prendre pour former une safe combination est toujours précisément déterminé. S’ensuivent deux
théorèmes :
- Si le joueur A laisse une safe combination sur la table, B ne
peut laisser une safe combination après avoir joué.
- Si A laisse une safe combination sur la table, et que B diminue une des piles, A pourra toujours diminuer une des deux
autres piles et laisser une safe combination.
Bouton prouve rigoureusement ces deux théorèmes en expli-
mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte / LNA#62 quant que le passage d’une configuration à une autre entraîne
nécessairement une modification d’un 0 ou d’un 2 en 1 ou
vice-versa dans la Nim-somme et qu’ainsi on ne peut obtenir deux safe combinations consécutives. Celui pour qui ces
résultats sont connus et qui est capable d’effectuer quelques
conversions simples en binaire ne peut que remporter systématiquement la partie face à un novice 5. À bon entendeur…
Succession de mathématisations indépendantes qui
aboutissent…
Peu après la parution de l’article en 1901, de nombreuses
modifications du jeu de Nim voient le jour. La première, publiée en 1907 6, est due au néerlandais Willem
Abraham Wythoff (1865 - 1939), mathématicien en théorie
des nombres. Les propriétés mathématiques utilisées pour
résoudre cette modification diffèrent de celles exposées par
Bouton, et justifient l’introduction d’une variante du Nim.
Wythoff en présente les nouvelles règles : les deux joueurs
ont face à eux deux piles contenant chacune un nombre arbitraire de jetons. Les joueurs en prennent alternativement un
nombre quelconque dans l’une des deux piles ou en prennent
le même nombre dans les deux tas. Le gagnant est celui qui
prend le ou les dernier(s) jeton(s). Cette variante se rencontre
encore assez fréquemment
dans la littérature moderne
sous le nom de « Wythoff’s
Queens » : de nombreuses
recherches sont encore menées sur ce jeu. La configuration diffère légèrement
car les deux joueurs doivent
maintenant déplacer alternativement une Reine, initialement située sur une case quelconque d’un damier, vers la case située en bas à gauche. La
Reine ne peut être déplacée que vers l’ouest, le sud ou le sudouest (en diagonale) d’autant de cases voulues.
Cette version de plateau est analogue à la version présentée par
Wythoff, les coordonnées de la Reine représentant le nombre
de jetons dans chacun des
deux tas (le déplacement
en diagonale correspondant à
un retrait du même nombre
de jetons dans les deux tas).
La stratégie gagnante est
néanmoins plus aisée à
comprendre dans le cas du
Wythoff’s Queens : il s’agit
d’atteindre les cases rouges
– qui représentent ici les safe combinations –, afin de
La résolution du Nim faisant appel à des calculs en binaire, il fut l’un des
premiers jeux à être programmé sur ordinateur : le Nimatron, machine conçue
exclusivement pour jouer au Nim, fut élaborée en 1940 et exposée au Westinghouse Building of the New York World’s Fair où il remporta 90 000 parties sur
plus de 100 000 jouées.
5
6
Wythoff Willem Abraham, « A Modification of the Game of Nim », Nieuw
Archief voor Wiskunde, 2e Reeks VI, (1905 - 1907), pp. 199-202.
ne laisser à l’adversaire que la possibilité d’atteindre une case
bleue, ce qui l’empêche d’atteindre la case finale gagnante.
En 1910, Eliakim Hastings Moore (1863 - 1932), mathématicien à l’Université de Chicago, président de la Mathematical American Society, homme au parcours remarquable 7,
classé n° 1 du « top ten » des hommes scientifiques américains
de l’année 1903 8 (!), publie un article 9 dans lequel il propose
une généralisation du Nim de Bouton : le Nim k . Deux
joueurs, A et B, sont face à un assortiment d’objets, et le distributeur sépare comme il le désire les objets en un nombre
quelconque de piles (supérieur à 1). Les joueurs tirent ensuite
des objets à tour de rôle – B commence si A a réparti les
objets – ; le gagnant est celui qui prend le ou les dernier(s)
objet(s). À chaque tirage, le joueur prend le nombre d’objets
qu’il veut d’une seule pile ou bien il prend ce qu’il veut dans
un nombre quelconque de piles, sans excéder k piles. k est
donc le nombre maximal de piles desquelles un joueur peut
tirer des jetons. La preuve que donne Moore, pour résoudre
cette variante, est extrêmement concise mais claire et rigoureuse et constitue un pas vers l’abstraction que connaîtra plus
tard la théorie des jeux combinatoires. Il généralise le Nim de
Bouton et donne alors un véritable coup de pouce à l’histoire
de la résolution des jeux en lui apportant une consistance
mathématique jusqu’alors quasi-inexistante (le Nim et ses
variantes antérieures tenaient plus d’une amusette que d’un
jeu à analyser rigoureusement).
... à un théorème général de la théorie des jeux
combinatoires
Les modifications exposées ci-dessus (il y en eut d’autres)
montrent l’aspect assez chaotique de la mise en place de la
théorie des jeux combinatoires au début du XXème siècle ; les
raisonnements se font au coup par coup, mais la multiplication
de variantes, qui rend nécessaire une théorie, a probablement
contribué à la généralisation formulée rigoureusement par
le théorème de Sprague-Grundy, énoncé indépendamment
en 1935 par l’Allemand Roland Sprague (1894 - 1967)
et en 1939 par le Britannique Patrick Michael Grundy
(1917 - 1959). Ce théorème s’applique à tout jeu impartial fini,
i.e. tout jeu combinatoire fini dans lequel les coups permis
sont identiques pour les deux joueurs ; il stipule que chaque
position d’un tel jeu se ramène à une simple position du Nim
de Bouton. Un simple jeu avait engendré une théorie mathématique… que devraient assimiler, au cours de leurs pénibles
entraînements, les concurrents de Fort-Boyard…
7
Pour un article détaillé sur le travail scientifique de Moore, cf. Bliss Gilbert
Ames, « The scientific work of Eliakim Hastings Moore », Bulletin of the American Mathematical Society, Vol. 40, n° 7, 1934, pp. 501-514.
8
Parshall Karen Hunger, « Eliakim Hastings Moore and the Founding of a
Mathematical Community in America, 1892-1902 », Annals of Science, Vol. 41,
1984, p. 326, note 48.
Moore Eliakim Hastings, « A generalization of the game called Nim »,
The Annals of Mathematics, 2nd Ser., Vol. 11, n° 3, avril 1910, pp. 93-94.
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