KONGOLI, Fatos, Tirana Blues, Rivages
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KONGOLI, Fatos, Tirana Blues, Rivages
KONGOLI, Fatos, Tirana Blues, Rivages-Noirs, 2007, 226p. Contrairement à la Turquie, personne ne met en doute l´appartenance de l'Albanie à l´Europe. Pourtant, en dépit de cette communauté géographique, malgré la farouche francophilie de ce petit Etat, l´Albanie reste largement en France une terra incognita. Souvent, pour nos contemporains, l ´Albanie se résume et hélas se réduit… à la patrie d´Ismail Kadaré et à un de ces espaces européens en pleine recomposition économique et politique, depuis l´effondrement du système communiste. Une manière de mieux appréhender l´Albanie est peut-être, la manière romanesque. Un récent thriller permet, en effet, de lire la géographie de cet espace en pleine mutation. Quelles sont donc les dynamiques, dans le miroir de ce polar, affectant l´espace albanais ? . L´Albanie apparaît, d´abord, comme une société bloquée. Une société où l´éventail des possibles s´est particulièrement resserré et donc limité, une société où l´initiative est contrecarrée : « Même si on veut y rester, ici on t´en empêche. Ici, on t´empoisonne l´existence ». La société albanaise dans Tirana blues apparaît d´ailleurs comme une société empoisonnée, gangrenée par les maux des jeunes démocraties. La corruption existe et pollue l´espace social. On peut acheter ainsi son entrée à l´Université. Elle touche aussi la police en la personne de Shérif Daci, flic véreux, soupçonné d´avoir trempé dans l´assassinat d´un policier intègre et qui baigne dans des activités illégales. Son prénom évoque à lui seul la face noire du Far West, un espace sans frontières réelles et un temps où l´exercice de la justice était des plus problématiques, dans une société encore en construction, dans une société encore en poussières. Le monde politique n´échappe pas à la corruption. Autour du complexe Laura, s´agitent hommes politiques achetés, filles faciles et caïds locaux. Ce complexe est un véritable centre névralgique de trafics en tout genre. Dans cette société, les êtres intègres sont menacés, comme le policier Kurti, qui cauchemarde ainsi sur sa possible exécution. L´exercice normal de la justice semble délicat, voire impossible : « les gros caïds s´en tirent toujours ». (p.123). Bref, un véritable Far West, « un pays de crapules, où il est impossible de savoir à qui l´on a affaire, bon ou méchant » (p.96). Les policiers sont parfois vus comme partie prenante de ce système. Ainsi, les flics de la Banlieue sont-ils considérés, par un personnage, sans rémission possible, comme des crapules : « A moins de leur graisser la patte, ils ne [font] que guetter l´occasion de rouler n´importe qui » (p.108). La corruption n´ épuise pas tous les maux de cette société empoisonnée et bloquée. Le tissu social est aussi fragilisé par la violence. Assassinats de policiers, de civils (comme celui qui fournit l´intrigue), exécutions et règlements de compte forment comme une spirale infernale, dont Altin et Mark sont les victimes. L´auteur n´évoque que succinctement le cycle vindicatoire, qui forme pourtant un des éléments de cette spirale. La vendetta apparaît souvent dans la description de la société albanaise. Elle constitue presque un topos. Enoncée et dénoncée comme un des maux qui frappe l´Albanie, la vendetta est un phénomène ancien. Le héros policier est donc confronté à un système maffieux avec ses nuisances inhérentes (corruption, assassinats, népotisme) et une économie informelle dynamique (trafics de drogue, de cigarettes...), prospérant à l´ombre de ce système. L´Etat peine donc à établir son « monopole de violence légitime » et à briser les systèmes maffieux, qui concurrencent son autorité et occupent des franges de l´espace social. Le crime organisé se nourrit de la corruption et l´alimente en retour, une sorte de cercle vicieux. La seule perspective offerte pour échapper à cet univers semble l´émigration. . Les sociétés aux perspectives contrariées sont souvent affectées par l´émigration, telle l´Irlande après la crise de la pomme de la terre. Dans le miroir de ce thriller, le territoire albanais est bien une terre d´émigration. Les Albanais émigrent, partout, en Angleterre, en Finlande, en Suède et bien sûr en Amérique. L´Amérique est vue d´ailleurs un peu comme un contre-miroir de la société albanaise, une société ouverte et offerte : « personne ne te demande d´où tu viens et qui tu es ». Une terre douce pour l´émigrant, lui offrant une nouvelle vie, sans questions ni conditions, comme elle l´était naguère pour les Irlandais et pour les Polonais. Mais, malgré cette diaspora à l´échelle mondiale, deux Etats apparaissent comme des destinations particulièrement privilégiées : l´Italie et la Grèce. L´Italie apparaît comme un Eldorado, insolemment proche, dotée d´une importante communauté albanaise, facteur propice, ô combien… à un nouveau départ. La sœur aînée de Klodi est ainsi installée depuis mars 91 et alimente tous ses espoirs. Klodi essaie alors de gagner l´Italie, en empruntant, un temps, la voie de la prostitution pour gagner le sésame du visa, par la complaisance de deux de ses clients, politiciens véreux. Devant l´ échec de cette voie, elle tente sa chance légalement (par une authentique demande de visa) mais se heurte aux réticences consulaires italiennes, réticences alimentées par la « foule de candidats » et la jeunesse de l´ impétrante. Elle ne succombe pas toutefois à la voie clandestine, celle de gagner la péninsule par canot pneumatique en défiant le Canal d´Otrante. La seconde destination privilégiée est la Grèce. Tout comme l´Italie, la proximité géographique, l´existence d´une solide communauté albanophone (symbolisée dans le thriller par un des frères d´Erald Periakou et forte de 200.000 personnes en 2000) et la présence de filières migratoires éprouvées, expliquent cette préférence. Un des deux narrateurs tente le passage clandestin et risqué par le sas offert par la ville de Korcë, proche de la frontière grecque. Il parvient à déjouer les ruses des « descendants d´Ulysse », et devient un ramasseur de pommes, le temps, espère-t-il, d´amasser un pécule lui permettant de gagner Athènes, puis une île où il bâtira une vie nouvelle. Cette réussite n´est que provisoire. Il est, à son tour, « cueilli » par la police des frontières, emprisonné avec d´autres candidats malheureux à l´ émigration, passé à tabac puis expulsé manu militari vers l´Albanie. L´émigration semble donc pour les héros du thriller une sorte de mirage, mais un mirage alimenté par cette diaspora albanaise qui se dessine dans les biographies de différents personnages de Tirana blues. Un mirage qui s´explique par les criantes disparités de niveaux de vie. L´Italie dispose d´un PNB par habitant plus de dix fois supérieur à celui de l´Albanie. L´émigration est un double révélateur. Elle souligne, non seulement, les difficultés de l´ économie et le caractère bloqué de la société, mais aussi le dynamisme démographique local. . Ce dynamisme est incarné par la jeunesse des candidats à l´émigration. Klodi aurait été recalée pour sa demande de visa, car l´Italie serait « allergique aux jeunes »… Mais ce dynamisme est aussi souligné par la banlieue. Des flopées de jeunes, en rupture d´école, s´adonnent à des trafics en tout genre dans cet espace urbain, sans autre nom que sa réalité géographique, situé à quelques kilomètres de la capitale. Or, depuis 1993, année ouvrant une phase de croissance pour l´Albanie, cette banlieue a bénéficié d´un développement rapide, incontrôlé et incontrôlable, devenant une sorte de « Far-West » (p.41), un Eldorado local riche en promesses. Cette explosion urbaine a donné à cette banlieue la physionomie d´une « amibe géante », une sorte d´organisme tentaculaire. Cette banlieue nord est devenue une excroissance sauvage, s´étalant rapidement, au flanc des coteaux, avec des maisons puis des quartiers illégaux, qui lui donne des airs de Rio de Janeiro. Un espace urbain où les infrastructures fondamentales (tout à l´égout, réseaux électriques…) font parfois déficience, ce qui souligne la parenté avec Rio. Les routes sont poussiéreuses, la pluie les transforme en pistes boueuses, l´« odeur infecte des ordures » règne parfois dans ces nouveaux appendices. La banlieue est donc devenue un no man´s land, entre la capitale et la montagne. Un espace en devenir, encore mal intégré au territoire, et de surcroît traversé par de fortes tensions sociales. Ces tensions divisent les premiers habitants, s´estimant appartenir à la capitale et les émigrés de l´intérieur des terres, qualifiés de « Tchétchènes ». Des êtres dont le surnom nie à la fois l´identité albanaise et leur appartenance à la communauté nationale, tout en diffusant une réputation de violence. Ils sont réputés provenir « de régions arides où les gens dorment dans des grottes » (p.40). Des êtres qui sont qualifiés de lourdaux, de primitifs, de mal dégrossis, de vrais « hommes des cavernes » (p.107). Même si c´est un de ces primitifs qui parviendra le mieux, ou le moins mal… à déjouer les ruses des gardes-frontières grecs. La banlieue est donc devenue une petite Tchétchénie, partagée entre deux communautés. Dans cet espace qui a grandi trop vite, en dehors de toute prévision, le désœuvrement règne et exacerbe le désir d´ émigration. En dépit de son caractère sombre, suggéré par le titre même (Tirana Blues), l´ouvrage de Fatos Kongoli ne livre pas qu´une image noire de l´Albanie. On peut y lire aussi l´organisation du territoire qui est en train de se dessiner. . La capitale, comme souvent dans les Etats de l´Europe orientale, est le centre du territoire. Tirana est le lieu où les « Tchétchènes » et autres habitants de la banlieue viennent chercher du travail journalier, en s´offrant sur une vaste place publique, comme naguère à Paris Place de Grève. C´est aussi le lieu où certains jeunes désœuvrés viennent vendre des petites marchandises, cigarettes et petites babioles. Bref, la capitale attire par sa richesse et son dynamisme économique. Tirana offre l´image d´un centre moderne, avec une vie nocturne qui occupe certains des personnages du livre. Des personnages incarnent aussi le bouillonnement culturel de la capitale, notamment la femme de Platon Guri. La capitale est sans doute aussi un aimant attirant tous les talents. Tirana est bien un centre qui innerve par ses flux l´espace environnant. Le littoral proche, à Dürres, forme ainsi comme la plage de la capitale et sert d´espace récréatif pour les populations de Tijana. Mais c´est tout le littoral qui joue ce rôle, de Dürres à Sarande. Ainsi se dessine une périphérie dominée par la capitale, mais qui a bénéficié d´une croissance vigoureuse sous le régime communiste et qui retrouve un dynamisme aujourd´hui. Une périphérie où semble régner une douceur de vivre irriguée par la quiétude méridionale. L´auteur évoque alors, dans des lignes superbes, les versants plantés d´oliviers, cette mer azuréenne qui baigne jusqu´à l´horizon, et rappelle que l´Albanie est aussi un territoire méditerranéen. En définitive, même s´il s´agit d´une œuvre de fiction, Tirana blues nous permet bien d´appréhender quelques-unes des mutations qui affectent l´espace albanais. Citons l´exode rural et ses conséquences, l´émigration, un processus de métropolisation, l´émergence d´espaces moteurs au sein du territoire, l´ enracinement délicat d´un Etat de droit et l´émergence d´une société civile. Le tout dans un territoire caractérisé par la beauté sauvage et plurielle de ses paysages, encore préservés, qui mérite plus qu´un détour, mais un séjour, c´est à dire l´occasion d´ une véritable leçon de géographie in situ… Yohann Chanoir, agrégé d´Histoire Chargé de cours en histoire contemporaine à l´URCA « Pour être admis à la fac de médecine… il fallait payer 700.000 leks en sous.main » (p.115) Fatos Kongoli l´évoque explicitement, par exemple, dans Le rêve de Damoclès, Rivages Poche, bibliothèque étrangère, n°443, 2003. Cette ancienneté est évoquée notamment dans deux romans de Kadaré, Les tambours de la pluie et Le général de l´armée morte. Selon le concept de Max Weber. Un Eldorado apparaissant aussi avec les jeux télévisés « où tout un chacun peut gagner en jouant » des sommes vertigineuses, et qui constituent aussi une raison d´ émigrer pour les Albanais, cf ECO, Umberto, A reculons comme une écrevisse, Paris : Grasset, 2006, p.97. Une phase de croissance enclenchée par la transition économique et politique. La vague de privatisations a engendré un fort exode rural, exacerbé par la fin des coopératives d´Etat, la parcellisation des terres et la concomitante dévalorisation du travail agricole. A ce facteur s´ajoutent les retombées des trafics instaurés au nord du pays pour approvisionner l´ex-Yougoslavie frappée par l´embargo et une incroyable fièvre spéculative. Ces « Tchétchènes » évoquent ces « paysans-chômeurs », ces migrants intérieurs qui peuvent représenter 20 à 30% de la population dans certaines villes albanaises. Cf FUGA, Artan, Identités périphériques en Albanie, Paris, L'Harmattan, 2000, pp.133-134. On définit ici, dans la lignée des travaux d´Alain Reynaud, le centre comme un espace moteur de taille relativement réduite concentrant la richesse, les activités économiques et les pouvoirs de décision. Une autoroute relie depuis peu Dürres et Tijana et s´impose progressivement comme un des axes structurants du territoire albanais. Ville située au large de Corfou, cette localité albanaise dispose d´une des plus belles plages européennes.