LA RAISON ET LE REEL

Transcription

LA RAISON ET LE REEL
1
LA RAISON ET LE REEL
2
I.
LA RAISON SE CONTENTE-T-ELLE DE CONSTATER CE QUI EST OU
BIEN SOUMET-ELLE LE REEL A SA LEGISLATION ?
L’expérience sensible que nous faisons du réel nous permet-elle vraiment d’en avoir
l’intelligence ?
« - THEETETE – Eh bien, Socrate, après un tel encouragement de ta part, ce serait une
honte de ne pas faire de son mieux pour dire ce que l’on est capable de dire. Voici mon
opinion : celui qui connaît quelque chose perçoit ce qu’il connaît, et pour dire ce qui
présentement évident, la science n’est rien d’autre que la sensation.
- SOCRATE – Bravo, mon cher Théétète, voilà comment il faut déclarer son avis ! Allons,
examinons ensemble s’il est de bon aloi ou s’il est creux. La sensation, dis-tu, est
connaissance ?
- THEETETE – Oui.
- SOCRATE – Il se pourrait bien que ce que tu as dit de la connaissance, loin d’être
banal, soit ce qu’en a dit Protagoras. Il a énoncé la même chose d’une autre manière en
disant que l’homme est « la mesure de toutes choses, tant de l’être des choses qui sont
que du néant de celles qui ne sont pas ». Sans doute l’as-tu lu ?
- THEETETE – Je l’ai même lu maintes fois.
- SOCRATE – N’est-ce pas ce qu’il signifie en disant : « telles m’apparaissent les choses,
telles elles sont pour moi ; telles elles t’apparaissent, telles elles sont pour toi » ; or, tu es
homme, et moi aussi.
- THEETETE – C’est bien ce qu’il déclare.
- SOCRATE – Il est à coup sûr vraisemblable qu’un habile homme ne déraisonne pas ;
commentons-le donc. N’arrive-t-il pas parfois qu’un même souffle de vent donne le
frisson à l’un et pas à l’autre ? Frisson léger à celui-ci, violent à celui-là ?
- THEETETE – Assurément.
- SOCRATE – En ce cas, que dirons-nous du vent « en soi », qu’il est froid ou qu’il n’est
pas froid ? Ou nous accorderons-nous avec Protagoras pour dire qu’il est froid pour celui
qui frissonne, et qu’il ne l’est pas pour celui qui ne frissonne pas ?
- THEETETE – Il est vraisemblable que nous serons de son avis.
- SOCRATE – Ainsi nous dirons également qu’il « apparaît » ainsi à chacun ?
- THEETETE – Oui.
- SOCRATE – Et dire qu’il lui « apparaît », c’est dire qu’il le « perçoit ».
- THEETETE – En effet.
- SOCRATE – Donc en matière de chaud et de toutes les qualités sensibles de ce genre,
« apparence » et « perception », c’est la même chose. Car il y a chance que ses choses
soient pour chacun, telles que chacun les perçoit.
- THEETETE – C’est vraisemblable.
- SOCRATE – Donc, d’une part, la perception est toujours perception de ce qui est, et,
d’autre part, en qualité de connaissance, elle est infaillible.
- THEETETE – C’est évident.
- SOCRATE – Par les Grâces, il se pourrait que Protagoras ait été sage jusqu’au bout ;
livrant cette énigme au ramassis que nous sommes, et réservant la vérité à ses disciples
sous le sceau du secret.
- THEETETE – Que veux-tu dire par là Socrate ?
- SOCRATE – Je vais te le dire, et la thèse ne manque pas de poids : rien n’est en soi
un, ou ne rien désigner ni qualifier ; si tu le qualifies de grand, il apparaîtra également
petit à un autre, si tu le qualifies de lourd, léger à un autre, et ainsi de suite, car il n’est
rien qui soit une chose, ni quelque chose, ni telle chose ; et c’est de la translation, du
mouvement et mélange réciproque que devient tout ce que nous disons être ; assertion
incorrecte, car jamais rien n’est, mais toujours il devient. Là-dessus, à l’exception de
Parménide, tous les sages sont unanimes : Protagoras, Héraclite et Empédocle, et parmi
les poètes les plus grands dans chacun des genres, dans la comédie : Epicharme, dans
la tragédie : Homère. Lors ce dernier dit : « Océan, source des dieux et leur mère
3
Thétys », il veut dire que toutes choses sont issues du flux et du mouvement… Interprète
ainsi : pour commencer par le cas des yeux, ce que tu appelles, « couleur blanche »
n’est en soi-même rien de distinct, ni au-dehors, ni au-dedans de tes yeux ; et ne lui
assigne aucun lieu, car elle serait quelque part dans un ordre, elle subsisterait au lieu de
devenir en devenir.
- THEETETE – Mais comment ?
- SOCRATE – Reprenons l’argument de tout à l’heure, en nous gardant de rien poser qui
soit un en soi. Dès lors, le noir, le blanc et tout autre couleur nous apparaîtront comme
nés de la rencontre des yeux et de la translation convenable. Ce dont nous disons qu’il
est telle ou telle couleur ne sera ni ce qui rencontre, ni ce qui est rencontré, mais ce qui
est né entre les deux et propre à chaque sujet percevant. A moins que tu sois prêt à
soutenir que toute couleur t’apparaît telle qu’elle apparaît au chien ou à tout autre
animal ?
-THEETETE – Certainement pas.
- SOCRATE – Et à un autre homme ? Est-il rien qui lui apparaisse tel qu’à toi ? En es-tu
certain ? N’es-tu pas certain que, même à toi, rien n’apparaît identique parce que tu n’es
jamais semblable à toi-même ? »
PLATON, Théétète (151d-154a)
Connaître le réel, c’est éclairer les causes universelles qui déterminent les
phénomènes. Or, ces causes ne sont pas sensibles : seul un acte de l’intelligence
peut les dévoiler.
« Il n’est pas possible non plus d’acquérir par la sensation une connaissance
scientifique. En effet, même si la sensation a pour objet une chose de telle qualité,
et non seulement une chose individuelle, on doit nécessairement percevoir telle
chose déterminée dans un lieu et un moment déterminés. Mais l’universel, ce qui
s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n’est ni une chose
déterminée, ni un moment déterminé, sinon ce ne serait pas un universel, puisque
nous appelons universel ce qui est toujours et partout. Puis donc que les
démonstrations sont universelles, et que les notions universelles ne peuvent être
perçues, il est clair qu’il n’y a pas de science par la sensation. Mais il est évident
encore que, même s’il était possible de percevoir que le triangle a ses angles égaux
à deux droits, nous en chercherions encore une démonstration et que nous n’en
aurions pas (comme certains le prétendent) une connaissance scientifique : car la
sensation porte nécessairement sur l’individuel, tandis que la science consiste dans
la connaissance universelle. Ainsi, si nous étions sur la Lune, et que nous voyions
la Terre s’interposer sur le trajet de la lumière solaire, nous ne saurions pas la cause
de l’éclipse : nous percevrions qu’en ce moment il y a éclipse, mais nullement le
pourquoi, puisque la sensation, avons-nous dit, ne porte pas sur l’universel. »
ARISTOTE, Seconds Analytiques (I, 31)
No sens ne nous découvrent que des événements contingents ; seule
la raison peut mettre en évidence l’ordre du réel, c’est-à-dire les
relations nécessaires qui déterminent les choses.
« D’où il naît une autre question, si toutes les vérités
dépendent de l’expérience, c’est-à-dire de l’induction et des
exemples, ou s’il y en a qui ont encore un autre fondement.
Car si quelques événements se peuvent prévoir avant toute
épreuve qu’on en ait faite, il est manifeste que nous y
contribuons quelque chose de notre part. Les sens, quoique
nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont
point suffisants pour nous les donner toutes, puisque les
4
sens ne donnent jamais que des exemples, c’est-à-dire des
vérités particulières ou individuelles. Or, tous les exemples
qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu’ils
soient,
ne
suffisent
pas
pour
établir
la
nécessité
universelle de cette même vérité, car il ne suit pas que ce
qui est arrivé arrivera toujours de même. Par exemple, les
Grecs et les Romains et tous les autres peuples de la terre
connue des Anciens ont toujours remarqué qu’avant le décours
de 24 heures, le jour se change en nuit, et la nuit en jour.
Mais on se serait trompé, si l’on avait cru que la même règle
s’observe partout ailleurs, puisque depuis on a expérimenté
le contraire dans le séjour de Nova Zembla. 1 Et celui-là se
tromperait encore, qui croirait que, dans nos climats au
moins, c’est une vérité nécessaire et éternelle qui durera
toujours, puisqu’on doit juger que la terre et le soleil même
n’existent pas nécessairement, et qu’il y aura peut-être un
temps où ce bel astre ne sera plus, au moins dans sa présente
forme, ni tout son système. D’où il paraît que les vérités
nécessaires, telles qu’on les trouve dans les mathématiques
pures et particulièrement dans l’arithmétique et dans la
géométrie, doivent avoir des principes dont la preuve ne
dépendent
point
des
exemples,
ni
par
conséquence
du
témoignage des sens, quoique sans les sens on ne serait
jamais avisé d’y penser. C’est ce qu’il faut bien distinguer,
et c’est ce qu’Euclide a si bien compris, qu’il démontre
souvent par la raison ce qui se voit assez par l’expérience
et par les images sensibles ».
LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain (Préface)
Face au réel, la raison n’est pas un « élève » mais un « juge » :
loin de constater ce qui est, loin d’être passive devant au réel, la raison soumet
les faits à son questionnement et les unifie selon ses principes.
« Lorsque Galilée fit rouler ses sphères le long d’un plan incliné,
avec une pesanteur qu’il avait lui-même choisi, ou que Toricelli fit
porter à l’air un poids qu’il avait préalablement conçu comme égal à
celui d’une colonne d’eau qu’il connaissait (…) une lumière se fit
dans l’esprit de tous les physiciens. Ils comprirent que la raison
ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après son propre plan,
qu’elle éprouve le besoin de prendre les devants avec les principes
qui déterminent ses jugements d’après des lois constantes et de
contraindre la nature à répondre à ses questions, mais qu’elle ne
doit pas se laisser conduire seulement par elle, comme en lisière :
car, sinon, les observations faites au hasard, sans aucun plan
préalablement conçu, ne peuvent tenir ensemble dans une loi
nécessaire, conformément à ce que cherche pourtant la raison et dont
elle a besoin. La raison, tenant d’une main ses principes, qui seuls
peuvent donner valeur de lois à des phénomènes concordants, et de
l’autre l’expérimentation qu’elle a conçue d’après ceux-ci, doit
s’approcher de la nature, certes pour être instruite par elle, mais
non toutefois comme un élève, prêt à entendre tout ce que le maître
veut, mais en qualité d’un juge en exercice qui contraint les
témoins à répondre aux questions qu’il leur soumet ».
KANT, Critique de la raison pure (Préface de la Seconde Edition)
1
Nova Zembla = « terre nouvelle » ; archipel des côtes arctiques, entre la mer de Barents et de Kara ; qui se situe donc audelà du cercle polaire.
5
Ce n’est qu’a priori, c’est-à-dire sans le secours de l’expérience, que l’esprit
peut atteindre à des propositions universelles et nécessaires.
« L’expérience nous apprend bien que quelque chose est de telle ou
telle manière, mais non point que cela ne peut être autrement. Si
donc, PREMIEREMENT, on trouve une proposition dont la pensée
implique la nécessité, on a un jugement a priori ; si cette
proposition n’est, en outre, dérivée d’aucune autre qui vaut ellemême, à son tour, à titre de proposition nécessaire, elle est
absolument a priori. SECONDEMENT, l’expérience ne donne jamais à ses
jugements une véritable et stricte universalité, mais seulement une
universalité supposée et relative (par induction), qui n’a d’autre
sens que celui-ci : nos observations, pour nombreuses qu’elles aient
été jusqu’ici, n’ont jamais trouvé d’exception à telle ou telle
règle. Par conséquent, un jugement pensé avec une stricte
universalité, c’est-à-dire de telle sorte qu’aucune exception n’est
admise comme possible, ne dérive point de l’expérience, mais est
valable absolument a priori. L’universalité empirique n’est donc
qu’une élévation arbitraire de la valeur ; on fait d’une règle
valable dans la plupart des cas une loi qui s’applique à tous,
comme, par exemple, dans la proposition : tous les corps sont
pesants. Quand, au contraire, un jugement possède essentiellement
une stricte universalité, on connaît à cela qu’il provient d’une
source particulière de la connaissance, d’un pouvoir de connaissance
a priori. Nécessité et stricte universalité sont donc les marques
sûres d’une connaissance a priori et elles sont indissolublement
unies l’une à l’autre (…) »
KANT, Critique de la raison pure.
Percevoir le réel, ce n’est pas simplement recevoir des
impressions sensibles mais interpréter ces sensations par un
acte de l’esprit.
Le morceau de cire cartésien.
« Prenons par exemple ce morceau de cire ; il vient tout fraîchement
d’être tiré de la ruche, il n’a pas encore perdu la douceur de miel
qu’il contenait, il retient quelque chose de l’odeur des fleurs dont
il a été recueilli, sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont
apparentes ; il est dur, il est froid, il est maniable ; et si vous
frappez dessus, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui
peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en
celui-ci. Mais voici que pendant que je parle on l’approche du feu ;
ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évapore, sa couleur
change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide,
il s’échauffe, à peine peut-on le toucher ; et quoiqu’on le frappe,
il ne rendra aucun son. La même cire demeure-t-elle encore après ce
changement ? Il faut avouer qu’elle demeure ; et personne ne le peut
nier. Qu’est-ce que donc que l’on connaissait en ce morceau de cire
avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce
que j’y ai remarqué par l’entremise des sens, puisque toutes les
choses qui tombaient sous le goût ou l’odorat,
ou la vue, ou
l’attouchement, ou l’ouïe, se trouvent changées, et cependant la
même cire demeure (…)
Or quelle est cette cire, qui ne peut être conçue que par
l’entendement ou l’esprit ? Certes c’est la même que je vois, que je
touche, que j’imagine, et la même que je connaissais dès le
commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien
l’action par laquelle on l’aperçoit, n’est point une vision, ni un
attouchement, ni une imagination, et ne l’a jamais été, quoiqu’il le
semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit,
laquelle peut être imparfaite ou confuse, comme elle était
auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent,
6
selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont
en elle, et dont elle est composée ».
DESCARTES, Méditations métaphysiques (Seconde Méditation)
« L’observation scientifique est toujours une observation polémique »
« Déjà l’observation a besoin d’un corps de précautions qui
conduisent l’esprit à réfléchir avant de regarder, qui réforment du
moins la première vision, de sorte que ce n’est jamais la première
observation qui est la bonne. L’observation scientifique est
toujours une observation polémique ; elle confirme ou infirme une
thèse antérieure, un schéma préalable, un plan d’observation ; elle
montre en démontrant ; elle hiérarchise les apparences ; elle
transcende l’immédiat ; elle reconstruit le réel après avoir
reconstruit ses schémas. Naturellement, dès qu’on passe de
l’observation à l’expérimentation, le caractère polémique de la
connaissance devient plus net encore. Alors il faut que le phénomène
soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments (…)
Or, les instruments ne sont que des théories matérialisées. Il en
sort des phénomènes qui portent de toutes parts la marque
théorique. »
BACHELARD, Le Nouvel Esprit scientifique.
La science s’inaugure dans le refus des décrets ingénus de
l’opinion
« On connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant
des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit
même, fait obstacle à la spiritualisation.
L’idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne
peut venir que dans des cultures de simple juxtaposition où un fait
connu est immédiatement une richesse. Mais devant le mystère du
réel, l’âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors
impossible de faire d’un seul coup table rase des connaissances
usuelles. Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce
qu’on devrait savoir. Quand il se présente à la culture
scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux,
car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est
spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui
doit contredire un passé.
La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son
principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un
point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres
raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a,
en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas :
elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets
par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien
fonder sur l’opinion: il faut d’abord la détruire. Elle est le
premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de
la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une
sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire.
L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des
questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne
savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des
problèmes. Et quoi qu’on en dise, dans la vie scientifique, les
problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du
problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour
un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une
7
question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir
connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout
est construit. »
Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, éditions
Vrin, p.14
Nos raisonnements sur les faits ne sont pas démonstratifs.
La nécessité que nous croyons découvrir dans les faits n’est rien d’autre que
le produit de notre habitude ; notre raison croit atteindre à des relations
universelles, lors même qu’elle ne fait que généraliser ce que l’expérience lui
découvre.
« Une proposition comme celle-ci : le soleil ne se lèvera pas
demain, n’est pas moins intelligible et n’implique pas davantage de
contradiction que cette autre : il se lèvera. C’est donc en vain que
nous tenterions d’en démontrer la fausseté. Si elle était fausse
démonstrativement, elle impliquerait contradiction, et jamais
l’esprit ne pourrait la concevoir distinctement.
Il pourrait donc être intéressant de rechercher quelle est la nature
de cette évidence qui nous donne la certitude d’une existence réelle
et d’une chose de fait en l’absence de témoignage présent de nos
sens ou des souvenirs enregistrés par notre mémoire (…)
Tous les raisonnements relatifs à une chose de fait paraissent
fondés sur la relation de cause à effet. Seule cette relation nous
permet de dépasser le témoignage de notre mémoire et de nos sens.
Demandez à un homme pourquoi il ajoute foi à la réalité d’une chose
de fait dont il n’est pas témoin : pourquoi il croit que son ami est
à la campagne, par exemple, ou en France ; il vous donnerait une
raison, et cette raison serait un autre fait : il a reçu une lettre
de lui, ou il connaît ses résolutions et ses promesses antérieures.
L’homme qui trouverait une montre, ou quelque autre instrument, dans
une île déserte, en conclurait qu’il y a eu autrefois des hommes
dans cette île. Tous nos raisonnements en matière de fait sont de
même nature. On suppose constamment qu’il y a un lien entre le fait
présent et celui qui est inféré (…)
Ainsi, pour déterminer à notre propre satisfaction la nature de
cette évidence qui est la source de notre certitude touchant les
choses de fait, il nous faut rechercher comment nous acquérons la
connaissance de la cause et de l’effet.
Je me permettrais d’affirmer –et c’est là, selon moi, une
proposition générale qui ne souffre point d’exception- que la
connaissance de cette relation n’est acquise en aucun cas par des
raisonnements
a
priori ;
mais
qu’elle
vient
uniquement
de
l’expérience, qui nous montre des objets particuliers dans une
liaison constante. Présentez un objet à une personne : quelles que
soient la raison naturelle et les facultés que vous lui supposiez,
si cet objet est pour elle entièrement nouveau, elle sera
impuissante, fût-ce par l’examen le plus attentif de ses qualités
sensibles, à découvrir aucune de ses causes, aucun de ses effets »
HUME, Enquête sur l’entendement humain (IVème section, Ière Partie)
8
II. LA SCIENCE : UNE INTERPRETATION TOTALISANTE DU REEL OU BIEN
L’APPLICATION DE THEORIES LOCALES ?
Tout fait est solidaire du monde :
On ne saurait l’expliquer sans engager une interprétation métaphysique du
réel.
« Chaque fois que nous essayons d’exprimer la matière fournie par
l’expérience immédiate, nous découvrons que sa compréhension nous
conduit au-delà d’elle-même, à ce dont elle est contemporaine, à son
passé, à son futur, et aux universaux en fonction desquels sa
définité est explicitée. Mais de tels universaux, par leur caractère
même d’universalité, enveloppent la potentialité d’autres faits
présentant d’autres types de définité. Ainsi, la compréhension du
fait brut immédiat exige qu’il soit interprété métaphysiquement
comme élément d’un monde avec lequel il ait une relation
systématique. Quand la pensée entre en scène, elle trouve les
interprétations comme des questions relevant de la pratique. Ce
n’est pas avec la philosophie que les interprétations commencent. Sa
recherche d’un schème rationaliste est la recherche d’une critique
et d’une justification plus adéquates des interprétations dont nous
faisons inévitablement usage. Notre expérience habituelle en matière
d’interprétation est un mélange d’échec et de succès. Si nous
désirons obtenir l’enregistrement d’une expérience non interprétée,
autant demander à une pierre d’enregistrer son autobiographie. Tout
enregistrement des « faits » dans une mémoire scientifique est, de
part
en
part,
saturé
d’interprétation.
La
méthodologie
de
l’interprétation rationnelle est le produit de l’imprécision
fluctuante de la conscience. Les éléments qui, dans certaines
circonstances, brillent avec une immédiate netteté, passent en
d’autres circonstances dans la pénombre et, en d’autres occasions,
dans l’obscurité la plus noire. Et pourtant toutes les occasions ont
la prétention d’être des actualisations au sein du flux d’un monde
consistant, exigeant une unité d’interprétation.
La philosophie est la correction que la conscience apporte à son
propre excès initial de subjectivité. »
WHITEHEAD, Procès et réalité.
L’ECART ENTRE PHYSIQUE ET METAPHYSIQUE :
La physique ne propose pas une explication ultime de la totalité réelle ; elle ne
prétend qu’à la cohérence entre ses théories et les données qu’elles
expérimentent.
La science ne prétend pas répondre à la question « Pourquoi ? » (Pourquoi le
réel est tel qu’il est et non pas autrement ? – question métaphysique) mais
uniquement à la question « comment ? » (Comment des données s’ordonnentelles à des principes théoriques ?)
« En
regardant
une
théorie
physique
comme
une
explication
hypothétique de la réalité matérielle, on la place sous la
dépendance de la Métaphysique. Par là, bien loin de lui donner une
forme à laquelle le plus grand nombre des esprits puissent
consentir, on en limite l’acceptation à ceux qui reconnaissent la
philosophie dont elle se réclame (…)
Ne pourrait-on pas assigner à la théorie physique un objet tel
qu’elle devînt autonome ? Fondée sur des principes qui ne
relèveraient d’aucune doctrine métaphysique, elle pourrait être
jugée en elle-même, et sans que les opinions des divers physiciens à
son endroit dépendissent en rien des Ecoles philosophiques
auxquelles ils peuvent appartenir.
9
Ne pourrait-on, pour construire une théorie physique, concevoir une
méthode qui fût suffisante ? (…)
Posons, dès maintenant, une définition de la théorie physique ;
cette définition, la suite de cet écrit l’élucidera et en
développera tout le contenu :
Une théorie physique n’est pas une explication. C’est un système de
propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes,
qui ont pour but de représenter, aussi simplement et aussi
complètement que possible, un ensemble de lois expérimentales (…)
Ainsi, une théorie vraie, ce n’est pas une théorie qui donne, des
apparences physiques, une explication conforme à la réalité ; c’est
une théorie qui représente d’une manière satisfaisante une ensemble
de lois expérimentales ; une théorie fausse, ce n’est pas une
tentative d’explication fondée sur des suppositions contraires à la
réalité ; c’est un ensemble de propositions qui ne concordent pas
avec des lois expérimentales. L’accord avec l’expérience est, pour
une théorie physique, l’unique critérium de vérité ».
PIERRE DUHEM, La théorie physique. Son objet. Sa structure.

Documents pareils