«C`EST LA MEILLEURE RADE MILITAIRE DE L`ALGERIE

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«C`EST LA MEILLEURE RADE MILITAIRE DE L`ALGERIE
Reportage de Firmin ELLUL,
L'écho d'Oran
Avril 1954 article 1
«C'EST LA MEILLEURE RADE MILITAIRE DE L'ALGERIE !»
...proclamait (déjà) en 1852 un ingénieur naval
français
LORSQUE, au volant de votre voiture ou installé dans un car, vous parcourez la route
sinueuse de la Corniche, vous avez bien l'impression que quelque chose de grand s'opère,
tant côté rivage que côté montagne.:
Les camions-bennes chargés de blocs que vous croisez ou doublez sur votre chemin, les
wagonnets qui grincent sur leurs rails,, ces trains à vapeur ou à gas-oil qui ne sont pas des
joujoux et qui halètent sur les nouveaux terre-pleins, plages à la mode de jadis lorsque vous
alliez déguster la langouste « chez Minguex », ces myriades de points lumineux qui, la nuit
venue, tapissent les pentes du djebel, tout cela démontre au passant l'existence d'une vie
intense d'un travail permanent, à la chaîne. Pas de doute, vous dites-vous on fait là quelque
chose de vraiment « sérieux ».
Mais quoi exactement ? Des quais ont empiété sur la mer. Leur découpure semble définitivement
arrêtée. On a vu très vite jaillir des flots une nouvelle Jetée qui aboutit devant les rochers de
Monte-Cristo.
Bon. Mais cela explique-t-il cet aspect, cette impression de fourmilière mécanisée que l'on
retrouve presque du côté de Saint-Roch, où des hommes à drapeau rouge vous arrêtent chaque
matin et chaque soir, au départ des fourneaux de mines ?
Il faut dire, par contre, que deux éléments, deux raisons font que le passant ne peut que
soupçonner l'ampleur des travaux effectués à Mers-el-Kébir.
D'abord, les chantiers de ce que les gens de métier appellent l'infrastructure — nous dirons les
travaux maritimes — sont assez éloignés de la route pour paraître aussi impressionnants qu'ils le
sont en réalité
Combien d'Oranais n'ont jamais mis les pieds sur cette rocade de 25 mètres de large qui longe la
grande jetée Nord, et qui, du rivage, apparaît comme une ligne effilée barrant la rade ?
Ensuite, il est une évidence que le regretté seigneur de La Palice n'eût pas reniée, à savoir que
les travaux effectués au c ur des montagnes (djebels Murdjadjo et Santon) ne peuvent être
visibles de l'extérieur.
Certes, vous n'avez pas été sans remarquer ces entailles faites à vif sur les versants comme
avec une cuillère géante. Et il vous est permis de vous demander où cette matière rocheuse a bien
pu passer. Dites-vous bien qu'elle s'est transformée en terre-pleins, en quais et surtout en
enrochements servant d'assise à ces cubes de 350 tonnes qui forment les jetées.
Un génial précurseur
Il est une autre question que le visiteur – surtout s'ils est étranger à l'oranais – est naturellement
porté à exprimer: pourquoi la rade de Mers el Kébir a-t-elle été choisie pour y implanter des
installations militaires d'une telle ampleur?
Cette question je n'ai pas manqué de la poser à mon tour aux divers personnages très
compétents que je devais approcher au cours de ce reportage. De leurs explications je suis en
mesure de dégager la synthèse suivante: Mers el Kébir a été choisi parce qu'il était le point
convergent de trois raisons d'origines différentes. L'Histoire d'abord, la Géographie ensuite, la
Stratégie enfin étaient d'accord pour désigner ce coin de la côte pour y édifier ce qu'il est permis
de dénommer: Le Bastion de l'Occident.
Sans remonter aux origines qui lui valurent des arabes son nom: le grand port, 11 est permis
d'évoquer cette période de plusieurs siècles où Mers-el-Kébir fut le centre du trafic maritime de
tout l'Ouest algérien, qui desservait notamment, la luxuriante région de Tlemcen.. Les solides
fortifications espagnoles des forts de la région témoignent de l'importance que les Espagnols
attachaient à cette partie restreinte du littoral qu'ils occupèrent pendant trois siècles.
Ces mêmes avantages n'échappèrent pas aux Français dès leur arrivée, à tel point que l'on
peut considérer comme un véritable précurseur l'ingénieur hydrographe Lieussou, qui dans un
rapport daté de 1851 écrivait déjà :
« Mers-el-Kébir est aujourd'hui la meilleure rade militaire de l'Algérie. La sûreté et l'étendue de
son mouillage, sa situation géographique aux portes d'Oran, en face de Gibraltar, lui donnent une
haute valeur stratégique.
On ne peut agrandir et améliorer la rade qu'au moyen d'un grand développement de jetées,
fondées sur des profondeurs d'eau qui s'élèvent jusqu'à 33 mètres.
La position de Mers-el-Kébir loin de Toulon et d'Alger, dans des parages où se rencontrent si
souvent les flottes, rend en outre infiniment probable qu'elle sera un jour dotée d'une forme de
radoub et de chantiers, de manière à offrir à une escadre les moyens de se réparer après un
combat. Ce rapport, d'une troublante prescience, comportait un projet de port formé de deux
jetées, laissant entre elles une passe ouverte N-N-E ! et se terminait ainsi :
« L'exécution de ce projet donnerait, à la France un bon port de refuge et de réparation, qui
couvrirait parfaitement la province d'Oran et serait une des meilleures bases d'opérations pour la flotte dans la Méditerranée. Mais cet avenir est séculaire ; la construction d'un port fermé et d'un
arsenal de réparations sont des améliorations dernières qu'on ne saurait poursuivre à notre époque.
Le projet indiqué n'est donc à bien dire qu'un spécimen de l'établissement naval que l'on pourra créer
un jour à Mers el Kébir
Pendant un siècle Oran fur choisi pour son eau douce !
Mais pour aussi reluisant qu'il fut au point de vue militaire, ce projet devait dormir près d'un siècle
dans les cartons ministériels
Car deux inconvénients majeurs s'opposaient à sa réalisation. Mers-el-Kébir n'avait pas d'eau
douce et sa rade, enserrée entre les montagnes, se trouvait isolée de l'arrière-pays. C'est
pourquoi Oran fut choisi, bien que moins avantagé au point de vue nautique. La liai-, son était
ouverte vers l'intérieur;
•et surtout la cité bénéficiait de l'eau douce de l'Aïn-Rouïna.
Et — curieux retour des choses ! — ce fut le développement continu du port d'Oran, limité à
l'Est par les falaises du Ravin Blanc, qui devait à nouveau faire tourner les regards vers Mers-elKébir.
Deux dates, à ce propos, sont à retenir :
Le 16 juillet 1934, une loi déclara d'utilité publique la réalisation d'un programme d'édification
d'une annexe au port d'Oran, constitue par une digue enracinée à la pointe du fort de Mers-elKébir. Ce programme devait être financé, à parts égales, par le Gouvernement général de
l'Algérie et la Chambre de Commerce d'Oran, avec une participation de la Métropole.
La jetée Nord fut en effet amorcée en 1935-1936. Mais la Chambre de Commerce dut renoncer a
financer l'opération, et par ailleurs l'évolution des événements devait amener la Métropole à «
voir plus grand » et à faire accélérer les travaux.
C'est ainsi que le décret-loi du 12 avril 1939 marqua la création, à Mers-el-Kéfoir, d'une
base navale strictement militaire, au financement assuré par la Marine nationale, l'Algérie n'y
participant que dans la limite de sa contribution militaire.
Nôtre grand port était lancé! Sa construction allait se poursuivre avec des fortunes diverses, avec des capitaux et des , moyens exclusivement français Cela aussi est pour nous un»
raison supplémentaire de fierté !
(A suivre).
Reportage de Firmin ELLUL,
L'écho d'Oran
Avril 1954 article 2
A 9 KILOMÈTRES DE DISTANCE
ON ALIGNE DANS LA MER DES CUBES DE 3 5 0 TONNES
...AVEC UNE PRÉCISION DE 5 CENTIMÈTRES !
Les raisons que faisait valoir en 1852 l'ingénieur Lieussou restent toujours valables, malgré l'évolution
prodigieuse des donnée; stratégiques, et c'est peut-être le l'une des particularités les plus troublantes
de cette région de l'Ouest immédiat d'Oran. Non seulement les arguments vieux d'un siècle demeurent,
mais il s'en ajoute d'autres encore, que je vais tenter Sa résumer à la lumière des explications que j'ai
pu recueillir sur place, et qui sont tellement logiques qu'aucun caractère secret ne peut leur être
attribué.
Un choix qui s'imposait
L'emplacement de Mers-el-Kébir sur le littoral nord-africain se trouve sur la ligne
normale des courriers de l'Extrême et du Moyen-Orient, dont Toulon est beaucoup plus
éloigné. Par ailleurs, Bizerte, qui occupe une position stratégique remarquable et a été
nommée à ce propos le « Pearl Harbour de la Méditerranée » occupe une situation
beaucoup trop excentrée pour être considérée comme le pivot d'un système de
défense de l'Afrique du Nord française.
Pourtant, il convient de signaler que Bizerte, par sa situation et par sa valeur propre,
mérite largement d'être intégrée dans un système défensif qui, avec Mers-el-Kébir et
Toulon, forme un triangle de points d'appuis qui permet de commander toute la
Méditerranée occidentale.
Une attaque contre le continent africain se produirait fatalement à l'une des deux
pointes les plus rapprochées. Dans chacun des cas, nous disposerions d'une base
près de la ligne de feu, et d'une autre en retrait.
Il est sûrement utile, pour mieux comprendre la valeur de notre port de guerre,
d'établir une comparaison avec sa « réplique » de l'Est.
La caractéristique essentielle du port de Bizerte est l'ampleur extraordinaire de son
plan d'eau, qui couvre 10.000 hectares, c'est-à-dire 100 kilomètres carrés, et qui est
relié au large par un long couloir de plus de 6 kilomètres. La proximité de
l'aérodrome de Sidi-Ahmed assure la protection de la base, mais il a fallu envisager
la construction de terrains moins vulnérables, notamment au pied du djebel
Ashkeul. A Mers-el-Kébir, la surface du plan d'eau est suffisante, avec ses 350
hectares, pour assurer, en cas d'alerte, un éparpillement suffisant des unités. La
base aéronavale de Lartigue à Tafaraoui, est assez proche pour permettre, avec
les avions modernes, une intervention immédiate. Mais surtout, c'est la proximité
immédiate des installations souterraines : réparations, arsenal, hôpital, ravitaillement direct en mazout et en essence — nécessité
absolue pour les appareils
des porte-avions ~ ce sont ces avantages énormes qui permettent à Mers-elKébir de devenir ïa base la plus moderne du bassin méditerranéen.
Est-il nécessaire d'ajouter que la. crête
du Murdjadjo, qui pratiquement
horizontale dépasse 500 mètres et enserre la baie par les deux bras du Santon (300
mètres) et du Santa-Cruz, qui culmine à plus de 400 mètres, constitue un
système de protection à nul autre pareil ? Par ailleurs, la qualité du soussol, du calcaire
dolomitique
excellent,
a permis d'ouvrir des carrières à faible
distance des ouvrages maritimes à construire.
Ces ouvrages, quels sont-ils ? D'abord le plus spectaculaire, celui de la grande jetée
(1.800 mètres) qui a été déjà décrit dans le passé, et qui a rendu de signalés services
lors du débarquement des troupes américaines, en novembre 1942.
Ensuite, les multiples terre-pleins, dont les quais pourront s'étendre selon les
besoins. Ces ouvrages d'accostage présentent une particularité précieuse :
l'homogénéité. En effet, tous les quais bordant les bassins offrent un tirant d'eau de 12
mètres ' ce qui permet aux plus grands navires d'évoluer sans risque d'échouage.
Quant aux darses annexes, leur profondeur varie de 7 à 10 mètres. La continuité des
fronts d'accostage à grand tirant d'eau permettra d'assurer dans l'exploitation de la
base le maximum de rendement et de souplesse. Qualité prédominante pour un port
de guerre.
On a fait des tempêtes en laboratoire pour rectifier les plans !
Moderne, notre grand port militaire ne l'est pas seulement sous le rapport des
outillages mis en uvre. Il l'est aussi par sa conception même.
Je m'explique. Dans le passé, lorsque les bureaux d'études avaient arrêté un tracé,
celui-ci était mis à exécution tel qu'il en avait été décidé. Il arrivait parfois que les
prévisions des techniciens se trouvaient quelque peu « bousculées » sous l'effet de
contingences locales que ni le compas, ni la règle à calcul, ni même les données de la
géologie ou de la météorologie n'avaient révélées.
Pour éviter une semblable — et désagréable — surprise, les constructeurs de cette
jetée Est en cours d'achèvement ont utilisé un procédé tout récent pour en définir le
profil — un profil qui assurerait au port une protection complète contre les
tempêtes de Nord-Est, dont nos riverains de la Corniche ont eu souvent l'occasion
de mesurer les désastreux effets.
Une série d'études a été entreprise au Laboratoire Dauphinois d'Hydraulique, à
Grenoble, sur une maquette au 1/200» représentant l'ensemble du port et
permettant notamment d'examiner au travers d'une paroi de plexiglass, pour une
houle donnée l'influence du tracé des ouvrages sur l'agitation à l'intérieur du port.
Des modifications furent ainsi apportées aux tracés précédents établis avantguerre, et les profils subirent huit transformations avant que le choix des
techniciens se portât définitivement sur l'un d'eux 1
Des blocs de 35O tonnes !
C'est sur ces bases que le groupement G.E.T.M.A.N. (« la Getman », comme
persistent à dire les Oranais, qui ont définitivement adopté cette grande
entreprise, intimement liée à la vie sociale et sportive de la cité) adapta son
marché du 22 février 1940, qui comportait l'installation du port de travaux et de
puissantes organisations de chantier; la construction de la jetée Est sur 2.900 mètres
de longueur; la construction de 1.200 mètres de quais à Monte-Christo.
C'est ainsi que des moyens prodigieux furent mis en
uvre. Et actuellement, de
jour et de nuit, l'on peut voir une dizaine de locomotives à vapeur approvisionner en
matériaux — descendus de la montagne avec leurs camions sur un funiculaire
grand vingt fois comme celui de Fourvières, à Lyon — la véritable usine à pré
fabriquer des portions de jetée.
Car il faut que l'on sache ceci: pour la première fois au monde on utilise, à
Mers-el-Kébir, des blocs cubiques de 350 tonnes dans la construction d'une jetée à
talus. On a bien voulu me donner, à la Direction des Travaux Maritimes, la
composition en matériaux de chacun de ces cubes que, de la route, l'on voit
manipuler avec autant d'aisance que le ferait un enfant à son jeu de construction.
Une aisance singulièrement facilitée par l'emploi d'une « mâture » d'une force
correspondante qui n'a qu'une autre « s ur jumelle » en Europe !
Pour malaxer et amalgamer la matière nécessaire à la confection d'un seul bloc, 70 «
gâchées » sont nécessaires. | Dans chaque « gâchée », il entre : 500 kilos de ciment,
870 I kilos de sable, 950 kilos de graviers, 2.500 kilos de pierres cassées et 280 litres
d'eau.
Les cycles de rotation des dispositifs pourvoyeurs de la bétonnière sont
synchronisés de façon à obtenir une marche continue de l'installation, qui peut ainsi
débiter 2 mètres cubes à la minute, soit 120 mètres cubes-heure de béton mis en
uvre !
Un précision qui confond l'imagination !
Vous avez sans doute observé un maçon qui élève un mur rectiligne. Il ajuste avec
minutie ses pierres ou ses briques selon un cordeau qu'il a préalablement tendu de
part et d'autre. Imaginez-vous maintenant la difficulté qui consiste aligner
rigoureusement — en partant d'une cote sous-marine de moins 14 mètres — des
blocs de 350 tonnes I Là, pas question de cordeau : tout se passe en mer, et la
moindre erreur se traduirait par une désastreuse chicane visible seulement à
l'émergement de ce mur édifié au Jugé.
Les ingénieurs du GETMAN ont ainsi résolu le problème. L'emplacement de base de
chaque bloc est établi selon une visée d'alignement d'une portée de 9 kilomètres, qui
va de la jetée du port d'Oran au fort de Mers-el-Kébir.
Les cubes de 350 tonnes sont alors posés, suspendus à la mâture, et cette délicate
opération est suivie par des scaphandriers et des observateurs embarqués sur un
canot à fond transparent.
C'est alors que le miracle apparaît; grâce à la précision des appareils de visée,
distants, rappelons-le, de 9 kilomètres, on obtient dans l'alignement des blocs une
précision à 5 centimètres près !
Une tolérance si infime, m'a-t-on affirmé, surprend même les techniciens.
Vous le croirez comme moi bien volontiers !
(A SUIVRE).
L'article 3 est celui qui figure sur le site
Reportage de Firmin ELLUL,
L'écho d'Oran
Avril 1954 article 4
Cavernes-cigares et cavernes-couronnes
étancheront la soif des escadres
L'ÉTABLISSEMENT d'une base de ravitaillement maritime pose un certain nombre de problèmes
assez délicats. D'abord il faut tenir compte d'un fait qui n'existait pas autrefois : une escadre
moderne comprend des porte-avions, donc des appareils qui consomment ce qu'en terme général
on nomme les « produits blancs » (essences, pétroles) par opposition aux « produits noirs » (huile,
mazout).
Ensuite, il reste à fixer son choix sur l'emplacement des stocks permanents, qui doivent se
trouver ni trop près du rivage, pour des raisons de vulnérabilité stratégique, ni trop éloignés
non plus, afin de ne pas grever le prix de revient de ces carburants de frais de transport
toujours coûteux.
Or, j'allais être à même de le constater, la rade de Mers-el-Kébir présente mieux que toute
autre région du littoral nord-africain les multiples conditions requises. Nul part ailleurs, en
effet, une telle longueur de quais « qui va s'allonger encore dans l'avenir par suite du
déplacement du port de pêche — ne peut permettre l'accostage d'autant de gros navires
ayant un tirant d'eau de 10 m et plus et nulle part ailleurs aussi, une montagne si
haute et d'une telle qualité rocheuse n'aurait offert à proximité une telle couverture de
sécurité : de 150 à 250 mètres d'épaisseur !
Voilà pourquoi, réplique à la Zone industrielle de Santa-Cruz, les contreforts Est du Djebel
Santon ont été choisis pour y installer la zone dite opérationnelle.*
A Santa-Cruz, les navires répareront leurs avaries et feront remettre au point leur
armement. Au Santon, Ils feront, avec leurs avions d'accompagnement, leur plein de carburant et de munitions.
La « passerelle » du chef sera dans la montagne
Encore sous l'effet du prodigieux spectacle des alvéoles géantes du premier secteur que je
venais de visiter, me voici à nouveau « pris en charge », au vieux port de Mers-el-Kébir, par
d'autres techniciens de valeur : MM. Keravec et Saint-Jean. La Jeep, est vraiment le
véhicule le mieux adapté à ce genre d'expéditions souterraines où la confection d'une
chaussée est forcément l'une des dernières tâches à accomplir !
Ici, les galeries sont moins larges que celles qui percent le Murdjadjo. C'est normal, car elles
sont destinées à un trafic moins intense. Elles ne comportent .pas de voûte cimentée parce
que d'une part la portée est moindre, de l'autre — et surtout — parce que la qualité de la roche
à permis .cette économie appréciable du travail et de la matière.
On nous coiffe cependant du cas-, que de plastique réglementaire, et nous nous engouffrons
dans ce nouveau labyrinthe.
Jeux de phare-code, coups de klaxon aux carrefours.
Une première voûte. Là sera installé le poste de commandement du dispositif, avec à sa tête,
peut-être, l'amiral commandant en Méditerranée.
Curieuse conséquence de révolution stratégique pour un marin amoureux des grands espaces et
dont les fonctions essentielles consisteront à évoluer sous terre, avec, pour seuls horizons, des
tableaux, des abaques, des diagrammes et des machines à calculer ï Le soldat de la mer, comme
celui des airs, a payé lui aussi son -lourd tribut aux machines-robots !
Mais trêve de considérations philosophiques. Poursuivons notre chemin à pied cette fois, et
guidés par les pinceaux blafards des torches électriques.
Voici une nouvelle salle, rectangulaire sans plus, mais d'une longueur qui frise les cent mètres !
Pas de voûte là non plus, et depuis de longs mois la roche a conservé Intacte la trame
hélicoïdale des fleurets de percement. C'est le signe, m'assure-t-on. d'une solidité naturelle
excellente. Nous sommes dans une dépendance du parc aux huiles, où celles-ci seront stockées
en fûts.
Plus loin, nous découvrons une autre alvéole : un casernement où sera installée la troupe des
soldats manutentionnaires, pour lesquels le règlement sera un vrai « Service intérieur » et la
liberté dominicale ' une authentique permission de sortie 1 "
Un cigare géant près duquel on ne fumera pas !
Après les ateliers à quatre étages . et le réseau enchevêtré de Monte- t Cristo, je vais maintenant
admirer la troisième merveille de ce monde étonnant et prodigieux creusé sous la montagne. Par
une brèche d'accès qui un jour prochain sera à Jamais fermée, Je me trouve à l'extrémité de l'un
des huit ou dix réservoirs à essence qu'une flotte de » tankers » ne parviendrait peut-être pas à
remplir.
Figurez-vous un immense cigare long d'une cinquantaine de mètres, rigoureusement cylindrique
et bouché aux deux extrémités de calottes hémisphériques.
Une malaxeuse installée à l'étage au-dessus déverse en permanence du béton par gravité dans
de gros tuyaux jusqu'au « Johny » semblable à celui que j'ai vu à l' uvre ailleurs, et qui projette
contre les parois des « boulets » pressés à i kilos par centimètre carré. Pour être plus exact, le
revêtement de ces réservoirs sera double : 50 centimètres de béton ordinaire et 20 centimètres de
béton précontraint. On ne pourrait faire mieux pour garantir la solidité et l'étanchéité de tels
réservoirs destinés à recevoir des poussées prodigieuses.
Mais ce problème des poussées s'est trouvé posé à une échelle beaucoup plus grande
lorsqu'il s'est agi de creuser des réservoirs à "produits noirs "
Sachez d'abord que lesdits réservoirs, dont le nombre est appelé à croître avec le temps doivent
avoir une contenance qui tient du fantastique. On m'a assuré qu'en l'espèce il fallait compter par
centaines de milliers de mètres cubes. N'en voilà-t-il pas assez pour fixer leur ordre de grandeur ?
Les couronnes de la grande réserve...
Donc, guidés par ce souci majeur d'une meilleure répartition des forces, les ingénieurs ont été
amenés à adopter une forme qui peut paraître curieuse au profane : celle d'une chambre à air à
la mesure d'une roue dont la Jante serait d'un très petit diamètre. Une roue d'avion gros porteur
par exemple, que l'on aurait posée à plat.
Toutes proportions gardées évidemment !
Trois réservoirs semblables sont actuellement en chantier. D'autres suivront. Celui dans lequel
nous pénétrons par une ouverture qui, elle aussi, sera colmatée, le « bouchon » et sa machinerie
étant placés à « l'étage au-dessus » a déjà — c'est décidément la règle sous la montagne — son
plafond de ciment, d'une régularité de courbe absolument parfaite. L'axe de cette couronne
gigantesque présente l'aspect d'un champignon à profil incurvé. Tout là-haut, à soixante mètres
de nous, des hommes accrochés à un encorbellement provisoire achèvent, au ciseau pneumatique, la sculpture de cette roche bleue et rosé où le « canon » viendra bientôt cracher son
ciment pressuré sous les coffrages ajustés au gabarit d'acier.
Nous arrachons à regret nos regards de ce spectacle fantastique du découpage savant et
méthodique, au compas, du c ur d'une montagne. Et l'esprit aussi ébloui que mes yeux revenus
au grand jour, je me prends à songer au caractère surnaturel d'un tel ouvrage qui sera terminé
vers la fin de l'année, donc avant celui de la zone Industrielle sous Santa-Cruz.
Car tout de même, les mer-: veilleuses machines que j'ai pu admirer ne fonctionnent pas
toutes seules. Et ces chantiers ne donnent pas l'aspect, à vrai dire, d'une fourmilière humaine.
Un ingénieur devait me livrer la clé de ce mystère apparent : cinq mille ouvriers, c'est évidemment beaucoup. Mais répartis sur ces kilomètres de quais, ces kilomètres de galeries ces
kilomètres de parois rocheuses, ça ne fait pas beaucoup de... matière cellulaire vivante a'u mètre
carré !
(A SUIVRE).
Reportage de Firmin ELLUL,
L'écho d'Oran
Avril 1954 article 5
LA BASE NAVALE LA PLUS M O D E R N E POUR LE PRIX D'UN CROISEUR LOURD !
VOUS avez sans doute remarqué, ces temps derniers, la place que prenait subitement Mers-elKêbir dans le domaine de l'actualité. Il était permis de s'en étonner ; ne semblait-on pas, en
effet, découvrir du jour au lendemain la valeur exceptionnelle de cette base, conçue en 1939 et
patiemment réalisée, avec une persévérance qui reconnaissons-le, n'a pas toujours été notre
qualité dominante, à nous Français ?
Aux jours difficiles des restrictions
La marque de cette courageuse obstination, Je devais la trouver. dans les: premières pages d'un
rapport technique rédigé par l'un des collaborateurs de M. l'ingénieur général, Heuzé, directeur
des Travaux Maritimes : M. : Michel Huyghe.
Les travaux, rappelle-t-il, débutent en mars 1940, dans des conditions particulièrement difficiles
qui transforment complètement les prévisions techniques et économiques du projet, initial.
L'état de guerre entraîne en particulier la disparition de tout le personnel spécialisé de
l'entreprise. Après le débarquement allié de 1942, une; partie du matériel est mobilisée. Les
fournitures et les pièces de rechange sont rares et souvent inexistantes. Les minages sont
arrêtés, par manque de détonateurs, les pelles arrêtées par défaut de gasoil et d'essence ; des
compresseurs neufs ne peuvent être' mis en service, les courroies d'entraînement sont
introuvables. Le manque de pièces de rechange, de pelles, marteaux perforateurs, menace
chaque Jour lé chantier .d'un arrêt définitif.
Néanmoins les travaux sont, poursuivis, le bois remplace le charbon sur les locomotives et les
engins navals ; le gas-oil est remplacé pour longtemps par l'huile d'arachide ; à l'essence sont
substitués le gazogène et l'alcool ; les amarres de chanvre et de manille laissent la place à
l'alfa, les mines sautent sans détonateurs, les pièces de rechange sont fabriquées dans les
ateliers de l'entreprise, avec les faibles moyens mécaniques dont elle dispose. Les premiers blocs artificiels sont fabriqués à Mostaganem et sont transportés à Mers-el-Kébir (distance : 50 milles) sur
chalands spécialement aménagés.
A ces difficultés d'ordre économique, d'autres parfois aussi angoissantes doivent s'ajouter.
L'aspect chaotique du rivage à hauteur des anciens Bains de la Reine — une falaise
continue d'une quarantaine de mètres — nécessita l'apport des matériaux par voie maritime, ce
qui ne fut pas réalisé sans danger. Par trois fois, en 1940 et 1941, une tempête bascule les
premiers blocs posés, arrache le premier épi et les fils de force alimentant les pelles
et les grues. '
De nouveaux dégâts sont causés en février 1943 : des brèches s'ouvrent, les remblais sont
emportés, les terre-pleins inondés, un remorqueur et une suceuse, coulent à pic dans la darse,
des grues chavirent et s'ensablent.
Il est alors décidé-,de protéger le port de travaux par des blocs artificiels. Faute de ciment, on les
exécute en maçonnerie.
Cette époque héroïque, il fallait la rappeler. Elle restera inscrite au même titre que les
magnifiques installations finales au tableau d'honneur de l'entreprise GETMAN et des ingénieurs
des Travaux Maritimes.
Les autres sociétés concessionnaires ont également connu ( des heures difficiles. Elles aussi ont
vécu leurs jours de deuil lorsque, malgré les précautions prises et la qualité de l'outillage : employé,
des ouvriers trouvaient la mort dans des éboulements, des explosions et tous autres accidents du
travail qu'il est impossible d'éviter sur des chantiers d'une telle envergure.
Faisons le point
Ceux qui fréquentent notre Corniche ont pu constater avec quelle stupéfiante rapidité jaillit de
l'eau cette jetée Est, qui reliera la passe principale du port (200 mètres) à un point situé à 80
mètres devant Monte-Cristo. Ils assistent également à la croissance rapide de ce brise-lames de
600 mètres qui prolongera vers le large la plate-forme finale de la grande jetée Nord.
Dans tous les secteurs, sur le rivage comme au c ur de la montagne, un labeur incessant
par équipes relayées, se poursuit — mais pas toujours avec la cadence souhaitée par les
ingénieurs. Des facteurs impondérables interviennent : l'état de la mer et l'affectation des
crédits.
Tout de même, il est permis d'espérer que le gros uvre du port de guerre sera terminé vers la
fin de l'année 1956. C'est-à-dire qu'à ce moment là, l'infrastructure maritime sera pleinement,
utilisable dans tous ses plans d'eau pour le mouillage d'une escadre. L'équipement viendra par la
suite et son installation demandera probablement quelques années
Mais le prochain effort, c'est dans le domaine des liaisons routières avec l'Est et l'Ouest qu'il devra
se produire.
Le tunnel de 1050 mètres par lequel vous passez pour vous rendre à la plage et que l'on a creusé
uniquement pour permettre l'exploitation des carrières de Santa Cruz, sera remplacé par l'ancienne
route littorale, aménagée. On compte l'intégrer dans le système souterrain, en y abritant par
exemple les services d'incendie des futures installations.
La route « civile », trop étroite et trop vulnérable, sera doublée vers,Oran d'un souterrain pourvu
probablement d'une voie ferrée qui reliera la base navale de Mers-El-Kebir au réseau des C.F.A. ;
vers Saint-Roch d'une autre route en partie souterraine qui coupera le col du Djebel-Santon.
Le vrai miracle de Mers-el-Kébir
Voici maintenant, sèchement énumérées quelques données chiffrées et imagées qui montrent
bien le caractère prodigieux des travaux réalisés ou en cours d'exécution.
Uniquement pour la jetée Est, un mètre linéaire fondé à 30 mètres de profondeur nécessite la mise
en uvre de 4.000 tonnes d'enrochements naturels, 300 mètres cubes de béton et 2 tonnes 2
d'acier.
Les besoins en matériaux pour l'ensemble îles travaux maritimes de la zone Est du port étaient,
au 1er janvier 1954, de 13 millions de tonnes.
Pour la construction de la jetée Est, il est consommé en moyenne, par semaine, 800 tonnes de
ciment, soit 40.000 tonnes par an. Depuis janvier 1954, le ciment est entièrement fourni par la
C.A.D.O. de Saint-Lucien, qui voit ainsi assuré un débit régulier représentant le septième de sa
production totale.
Chaque bloc de 350 tonnes ajusté le long de la jetée Est représente un volume de 125 mètres
cubes, soit celui d'un appartement de 2 pièces cuisine et salle d'eau, type M.R.U.
Les seuls souterrains de la zone. industrielle (Monte-Cristo - Santa-Cruz) ont un volume de
700.000 mètres cubes, ce qui correspond au volume d'une maison de 5 étages large de 20
mètres et longue d'un kilomètre ! Par ailleurs, tous les techniciens sont d'accord pour affirmer
que la base cte Mers-el-Kébir répondra à toutes les données d'un port militaire à l'abri du
danger atomique. Par la protection, d'abord, de ses dépôts et installations préservés
d'au moins 150 mètres de rochers; par la forme même de ses fonds et de ses embouchures,
qui « étaleraient » au .maximum le flux et le reflux d'une explosion atomique sousmarine.
Enfin — et ce sera la conclusion de ce reportage — je vous livrerai cette troublante comparaison,
puisée à bonne source.
Quel peut bien être, demanderez-vous, le prix de revient global d'une base navale comme celle
de Mers-el-Kébir ? Il est difficile d'avancer un chiffre qui se rapporte à un ensemble de travaux qui
dure depuis plus de 15 ans. Mais les spécialistes estiment qu'il est comparable à celui que coûterait
un croiseur lourd type « Richelieu » si on voulait le construire actuellement.
D'où il est permis de conclure que, toutes proportions gardées, l'infrastructure ne coûte pas cher.
Avec cet avantage immense que c'est là un capital stable et impérissable.
Et que le vrai miracle de Mers-el-Kébir restera sans doute, cette audace, cette singulière
prescience de ceux qui à l'origine ont vu « grand » en édifiant ce port atomique, ce bastion de
l'Occident à une époque où l'arme nucléaire, ce péril numéro un des temps modernes n'était même
pas soupçonnée...
FIN