Platon - La République, VII

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Platon - La République, VII
PLATON
La République, livre VII (385-370)
Platon : République, trad. par E. Chambry, Les belles lettres, Paris, 1961.
[514 a – 517 a] L’allégorie de la Caverne.
D’après ce tableau qu’est l’allégorie de la Caverne1, l’enjeu est de se représenter notre nature
selon qu’elle est ou non éclairée par l’éducation.
[514 a] Il faut se figurer des hommes dans une demeure souterraine en forme de caverne
attachés depuis leur enfance.
[514 b] Ils sont attachés de façon à ne pas pouvoir bouger ni le corps, ni la tête. Par
conséquent, ils ne peuvent regarder ailleurs que droit devant eux. Derrière eux, il y a un feu.
Entre le feu et les prisonniers, il y a une route ascendante bordée par un mur, tel que celui
qu’utilisent les montreurs de marionnettes.
[515 a] Le long de ce mur, donc derrière les prisonniers, des hommes portent des ustensiles
qui dépassent : des figures d’homme et d’animaux ; parmi ces hommes certains parlent et
d’autres non. Ces prisonniers nous ressemblent. Ils n’ont pas pu voir autre chose que les
ombres de ces figures projetées par le feu sur la partie de la caverne leur faisant face.
[515 b] Si les prisonniers pouvaient discuter entre eux, nul doute qu’en nommant les ombres,
ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes2. Il en irait de même pour les sons qui
viennent résonner en écho sur la paroi : ils ne douteraient pas qu’il s’agit des voix des ombres.
[515 c] Pour eux, la seule réalité est faite de ces ombres. Si on les détache et qu’on les guérit
de leur ignorance en les forçant à se lever brutalement et à marcher les yeux levés vers la
lumière, les mouvements qu’ils feront seront douloureux et leurs yeux seront éblouis.
[515 d] Si alors on leur dit que ce qu’ils voyaient alors était inconsistant, mais que maintenant
ils sont plus près de la réalité, qu’ils voient plus juste ; si on les force également à force de
questions à dire ce que c’est ; alors ils seront embarrassés et les objets qu’ils voyaient
auparavant leurs sembleront plus véritables.
[515 e] Si on les forçait à regarder la lumière même, souffrant de l’éblouissement ils
retourneraient à ce qu’ils peuvent voir. Si on les forçait également à gravir la montée rude
pour les conduire dehors, à la lumière du soleil, ils se révolteraient.
[516 a] Une fois dehors, la lumière les empêcherait par son éclat de voir les objets véritables3.
Voir le monde supérieur demande un temps pour s’habituer. Les ombres sont ce qu’il y a de
plus facile à regarder, viennent ensuite les images des hommes qui se reflètent dans l’eau, puis
les objets eux-mêmes.
11
Cette allégorie se rattache étroitement au symbole de la ligne qui termine le livre VI. La ligne représente les
quatre genres d’objets connaissables dont se compose l’univers. L’allégorie tire de cette division les
conséquences relatives à l’éducation. Les connaissances de l’ignorant se bornent aux deux premiers segments,
les Ðrat£ et les doxast£. L’éducation nous élève jusqu’aux noht£ inférieurs ; le dialecticien seul atteint les
noht£ supérieurs. Il faut rapprocher de cette peinture de l’homme sans éducation et de l’homme éduqué celle
des hommes nourris dans les tribunaux et des hommes nourris dans la philosophie dans le Théétète 172 c –
177 c.
2
Le texte a été ici gâté dès l’antiquité, pour faire sens il nécessite une correction.
3
On peut comparer cette peinture de l’âme qui monte de l’ignorance à la vérité avec d’autres peintures du même
genre : Phédon, 82 e – 83 où l’âme déliée du corps cherche la vérité par elle-même ; Banquet, 210 – 211 où
l’âme s’élève par degrés de la beauté des corps à l’idée du beau absolu ; Théétète, 175 b celle de l’âme qui sous
la conduite du philosophe s’élève jusqu’à l’idée de justice.
1
[516 b] A celui qui parviendrait à se libérer, la promesse suivante est faite : « à la fin, je
pense, ce serait le soleil, non dans les eaux, ni dans ses images […], mais le soleil lui-même
dans son propre séjour qu’il pourrait regarder et contempler tel qu’il est ».
[516 c] Il comprendrait alors que le soleil est la cause de toutes ces choses qu’il voyait avec
ses camarades dans la caverne4. Il prendrait également en pitié ceux qui y sont encore,
comprenant quelle science on possède dans la caverne, et ne jalouserait plus les récompenses
que ceux-ci se donnent.
[516 d] Il préférerait subir tous les maux plutôt que revenir à ses anciennes illusions.
[516 e] De même revenir dans les ténèbres risque de l’offusquer.
[517 a] Il lui faudrait également un temps assez long pour s’accoutumer à nouveau à
l’obscurité et il ferait rire5. Ceux restés dans la caverne diront aussi qu’il est revenu les yeux
abîmés et que ce n’est pas la peine de tenter l’ascension. Et si on les détache de force, ils
pourraient bien tuer leur libérateur (cf. la mort de Socrate).
[517 b – 518 b] Ces prisonniers sont notre image. Interprétation de l’allégorie.
[517 b] Il faut assimiler le monde visible au séjour de la prison, et la lumière du feu au soleil.
La montée est celle de l’âme vers le monde intelligible. Ainsi Glaucon connaîtra la pensée de
Socrate. Dieu seul sait si elle est vrai, mais c’est l’opinion de Socrate : aux limites du monde
intelligible on trouve l’idée du bien.
[517 c] On l’aperçoit avec peine, mais après, on ne peut conclure qu’elle n’est pas la cause
universelle de tout ce qu’il y a de bien et de beau. Dans le monde visible, elle crée et diffuse
la lumière. Dans le monde intelligible, elle dispense la vérité et l’intelligence.
[517 d] On comprend maintenant pourquoi certaines âmes aspirent sans cesse à demeurer sur
les hauteurs. De plus, on ne passe pas facilement de ces contemplations divines aux
misérables réalités de la vie humaine, c’est pourquoi l’on est maladroit aux procès et qu’il faut
combattre les interprétations de ceux qui n’ont jamais vu la justice en soi.
[518 a] Les yeux peuvent être troublés par deux causes : le passage de la lumière à l’obscurité,
mais aussi de l’obscurité à la lumière. Il faut réfléchir à ces deux cas lorsqu’on les applique à
l’âme, au lieu de rire sans raison lorsque l’une d’elle éprouve des difficultés.
[518 b] Si elle est éblouie par la lumière, il faut la féliciter de son embarras. Si elle a la vue
trouble à cause des ténèbres alors il faut la plaindre.
[518 b – 519 c] L’éducation doit tourner l’œil de l’âme vers le bien.
[518 b] L’éducation n’est point ce que certain proclame qu’elle est.
[518 c] Il ne s’agit pas en effet de mettre la science dans l’âme, où elle n’est pas, comme on
mettrait la vue dans les yeux aveugles, car « toute âme a en elle cette faculté d’apprendre et
un organe à cet usage6 ». L’âme doit être tournée toute entière des choses périssables, jusqu’à
ce qu’elle puisse supporter la vue de l’être et du bien.
[518 d] L’éducation est l’art de tourner cet organe par la méthode la plus facile et la plus
efficace, mais pas celui qui consiste à mettre la vue dans l’organe (puisque l’âme l’a déjà).
Les facultés de l’âme sont analogues à celles du corps, on peut les acquérir ensuite par
l’habitude et l’exercice.
4
L’idée que le soleil est la cause universelle de toute chose se trouve déjà chez Homère (cf. Théétète 153 c/d.
Phèdre, 249 d : « Détaché des passions humaines et occupé des choses divines, le philosophe encourt les
reproches de la foule qui le tient pour insensé et ne s’aperçoit pas qu’il est inspiré ». Cf. Théétète, 174 c/d.
6
Les sophistes disent être capable de mettre la science dans l’âme, mais il y est déjà, car apprendre c’est se
ressouvenir. Cf. Ménon, 81 a ; Phèdre 72 e – 76 d et aussi 73 a : « Les hommes interrogés, quand la question est
bien posée, répondent d’eux-mêmes ce qu’il faut dire ; s’ils n’avaient présentes en eux la science et la droite
raison, ils ne seraient pas capables de le faire ».
5
2
[518 e] La faculté de connaître appartient à quelque chose de plus divin, qui ne perd jamais
son pouvoir, et qui selon la direction devient utile ou nuisible.
[519 a] Les malins avec leur vue perçante distinguent nettement les objets vers lesquels ils se
tournent, plus leur vue est perçante, plus ils font de mal.
[519 b] Si on opérait leur âme dès l’enfance de ses plaisirs passagers et futiles qui détournent
leur vue, ils verraient la vérité avec une très grande netteté.
[519 c] On ne doit laisser ni les gens sans éducation ni ceux qui passent toute leur vie dans
l’étude gouverner l’Etat : les premiers n’ont aucun idéal auquel rapporter leurs actes, les
seconds ne consentiront pas à s’en occuper.
[519 c – 521 b] On forcera le philosophe à gouverner.
C’est aux fondateurs de l’Etat d’obliger les hommes d’élites à se tourner vers la science du
bien.
[519 d] Une fois qu’ils auront suffisamment contemplé le bien, il ne faudra pas les laisser
rester dans cette région supérieure. Ils doivent redescendre, prendre part aux travaux des
prisonniers. Objection : n’est-ce pas là atteindre à leur droit, les obliger à une vie mesquine ?
[519 e] La loi n’a pas pour objectif d’assurer le bonheur d’une classe de citoyens, mais elle
cherche à réaliser le bonheur de la cité tout entière, à amener chacun, par la contrainte ou la
persuasion, à rendre service à la communauté.
[520 a] La loi ne forme de pareils citoyens que pour les faire concourir à fortifier le lien de
l’Etat. De plus, on aura de bonnes raisons pour obliger les philosophes à prendre soin des
autres.
[520 b] Il est juste que dans un Etat où chacun se forme soi-même, les philosophes ne
s’occupent pas de politique : ils ne doivent rien à personne. Mais les philosophes formés dans
l’intérêt de l’Etat, pour être chefs comme le sont les reines des abeilles, ont reçu une bonne
éducation et sont capables d’allier philosophie et politique.
[520 c] Il faut donc qu’ils descendent chacun à leur tour dans l’obscurité, car une fois habitués
à voir dans la caverne, ils verront mieux que quiconque ce qu’il y a derrière chaque image, et
discerneront le beau, le juste et le bien. Ainsi la constitution présentée ici deviendra une
réalité.
[520 d] L’Etat où le commandement est réservé à ceux qui sont le moins pressés de l’obtenir,
est forcément le mieux gouverné.
Les philosophes ne pourront refuser parce qu’ils sont justes.
[520 e] Les philosophes ne prendront néanmoins le commandement que par devoir.
[521 a] Il faut trouver, pour avoir un Etat bien gouverné, une condition meilleure pour ceux
qui doivent commander que le pouvoir lui-même. Il faut qu’ils soient riches, non pas en or,
mais en vertu et en sagesse. Ceux qui veulent commander pour faire fortune se battent pour
commander, ce qui engendre des luttes intestines.
[521 b] Rechercher le pouvoir avec passion entraîne les rivalités. C’est donc aux philosophes
qu’il faut confier le pouvoir, car mieux instruits au sujet du meilleur gouvernement, ils
négligent les honneurs que recherche habituellement l’homme d’Etat.
[521 c – 531 c] L’éducation scientifique des philosophes.
[521 c – 522 b] Les sciences propres à former le philosophe.
La véritable philosophie est une tâche complexe : il s’agit de tourner l’âme du jour ténébreux
au vrai jour, c'est-à-dire l’élever jusqu’à la réalité. Il faut donc chercher parmi les sciences
celle qui a ce pouvoir.
[521 d] Les philosophes doivent être des athlètes guerriers, cette science doit donc être utile à
des hommes de guerre.
3
[521 e] Ce n’est pas la gymnastique car elle s’occupe seulement du corps.
[522 a] Ce n’est pas non plus la musique : elle donne de bonnes habitudes aux gardiens, elle
leur enseigne l’harmonie par le bon accord et non la science, elle peut également donner des
habitudes analogues pour les discours.
[522 b] Ce ne sont pas les arts et les techniques qui ne sont que des œuvres mécaniques. Il
faut donc aller chercher dans des sciences qui s’étendent à tout.
[522 c – 526 b] L’arithmétique.
Par exemple cette science générale qui s’étend à toutes les autres disciplines (même à l’art de
la guerre), que chacun doit apprendre parmi les premières. Il s’agit de la science des nombres
(¢riqmhik») et de l’art du calcul (logistik»).
[522 e] La connaissance des mathématiques est même indispensable à celui qui veut
simplement être homme7.
[523 b/d] Parmi les objets qui frappent nos sens, certains n’invitent pas l’intelligence à la
réflexion, parce que les sens suffisent à en juger ; d’autres l’engagent instamment à les
examiner, parce que la sensation qu’ils produisent de donne rien de sain. Les premiers sont
ceux qui ne produisent pas deux impressions opposées. Par exemple, pour savoir qu’on voit
un doigt, la plupart des hommes n’ont pas besoin de solliciter leur entendement.
[523 e] Mais s’il s’agit de la taille des doigts, leur place, de la sensibilité du toucher, juger
devient problématique.
[524 a] Le sens peut alors tantôt rapporter que l’objet est dur, tantôt qu’il est mou. L’âme en
ce cas reste perplexe8.
[534 b] L’âme va donc essayer de voir s’il faut distinguer dans l’objet deux choses séparées.
[534 c] Mais la vue a perçu la grandeur et la petitesse comme confondue ensembles. Nous
vient alors l’idée de rechercher ce que peuvent être la grandeur et la petitesse, comme nous
avons distingué ce qui est visible de ce qui est intelligible.
[534 d] Ainsi certains objets éveillent la pensée.
[534 e] L’unité ne se laisse pas percevoir telle qu’elle est par les sens, elle peut donc nous
pousser vers l’essence. En effet, la vue de l’unité offre toujours quelque contradiction, en
sorte qu’elle ne parait pas plus unité que multiplicité9.
[525 a] La perception relative à l’unité est de celles qui poussent et tournent l’âme vers la
contemplation de l’être : « car nous voyons la même chose à la fois une et multiple jusqu’à
l’infini ». S’il en est ainsi pour l’unité, il en est de même aussi pour tous les nombres.
[525 b] L’arithmétique est donc une science propre à conduire à la vérité. Elle semble
correspondre à la science recherchée : utile au guerrier et au philosophe pour sortir de la
sphère de la génération et atteindre l’essence. Il convient donc de rendre cette science
obligatoire.
[525 c] L’idée est de s’en servir pour faciliter à l’âme le passage du monde sensible à la vérité
et à l’essence, et non de servir pour le commerce.
[525 d] Elle est utile si on s’y consacre pour la connaître et non seulement pour trafiquer
(commerce). Ce qui la rend précieuse c’est qu’elle donne à l’âme un puissant élan vers la
région supérieure, et la force de raisonner sur les nombres en eux-mêmes10, c'est-à-dire sans
introduire des objets sensibles.
7
Lois, 747 b et 819 b.
La perplexité (¢pore‹n) est un mot socratique. Chez Platon, comme chez Socrate, c’est le principe de la
science.
9
Le Parménide dépassera cette multiplicité de l’unité visible pour traiter un problème supérieur : la multiplicité
métaphysique de l’Un en soi. Cf. Parménide, 129 b et 144 e.
10
Ce sont les nombres mathématiques individuels, ils tiennent le milieu entre les objets sensibles et les Idées. Cf.
L. Robin, La théorie platonicienne des Idées et des nombres, p. 265.
8
4
[525 e] Les arithméticiens s’opposent à ce qu’on divise l’unité.
[526 a] Ils parlent de nombres que l’on ne peut manier que par la pensée.
[526 b] Ceux qui sont nés calculateurs saisissent rapidement presque toutes les sciences, et
ceux qui ont des esprits pesants, une fois exercés au calcul, accroissent leur pénétration
d’esprit11.
[526 c – 527 c] La géométrie.
La géométrie se rattache à l’arithmétique, qui vient d’être adoptée dans l’enseignement. Il faut
examiner si, à son tour, elle peut être intégrée.
[526 d] Elle a un rapport évident avec les opérations de guerre.
[526 e] Mais il faut savoir si elle peut aider à faire voir plus facilement l’idée du bien (qui est
nommé ici « le plus heureux de tous les êtres »12). Pour qu’elle convienne, il faut qu’elle
oblige à contempler l’essence. Mais si elle se borne à ce qui naît, alors elle ne peut pas
convenir.
[527 a] Les géomètres se méprennent sur l’objet réel de la géométrie, parce qu’ils s’expriment
toujours en vue de la pratique.
[527 b] Or cette science n’est cultivée qu’en vue de la connaissance de ce qui est toujours, et
non de ce qui naît et disparaît. Elle est donc propre à tirer l’âme vers la vérité et à faire naître
l’esprit philosophique.
[527 c] Il ne faut donc point négliger cette discipline. Elle aide en plus à mieux comprendre
les autres sciences13.
[527 d – 528 a] L’astronomie.
Il est utile que le général sache reconnaître les saisons. Mais là n’est pas l’essentiel. Il faut
d’ailleurs éviter de répondre trop vite à la demande de justification d’utilité qui est souvent
une exigence du vulgaire. Les sciences prescrites ont une véritable utilité certes, mais qui
n’est pas facile à concevoir.
[527 e] Sans lumière sur l’intérêt de ces sciences pour apercevoir la vérité, on les juge
seulement à leur utilité pratique.
[528 a] Il faut raisonner avant tout pour soi-même, et ne pas juger selon ceux qui exigent
qu’on justifie l’utilité pratique d’une science, comme tend à le faire Glaucon. Il ne faut pas
non plus envier à quiconque le profit qu’il peut retirer de nos raisonnements.
Il faut revenir en arrière pour prendre la science qui suit immédiatement la géométrie.
[528 a – 529 a] La stéréométrie14.
[528 b] Selon l’ordre, après la deuxième dimension (dont parle la géométrie), il faut prendre
en compte la troisième, celle qui porte sur les solides.
Cette science n’est pas encore découverte. Pour deux raisons :
• aucun Etat ne favorise ces études bien qu’elle soit difficile ;
• les chercheurs ont besoin d’un directeur pour rendre utiles leurs efforts, or il est
difficile à trouver.
11
Pour Isocrate dans Antidosis, les mathématiques sont une gymnastique de l’esprit et une préparation à la
philosophie.
12
En 509 b, Platon dit du Bien qu’il est au-dessus de l’être, ce qui ne l’empêche pas de l’appeler ici le plus
heureux de tous les êtres (en 518 c, il l’appelle « la partie la plus brillante de l’être » ; en 532 c « l’être le plus
excellent de tous les êtres »). Il ne faut donc pas prendre trop au pied de la lettre la divine transcendance qui
ébahit Glaucon en 509 b.
13
Rappelons que Platon avait fait inscrire à l’entrée de son école : « Que nul n’entre ici, s’il n’est géomètre ».
14
Le plus fameux problème de stéréométrie au temps de Platon était le « problème délien » ou duplication du
cube, qui fut résolu dans son école.
5
[528 d] Socrate explique son oubli, dans sa hâte d’achever sa revue de toutes les sciences, de
la stéréométrie par le fait qu’elle n’a suscité que des recherches pitoyables.
[528 e] L’astronomie doit donc être au quatrième rang.
[529 a] Socrate réfute l’idée de Glaucon que l’astronomie oblige l’âme à regarder en haut
pour dépasser les choses d’ici-bas, car ceux qui l’érigent en philosophie aujourd’hui, obligent
l’âme à se tourner vers le bas.
[529 b -530 b] La vraie méthode de l’astronomie.
Lever les yeux au ciel c’est comme regarder un plafond, on n’utilise les yeux du corps, mais
pas ceux de l’âme. Seule la science qui a pour objet l’être et l’invisible peut faire regarder
l’âme en haut : « la science ne comporte rien de sensible ».
[529 c] Il faut opérer un changement de méthode en astronomie. Certes les constellations sont
ce qu’il y a de plus beaux dans le monde visible.
[529 d] Mais elles sont inférieures aux constellations vraies, celles perceptibles par la raison et
non pas par la vue. Les ornements variés du ciel ne doivent servir que pour atteindre la
connaissance des choses invisibles (connaissance des combinaisons cinématiques dont le
démiurge se sert pour produire les mouvements du ciel).
[529 e] Tel un dessin de Dédale, ces constellations sont un chef-d’œuvre d’exécution, mais il
est ridicule de vouloir les étudier sérieusement.
[530 a] L’astronome véritable étudie les mouvements célestes
[530 b] Il faut donc étudier l’astronomie tout comme la géométrie en se posant des problèmes.
[530 c – 531 c] La science de l’harmonie.
Le mouvement a plusieurs formes.
[530 d] Les yeux ont été formés pour étudier le mouvement des astres, les oreilles pour le
mouvement de l’harmonie. Ces sciences sont sœurs comme disent les Pythagoriciens.
[530 e] Il faut à l’harmonie, respecter le principe selon lequel les élèves ne doivent pas
entreprendre une étude imparfaite des sciences, c'est-à-dire une étude qui ne les amènera pas
là où doivent aboutir toutes les connaissances.
[531 a] Il faut donc éviter un usage inutile de la science de l’harmonie (comme pour
l’astronomie) et ne pas se borner à la mesure et à la comparaison des sons entre eux.
[531 b] Glaucon prend cette critique pour les musiciens.
[531 c] Socrate corrige et vise, en fait, ceux qui soumettent les cordes à la question en les
torturant, c'est-à-dire les Pythagoriciens15. En effet, ceux-ci cherchent des nombres dans les
accords, mais ils ne s’élèvent pas jusqu’aux problèmes qui consistent à distinguer les nombres
harmoniques de ceux qui ne le sont pas. Or il faut ce servir de ce travail pour atteindre le beau
et le bon.
[531 c – 534 a] Une propédeutique à la dialectique.
[531 d – 532 b] Ces sciences ne sont que le prélude de la dialectique.
Tout ce qui vient d’être fait n’est qu’un prélude à l’air qu’il faut prendre. Car ceux qui
s’occupent de ces sciences ne sont pas versés dans la dialectique16.
15
Concernant la théorie de la musique, il y avait deux écoles rivales : l’école pythagoricienne ou
mathématicienne, qui identifiait chaque intervalle avec un rapport – elle figurait les intervalles d’octave, de
double octave, de quinte, de quarte par les rapports de 2 à 1, de 4 à 2, de 3 à 2, de 4 à 3 – et l’école des
musiciens, qui mesurait les intervalles comme multiples ou fractions de ton. Glaucon fait donc erreur en croyant
que la critique de Socrate va aux musiciens.
16
Par exemple Théodore dans le Théétète, 146 b : « je n’ai point, moi, l’usage de ce genre de colloques et j’ai
dépassé l’age de l’acquérir ».
6
[531 e] Les gens incapables de mener une discussion ne sauront jamais rien de ce qu’il faut
savoir.
[532 /b] Cet air purement intelligible c’est la dialectique qui l’exécute. La faculté de voir
l’imite quand elle essaie d’abord de regarder les vivants, les astres puis le soleil lui-même. La
dialectique fait de même quand un homme essaie par la dialectique, sans recourir à aucun sens
mais seulement par la raison, « d’atteindre à l’essence de chaque chose et qu’il ne s’arrête
pas avant d’avoir saisi par la seule intelligence l’essence du bien, il parvient au terme de
l’intelligible comme l’autre tout à l’heure parvenait au terme du visible ».
[532 b – 533 a] La dialectique.
[532 b – c] Comme pour le prisonnier de la caverne qui parvenait à s’échapper des ombres
pour parvenir au soleil, l’étude des sciences doit élever la partie la plus noble de l’âme jusqu’à
la contemplation du plus excellent de tous les êtres.
[532 e] De quelle nature est la faculté du dialecticien, en combien d’espèce la dialectique se
divise-t-elle, quels chemins suit-elle?
[533 a] Socrate ne peut répondre : « ce ne serait plus l’image du bien que tu verrais alors,
mais le vrai bien lui-même, du moins tel qui me parait ». On ne peut pas dire tel que le Bien
est réellement mais seulement s’en approcher. La seule voie pour l’atteindre est d’user de la
faculté dialectique versée dans les sciences précédemment citées.
[533 b – 534 e] La dialectique a pour terme la connaissance du bien.
[533 b/c] Aucune autre science n’essaie en toute matière de saisir méthodiquement l’essence
de chaque chose. Les arts s’occupent des goûts et de l’opinion, ils ne visent que la production.
Les autres arts qui saisissent quelque chose de l’essence, c'est-à-dire la géométrie leur
connaissance de l’être ressemble à un rêve. Ils ne peuvent le voir pleinement tant qu’ils s’en
tiennent à des hypothèses dont ils ne rendent pas raison. « Or si l’on prend pour principe une
chose que l’on ne connaît pas, et que les conclusions et les propositions intermédiaires soient
tissues d’inconnu, on peut bien mettre tout cela d’accord, mais on n’en fera jamais une
science ». La méthode dialectique est la seule qui, rejetant successivement les hypothèses,
s’élève jusqu’au principe même afin d’assurer ses conclusions.
[533 d] Les sciences vues précédemment ont été nommées ainsi pour obéir à l’usage, mais
elles « devraient porter un autre nom qui impliquerait plus de clarté que celui d’opinion, plus
d’obscurité que celui de science » 17.
[534 a] Il faut donc sur la ligne placer d’abord la connaissance, puis la pensée discursive, la
foi et enfin la conjecture. Le premier ensemble se subsume sous l’intelligence, qui a pour
objet l’essence, le second sous l’opinion, qui a pour objet la génération.
Il y a deux analogies :
essence
intelligence
génération
opinion
intelligence
science
opinion
foi
connaissance
discursive
conjecture
17
Cf. Brunschvicg, Les étapes de la philosophie mathématique, p. 55 : « La distinction de la science et de la
philosophie est dans la République aussi rigoureuse qu’elle pourra l’être plus tard dans le positivisme ; mais la
conséquence que Platon en tire est inverse de celle du positivisme : c’est la philosophie qui est autonome et non
la science ».
7
[534 b] Le dialecticien est celui qui atteint à la connaissance de l’essence de chaque chose. On
mesure l’intelligence qu’on a d’une chose à la capacité qu’on a d’en rendre compte, capacité
qui n’est possible, si et seulement si on atteint cette essence.
[534 c] Connaître le bien en soi c’est de même pouvoir en rendre compte par une logique
infaillible, c’est cela qui est science du bien. Si on ne peut atteindre qu’un fantôme du bien,
alors c’est une opinion.
[534 d] On ne peut accepter une éducation qui soit étrangère à la raison, « comme des lignes
irrationnelles »18, pour des gens appeler à gouverner l’Etat. Il faut donc leur prescrire l’étude
de la dialectique.
[534 e] « La dialectique est pour ainsi dire le faîte et le couronnement des sciences ».
[535 a – 536 d] Le choix des futurs philosophes.
Les chefs qu’il faudra élire seront les plus fermes et les plus courageux, et autant que possible
les plus beaux.
[535 b] Ils doivent aussi avoir un caractère généreux, viril, un goût pour l’étude, de la facilité
à apprendre. Les études sont plus dures pour l’âme que les exercices du corps.
[535 c] Ils doivent avoir de la mémoire, une résistance à la fatigue, l’amour du travail. La
philosophie ne doit être abordée que par des esprits bien nés et non des esprits bâtards.
[535 d] Si l’on veut aborder la philosophie, il ne faut pas être boiteux au travail, c'est-à-dire ne
point être laborieux pour une moitié des choses, paresseux pour l’autre (par exemple faire
beaucoup de sport, mais dénigrer l’étude et la conversation).
[535e] L’âme ne doit pas se vautrer à l’aise dans son ignorance, c'est-à-dire le mensonge
involontaire. Elle est donc estropiée si elle ne condamne que le mensonge volontaire.
[536 a/b] Il est important de discerner l’esprit bâtard de l’esprit bien né.
[536 c] Socrate se rend ridicule car il a oublié que tout ceci n’est qu’un jeu19 et il a parlé avec
trop de véhémence. La raison invoquée est l’humeur suscitée par la vision de la philosophie
indignement bafouée.
[536 d] Il ne faut pas croire Solon, les vieillards ne peuvent plus apprendre beaucoup de
choses, « c’est aux jeunes gens que conviennent les travaux pénibles et multiples ».
[536 d – 537 c] Education des futurs dialecticiens. Triages successifs.
Il faut réaliser l’enseignement des sciences propédeutiques dès l’enfance et de façon à ce
qu’on ne sente point la contrainte.
[536 e] L’homme libre ne doit rien apprendre en esclave. Les leçons que l’on veut faire entrer
de force dans l’âme n’y demeurent pas.
[537 a] Il faut que l’éducation paraisse être un jeu aux enfants. On peut ainsi mieux découvrir
les dispositions naturelles de chacun.
[537 c] Celui qui est capable d’une vue d’ensemble est dialecticien.
[537 e – 541b] Les dangers de la dialectique mal pratiquée.
La dialectique se remplit aujourd’hui de désordre.
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La comparaison témoigne de l’intérêt que Platon et les mathématiciens de son temps portaient à la notion
d’irrationnelle, mise en lumière par les Pythagoriciens qui avaient constaté l’incommensurabilité de la diagonale
et du côté du carré. Ceux qui n’ont pas vu le bien sont incapable d’en rendre compte : ils sont ¨logoi au sens
actif de incapables de rendre compte, comme les lignes irrationnelles sont ¨logoi au sens passif de
inexprimable. C’est en somme un calembour de mathématicien.
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Socrate se trouve ridicule, car il n’est point de bon ton de trop s’échauffer et de prendre un ton tragique dans
un entretien de bonne compagnie qui n’est qu’un jeu. Cf. Phèdre, 476 e : « C’est un beau passe-temps, à côté des
mesquines distractions des autres, que celui de l’homme capable de se jouer en des discours et de composer des
allégories sur la justice et les autres belles choses dont tu as parlé. »
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[538 a/c] Cas d’un enfant élevé dans une famille riche parmi une foule de flatteurs, et
s’apercevant que ses parents ne sont pas ses vrais parents20.
Il aura plus de respect pour ses parents que pour les flatteurs tant qu’il ignore la vérité. Mais
s’il apprend la vérité, il se rapprochera de ceux-ci, au détriment de ses parents, à moins qu’il
fût d’un naturel excellent.
Pour la dialectique, il en va de même : dès l’enfance nous avons des maximes sur la justice et
l’honnêteté qui forment notre esprit, et qu’on a l’habitude de suivre.
[538 d/c] D’autres maximes, qui s’y opposent peuvent attirer notre âme. Mais elles ne
persuadent pas les hommes sages car ils leur préfèrent les maximes paternelles. On peut
néanmoins les réfuter en les interrogeant incessamment sur ce qu’ils savent du juste ou de
l’honnête, puisqu’ils ne feront que répéter les maximes apprises. Ils risquent ainsi de mal
tourner.
[539 a] Il faut donc prendre des précautions avec la dialectique, notamment ne pas l’enseigner
trop tôt.
[539 b] Les adolescents qui ont goûté à la dialectique en font souvent mauvais usage en
tiraillant par le raisonnement tous ceux qui les approchent21.
[539 c] La dialectique remet souvent en cause les croyances admises, ce qui entraîne un
désaveu de l’opinion publique pour la philosophie. Plus mature, on préfère rechercher la
vérité plutôt que simplement contredire.
[539 d] Il ne faut entraîner à la dialectique que les esprits modérés et fermes.
[539 e] L’enseignement de la dialectique se fera en cinq ans. Ensuite il faudra redescendre
dans la caverne pour occuper des fonctions propres aux jeunes gens. Ils auront ainsi de
l’expérience. Ce sera une façon également d’éprouver encore une fois leur fermeté.
[540 a] Cela durera quinze ans. A cinquante ans, les meilleurs pourront enfin accéder à la
contemplation du bien en soi et pourront s’en servir comme modèle pour régler la cité.
[540 b] Ils feront de la philosophie sans négliger la politique. Ils auront le commandement
successivement, et dirigeront en seule vue du bien public.
[540 c] Glaucon félicite Socrate pour la beauté de sa sculpture22 des gouvernants. Socrate
précise ensuite que tout ce qu’il a dit s’applique aussi aux femmes. Tout doit être égal et
commun aux deux sexes.
[540 d] L’Etat et la constitution qui ont été décrit sont certes d’une réalisation difficile mais
pas de pures chimères. Pour cela cependant il faut placer des philosophes à la tête du
gouvernement.
[540 e] Ils regarderont la justice comme la chose la plus importante et la plus nécessaire.
[541 a] La mise en place ce cet Etat passera par l’enlèvement des enfants de plus de dix ans à
leur famille pour les protéger de leurs mœurs actuels. Ils seront élevés selon cette conception
de la justice. Ainsi la cité parviendra au bonheur.
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Cf. Criton, 50 d où Platon assimile les lois au père et à la mère.
La dialectique peut conduire au scepticisme, Platon met souvent en garde contre un enseignement trop tôt de la
dialectique : Phédon, 90 c ; Philèbe, 15 d.
22
CF. ; République, 361 d et Politique, 311 c.
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