mondialisation et perte d`identité

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mondialisation et perte d`identité
MONDIALISATION ET PERTE
D’IDENTITÉ
Emilio Mordini
Le concept de la mondialisation tel qu’utilisé actuellement a
pris une signification de nature presque entièrement économique
dont le grand public a une idée plutôt floue et qui s’accompagne
d’une menace tout aussi obscure. Aussi, quand il voit la bourse de
son pays s’effondrer, l’homme de la rue reçoit pour explication que
les causes en résident dans la grave crise économique de la Russie
ou du Mexique ou de l’effondrement de la bourse en Asie sans
qu’il comprenne vraiment les raisons d’effets d’une telle portée
appelés « mondialisation. » A d’autres temps, il réalise que la crise
du chômage qui frappe tel secteur de la production dans sa propre
région est due au fait que l’entreprise gérant cette usine a jugé plus
profitable de déplacer ses usines dans des pays du Tiers Monde où
la main-d’œuvre coûte nettement moins chère. Moult sont les
exemples et ils sont tous rangés dans ce que nous appelons la
mondialisation (capital, emplois, matières premières, produit,
marchés de services). Aussi, la signification actuelle de la
mondialisation se confine-t-elle à la « mondialisation
économique ». Dans cette optique, la mondialisation soulève toute
une série de problèmes et qui ne sont « nouveaux » que dans un
sens relatif puisqu’ils ne sont en fin de compte que la projection à
échelle mondiale de problèmes appartenant intrinsèquement à
l’économie de marché en tant que tel. Aussi, à côté de ceux qui
voient dans l’expansion du « marché libre », selon la pure
dynamique de ses « lois » internes, le préalable d’une prospérité
économique toujours plus grande pour toute l’humanité se trouvent
ceux qui soulignent les risques réels de conséquences économiques
et sociales désastreuses pour des régions et couches entières de
l’humanité si des « règles », mesures correctives et garanties ne
sont pas formulées et adoptées rapidement pour contrebalancer la
logique économique avec les besoins en justices et la garantie des
droits humains fondamentaux.
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Remerciements – Ce travail a été financé partiellement par un don de la
Commission européennet – Recherche DG – Contrat nr QLG6-CT-2002-01796.
ETHOS GUBERNAMENTAL
Emilio Mordini
De toute manière, je n’ai pas l’intention de m’attaquer à ce
type de problèmes (certes cruciaux, complexes et urgents) car je
souhaite me pencher ici sur plusieurs caractéristiques plutôt
préoccupantes que démontre le processus de mondialisation, pas
tant au niveau économique, que sur le plan humain et
anthropologique plus général, signes de malaise qui sont d’ailleurs
apparus bien avant que la mondialisation économique se soit
affirmée avec toutes ces preuves, c’est-à-dire depuis plusieurs
décennies, quand a été adoptée l’expression du « village mondial »
pour indiquer symboliquement la nouvelle carte sociologique que
le monde allait adopter, suite à la diffusion massive de la
communication et de l’information. Nul doute qu’au premier plan
de ces caractéristiques préoccupantes se situe l’accélération d’un
phénomène de perte « d’identité individuelle » qui afflige depuis
quelque temps la grande partie de ce que nous appelons les
sociétés « avancées ».
Lorsque la philosophie contemporaine parle du problème de
« l’identité individuelle » (ou « l’identité personnelle »), elle se
rapporte à une question relativement complexe mais dans le fond
plutôt byzantine, à savoir le problème de comprendre et
d’expliquer comment une personne peut rester la même alors
qu’elle traverse une série de changements physiques, mentaux et
existentiels tout au long de sa vie. En fait, soyons clair, quand je
dis question plutôt byzantine, je n’entends nullement un problème
banal puisque les réponses qui y sont apportée peuvent avoir des
effets répercutants, par exemple dans le domaine éthique et
bioéthique.
Il existe pourtant un autre sens de l’identité
individuelle moins étudiée certes mais qui n’en a pas moins une
importance concrète radicale et valeur humaine plus grande et que
je pourrais exprimer ainsi : chaque être humain a le besoin
fondamental de « connaître sa propre identité », c’est-à-dire savoir
« qui suis-je », avoir une image de lui-même qui confère une
signification à ses actions et donne un sens à sa vie entière. Cet
émiettement progressif de l’image de l’homme est attribué à la
dissolution de la base des « valeurs », avec toutes les références
implicites que cela suppose pour la civilisation de l’Occident
(valeurs morales, religieuses, sociales et politiques).
Le
« polythéisme des valeurs » dont parle Max Weber et qui
caractérise les sociétés « avancées » semble avoir rétrécit l’horizon
du « sens » dans la mesure où chaque individu « identifie » son
existence dans le monde, son devoir, ses relations avec d’autres et
sa destinée finale dans la vie avec une série d’options subjectives
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jouées dans une situation d’incertitude, de sensibilité et de « foi »
plus ou moins non rationnelle. A tout cela vient s’ajouter la
succession de nombreuses « images de l’homme » avancés par les
progrès des diverses sciences qui ont souvent prétendu révéler les
« mécanismes » de son existence : d’abord la thermodynamique
physique, chimiques et les mécanismes électriques du
fonctionnement de son corps et ensuite les mécanismes de sa
psyché, conscients ou inconscients, ou ceux de sa condition sociale
ou linguistique les tissant d’une manière plus ou moins arbitraire.
Toutes ces images « objectives » mais partielles manquent d’unité
et lorsqu’elles prétendent à cette unité elles le font d’une manière
« réductionniste » cherchant à expliquer les faits de subjectivité les
plus fondamentaux, tel la liberté de choix, l’auto-conscience et le
sentiment moral comme des « effets » des déterminismes qui ne
dépendent pas de nous. Les neurosciences et l’intelligence
artificielle sont les domaines où nous pouvons le plus facilement
mesurer le risque de désorientation qui se présent dans notre
tentative à cerner et comprendre notre identité. Ce n’est plus moi
qui désire, choisit, réfléchit, part en quête d’un idéal, lutte, souffre
et espère mais tout cela n’est que le résultat de ce qui est inscrit
dans mon code génétique, dans mon système neuronal, dans les
manières dans ces structures qui sont les miennes réagissent au
stimulus environnement, etc.
Les effets délétères de ces divers facteurs ne sont pourtant pas
les mêmes pour chaque personne. De fait pour nombreux d’entre
nous, cette variété de positions, stimulus, connaissances et images
peut être un enrichissement si tant est qu’ils ont un cadre de
référence unitaire dont ils peuvent tirer des critères de jugement
leur permettant d’évaluer ces différentes contributions et de les
placer dans leur propre dimensions en leur accordant une
signification spécifique. Comme nous le constatons, ce cadre de
référence est une condition « préliminaire », terrain où chaque
identité individuelle est prélevée de son origine et qui lui
permettra de ne pas être exposé comme un tableau vierge aux
diverses influences qu’ il n’est pas vraiment en mesure de juger et
d’évaluer.
Ces racines de l’identité individuelle sont offertes
spontanément et garanties à chacun par la reconnaissance implicite
d’appartenir à une communauté vitale, c’est-à-dire une collectivité
qui ne consiste pas simplement en une « pluralité » d’être humains
mais qui se reconnaît soi-même dans une histoire et un destin
communs.
Au sein d’une même famille, cellule la plus
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fondamentale de ces communautés, les liens du sang ont une
valeur bien plus riche et profonde que le lien biologique : de fait,
cela s’agit de la greffe sur une origine qui est riche de sa propre
histoire, ayant hérité d’idéaux, de modèles de vie et de valeurs
transmis de génération en génération et consignés à la mémoire de
père en fils. Cette filière a traversé bien des vicissitudes de
souffrances, gloires et erreurs dont les membres actuels pourront
être fiers ou au contraire dont ils auront honte mais qu’ils ne
sauraient juger à aucun moment comme « étrangers » puisque les
divers membres sentent d’une certaine manière qu’ils participent à
un destin commun où ils se sentent tous solidaires et auquel ils
contribuent tous.
Cette « appartenance » s’étend avec des
connotations analogues à la famille élargie, à la tribu, à la ville et à
la nation et qui confère un caractère à leur identité individuelle.
Au 19e siècle, ce concept profond de la solidarité existentielle
a donné naissance à l’idée de la nation, capable de susciter de
solides sentiments d’identité, la quête de nobles idéaux, éveillant
l’héroïsme et inspirant l’expression littéraire et artistiques. A cette
époque, l’individu avait une perception précise de son identité
unique, de sa responsabilité et créativité propre, sachant par
ailleurs qu’il faisait une contribution positive à la création d’une
communauté nationale ainsi qu’au développement et à la gloire de
cette dernière. C’est ainsi que l’idée de la nation, naissant de la
pensée romantique, devint l’idéal authentique qui a été le moteur
de l’histoire occidentale pendant pratiquement tout ce siècle et qui
a continué à l’être même lorsque certains éléments ont commencé
à briser l’image.
De fait, rappelons-nous que si les pères fondateurs du
mouvement national du 19e siècle avaient développé l’idée d’une
part d’une identité spécifique d’autre part ils mettaient en avant
leur complémentarité mutuelle et la richesse d’une co-existence
harmonieuse. A quelques exceptions et alors même qu’ils
célébraient une sorte de « primauté » de la nation à laquelle ils
appartenaient (normal sous l’angle historique dans le cas de
nations luttant encore pour devenir une unité politique comme
l’Italie et l’Allemagne), ils ne sont pas allés jusqu’à réclamer cette
primauté et dominance de leur nation sur les autres. Il suffira de
mentionner à cet égard les noms de Mazzini et Bolivar.
Malheureusement, la dégénération de cette idée dans les
formes aberrantes du nationalisme (neutralisant le concept original
susmentionné de la positivité et de la complémentarité des
différences nationales) a causé les expériences historiques
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tragiques marquant la première moitié du 20e siècle et la réaction
ainsi suscitée a valu un rejet total du concept même de la nation
(de nos jours, le terme a pratiquement disparu du discours
ordinaire ou même politique, remplacé par le terme plus faible
de « pays »). Et pourtant se créait un véritable vide de l’idéal dans
la civilisation occidentale contemporaine dans lequel se sont
infiltrés des semblants tacites et dangereux de l’idée de nation tels
que les égoïsmes raciaux et ethniques qui ne sont rien de plus que
les projections au niveau collectif de l’esprit individualiste qui
imprègne tout de nos jours. Aujourd’hui la perte généralisée des
identités nationales est à l’origine d’un phénomène qu’on pourrait
nommer « régression » ou « involution historique ». Un grand
nombre de celles jugées de solides nations fortes d’une longue
histoire assistent au phénomène du séparatisme souvent très
accentué et même à des exaltations de différentes forces
destructrices que la démarche historique avaient domptées et
intégrées à l’unité de la nation. Le vide culturel, social et politique
de ces phénomènes est apparu dès que nous avons réalisé qu’ils
n’avaient pas tous produit le fondement, ou peut-être la
récupération de communautés véritablement inspirées par un
sentiment spirituel et idéal « d’appartenance » à une tradition, une
histoire et à un destin commun mais se montraient sous leur
véritable jour comme des tentatives de poursuivre une meilleure
défense des intérêts locaux maquillés dans un langage vague et
générique d’identités piétinées. Aussi, l’image que nous présente
l’histoire actuelle reflète-t-elle le paradoxe d’une mondialisation
qui tend à dissoudre divers types de frontières entre les gens,
causant de massives migrations, mélangeant de traditions et de
cultures et qui projette l’avenir sous forme d’une société planétaire
alors que par ailleurs grouillent de partout les particularismes,
esprit sécessionniste, violents conflits tribaux et intolérances
ethniques, raciales et religieuses. Ces deux dynamiques qui
s’opposent ont pour résultat une perte croissante de l’identité, à
savoir de ces racines qui confèrent à l’être humain un cadre de
référence pour lui-même lui faisant qu’il est existentiellement
pareil à d’autres être humains avec lesquels il partage un héritage
commun de valeurs, coutumes et engagements.
Pour changer cette situation négative à l’avis d’un grand
nombre et pour redonner un sens et une valeur à la marche
inexorable de mondialisation, l’idée pourrait germer d’essayer à
nouveau, à échelle ambitieuse, une démarche analogue à la
création de l’idéal de nationalité et de passer à sa réalisation
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historique. Et pourtant de nos jours il semble pratiquement
impossible de répéter un tel processus pour toute l’humanité
justement parce que sont absents les éléments pour percevoir que
la communauté de l’histoire et du destin ont soutenu l’évolution de
l’idée de la nation (non par chance, elle est née il y a moins de
deux siècles mais grâce à une profonde réflexion). Certes, si de
nos jours, un grand nombre de personnes commencent, même avec
de nombreuses incertitudes, à concevoir une communauté
d’histoire et de destin (comme les populations de l’Europe et des
deux Amériques), il n’en reste pas moins que cette prise de
conscience est absente dans bien d’autres parties du monde et
d’autant plus que ces différentes « histoires communes », ayant été
séparés dans l’espace et dans le temps pendant des millénaires et
continuant d’ailleurs à être ignorés les uns des autres ne saura
nullement donner naissance à un sentiment d’histoire commune de
l’humanité. Peut-être assisterons-nous dans un avenir pas trop
lointain à une prise de conscience analogue, grâce peut-être à une
réflexion non scientifique sur l’histoire commune de l’humanité,
interprétée non plus dans l’optique politique-miliaire mais d’une
point de vue anthropologique, c’est-à-dire en voyant comment la
race humaine dans les diverses latitudes a franchi les étapes de
l’évolution culturelle analogues à bien des égards et donnant vie à
des formes de civilisation et de culture qui sont originales et
extrêmement différentes mais tout à fait analogues à bien des
égards, comparables, compréhensibles et valorisée par tous.
Pourrait bien venir ensuite une reconnaissance de la destinée
commune que les générations à venir seront forcées d’accepter face
aux graves problèmes écologiques qui se profilent à l’horizon ainsi
que les graves problèmes sociaux que la mondialisation entraînera
de plus en plus dans son sillon.
Il existe à l’évidence des perspectives futuristes. Le chemin le
plus pratique serait le même que celui caractérisé par le
changement du concept de nation, à savoir une plus grande
diversité, que la mondialisation tend à faire disparaître mais que la
sagesse demande qu’on garde, non pas comme un signe de quelque
chose d’étranger ou même d’inférieur, si on compare à des
modèles de vie ou des valeurs différents des ceux de notre propre
groupe mais de fait des sources authentiques de valeur et richesse.
Les nations à leur heure de gloire ont puisé dans les diversités qui
existaient en leur sein et ont récolté les fruits de la civilisation, de
la splendeur, du succès et du pouvoir. Le sentiment de l’identité
nationale continuait à être très fort même dans des populations
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avec différentes langues, religions et origines ethniques (par
exemple, la Suisse, les Etats-Unis et la Russie).
Aussi, n’existe-t-il pas d’exemples historiques pour appuyer
ce projet qui présuppose pourtant la disponibilité d’une attitude
spirituelle précise, à savoir la croyance intime que les autres ont
bien des chose que je n’ai pas et qu’elles ont de la valeur en ellesmêmes ou pourraient même avoir de la valeur pour moi. Ce n’est
pas une mentalité que l’on acquiert aisément car elle suppose une
connaissance de ses propres limites culturelles, historiques,
institutionnelles et politiques. Chaque culture se nourrit de
l’illusion d’être le centre du monde et de l’histoire (ce n’est pas
une déformation attribuable uniquement à l’Eurocentrisme si
vitupérée : elle est bien connue des chinois, des mexicains et même
des cultures primitives). De nos jours, il s’agit de renoncer à la
recherche d’un nouveau centre pour réaliser que les limites
humaines d’une personne ou d’une culture, aussi avancée soit-elle,
l’empêcheront toujours d’englober la gamme complète de ce qui
est bon, beau et valide pour tous les hommes tout en sachant qu’ils
ont tous quelque chose à contribuer et à apprendre des autres.
Armés d’une telle connaissance, l’homme de l’âge de la
mondialisation pourra continuer à chercher les racines de son
identité et en même temps s’ouvrir et s’enrichir du partage des
contributions et traditions qui lui viennent des autres.
A PROPOS DE L’AUTEUR
Emilio Mordini est un psychoanalyste clinique et directeur fondateur du Centre
for Science, Society and Citizenship. Auparavant, il était Directeur de l’Institut
psychoanalytique de recherche sociale (1986-2001) et Professeur de bioéthique
à l’Université de Rome "La Sapienza", au Département de Gynécologie,
Obstétrique et Soins infantiles (1994-2005). Il a obtenu un diplôme de médecin
(M.D. Magna Cum Laude de“La Sapienza”, 1981; specialization en
gastroentérologie, 1984) avant d’étudier la psychoanalyse (psychoanalyste,
Association médicale de Rome, 1989; membre de la société italienne de
psychiatrie, 1992). Il a également obtenu un diplôme en éthique et santé sociale
(M. Phil. Magna Cum Laude, de l’Université pontificale de Rome “Angelicum”,
1994). Depuis 1994 Dr. Mordini a fait partie de panels éthiques de la
Commission européenne. Il est également examinateur de projets dans le cadre
de divers programmes nationaux (Ministère de la santé en Espagne, CNRS
français, Wellcome Trust, Regione Veneto, Regione Emilia Romagna). Depuis
2003, il est expert certifié du Ministère italien de l’Education, de l’Université et
de la Recherche (Décret n#603, 24 mars 2003). Sa recherche actuelle porte sur
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la biométrie et les technologies d’identification et leurs implications sociales,
éthiques, culturelles et légales. Cette recherche se concentre sur les implications
politiques, sociales et éthiques des développements récents de la technologie
d’identification, notamment la biométrie, RFID, MEMS, les micro-puces
implantables et les manières dont ces progrès changent notre idée sur l’identité
humaine. Cette recherche se concentre également sur la distinction entre
données privées et publiques et sur les limites entre l’identité personnelle et
l’intégrité du corps y compris ce qu’on appelle « l’informatisation du corps ».
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