Pédagogie populaire au Millennium Dome de Londres

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Pédagogie populaire au Millennium Dome de Londres
Pédagogie populaire
au Millennium Dome de Londres
David Buckingham *
University of London, Institute of Education
Situé dans l’est de l’agglomération londonienne, à Greenwich
sur la ligne de mesure du méridien, le Millennium Dome devait
initialement constituer le lieu phare des célébrations du nouveau
millénaire en Grande-Bretagne. Construit pour un coût total
d’environ 1,2 milliard d’euros, il est resté ouvert pendant toute
l’année 2000. De loin, le plus grand espace fermé du monde, le
Dome était une énorme structure temporaire accueillant une
exposition segmentée en quatorze “zones” différentes. Les
“zones” étaient organisées autour de trois thématiques générales : « Qui nous sommes » (Corps, Esprit, Foi, Autoportrait), « Ce
que nous faisons » (Travail, Éducation, Repos, Jeu, Discussion, Argent, Voyage) et « Où nous vivons » (Espace partagé, Ile habitée,
Planète domestique). À cet ensemble se greffaient de nombreux
magasins de souvenirs, des cafés et des restaurants regroupés
autour d’un vaste forum central où un spectacle de danse et
d’acrobaties était présenté cinq fois par jour. Les concepteurs du
Dome tablaient sur douze millions de visiteurs par an ; c’est ainsi
qu’au cours de l’année 2000, la fréquentation du Dome dépassa
celle du Parc EuroDisney en se propulsant au premier rang
européen pour ce type de sites.
Le Dome s’inscrit dans une tradition historique britannique jalonnée par
l’Exposition Universelle de 1851 et le Festival de Grande-Bretagne de
1951. Néanmoins, malgré l’intention originelle d’articuler le lieu autour
de thèmes intemporels, le Dome refléta en grande partie l’état actuel de
la culture et de la politique britanniques. Bien que le projet ait été lancé
sous un gouvernement conservateur, il fut largement considéré comme
la quintessence d’un projet néo-travailliste. Sur un plan économique, le
Dome fut un exemple emblématique de la panacée actuelle du gouvernement : le partenariat public-privé. Près de la moitié du budget provenait d’acteurs commerciaux, allant d’entreprises britanniques telles que
British Telecom, le géant du travail temporaire Manpower et la chaîne
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de supermarchés Tesco, à des multinationales telles que Ford, McDonald’s et Sky News International. Le budget fut complété par des fonds
provenant de la loterie nationale britannique. D’ailleurs, les tickets de
loterie étant principalement achetés par les classes défavorisées, il peut
être affirmé que le Dome fut largement financé par une forme d’imposition ponctionnant ceux qui pouvaient le moins supporter une telle
charge.
Après les innombrables formes de publicité entourant les célébrations
du millénaire et leurs effets sur le grand public, la fréquentation du
Dome déclina assez brutalement. Tandis que la presse se mettait à tirer à
boulets rouges sur la gabegie considérable et les ressources déclinantes
du projet, des divergences autour de la gestion du lieu provoquèrent le
licenciement du directeur. Les investisseurs mixtes insistaient sur le
haut degré de satisfaction des visiteurs, mais le simple bouche-à-oreille
ne pouvait suffire à endiguer la marée montante des critiques médiatiques et publiques. En milieu d’année 2000, les panneaux publicitaires
proclamaient : « Votre cerveau vous appartient – emmenez-le au Millenium
Dome », slogan qui visait à rappeler les aspirations éducatives du lieu aux
visiteurs potentiels, plus vertueuses en quelque sorte que les critiques de
la presse.
Éducation et divertissement
Si quelque chose devait résumer la quintessence de la vision néotravailliste du Dome, ce serait son emphase éducative. Tandis que la
nécessité économique dictait aux concepteurs de viser le public le plus
large possible, les cibles principales du Dome restaient les familles et les
groupes scolaires. Plusieurs pans du Dome furent également soutenus
par des projets à portée éducative comme “SchoolNet 2000” lancé par
Tesco, les ateliers de communication pour enfants “Future Talk” de
British Telecom et le Festival des talents nationaux 2000, initié par
Manpower. Par la même occasion, le public adulte fut également ciblé
au nom de la formation continue : dans la Zone Éducation, il était possible d’obtenir des kits d’informations permettant de « développer vos
compétences » et de « continuer d’apprendre ». Cette prééminence de l’éducation reflète clairement les impératifs actuels de la vie politique britannique. Lors de la campagne législative de 1997, Tony Blair déclara pompeusement que ses trois priorités politiques étaient : « l’éducation, l’éducation et l’éducation ». En matière éducative, comme dans bien d’autres domaines, le Parti travailliste n’a pas lésiné sur la marge entre son communautarisme d’inspiration conservatrice et « la révolution manifeste et les politiques sociales libertaires » des années 1960 et 1970 (Driver et Martell,
1999 : 258). Son discours sur l’éducation est dominé par une « éthique
professionnelle » qui met sur le devant de la scène les notions traditionnelles de réussite institutionnelle et de maîtrise de « compétences » désincarnées. En pratique, « l’éducation, l’éducation et l’éducation » s’est traduit
par « l’évaluation, l’évaluation et l’évaluation ». Dans le même temps, le
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gouvernement a cherché à pérenniser l’apprentissage hors de la sphère
scolaire, au sein de la cellule familiale et d’autres sites éducatifs informels allant des associations de soutien scolaire et des universités d’été
aux musées, aux parcs d’attractions ou à l’accès au patrimoine.
L’éducation est semble-t-il l’apanage de l’enfance et il n’est pas envisageable d’en concevoir l’interruption une fois les élèves sortis de la salle
de classe. Toutefois, il peut être affirmé que les relations entre l’éducation et le divertissement sont actuellement repensées, chaque composante étant elle-même redéfinie. Ceci apparaît très clairement dans de
nombreux aspects de la culture médiatique enfantine contemporaine,
tant au niveau des débats que suscitent les mérites éducatifs des Teletubbies sur la BBC (Buckingham, 2002) qu’à l’échelle des poussées
d’anxiété provoquées par le phénomène Pokémon. Dans le même
temps, l’occasion est belle de dégager des profits substantiels des aspirations éducatives que les parents ont pour leurs enfants. Le marché de
“l’edutainment” 1 ne cesse de croître, avec son lot de produits conçus
pour un usage domestique, que ce soit sous forme de supports traditionnels, comme le livre et les magazines, ou par recours aux nouvelles
technologies, tels les cédéroms ou les sites Internet. Ces supports éducatifs reprennent fréquemment des procédés issus d’ouvrages de fiction
ou de jeux afin de créer une impression d’amusement, éludant ainsi un
sentiment persistant de n’être que simplement didactiques (voir Buckingham et Scanlon, 2003).
Ces tendances sont également apparentes dans de nombreux lieux publics d’éducation. Au cours de cette nouvelle ère d’apprentissage, les
fournisseurs de loisir – les centres sportifs, les musées, les maisons des
jeunes, les centres culturels – se voient confier des responsabilités éducatives de plus en plus fortes et doivent justifier leurs initiatives à cette
aune non négligeable pour les investisseurs potentiels. Simultanément,
des pans entiers de loisirs et de vie culturelle ont été nouvellement
“programmisés”. Toutefois, l’initiative d’élargir l’accès public au savoir
entre inévitablement en conflit avec des conceptions plus élitistes de la
connaissance, ce qui conduit à une crise de légitimité. Dans des lieux
comme les musées et les galeries, par exemple, l’impératif de conservation est souvent perçu comme incompatible avec le désir de maximiser
le nombre de visiteurs ; une telle tension rejaillit sur des aspects plus
concrets comme la présentation des collections, l’équilibre entre les
informations verbales et visuelles, voire l’emplacement des bâtiments
eux-mêmes (Bennett, 1998). Ainsi, plusieurs critiques ont déploré
l’impact de ces conceptions sur la présentation des collections, en soulignant la disparition de la dimension universitaire du musée et la tendance à adopter des modes d’exposition plus populaires et participatifs
1
Terme qui pourrait être traduit en français par un néologisme comme
“éduloisir” N.d.T.
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(Hewison, 1991). Des débats similaires sont apparus au sujet de la prétendue “industrie du patrimoine” en Grande-Bretagne. À Londres, par
exemple, des attractions traditionnelles comme la Tour de Londres se
battent pour attirer l’attention – et les revenus touristiques – face à des
sites beaucoup plus populistes, tel le London Donjon, qui n’hésitent pas la
moindre seconde à présenter l’histoire anglaise sous un angle particulièrement sanguinolent.
D’après plusieurs critiques, la Grande-Bretagne a simplement dégénéré
en un Disneyland historique. De ce point de vue, la dite “popularisation” des sites historiques, ou la construction artificielle d’expériences
du patrimoine, provoque nécessairement une sorte « d’affaiblissement du
contenu » (Hewison, 1987). Pourtant, ces démarches peuvent également
représenter une démocratisation authentique de l’accès au savoir. Des
expériences précédemment confinées à une petite élite sont désormais,
prétend-on, accessibles à tous. Selon ce raisonnement, la popularisation
d’un savoir de haute volée – par exemple à la manière plus “interactive”
et “concrète” qu’adoptent musées et galeries – représente une forme de
“pédagogie populaire” nouvelle et très attendue. Là encore, ces évolutions sont partiellement menées au nom d’impératifs commerciaux. Le
patrimoine post-impérial et industriel britannique est au cœur d’un nouveau marketing touristique, tandis que la découverte ou l’invention de
sites a conduit à la réhabilitation de centres urbains précédemment en
déclin. Par un phénomène identique, le nombre de musées privés augmente ; quant aux musées bénéficiant de subsides publics, ils dépendent
eux-mêmes de plus en plus de leurs activités commerciales pour générer
des revenus. Alors que les frontières entre public et privé se brouillent
et se redessinent, il en va de même pour celles qui séparent l’éducation
du divertissement. Et de même que les lieux d’éducation commencent à
changer, les formes caractéristiques de celle-ci évoluent.
Analyse de la pédagogie populaire
« Mi-musée, mi-parc d’attractions », le Millenium Dome représente un cas
intéressant des nouvelles problématiques éducatives. Sous de nombreux
aspects, le “parcours” idéologique du Dome semblait plutôt clair et
transparent. En gros, il symbolisait l’optimisme obligatoire du projet
blairien. Il présentait la Grande-Bretagne comme une démocratie moderne, joyeuse et souriante, peuplée par de bons petits citoyens, également conscients de leurs droits et de leurs responsabilités. L’accent ne
portait pas sur le passé – sur la vision conservatrice du patrimoine et de
l’empire – mais sur le futur. Cette vision du futur est sans ambiguïté
celle d’un “capitalisme rapide”, et d’une “économie du savoir” mondiale, dirigée par les évolutions technologiques. Néanmoins, elle se
caractérise aussi par une foi en ce qui pourrait être qualifié de valeurs
humaines durables (voir Driver et Martell, 1999 ; Fairclough, 2000).
Cependant, en entamant une analyse pédagogique, il nous faut prendre
en considération la façon dont le visiteur se positionne en tant
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qu’apprenant. Par exemple, comment l’apprenant est-il mis en relation
avec les sources de savoir et d’autorité ? Comment le néophyte est-il
invité ou conduit à répondre ou à “interagir” ? Et comment ces différents “positionnements d’apprenant” sont-ils mis en relation avec leurs
positionnements réels, par exemple en tant qu’enfants ou parents,
étudiants ou professeurs ?
J’aimerais aborder ces questions en me référant à quelques “zones” du
Dome parmi les plus représentatives.
Corps
La Zone Corps était généralement vantée comme étant l’attraction
majeure du Dome. L’essentiel de la zone consistait en un voyage à travers deux énormes corps en fibre de verre – un homme et une femme –
couverts de carreaux scintillants. Les visiteurs entraient par un bras de
l’homme et étaient conduits, à pied ou par escalator, à travers l’oreille, le
cerveau, le torse et ainsi de suite. Les moments forts du voyage incluaient la vue et l’audition de palpitations cardiaques au-dessus de sa
tête, avec d’occasionnelles poussées d’adrénaline ; un film sur la
conception, où l’évolution d’un sperme était rythmée par des effets
sonores d’inspiration militaire ; un cerveau animé effectuant un one man
show comique dans une boîte de nuit ; un œil gigantesque regardant un
film aux images “émouvantes”. Émergeant du pied de la femme, les
visiteurs descendaient via un escalator vers une zone d’informations
plus concrètes, proposant des ateliers de beauté, santé et médecine,
rythme de vie et bien-être. S’y trouvaient des roues pour s’exercer physiquement, du matériel chirurgical dernier cri en démonstration, un mur
pour se masser, une exposition sur l’aromathérapie avec senteurs à
volonté, et quelques ateliers sur la nutrition et l’exercice physique.
Comme dans plusieurs autres zones, l’intention idéologique de la Zone
Corps était résumée par le mot du sponsor, la chaîne para pharmaceutique Boots, proclamait son « attachement passionné au bien-être positif ». Le
modèle de santé promu par les zones mettait fermement l’accent sur
l’individu. La santé n’est certes pas un phénomène social pouvant être
sensible à l’intervention publique ou collective, mais une considération
privée et individuelle. Les visiteurs devaient être en bonne partie “émerveillés”, mais il leur était également rappelé (en des termes expressément blairiens) que se maintenir en bonne santé relevait de leur
“responsabilité”.
Cependant, au niveau pédagogique, l’attraction principale de la zone
manquait presque complètement d’informations formelles. Il n’y avait
aucun panneau pour identifier les différentes parties du corps ou expliquer ce qui s’y produisait. Pour ceux qui manquaient des connaissances
basiques sur le fonctionnement du corps, c’était une expérience
déconcertante. La raison d’un tel manque réside en partie dans la nécessité d’assurer un mouvement continu de visiteurs, ce qui s’avérait de
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toute évidence impossible si les passants devaient s’arrêter pour lire des
panneaux ou écouter un commentaire prolongé. Les différents points
d’arrêt potentiels – comme la cavité quasi-utérine dans laquelle le film
sur la conception était diffusé – étaient des espaces restreints et les visiteurs se voyaient rapidement évacués. Toutefois, ce manque d’informations peut aussi être perçu comme une réticence à dispenser du
savoir. Ainsi que dans de nombreuses autres parties du Dome, il y avait
là une tension entre le spectacle et un récit éducatif linéaire, tension
d’où le spectacle sortait victorieux. Par contre, dans la zone plus expérimentale située hors du corps proprement dit, l’interactivité prédominait. Le visiteur était guidé par une série d’impératifs et d’instructions
sur ce qu’il devrait faire ou éviter pour se maintenir en bonne santé.
Néanmoins, de tels lieux étaient plutôt isolés au milieu d’expositions
encourageant les visiteurs à « trouver par eux-mêmes », par exemple en évaluant leur alimentation à l’aide d’une machine en forme de fruit ou en
testant leur forme physique grâce à une roue mobile. La question est
bien sûr de savoir si l’expérience d’une activité résulte nécessairement
d’une internalisation du message qu’elle essaie de prouver ou de transmettre. Comme dans tant de “zones d’expérimentation” des musées
modernes, les expositions incitaient manifestement au jeu et à la participation enthousiaste, mais qu’elles aient ou non fixé des connaissances –
ou simplement rassuré les parents inquiets sur leur fonction éducative –
est un autre problème.
Travail
La Zone Travail était peut-être la plus ouvertement idéologique. Elle
s’ouvrait sur une série de présentations autour de l’évolution du monde
du travail, de la ligne d’assemblage d’une usine (avec une horloge
ponctuant les 100 000 heures moyennes d’une vie de labeur de l’époque) à la pratique actuelle du bureau tournant (un mur couvert de milliers de Post-it). La pièce suivante contenait des agendas électroniques
géants, chacun d’entre eux illustrant des aspects du nouveau monde du
travail, comme le partage des tâches, le travail indépendant, les “compétences mobiles” et le “travail virtuel”. Dans une salle d’annonces, des
tableaux électroniques faisaient l’inventaire des emplois et des “compétences basiques” requises, dans le même temps, des ensembles de
compétences, ainsi que leurs combinaisons nécessaires pour certains
postes spécialisés, étaient vidées dans des trémies et atterrissaient dans
des caisses représentant les emplois. Enfin, les visiteurs étaient invités à
tester leurs connaissances grâce à une gamme de jeux. Par exemple, le
travail d’équipe était évalué sur une gigantesque table dédiée au football,
la “résolution des problèmes” par des mots à reconstituer, et les “compétences de communication” via une série d’instructions relayées par
téléphone. La zone symbolisait très clairement l’idéologie officielle du
travail dans l’économie moderne du savoir – ou ce qui est de plus en
plus souvent qualifié de « capitalisme rapide » (voir Leadbeater, 1999). Les
termes clés étaient ici flexibilité et compétences. Inutile de préciser que
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la flexibilité était présentée de façon extrêmement positive, sous l’angle
du contrôle de sa propre destinée par le travailleur individuel. Selon les
termes offerts par cette zone, la flexibilité est un moyen de « faire sa
propre carrière », « de moduler son temps de travail » et de « travailler pour vivre
au lieu de vivre pour travailler ». À l’avenir, est-il affirmé, la population
active atteindra un meilleur équilibre entre le travail et le loisir car chacun pourra déterminer quand, où et combien de temps il souhaite travailler. Une interprétation moins positive reviendrait à décrire cette évolution en termes de fragmentation, d’externalisation et d’individualisation du travail. Sans surprise, aucune allusion n’était faite aux syndicats
ou aux droits des travailleurs. La Zone offrait une vision de la main
d’œuvre en parfait accord avec les besoins du « capitalisme rapide » et de
la “production à flux tendu” – sans oublier que le sponsor de cette
zone, l’agence de travail temporaire Manpower, avait un intérêt financier significatif à promouvoir une telle évolution du monde du travail.
Comme l’indiquait l’un de ses panneaux, le « travail intérimaire » est une
situation grâce à laquelle vous (le travailleur) pouvez avoir « votre propre
gâteau et le manger ». Pourtant, plusieurs contradictions et tensions liées à
ces idées étaient apparentes dans le dispositif pédagogique de la zone.
Sur les murs de la salle présentant les agendas électroniques, il y avait
une série de panneaux industriels démodés diffusant des messages
péremptoires ; par exemple, « Avis à tous les travailleurs flexibles : les compétences doivent être utilisées à tout moment ».
Dans la zone des jeux, les visiteurs se lançaient dans une série d’activités
visant toutes à tester des compétences désincarnées, comme la résolution de problèmes, la communication et la coordination entre l’œil et la
main. Pourtant, toutes ces tâches étaient limitées dans le temps et de
puissantes sirènes d’usine résonnaient régulièrement. D’un certain point
de vue, c’était effectivement une expérience très interactive, mais l’ensemble rappelait plutôt un lieu de travail rigide et autoritaire. Les compétences étaient à la fois déconnectées des contextes dans lesquels elles
sont sollicitées et de toute motivation qui peuvent pousser une personne à vouloir les acquérir. Elles étaient réduites au rang d’opérations
mécaniques qui ne ressemblent à rien, si ce n’est aux tâches routinières
d’une ligne d’assemblage fordiste.
Éducation
En relation avec la Zone Travail, la Zone Éducation montrait par inadvertance plusieurs des défauts essentiels du projet éducatif néotravailliste. La Zone s’articulait en trois sections. L’entrée se faisait par
un gigantesque couloir d’école, avec des casiers appartenant à des
célébrités réelles et fictives. Après la sonnerie de la cloche, un proviseur
plutôt effrayant, vêtu d’une toge et d’une toque, s’efforçait de pousser
les visiteurs dans une salle de classe, où était diffusé un court-métrage
modèle, intitulé Lily et la graine magique, réalisé par Lord David Puttnam.
D’après le catalogue, c’était un film muet qui devait « remettre en cause nos
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idées préconçues sur l’enseignement ». Ennuyée par la leçon du professeur (qui
traitait, entre autres, des dauphins), une jeune fille, commence à mal se
comporter en classe. Après le cours, au lieu de la punition attendue, le
professeur lui donne une graine de sycomore. Au cours de la nuit suivante, elle rêve qu’elle nage avec les dauphins, mais pendant qu’elle
dort, la graine pousse dans sa chambre et devient un arbre du savoir. Le
matin, tandis que retentit une musique quasi-mystique, la jeune fille et
les autres membres de sa famille (étrangement à l’exception de son
père) touchent l’arbre et sont transportés vers les contrées imaginaires
d’une vie futures transformées par l’éducation. La jeune fille danse
parmi les chiffres, le garçon pilote un hélicoptère d’interventions de
secours, la mère étudie et se voit attribuer un diplôme obtenu par
correspondance, sous le regard admiratif de sa famille. La scène suivante montre la fillette et ses camarades marchant vers l’école, des centaines de graines tournoient dans l’air. Dans la cour de récréation, la
fillette et une enseignante grisonnante s’adressent un sourire complice,
en reconnaissance du lien magique qui unit élève et professeur.
À la suite du film, les visiteurs était invités à passer dans un lieu que le
catalogue intitulait le « jardin infini ». Il s’agissait d’une sorte de forêt du
savoir couverte d’une nuée d’arbres et tapissée de gazon artificiel. Le
fond sonore était composé d’un mélange de chants d’oiseaux, de clapotis d’eau vive et de musique d’ambiance mystique. Dans cet espace, les
visiteurs pouvaient s’atteler à quatre jeux “éducatifs” qui, d’après le
catalogue, « montrent tous de nouvelles formes d’apprentissage » et offrent un
« défi créatif ». L’un d’entre eux vous invitait à « créer votre propre bande son »
(ou au moins à en choisir une) pour accompagner un extrait de film. Un
autre était un quiz de culture générale, type Trivial Pursuit, qu’il fallait
terminer en temps limité. Le troisième consistait à remettre en ordre
des vignettes d’un roman-photo romantique qui se déroulait dans une
école. Le dernier jeu était un test mathématique basé sur des situations
“quotidiennes”. La Zone Éducation était sponsorisée par Tesco, l’une
des quatre grandes chaînes de supermarché en Angleterre. D’après le
message du sponsor, « Tesco a concentré son intérêt pour la collectivité en soutenant l’éducation », et depuis 1992, plus particulièrement grâce à son projet
« Des ordinateurs pour l’école ». Les clients peuvent acquérir des bons que
les écoles de leurs enfants peuvent échanger contre de l’équipement
informatique. L’association de Tesco à des projets éducatifs génère un
« facteur bien être » particulier, qui lui accorde une identité d’entreprise
spéciale, dans un marché hautement compétitif (et parfois controversé).
Toutefois, sa prétention de « supprimer les barrières de l’apprentissage »
s’appliquait très maladroitement à certains aspects de cette zone. Le
couloir d’entrée, par exemple, rappelait très clairement un vieux pensionnat, avec sa boutique à friandises et son proviseur portant toge et
toque. Cela évoquait les personnages de classes privilégiées issus de
fictions comme Jennings et Billy Bunter, remis au goût du jour par
l’école Hogwarts dans les livres d’Harry Potter. Bien que l’école de Lily
et la graine magique soit nettement moins élitiste, la figure de la vieille
enseignante empreinte de sagesse semblait également renvoyer à une
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époque lointaine. Il y avait là une contradiction supplémentaire entre le
symbolisme quelque peu ridicule et timoré du film et la nature limitée
des “nouvelles formes d’apprentissage” offertes dans le “jardin du
savoir”. La puissance inspiratrice de l’éducation semblait ne transporter
la famille que vers une répartition sexuelle des tâches très prévisible,
tandis que la sagesse mystique de l’enseignante du film contrastait nettement avec la banalité des tests et les simulations très limitées des dispositifs informatiques. De telles contradictions sont symptomatiques
des limites plus générales du projet éducatif néo-travailliste.
Au-delà des célébrations : l’autoportrait
Parmi toutes les expositions organisées, seule une zone offrait une note
discordante. Bien qu’offrant plus de diversité et moins de complaisance
qu’une telle formule le laisse augurer, la Zone Autoportrait était une
sorte de “zone d’identité nationale”. Défini par un message de son
mécène, Marks and Spencer, son but, était de « refléter et célébrer la grande
diversité des peuples et cultures formant la Grande-Bretagne ». Des centaines
d’images avec leurs légendes étaient affichées sur les murs extérieurs de
la zone. Chacune était à l’initiative de citoyens ordinaires qui avaient
répondu à la question : « Pour vous, qu’est-ce qui symbolise le mieux un aspect
positif de la Grande-Bretagne, et pourquoi ? ». Les murs intérieurs présentaient un collage géant, le « Portrait national », incorporant plus de
250 000 photos envoyées par des habitants des quatre coins du pays.
En termes d’individus représentés, d’activités ou de qualités choisies, les
deux expositions étaient d’une authentique diversité.
Dans l’espace central, il y avait une tension frappante entre deux différents types de projets. Sur les côtés, des panneaux offraient une définition festive de “l’identité britannique” – les réalisations artistiques du
pays (« De Shakespeare aux Beatles »), ses scientifiques et inventeurs
célèbres, son sens de l’humour, le fair-play et la justice, la force de son
caractère et sa société multiculturelle. Au centre, cependant, se trouvaient d’énormes et grotesques sculptures, réalisées par l’artiste Gerald
Scarfe. D’après les sous-titres, « elles dépeignaient une part de la nature
humaine que souvent nous ne voulons pas admettre », bien qu’en fait, la cible de
Scarfe n’ait pas été la nature humaine au sens large, mais ce qu’il définissait implicitement comme des caractéristiques typiquement britanniques. Ainsi, il y avait des caricatures du “voyou” et du “raciste”, ainsi
qu’un monument à la gloire de « l’humour britannique », représentant une
cuvette de toilette couronnée d’un préservatif géant. Malgré l’insistance
du catalogue officiel à présenter les sculptures de Scarfe sous un jour
national – elles sont dans la tradition de « la satire britannique » – elles
représentaient la seule remise en question significative du ton presque
exclusivement optimiste et festoyant du Dome. C’était le seul lieu où se
trouvait une vision de la culture différente d’une simple forme nouvelle
de commerce, une perspective remettant en question – voire les opposant – les impératifs financiers et la rhétorique nombriliste du gouver61
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nement. Parmi les défenseurs néo-travaillistes enthousiastes des “industries créatives”, une telle conception de la culture est presque totalement absente (Buckingham et Jones, 2001).
Contrastes pédagogiques
Chacune des zones que je viens de décrire comprenait sa propre gamme
de stratégies pédagogiques. Dans une certaine mesure, elles peuvent
être perçues comme un continuum, d’une approche didactique à une
approche interactive. D’un côté, certains projets essayaient de transmettre explicitement certains messages, souvent de façon impérative,
comme pour les agendas personnels et les panneaux de la Zone Travail.
D’un autre côté, plusieurs expositions encourageaient la participation et
(à plus ou moins grande échelle) invitaient les visiteurs à “découvrir”
des messages par eux-mêmes, comme le faisaient les ateliers de la Zone
Corps. En fait, comme je l’ai insinué, “l’interactivité” offerte était plutôt
fallacieuse, le danger évident étant que les messages que les visiteurs
devaient “découvrir” étaient brouillés par l’excitation de l’activité ellemême. Ainsi, en termes d’apprentissage, les conséquences de ces différentes stratégies restent à prouver. Il est peut-être inutile de dire, que les
zones les plus “interactives” étaient perçues comme les plus amusantes,
tout au moins par les jeunes visiteurs. Lors d’une étude de marché sur
le Dome conduite par McCann-Erickson (McCann Junior, 2000), les
zones les plus didactiques (comme la Zone Foi) obtinrent les moins
bons résultats tandis que la plus hautement interactive, la Zone Jeu,
arriva en tête. Sans surprise, les enfants indiquèrent qu’ils s’étaient
ennuyés dans les expositions où « il n’y avait rien à faire », et où les seules
activités étaient de « déambuler en lisant des trucs ». Ils préféraient largement les zones comme Jeu, ou des attractions comme « Les gardiens du
temps du Millennium », un terrain de jeux où les enfants se pourchassaient en tirant de fausses balles en plastique à partir de pistolets à air
comprimé. Ces attractions n’avaient que très peu de prétentions pédagogiques, voire aucune. Toutefois, avec beaucoup d’intérêt, McCannErickson prétendent que les enfants veulent aussi percevoir « un but à
l’amusement ». Les enfants d’aujourd’hui, affirment-ils, « pensent avec plus de
maturité » : non seulement ils veulent être divertis, mais ils veulent également être informés. « La clé du succès », concluent-ils, c’est « l’edutainment » (McCann Junior, 2000 : 15). Néanmoins, il reste incertain que le
mot “succès” ait ici l’acception “d’éducation”. Comme pour une grande
partie des logiciels “d’edutainment”, la nature de “l’interactivité” demeure
là encore fréquemment limitée. Il s’agit seulement de choisir parmi une
gamme très restreinte d’options, qui se concurrencent pour atteindre
une cible prédéterminée ou pour résoudre un problème dont l’issue a
été préalablement définie (Buckingham et Scanlon, 2003). Du point de
vue de l’utilisateur, “activité” ne signifie pas “interactivité” ce qui impliquerait sans doute la possibilité de changer les termes ou les solutions
de l’activité même. Malgré ces réserves, l’étude de McCann soulève
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D. Buckingham
d’importantes questions sur le public de telles “attractions éducatives”.
Presque toute la littérature sur les parcs à thème et les phénomènes en
dérivant sont de nature hautement textuelle (voir Bryman, 1995 ; Hewison, 1987, Wilson, 1991). L’essence même de l’expérience vécue par les
visiteurs de tels sites – en particulier, ce qu’ils en retiennent – reste
presque totalement inexplorée. De plus, il est important de ne pas souligner les acquis éducatifs au détriment du plaisir. Le “texte” d’une
attraction comme le Dome ne doit pas nécessairement être lu en fonction de sa propre estimation autoproclamée – en l’occurrence, par rapport à l’expérience éducative qu’il est sensé procurer. Comme le suggère
Adrian Mellor (1991), les visiteurs ne sont pas tous animés par un projet d’apprentissage intentionnel, mais parfois simplement par l’envie de
prendre du bon temps loin des préoccupations professionnelles, de
parler, de plaisanter, de partager des expériences, de se retrouver en
groupe ou d’entretenir les liens familiaux. Le public n’est pas toujours
“construit par des représentations”, selon le sens que l’analyse textuelle
implique.
Ce sont là des considérations qui s’appliquent aussi bien au Millenium
Dome qu’à des lieux plus ouvertement “divertissants” comme les parcs
d’attractions. La recherche d’indices de “sanction de l’anarchie” visibles
dans certaines zones, l’expérience d’un lieu public sûr, dans lequel les
enfants sont libres d’errer et de “mal se comporter”, la possibilité hors
de toute sanction de se balader et de faire ses choix à son propre
rythme, et même les plaisirs de l’observation sociologique : voilà des
réponses alternatives à celles que les producteurs de “texte” auraient pu
évoquer. Une telle latitude implique d’éviter de surestimer l’opinion du
critique par rapport à celle du “consommateur ordinaire”, et d’éviter
toute polarisation facile. Pour comprendre la complexité de la pédagogie populaire il faut développer une analyse qui boucle les expériences
“d’éducation” et de “divertissement”, ainsi que les relations dynamiques
qui unissent l’une à l’autre.
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