Crise économique et détente sur le marché du pétrole

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Crise économique et détente sur le marché du pétrole
NOTES & ARGUMENTS / POLICY NOTES
No 5-2011
Crise économique
et détente sur le marché du pétrole ?
Sébastien Duquesnoy
Julie Rozenberg
Jean-Charles Hourcade
juillet 2011
CIRED Policy Notes Series
C.I.R.E.D.
Centre International de Recherches sur l'Environnement et le Développement
UMR 8568 CNRS / EHESS / ENPC / ENGREF
/ CIRAD / METEO FRANCE
45 bis, avenue de la Belle Gabrielle
F-94736 Nogent sur Marne CEDEX
Tel : (33) 1 43 94 73 73 / Fax : (33) 1 43 94 73 70
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CIRED Policy Notes Series
Crise économique et détente sur le marché du pétrole ?
Résumé
On pourrait penser en première intuition qu’une crise économique aurait au moins comme avantage,
en ralentissant la demande énergétique, de relâcher les tensions sur les ressources pétrolières. A
partir du modèle du marché pétrolier DYSMO, nous montrons qu’une crise peut au contraire renforcer
ces tensions en entraînant des retards d’investissements dans l’offre de pétrole.
Mots-clés : marché du pétrole, crise économique, investissements pétroliers.
-
Economic crisis and relaxation on the oil market?
Abstract
One might intuitively think that an economic crisis would at least relieve the tensions on oil resources
since it slows energy demand. From the model of the oil market DYSMO, we show that an economic
crisis may on the contrary increase these tensions as it delays investment in oil supply.
Keywords : oil market, economic crisis, oil investment.
CIRED Policy Notes Series
CIRED Policy Notes Series
Crise économique et détente sur le marché du pétrole ?1
Sébastien Duquesnoy2,3, Julie Rozenberg3 et Jean Charles Hourcade3
Notes & Arguments/ Policy Notes Series
n°5, CIRED, juillet 2011
Résumé : On pourrait penser en première intuition qu’une crise économique aurait au moins comme avantage,
en ralentissant la demande énergétique, de relâcher les tensions sur les ressources pétrolières. A partir du
modèle du marché pétrolier DYSMO, nous montrons qu’une crise peut au contraire renforcer ces tensions en
entraînant des retards d’investissements dans l’offre de pétrole.
Mots clés : marché du pétrole, crise économique, investissements pétroliers.
Abstract: Economic crisis and relaxation on the oil market? One might intuitively think that an economic crisis
would at least relieve the tensions on oil resources since it slows energy demand. From the model of the oil
market DYSMO, we show that an economic crisis may on the contrary increase these tensions as it delays
investment in oil supply.
Keywords: oil market, economic crisis, oil investment.
Alors que la crise économique et financière ouverte en 2008 continue de nourrir les inquiétudes sur le
prolongement d’une croissance atone dans le monde occidental et sur ses conséquences en termes d’emploi et
de creusement des déficits publics et privés, on pourrait penser en première intuition que cette faible
croissance aurait au moins comme avantage, en ralentissant la demande énergétique, de relâcher les tensions
sur les ressources pétrolières. Ceci est indéniable à court terme, mais l’objectif de cet article est de montrer
que la crise peut au contraire renforcer ces tensions à moyen terme en provoquant un ralentissement des
investissements pétroliers et donc une baisse de l’offre de pétrole.
L’année 2009 a en effet été marquée par une chute de 16% des investissements dans l’exploration et dans le
développement de champs pétroliers : entre octobre 2008 et septembre 2009, vingt projets de grande échelle
représentant plus de 2 millions de barils par jour de capacités supplémentaires ont été annulés ou suspendus
pour une durée indéterminée et 29 projets impliquant 3,8 millions de barils par jour de nouvelles capacités ont
été reportés d’au moins 18 mois4. Malgré une hausse de 9% des investissements amont en 2010, le retard
accumulé en 2009 n’a pas été encore été rattrapé5. Cette chute des investissements s’explique par un effet prix
(entre juillet et décembre 2008, le prix du pétrole a chuté de 140 $/bbl à 40 $/bbl) et un effet volume (baisse
1
Etude réalisée dans le cadre de la chaire Modélisation prospective pour le développement durable.
E-mail : [email protected]
3
CIRED, 45bis avenue de la belle Gabrielle, F-94736 Nogent-sur-Marne, France
4
IEA, World Energy Outlook 2009 (Paris: IEA International Energy Agency, 2009), chap. 3.
5
IEA, World Energy Outlook 2010 (Paris: IEA International Energy Agency, 2010), chap. 3.
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Crise économique et détente sur le marché du pétrole ?
de la demande de pétrole à partir du 2ème semestre 2008). Il est intéressant ici de noter que, selon le rapport
2009 de l’AIE, la crise du crédit a eu peu d’effet sur les investissements du secteur pétrolier.
A court terme, cette baisse des investissements n’a pas empêché une forte augmentation des capacités
excédentaires, la baisse de la demande ayant été dans un premier temps beaucoup plus forte que celle de
l’offre6. Cependant, comme le signalait l’AIE dès 2009, les multiples annulations, suspensions et reports de
projets enregistrés vont entraîner des retards dans le déploiement de nouvelles capacités de production de
pétrole au cours des prochaines années.
Mesurer l’impact des retards d’investissements
Pour évaluer dans quelle mesure, en cas de forte reprise de la demande7, ces retards d’investissements dans
l’offre de pétrole risquent d’accroître les tensions sur le marché du pétrole à moyen terme, nous avons
développé DYSMO8, un modèle du marché pétrolier qui innove en captant les dynamiques d’investissement
ainsi que les inerties spécifiques de l’offre et de la demande de pétrole. Dans DYSMO, les dynamiques
d’investissement reposent sur la modélisation des décisions d’exploration et de développement de nouveaux
champs que prennent les acteurs pétroliers face à l’évolution du marché. Le modèle représente ces décisions
9
en intégrant un prix seuil de rentabilité pour chaque type de ressource pétrolière . De plus, DYSMO distingue
la stratégie de l’OPEP de celle des autres pays10. Quant à l’inertie de l’offre de pétrole, elle est prise en compte
par une description fine des contraintes géologiques et techniques liées à l’exploration, au développement et à
l’extraction de pétrole. Cette modélisation avancée de l’offre de pétrole a pour intérêt de capter les délais
entre investissements et production : lorsque la décision d’investir dans le développement d’un champ est
prise, la capacité maximale de production ne sera atteinte qu’après un premier délai lié à la construction des
capacités et un second lié à la montée en puissance de la production du champ. Enfin, l’inertie de la demande
est modélisée à court terme par une faible élasticité-prix et à moyen-long terme par une réactivité lente de
l’économie face aux variations de prix du pétrole.
Contrairement à la très grande majorité des modèles de production pétrolière (notamment ceux de type
11
Hubbert ), DYSMO ne présuppose aucun profil de production. Ce profil dérive au contraire de la taille des
réserves de pétrole mais aussi des investissements dans l’exploration et dans le développement de champs
pétroliers combinés à l’inertie technique et géologique de l’offre de pétrole. Le modèle étant récursif et ne
présupposant pas une anticipation parfaite des marchés, les anticipations des acteurs peuvent être
partiellement démenties et forcer à une adaptation des décisions initiales. Ce point est important pour
l’endogénéisation du prix du pétrole: celui-ci croît tendanciellement avec les coûts de production mais il varie
aussi à la hausse ou à la baisse en fonction de l’état des tensions entre offre et demande, tensions qui croissent
par exemple lorsque les capacités de production excédentaires diminuent.
Pour analyser l’impact de la crise sur le marché pétrolier, on doit passer par l’exercice toujours risqué d’écriture
d’un scénario contrefactuel de façon à comparer des trajectoires post-crise à des trajectoires hors-crise. Pour
cela, nous avons d’abord calibré le modèle sur les trajectoires factuelles de demande et de prix du pétrole. La
baisse du prix et de la demande de pétrole constatée suite à la crise dure 2 ans i.e. se termine en 2011 (Figure 1
gauche). Le modèle basé sur cette calibration simule des trajectoires « post-crise » du marché pétrolier. Nous
6
Les capacités excédentaires ont dépassé les 5,5 millions de barils par jour en 2009 d’après le rapport 2010 de l’AIE
D’après le BP Statistical Review of World Energy 2011, la consommation de pétrole a augmenté de 3,1% en 2010 pour atteindre un
nouveau record à 87,4Mb/j.
8
DYnamic Simulation Model of the Oil market.
9
Lorsque le prix du pétrole dépasse le seuil de rentabilité d’un champ déjà découvert mais non exploité, les producteurs investissent dans
le développement de ce champ afin de commencer à l’exploiter. Le prix seuil de rentabilité dépend du type de pétrole : typiquement celui
des sables bitumineux canadiens est plus élevé que le conventionnel saoudien.
10
Les pays non-OPEP exploitent leurs ressources dès qu’elles sont rentables alors que l’OPEP adopte une stratégie coordonnée
(notamment avec l’instauration de quotas) pour défendre un objectif de prix (p.ex. 100$/bbl).
11
Voir par exemple les modèles de M. K Hubbert, Energy resources: a report to the Committee on Natural Resources of the National
Academy of Sciences,National Research Council (National Academy of Sciences, National Research Council, Washington, DC (USA), 1962) et
o
C. J Campbell et J. H Laherrère, « The end of cheap oil », Scientific American 278, n . 3 (1998).
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Crise économique et détente sur le marché du pétrole ?
avons ensuite re-calibré le modèle sur une trajectoire contrefactuelle qui « saute » la crise, construite en
prolongeant les tendances observées avant la crise sur le prix et la demande de pétrole (Figure 1 gauche). Le
modèle basé sur cette re-calibration simule alors des trajectoires « hors-crise » du marché pétrolier que nous
prenons comme références et comparons aux trajectoires post-crise.
Pour s’assurer de la robustesse des résultats, la comparaison des simulations post-crise et des simulations horscrise a été faite pour quatre scénarios définis en croisant des hypothèses sur le potentiel de développement du
pétrole non conventionnel et sur la disponibilité d’alternatives au pétrole (Figure 1 droite). Ces alternatives
portent tant sur l’offre (p.ex. carburants synthétiques) que sur la demande (p.ex. véhicules électrifiés).
Calibrations prix pétrole ($/bbl)
2 axes d’incertitude, 4 scénarios analysés
100
Fort potentiel de développement
du non conventionnel
80
60
40
X
2005
2006
2007
2008
2009
2010
X
2011
Calibrations demande pétrole (mb/d)
Alternatives
au pétrole
disponibles
90
88
Economie très
dépendante du
pétrole
X
X
86
84
2005
2006
2007
2008
Trajectoire contrefactuelle
2009
2010
Faible potentiel de développement du
non conventionnel
2011
Trajectoire factuelle
Figure 1 : Double calibration du modèle et analyse de scénarios
Des tensions accentuées et lentement résorbées
Les résultats obtenus confirment que les annulations et reports de projets de développement de nouvelles
capacités de production de pétrole enregistrés suite à la crise provoqueront des trajectoires de prix
sensiblement plus élevées que celles qui auraient été obtenues en l’absence de crise, notamment sur la
période 2012-2018 (Figure 3).
A court-moyen terme (2010-2020) le retard de développement des capacités de production entraîne sans
surprise une augmentation des tensions entre offre et demande et des prix du pétrole plus élevés. Sur cette
période le scénario hors-crise amène à un choc sur les prix qui résulte de l’écart entre investissements
pétroliers et dynamique de la demande mondiale de pétrole dans les années 2000. Mais ce choc est beaucoup
plus sévère (+30%) et plus long (+3ans) dans le scénario post-crise (Figure 3). Qu’une diminution sensible des
capacités excédentaires joue sur les prix est peu surprenant. Ce qui l’est davantage est l’ampleur du « surchoc ». L’inertie du déploiement de nouvelles capacités de production combinée à la faible élasticité-prix de la
demande débouche sur une période de « rareté » du pétrole dont les simulations révèlent l’ampleur et la
durée potentielles. Cela prend en effet du temps pour résorber cette rareté via de nouveaux investissements et
le « pic » des prix pétroliers dure environ trois ans de plus que dans le scénario « sans crise ».
A long terme (2020-2030), les trajectoires de prix post-crise et hors-crise baissent et convergent (Figure 3).
Dans les deux cas, les investissements massifs dans l’exploration et dans le développement effectués sur la
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Crise économique et détente sur le marché du pétrole ?
période 2010-2020 en réponse aux prix très élevés ont pour effet une augmentation des capacités de
production. Mais, en raison de la durée de maturation des d’investissements12, ceci ne joue sur les marchés
qu’à partir de 2015, date à partir de laquelle s’amorce la détente sur le marché du pétrole. Les prix étant plus
élevés sur la période 2010-2020 dans le cas post-crise, la baisse des prix est alors plus marquée. Les capacités
de production post-crise et hors crise convergent à partir de 2025 (Figure 2) ce qui entraîne la convergence
finale des trajectoires de prix.
A très long terme (après 2030), la crise n’est plus le facteur premier pour expliquer les évolutions du marché du
pétrole. De simples tests de sensibilité – que nous ne présentons pas dans ce bref article - montrent que ces
évolutions sont alors beaucoup plus dépendantes des hypothèses faites sur la taille des ressources pétrolières.
Conclusion
Cette analyse confirme que la crise de 2008 et le retard d’investissements qui en a résulté sont susceptibles
d’exacerber à moyen terme les tensions déjà en germe avant la crise sur le marché du pétrole. Cela montre
l’importance du coût décalé du découragement des investissements dans un secteur marqué par de grandes
inerties techniques.
Elle a donc valeur d’avertissement sur un risque peu perçu non seulement par l’opinion publique mais aussi par
les décideurs publics. Elle appelle à ne pas déconnecter les débats sur les outils de régulation du secteur
énergétique des débats sur les politiques économiques dans la réflexion générale sur la gestion des crises. Elle
rappelle aussi que la rareté des ressources est tout autant, sinon plus, construite que naturelle et que,
contrairement aux messages médiatiques, des prix du pétrole bas ne sont pas forcément une bonne nouvelle.
Ils peuvent constituer un très mauvais signal qui piège consommateurs et industriels dans des situations de
forte dépendance.
12
C’est-à-dire le décalage temporel entre la décision d’investissement dans de nouvelles capacités de production et leur mise en service.
Dans le pétrole, ceci correspond au temps de développement d’un champ pétrolier combiné à la durée de montée en puissance de la
production de ce champ.
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Crise économique et détente sur le marché du pétrole ?
Capacités de production installées
Ecart entre trajectoires post-crise et trajectoires hors crise (%)
2%
0%
2005
2010
2015
2020
2025
2030
-2%
-4%
-6%
Figure 2 : Capacités de production installées - Effets de la crise (%)
Ecart pour chacun des 4 scénarios entre les résultats du modèle calibré sur la trajectoire factuelle et le modèle calibré sur la trajectoire
contrefactuelle. L’axe des abscisses peut être interprété comme les trajectoires hors crise prises comme référence. Les capacités de
production sont sensiblement réduites avec un creux à -4% en 2020 par rapport aux trajectoires hors crise. Le rattrapage des capacités de
production s’effectue à partir de 2025.
Prix du pétrole ($/bbl)
200
150
100
50
2005
2010
2015
2020
Trajectoires hors-crise
2025
2030
Trajectoires post-crise
Figure 3 : Prix du pétrole ($/bbl)
Un choc sur les prix du pétrole est observé dans les cas hors-crise et post-crise entre 2013 et 2018. Cependant, ce choc est plus sévère (de
+20 à +40%) dans le cas post-crise. Ceci est dû au retard de développement des capacités de production accumulé suite à la crise. A partir de
2018, les trajectoires de prix baissent et convergent grâce aux investissements massifs dans l’exploration et le développement de champs
pétroliers effectués pendant le choc de la période 2013-2018.
Production mondiale de pétrole (Mb/j)
100
95
90
85
80
75
2005
2010
2015
2020
Trajectoires hors-crise
2025
Trajectoires post-crise
Figure 4 : Production mondiale de pétrole (en millions de barils par jour)
La production est réduite de l’ordre de 2% sur la période 2010-2020 avant un retour à la production de référence à partir de 2025.
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2030