Un prêtre pour notre temps

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Un prêtre pour notre temps
« Un prêtre pour notre temps »
Entretien avec le père Michel Evdokimov sur le père
Alexandre Men1
– Qu’est-ce qui vous a personnellement intéressé dans la figure du père
Alexandre Men ?
D’abord sa foi profonde dans la vérité de l’orthodoxie, ensuite sa très
grande ouverture sur le monde. Il n’y avait chez lui ni la vision intégriste
d’une orthodoxie frileusement repliée sur elle-même, composée de gens qui
se coupent d’un monde voué à la perdition ; ni la position de ces chrétiens
qui identifient le christianisme avec les valeurs humanistes de ce monde, en
édulcorant la personne du Christ sauveur du monde. Comme Soloviev, un
de ses maîtres spirituels, les fondements du salut se résument en la divinohumanité, en l’équilibre entre le divin et l’humain dans la personne du
Christ.
– Quelles sont les grandes lignes de son enseignement ?
L’importance de la prière dans la vie d’un chrétien (voir son Manuel
pratique de prière, publié au Cerf), avec une insistance sur la méditation
intérieure ; vivre en Église la communauté des hommes (sobornost) ; la
place de l’orthodoxie dans l’Église universelle; l’histoire des religions (voir
Les racines de la religion, chez Desclée) ; les études sur la Bible (p.
Alexandre était un grand bibliste passionné par l’Écriture Sainte, il
regrettait que les orthodoxes la lisent si peu).
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Suite à la parution de son ouvrage Petite vie du père Men- un prêtre pour notre temps aux éd. Desclée
de Brouwer, coll. « Petite vie de », 96 pages, 2005.
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– En quoi son œuvre pastorale était-elle un défi aux autorités soviétiques ?
Ce défi était celui de la liberté du chrétien. Le thème de la liberté
avait été développé par le philosophe Berdiaev qu’il admirait. Le sens de la
liberté chez ce prêtre de large culture attirait dans sa paroisse de campagne,
au grand mécontentement du KGB, des intellectuels, des artistes, des
scientifiques. Lui-même avait fait des études de biologie. Elles lui avaient
fourni une discipline intellectuelle et permis de mieux comprendre le
langage et l’état d’esprit des hommes de science qui formaient à l’époque
les gros bataillons de la classe intellectuelle, et qu’il fallait toucher par
l’annonce de la Bonne Nouvelle. (En France, à l’inverse, artistes et
intellectuels sont éloignés de l’Église.)
Un prêtre qui se conduit mal, ivrogne ou dissolu, plaisait grandement
aux autorités. Mais un prêtre rayonnant d’intelligence et de bonté suscitait
leur méfiance, et aussi celle d’autres ecclésiastiques jaloux de lui voir
obtenir de tels succès. Il rendait la liturgie accessible, compréhensible. Pour
lui le peuple était co-liturge, c’est-à-dire appelé à participer effectivement à
l’action liturgique, et non à assister passivement à des mystères qui
dépassent son entendement. On sentait chez lui l’influence du père Nicolas
Afanassiev et du père Alexandre Schmemann.
– Comment comprendre la phrase célèbre de père Alexandre Men : « Le
christianisme ne fait que commencer » ?
L’histoire du christianisme est profondément mystérieuse. Certains
chrétiens des premières générations (voyez la 1re épitre aux
Thessaloniciens, chap. 4) pensaient que la fin du monde était imminente.
Les siècles se sont succédé, et avec l’implantation du christianisme d’État
est apparu le sentiment qu’il pouvait perdurer indéfiniment. Nous avons
perdu le sens de la fin du monde, l’urgence qu’il y a de s’y préparer. Sur
l’achèvement de l’histoire il peut y avoir deux positions : la pessimiste où
tout va mal, le monde sombre dans l’horreur de la bombe atomique, des
épidémies, de la pollution de la nature, bref l’humanité vit les derniers
soubresauts de la bête. L’optimiste, celle du père Men, qui a d’ailleurs écrit
un livre sur l’Apocalypse (Au fil de l’Apocalypse, édit. Cerf/Sel de la terre).
Le père Alexandre était intimement persuadé que tout homme porte en lui
l’idée de Dieu, mais cette idée peut être pervertie par le fanatisme, le
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nationalisme, l’érotisme, la passion de l’argent. L’idée chrétienne a survécu
aux premiers siècles de persécution. Ensuite elle s’est engagée dans des
voies de compromis avec le pouvoir politique, et est devenue elle-même
autoritaire. Saura-t-elle à l’avenir se dégager de tout ce qui alourdit sa
marche en avant, à l’heure où a lieu une certaine épuration de l’idée
chrétienne dans un monde devenu étranger à elle, mais où elle pourrait
jouer le rôle du levain dans la pâte ?
– Pourquoi intéresse-t-il aujourd’hui aussi bien les orthodoxes que les nonorthodoxes ?
Certainement par son ouverture au monde et à la culture de notre
temps, ainsi que par son ouverture aux chrétiens des autres confessions qui,
eux aussi, sont lancés dans la même quête de Dieu et veulent en témoigner
autour d’eux. Chose curieuse, ce prêtre russe, isolé dans son village à 60
Km de Moscou, jouissait d’une large notoriété dans tous les milieux
chrétiens d’Occident, et des célèbres personnalités (le cardinal Lustiger,
Jean Vanier, etc.) n’hésitaient pas à faire le détour pour le saluer, avoir un
échange dans la foi avec lui.
Le père Men avait cette qualité rare de pouvoir dire des choses
profondes, capables de toucher les cœurs, dans un langage simple,
accessible à tous. Son ouvrage Jésus, le Maître de Nazareth (Nouvelle Cité,
1999) est le bel exemple d’un livre qui met à la portée d’un public
majoritairement déchristianisé la vie du Sauveur du monde, son
enseignement, sans l’encombrer de vérités dogmatiques. Celles-ci
viendront plus tard.
– Le souvenir du père Alexandre Men suscite des réactions opposées.
Certaines sont enthousiastes, d’autres réservées, voire hostiles. Pourquoi ?
Quand on porte en soi le souci et la souffrance de la désunion des
Églises, que l’on œuvre pour y remédier, des gens parfois vous traitent de
traîtres à votre propre Église ! Ils oublient que l’on peut être mû par le seul
désir de se conformer à l’injonction du Seigneur : « Que tous soient un,
comme toi, Père, tu es en moi… pour que le monde croie que tu m’as
envoyé » (Jean 17, 21). Il y a actuellement en Russie un fort courant antiœcuménique et aussi anti-occidental, qui s’est déclenché lors de la chute du
communisme. Le changement fut trop brutal. Il est vrai que certaines
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« missions » catholiques ou protestantes, nanties de gros moyens
financiers, se sont parfois jetées sur le pays comme sur un pays pauvre,
humilié, démoralisé, bon à conquérir. L’Occident charrie le meilleur
(l’esprit de tolérance, d’initiative, de liberté…) et le pire (l’argent roi, la
débâcle des valeurs, l’érotisme, la drogue…). Mais on oublie ces chrétiens
d’Occident pleins d’amour pour l’Église russe, qui vont là-bas de façon
désintéressée, pour le partage de leur foi et de leur amitié. De même bien
des jeunes Russes viennent en Occident pour y découvrir ses richesses
spirituelles, comme à Taizé, où ils sont reçus comme des frères.
Paradoxalement le père Men disait qu’il valait mieux pour l’Église
orthodoxe russe de vivre sous l’hégémonie du régime soviétique plutôt que
livrée à elle-même sous un régime de liberté religieuse. Il était conscient
des grandes tensions qui existaient au sein de la hiérarchie comme au sein
du peuple. Dès que cela fut possible, l’Église orthodoxe a baptisé dans
l’urgence des chrétiens par dizaines de milliers, ce que le père Men refusait
: il voulait baptiser des chrétiens conscients de la signification du baptême
et prêts à s’engager dans une vie nouvelle. Les intellectuels d’avant la
révolution étaient agnostiques et anticléricaux, ils se tournaient maintenant
vers l’Église après avoir été trompés par le marxisme. Mais l’Église, auraitelle la capacité de les accueillir, de les aider dans leur quête ?
Le père Men a été assassiné en 1990. Son destin rappelle celui du
père Popieluszko en Pologne : deux hommes de Dieu écrasés par le
monstre froid de l’État. Lui-même pressentait l’imminence de sa fin,
l’urgence de proclamer la Bonne Nouvelle dans une liberté retrouvée.
L’année précédant son assassinat il fit au moins 200 conférences dans des
salles de théâtre, de cinéma, de clubs… Quand il apparaissait à la
télévision, le téléphone arabe se mettait à fonctionner pour prévenir les
amis d’allumer leur poste. Tout le monde s’accorde pour reconnaître en lui
une joie profonde, vraie, contagieuse, la joie du pasteur plein d’amour, sans
condescendance, attentif aux besoins spirituels de son troupeau. Il avait le
don de communiquer sa foi. Ce dimanche de septembre 1990 où il se
rendait à l’église pour y célébrer la liturgie, il fut mortellement frappé d’un
coup de hache. Un de ses amis écrit que si son assassin avait pu lui parler
avant de lever sa hache, il aurait peut-être renoncé à son acte, « mais hélas
l’homme a frappé dans le dos, et aucune parole n’a été échangée ».
Propos recueillis pour Orthodoxie.com
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