Mme Emmanuelle HOUDART,Paroles d`Enfant

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Mme Emmanuelle HOUDART,Paroles d`Enfant
« L’ACCUEIL RELAIS : Une itinérance organisée »
12 Juin 2014
Et l’enfant, en parle-t-il ? Qu’en dit-il ? Comment le vit-il ?
Intervention de Madame Emmanuelle HOUDART
Psychologue, praticienne du placement familial au sein des accueils éducatifs du pays haut
(AEPH)
Je souhaite vous présenter aujourd'hui, une expérience de relais, qui est un véritable
cheminement tant pour Jordy, dont je vais vous parler maintenant, que pour l'ensemble de
l'équipe du placement familial des AEPH. Mais je laisse la parole à Jordy.
« Bonjour, je m'appelle Jordy et j'ai 9 ans. J'ai un frère, Tobias, qui a 7 ans.
Nous sommes frères quoiqu'il arrive ET il nous en est arrivé des histoires !
Mon papa et ma maman se sont rencontrés peu de temps avant ma naissance. Maman avait 20
ans et papa guère plus. J'ai appris, y a pas longtemps, que maman aussi a été en famille d'accueil
quand elle était petite fille, pendant plusieurs années. Papa était lui aussi en galère, il a passé son
adolescence en foyer. Ils se sont rencontrés alors qu'ils étaient à peine majeurs.
Moi je suis né un jour de l'hiver 2005 à Longwy et un an et demi après moi, Tobias est arrivé.
J'ai peu de souvenir de chez moi ; juste celui d'un anniversaire où j'ai mangé un gâteau Bob
l'éponge. Je suis parti quand j'avais quatre ans mais je ne parle jamais de ce jour-là.
Si l'éducatrice du service parlait de moi, elle vous dirait que ma mère et mon père étaient très
ancrés dans la toxicomanie et les petits vols. La psychologue rajouterait certainement que ma
mère ne s'occupait pas de nous car elle ne savait pas comment être mère, que nous vivions dans
un climat d'insécurité affective et matérielle, en présence de nombreux adultes qui divaguaient
dans l'appartement dans un état second, que papa et maman nous confiaient à de parfaits
inconnus.
MOI tout ça je ne m'en souviens pas !
Que me reste-t-il de cette période-là ? PFFF(questionnement)
Les médecins et pédiatres qui m'ont vu vous parleraient de carences alimentaires, j'ai perdu toutes
mes dents, une vraie tortue, et jusqu'à il y a peu on ne savait même pas si de nouvelles
repousseraient ! Mais heureusement, je peux à nouveau esquisser des sourires sans aucune
honte ! ENFIN encore faudrait-il que j'en ai envie...
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La psychologue vous parlerait sans doute de la pauvreté de mes premiers liens d'attachement
aux figures parentales, dont les effets sont encore visibles aujourd'hui...MAIS moi MOI je sais pas
de quoi elle parle LA PSY !!!
DONC un jour de 2008, je suis parti de chez moi enfin on est parti de chez nous pour aller dans
une famille d'accueil de l'autre côté de Nancy pendant quelques jours MAIS MOI je ne me
souviens pas de ce moment-là. Je parle de mon parcours comme je récite ma poésie à ma
maitresse, sans émotion, sans animosité, (en baissant la voix) sans aucune trace de ce momentlà.
Ensuite je suis allé en foyer près de Toul "PARCE QUE CA POUVAIT PAS DURER EN FAMILLE
D'ACCUEIL on m'a dit." J'y suis resté un an puis je suis revenu dans un foyer près de Longwy
toujours avec Tobias.
Pourquoi j'ai changé trois fois de lieu d'accueil en si peu de temps "QU'EST-CE QUE J'EN SAIS
MOI ??? on ne me dit jamais rien à moi!!!" (en rallant)
Enfin une chose (en martelant) et une seule est sûre pour moi : "MON FRERE ET MOI C'EST
TOUTE MA VIE. JE SUIS TOUT POUR LUI, IL N'EST RIEN SANS MOI" enfin je le croyais...
En 2011, j'ai dû refaire mes valises, tout quitter et tout recommencer ailleurs... plus loin... encore
une fois. Tobias et moi on est arrivés aux Accueils Educatifs du Pays Haut dans une maison
d'enfant qu'on appelle La Farandole, on était avec huit autres enfants et des éducateurs.
MOI CA ALLAIT mais heureusement que j'étais là pour Tobias: je jouais avec lui, je lui disais
quand aller prendre la douche, comment plier sa serviette, je le défendais contre les autres. En
fait je lui disais tout ce qu'il avait à faire et je le reprenais quand il faisait des bêtises.
EH!!! J'avais huit ans, j'étais un grand quand même !!!!!!
Il faut le dire mon frère est tout le temps dans la lune, CARREMENT à côté de la plaque, même
que des fois il castagne les autres...alors...moi...j'le surveille.
Je passe TOUT mon temps à ça et j'erre dans la maison jouant avec un enfant puis un autre ou
encore un autre, Moi que ce soit avec Pierre Paul ou Jacques je m'en fou, du moment que ça
m'occupe ça n'a aucune importance.
Les éducateurs de La Farandole en réunion ils disent de moi que je suis bougon, râleur, un éternel
insatisfait.
La psychologue vous dirait qu'il faut mettre ça en lien avec la consommation de drogues de ma
maman quand j'étais dans son ventre et la violence du sevrage que j'ai subi malgré moi à la
naissance, que c'est dû au manque de relations maternelles nourricières, affectives suffisantes
dans les premières années de ma vie.
BLA...BLA...BLA en tout cas: rien de rien, il n'y a rien qui me remplit vraiment.
"on est pas resté assez longtemps au parc"
"Les jeux ils étaient nuls" alors que j'y ai joué pendant deux heures
"Et j'ai pas eu autant de sauce que Zoé sur mes pates"
"Et l'éduc, il fait toujours les devoirs avec les autres en premier"
BREF ma vie est une éternelle complainte...
Et maman et papa dans tout ça?
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Maman ...et ...papa? ALors...papa je l'ai vu des fois, puis rarement ...puis ...plus du tout depuis
plusieurs années mais rassurez-vous CA ME FAIT ABSOLUMENT RIEN!!!
Maman je la vois...Yais...pas souvent....Y a bien un calendrier des DV, comme ils disent, où il est
écrit qu'on la voit une fois par mois en visite médiatisée mais ...on sait jamais si elle va venir ET je
l'attends dans une salle d'attente comme chez le docteur ! MEME qu'une fois en novembre
dernier, on l'a attendu 45 minutes et moi je suis resté à genou prostré derrière la porte en me
balançant et je disais "ça sert à rien qu'on l'attende elle viendra pas" eh bien, vous savez quoi ?
Elle est venue dix minutes avant la fin de la visite...mais on ne sait jamais quand on le reverra.
Depuis juillet 2013, grand changement dans ma vie : j'ai quitté La Farandole pour aller vivre chez
tata.
(en se plaignant) Et encore un nouveau lieu !
(exaspéré) La chef de service m'a expliqué "LE PROJET DU SERVICE POUR TOBIAS ET MOI"
et moi j'ai juste crié "et pourquoi je dois partir?"
Avec mon frère on a visité la maison de Viviane, on a passé du temps, de temps en temps avec
elle, "est-ce que ça me plaisait? PFFF !!!!!!!!! (soupire)
Bon on a fini par y aller s'installer chez Tata Viviane et La Farandole, les éducateurs, aujourd'hui
j'en parle même plus.
Comment ça se passe chez tata ?
Eh ben COPIER/COLLER avec La Farandole.
(plainte) C'est pas de ma faute! C'est Tobias il faut toujours le surveiller: "Mets ta veste avant de
sortir"
"touche pas aux boutons du micro-onde"
"prends pas la fourchette-là c'est l'autre"
Heureusement que je suis là pour le surveiller MAIS QUE dis-je pour les surveiller :
"tata t'as bien fermé le portail? "
"tata t'as éteint la lumière?"
"Tata tu vas pas te coucher encore, il est tard ?"
Moi j'comprends pas tata elle me dit de me mêler de mes affaires mais Tobias et elle ILS SONT
MES AFFAIRES!!!!!
Et des fois j'vois Tobias avec tata, je les regarde de loin et il rigole avec elle, il lui fait des bisous et
moi dans ces moments-là, c'est plus fort que moi, j'arrive pas à me joindre à eux et ça m'agaaaace
que Tobias soit si bien avec elle et qu'il soit pas avec moi !
Vous vous rappelez "MON FRERE ET MOI C'EST TOUTE MA VIE"
"JE SUIS TOUT POUR LUI IL N'EST RIEN SANS MOI" ...Alors...ben, j'le provoque, j'le pousse à
faire des bêtises, à dire des méchancetés à tata comme ça il explose et tata l'envoie dans sa
chambre...et moi ben maintenant que j'ai tout cassé, je sais quand même pas quoi faire avec cette
tata.
Avec elle je fais du coloriage, de la peinture, de la cuisine, des perles a chauffer, de la pâte à sel,
du macramé, des balades, du vélo, de la trottinette, C'EST TROP NUL on fait jamais rien chez
tata...et je grogne...je grogne !
En plus quand j'asticote mon frère ou que je fais une bêtise, des fois je me fais caler par Viviane,
alors je mens, j'hurle au scandale "C'est pas moi arrête de dire ça !!"
La psychologue vous dirait que tout ça n'est que le reflet de mes angoisses d'abandon, de mes
troubles de l'attachement. Elle vous dirait combien il est vital pour moi de garder le contrôle de
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mon environnement, de maitriser mes émotions, mes ressentis et qu'au final la relation que
j'entretiens avec Tobias est toxique.
MAIS moi j'sais pas pourquoi je fais tout ça, je suis comme ça un point c'est tout!
Mon frère est toute ma vie, je suis tout pour lui il n'est rien sans moi, je vous le dis. Mais
n'essayez pas d'avoir une discussion avec moi à ce sujet ou sur n'importe quel sujet qui me
concerne sinon je hurle, je crie, je boude, je pleure et je me calmerai quand je le décide.
L'éducatrice du service et ma tata sentent bien qu'il y a une grande souffrance en moi mais je ne
peux rien leur dire ; il faudrait déjà que je leur fasse confiance, que j'accepte de lâcher prise, que
j'admette que tout cela me fait du mal mais ça, c'est pas pour demain...J'ai trop à perdre et je
n'imagine même pas ce que je pourrais y gagner. Comment faire confiance à un adulte ? et
pourquoi ?
Depuis septembre 2013, le service de placement familial commence à mettre en place des
accueils relais.
AH, QUELLE IDEE CA ENCORE !!! Alors, écoutez ça: soit disant qu'avec toutes les ruptures
brutales que j'ai vécues dans ma vie ils vont faire un travail avec moi pour que j'apprenne à me
séparer de quelqu'un de façon préparée et accompagnée, que je passe un week end ailleurs et
que je puisse retrouver la même relation avec ma tata au retour afin de reprendre confiance dans
une relation affective permanente.
OUAIS eh ben quand Viviane elle m'a annoncé que j'irais chez sa collègue Mégane samedi et
dimanche avec Tobias, je lui ai dit "ça y est tu te débarrasses de nous". Elle m'avait tout expliqué
15 jours avant : que c'était pas une punition, qu'elle avait besoin de repos, que toutes les
assistantes familiales du service font ça et que l'on reviendrait à la maison après.
Sur le coup, j'ai rien répondu. On a été visiter la maison de Mégane (vendeur) "ouais elle est jolie
cette maison avec tout le confort: salle de bains, WC, chambre privée, Télé, lecteur DVD, console.
TOP COOL!!!!"
(Excédé) MAIS deux jours avant le week end relais, quand tata est revenue avec son idée de nous
envoyer chez Mégane, ça a été plus fort que moi j'ai jeté à la tête de tata "TU NE SAIS PAS
EDUQUER LES ENFANTS, je vais porter plainte contre toi, vous nous mettez dans une autre
famille d'accueil parce que vous ne voulez plus vous occuper de nous, vous voulez vous
débarrasser de nous..."
J'ai beaucoup pleuré et boudé puis la veille du week end relais avec tata, Tobias et moi, on a fait
une petite valise en choisissant nos vêtements calmement et quand on est arrivé chez Mégane on
s'est installé...tout simplement...sans larmes...sans cri...dans une ambiance détendue.
NORMAL on connaissait déjà la maison !
Tata nous a fait un dernier bisou la porte s'est refermée et....(suspens)
AH ILS N'ONT PAS ETE DECUS au PF avec leur projet d'accueil relais...j'ai passé mon temps à
surveiller mon frère et à le commander COMME CHEZ TATA. Mégane m'a disputé COMME
TATA parce que soit disant j'étais agressif et virulent avec Tobias, mais il fallait bien que quelqu'un
veille sur Tobias.
SURTOUT que lui il a passé un sacré bout de temps à la fenêtre à guetter le retour de Viviane
alors je lui ai fait remarquer sèchement : "Ouais tu t'en fou t'es pas à la rue quand même..."
Quand tata est revenue nous chercher, Tobias semblait soulagé mais moi je n'ai rien dit, j'ai dit au
revoir à Mégane et je suis reparti chez tata "REPRENDRE MA RELATION PERMANENTE APRES
UNE RUPTURE" comme ils diraient.
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Avec le week end qu'on avait passé, le service de placement familial a eu de NOMBREUSES
observations, a pu faire de multiples hypothèses et a pris, pour la première fois de notre vie, la
décision de nous séparer Tobias et moi.
...C'est comme si je l'avais senti quand l'éducatrice du PF me l'a annoncé je l'ai coupé en hurlant
"non pas séparés" mais ils n'ont pas calé. Elle m'a dit que c'était la chef du service et elle qui
prenaient les décisions et pas tata et que je retournerais chez Mégane sans mon frère en week
end relais. J'ai rien eu envie de dire, je me suis recroquevillé sur mon siège j'ai baissé la tête et je
me suis enfermé dans mon mutisme et ma colère.
Lors du week end suivant chez Mégane, je me suis retrouvé avec Pedro, 12 ans, un autre enfant
d'une autre famille d'accueil, lui aussi en relais. On se connaissait un peu mais sans plus. Il est
génial Pedro, il n'a jamais rien envie de faire, il râle tout le temps, la seule chose qui l'intéresse
c'est la console de jeux ! Il est comme moi alors on a passé le temps à se remonter l'un l'autre
contre Mégane. Ah, elle s'en souviendra la famille d'accueil relais de son week end !
Quand Viviane est venue me chercher ce dimanche-là, elle avait déjà récupéré Tobias dans son
autre famille d'accueil relais chez Martine. Je me suis assis dans la voiture sans rien dire à mon
frère comme si on ne s'était jamais quitté ou comme s'il n'existait pas. C'est tata qui m'a dit de lui
dire bonjour. ET lui qui n'arrêtait pas de raconter à tata son super week end chez Martine et patati
et patata alors moi j'ai parlé plus fort pour lui couper la parole et pour lui montrer que moi aussi
j'avais fait des choses, même si pendant ce week end j'ai râlé devant tout ce qui m'était proposé.
C'était INSUPPORTABLE quand même de savoir que Tobias s'était bien amusé sans moi alors
que moi je n'ai su profiter de rien et en plus je n'ai même pas réclamé mon frère une seule fois.
Mais qu'est-ce que Tobias est en train de faire ? Que reste-t-il de ma devise ? Vous savez: "Je
suis tout pour lui il n'est rien sans moi". Lui il s'en fiche il s'accroche à tous ceux qui lui font un
sourire, il profite de chaque instant mais au fond, est-ce que moi aussi j'ai tant que ça besoin de lui
pour avancer dans ma vie?
Le mois suivant, j'ai été en relais chez Jeanine car Mégane était en congé et chez Jeanine y à
Laurie la petite fille qu'elle accueille, elle a dix ans. On s'est bien entendu tous les deux, c'était
cool. Laurie elle est pleine de vie elle a toujours une idée de ce que l'on pourrait faire. Et puis là
bas j'ai fait du vélo tout seul en chantant, sans râler, sans me soucier de ce que l'adulte allait en
penser, sans me demander ce que Jeanine faisait pendant ce temps-là. J'ai lâché prise comme ils
disent au service. Bon j'vous rassure j'ai quand même tenté de critiquer Jeanine et ses DVD trop
nuls mais ça a fait un vrai flop, Laurie m'a planté là et Jeanine n'a même pas eu l'air embêtée par
mes remarques, j'ai même fini par faire moi-même des propositions d'activité.
(Calmement et lentement voix descendante) Bon je l'avoue c'était un bon week end...D'ailleurs j'en
ai parlé à tata au retour, je lui ai parlé calmement de ce que j'avais aimé faire et j'ai écouté
patiemment aussi Tobias raconter son week end chez Martine. On a passé tous deux,
séparément, un bon moment en relais et nous sommes rentrés chez nous, chez tata Viviane.
Pour le moment Tobias et moi sommes toujours accueillis ensemble chez Viviane mais nous
pouvons dire tous deux maintenant que nous sommes heureux de vivre des moments chacun de
notre côté (à l'école, au centre aéré, en relais...) et que cela nous rend la vie plus facile. On a beau
être frère, c'est dur d'être tout pour l'autre quand l'autre ne rêve que de prendre de l'indépendance.
Un projet de réorientation est en cours pour que nous puissions grandir chacun de notre côté et
nous retrouver régulièrement ensemble lors de sorties ou de gouters. Je pense que ça y est, je
suis prêt à lâcher mon frère ; ç'est finalement très pesant de le regarder passer de bons moments
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avec d'autres sans jamais trouver sa place. Quant à lâcher prise et m'investir authentiquement
dans une relation à l'autre holala, laissez-moi encore du temps, peut être que j'en serai capable un
jour... peut-être! ».
J'aimerais pour finir remercier l'ensemble de mes collègues, assistantes familiales et
éducatrice du Placement Familial, qui, par leurs expériences, m'ont aidé à écrire ce
témoignage remarquable des paroles et émotions d'un enfant qui, la plupart du temps, ne
verbalise rien.
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