Le personnage de roman du XVII s. à nos jours Problématique

Transcription

Le personnage de roman du XVII s. à nos jours Problématique
Problématique
Comment l’enquête des Âmes Grises met-elle au jour la
complexité des êtres humains ?
Le personnage de roman du XVIIème s. à nos jours
Documents complémentaires
La place du narrateur dans les incipits de roman
DOC A : Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, 1932
DOC B : Le Désert des Tartares Dino Buzzati 1940
DOC C : Le Ravissement de Lol V. Stein Marguerite Duras 1964.
DOC D : Bilan Des âmes grises par le narrateur
DOC E : Extraits d’une interview de Philippe Claudel (pour Evene.fr)
Lectures analytiques
1. incipit
De « Si on me demandait par quel miracle » à « mais elle n'en a
jamais rien su. »
2. des jours étranges…
de « Commencèrent ensuite des jours étranges » à « un long
dimanche d'ennui. »
3. Lettre de Vignot
de « Il s’appelait Le Floc, son meurtrier » à « d’autres hommes qui
nous ressemblent. »
Activités complémentaires
étude filmique d’extraits de l’adaptation par Yves Angelo : la folie du Contre,
rencontre Destinat / Lysia et interrogatoire du petit breton
Lecture transversale
Organisation de la narration, multiplication des narrateurs
Lecture cursive
Les élèves ont choisi un livre au moins dans les listes suivantes :
Un roman ou un recueil de nouvelles d’enquêtes :
Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur de M. Leblanc (1907)
Le mystère de la chambre jaune de G. Leroux (1908)
Le meurtre de Roger Ackroyd de A. Christie (1926)
Les aventures de Sherlock Holmes de A. C. Doyle (1892)
Ou Un roman ou une longue nouvelle sur la complexité de l’âme
humaine :
Manon Lescaut, Abbé Prevost (1731)
Boule de suif, Guy Maupassant (1883)
L’amant, Marguerite Duras (1984)
Séquence 2 – Les Âmes Grises, enquête sur l’âme
Regard sur l’oeuvre
Séquence 2 – Les Âmes Grises, enquête sur l’âme
LECTURE ANALYTIQUE 1
incipit
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Si on me demandait par quel miracle je sais tous les faits que je vais raconter, je
répondrais que je les sais, un point c'est tout. Je les sais parce qu'ils me sont familiers
comme le soir qui tombe et le jour qui se lève. Parce que j'ai passé ma vie à vouloir les
assembler et les recoudre, pour les faire parler, pour les entendre. C'était jadis un peu mon
métier.
Je vais faire défiler beaucoup d'ombres. L'une surtout sera au premier plan. Elle
appartenait à un homme qui se nommait Pierre-Ange Destinat. Il fut procureur à V.,
pendant plus de trente ans, et il exerça son métier comme une horloge mécanique qui
jamais ne s'émeut ni ne tombe en panne. Du grand art si l'on veut, et qui n'a pas besoin de
musée pour se mettre en valeur. En 1917, au moment de l'Affaire, comme on l'a appelée
chez nous tout en soulignant la majuscule avec des soupirs et des mimiques, il avait plus
de soixante ans et avait pris sa retraite une année plus tôt. C'était un homme grand et sec,
qui ressemblait à un oiseau froid, majestueux et lointain. Il parlait peu. Il impressionnait
beaucoup. Il avait des yeux clairs qui semblaient immobiles et des lèvres minces, pas de
moustache, un haut front, des cheveux gris.
V. est distant de chez nous d'une vingtaine de kilomètres. Une vingtaine de
kilomètres en 1917, c'était un monde déjà, surtout en hiver, surtout avec cette guerre qui
n'en finissait pas et qui nous amenait un grand fracas sur les routes, de camions et de
charrettes à bras, et des fumées puantes ainsi que des coups de tonnerre par milliers car le
front n'était pas loin, même si de là où nous étions, c'était pour nous comme un monstre
invisible, un pays caché. Destinat, on l'appelait différemment selon les endroits et selon les
gens. À la prison de Y., la plupart des pensionnaires le surnommaient Bois-le-sang. Dans
une cellule, j'ai même vu un dessin au couteau sur une grosse porte en chêne qui le
représentait. C'était d'ailleurs assez ressemblant. Il faut dire que l'artiste avait eu tout le
temps d'admirer le modèle durant ses quinze jours de grand procès.
Nous autres dans la rue, quand on croisait Pierre-Ange Destinat, on l'appelait
« Monsieur le Procureur ». Les hommes soulevaient leur casquette et les femmes
modestes pliaient le genou. Les autres, les grandes, celles qui étaient de son monde,
baissaient la tête très légèrement, comme les petits oiseaux quand ils boivent dans les
gouttières. Tout cela ne le touchait guère. Il ne répondait pas, ou si peu, qu'il aurait fallu
porter quatre lorgnons bien astiqués pour voir ses lèvres bouger. Ce n'était pas du mépris
comme la plupart des gens le croyaient, c'était je pense tout simplement du détachement.
Malgré tout, il y eut une jeune personne qui l'avait presque compris, une jeune fille
dont je reparlerai, et qui elle, mais pour elle seule, l'avait surnommé Tristesse. C'est peutêtre par sa faute que tout est arrivé, mais elle n'en a jamais rien su.
Séquence 2 – Les Âmes Grises, enquête sur l’âme
LECTURE ANALYTIQUE 2
Des jours étranges…
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Commencèrent ensuite des jours étranges. Il y avait toujours la guerre, et plus
encore peut-être qu'à tout autre moment : les routes devenaient les sillons d'une
interminable fourmilière qui se teignait de gris et de barbes harassées. Le bruit du canon
avait fini par ne plus cesser, que ce fût la journée ou la nuit, et il ponctuait nos existences
comme une horloge macabre qui brassait de sa grande aiguille les corps blessés et les vies
mortes. Le pire est qu'on avait fini par ne presque plus l'entendre. On voyait passer chaque
jour, toujours dans la même direction, des hommes à pied, jeunes, et qui allaient vers la
mort en croyant encore pouvoir la feinter. Ils souriaient à ce qu'ils ne connaissaient pas
encore. Ils avaient dans les yeux les lumières de leur vie d'avant. Il n'y avait que le ciel
pour rester pur et gai, ignorant la pourriture et le mal qui se répandait à même la terre sous
son arc d'étoiles.
La jeune institutrice s'était donc installée dans la petite maison du parc du Château.
Elle lui allait mieux qu'à toute autre personne. Elle en fit un écrin à son image, où le vent
entrait sans y être invité, et venait y caresser des rideaux d'un bleu pâle et des bouquets de
fleurs des champs. Elle passait de longues heures à sourire, on ne savait à quoi, près de sa
fenêtre ou sur le banc du parc, un petit carnet de maroquin rouge entre les mains, et ses
yeux paraissaient aller au-devant de l'horizon, toujours plus au-delà, vers un point très peu
visible ou qui devait seulement l'être avec le coeur mais non avec les yeux.
Nous eûmes tôt fait de l'adopter. Notre petite ville pourtant ne se plaît guère à
s'ouvrir aux étrangers, et peut-être encore moins aux étrangères, mais elle sut séduire tout
son monde avec des riens, et même celles qui auraient pu être ses rivales, je veux parler
des jeunes filles qui cherchent un mari, lui firent vite de petits bonjours de la pointe de la
tête, qu'elle rendait avec une vivacité légère, comme tout ce qu'elle faisait.
Les élèves la regardaient la bouche ouverte, et elle s'en amusait sans moquerie.
Jamais l'école ne fut si pleine ni si joyeuse. Les pères gardaient mal leurs fils qui
renâclaient aux moindres travaux, et pour qui chaque journée loin du pupitre était comme
un long dimanche d'ennui.
Séquence 2 – Les Âmes Grises, enquête sur l’âme
LECTURE ANALYTIQUE 3
Lettre de Vignot
Il s’appelait Le Floc, son meurtrier, Yann Le Floc. Il avait dix-neuf ans
au moment des faits. C’était mon petit Breton.
Je n’ai pas répondu à Vignot. A chacun sa merde ! Il avait sans doute
raison sur Le Floc, mais ça ne changeait rien. Les petites étaient mortes, celle
5 de Bretagne, celle de chez nous. Et le gosse était mort aussi, fusillé dans les
règles. Et puis, en moi-même, je me disais que Vignot pouvait se tromper, qu’il
avait peut-être ses raisons pour mettre son histoire sur le dos de ce gamin,
comme les ordures de Mierck et de Matziev avaient eu les leurs. Comment
savoir ?
L’étrange aussi, c’est que je m’étais habitué à vivre dans le mystère,
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dans le doute, la pénombre, l’hésitation, l’absence de réponses et de certitudes.
Répondre à Vignot aurait fait disparaître tout ça : d’un coup, il y aurait eu de la
lumière, qui rendait blanc Destinat, qui plongeait le petit Breton dans le noir.
Trop simple. L’un des deux avait tué, c’est sûr, mais l’autre aurait pu le faire,
15 et au fond, entre l’intention et le crime, la différence est nulle.
J’ai pris la lettre de Vignot et je me suis allumé une pipe avec. Pfuuutt !
Fumée ! nuage ! cendres ! néant ! Continue à chercher mon homme, que je ne
sois pas le seul dans ce cas ! C’était peut-être de la vengeance, au fond. Une
façon de me dire que je n’étais pas le seul à fouiller la terre avec mes ongles et
20 à rechercher des morts pour les faire causer. Même dans le vide, on a besoin de
savoir qu’il y a d’autres hommes qui nous ressemblent.
Séquence 2 – Les Âmes Grises, enquête sur l’âme
DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES
DOC A : Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, 1932.
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Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait
parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy.
C'était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l'écoute. " Restons pas dehors ! qu'il me dit. Rentrons ! "
Je rentre avec lui. Voilà. " Cette terrasse, qu'il commence, c'est pour les oeufs à la coque ! Viens par ici
! " Alors, on remarque encore qu'il n'y avait personne dans les rues, à cause de la chaleur ; pas de
voiture, rien. Quand il fait très froid, non plus, il n'y a personne dans les rues ; c'est lui, même que je
m'en souviens, qui m'avait dit à ce propos : " Les gens de Paris ont l'air toujours d'être occupés, mais en
fait, ils se promènent du matin au soir ; la preuve, c'est que lorsqu'il ne fait pas bon à se promener, trop
froid ou trop chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans à prendre des cafés crème et des bocks.
C'est ainsi ! Siècle de vitesse ! qu'ils disent. Où ça ? Grands changements ! qu'ils racontent. Comment
ça? Rien n'est changé en vérité. Ils continuent à s'admirer et c'est tout. Et ça n'est pas nouveau non plus.
Des mots, et encore pas beaucoup, même parmi les mots, qui sont changés ! Deux ou trois par-ci, parlà, des petits... " Bien fiers alors d'avoir fait sonner ces vérités utiles, on est demeuré là assis, ravis, à
regarder les dames du café.
Après, la conversation est revenue sur le Président Poincaré qui s'en allait inaugurer, justement
ce matin-là, une exposition de petits chiens ; et puis, de fil en aiguille, sur Le Temps où c'était écrit. "
Tiens, voilà un maître journal, Le Temps ! " qu'il me taquine Arthur Ganate, à ce propos. " Y en a pas
deux comme lui pour défendre la race française ! - Elle en a bien besoin la race française, vu qu'elle
n'existe pas ! " que j'ai répondu moi pour montrer que j'étais documenté, et du tac au tac.
- Si donc ! qu'il y en a une ! Et une belle de race ! qu'il insistait lui, et même que c'est la plus
belle race du monde, et bien cocu qui s'en dédit ! Et puis, le voilà parti à m'engueuler. J'ai tenu ferme
bien entendu.
- C'est pas vrai ! La race, ce que t'appelles comme ça, c'est seulement ce grand ramassis de
miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste,
les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à
cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français.
- Bardamu, qu'il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n'en dis
pas de mal !...
- T'as raison, Arthur, pour ça t'as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons
toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de
maîtres, ni d'opinions, ou bien si tard, que ça n'en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève
nous autres ! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est
nous les mignons du Roi Misère. C'est lui qui nous possède ! Quand on est pas sages, il serre... On a ses
doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir
manger... Pour des riens, il vous étrangle... C'est pas une vie...
- Il y a l'amour, Bardamu !
- Arthur, l'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches et j'ai ma dignité moi ! que je lui
réponds.
Séquence 2 – Les Âmes Grises, enquête sur l’âme
DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES
DOC B : Le Désert des Tartares Dino Buzzati 1940, traduit de l’italien par M. Arnaud
Ce fut un matin de septembre que Giovanni Drogo, qui venait d'être promu officier, quitta la
ville pour se rendre au fort Bastiani, sa première affectation.
Il faisait encore nuit quand on le réveilla et qu'il endossa pour la première fois son uniforme de
lieutenant. Une fois habillé, il se regarda dans la glace, à la lueur d'une lampe à pétrole, mais sans
5 éprouver la joie qu'il avait espérée. Dans la maison régnait un grand silence, rompu seulement par les
petits bruits qui venaient de la chambre voisine, où sa mère était en train de se lever pour lui dire adieu.
C'était là le jour qu'il attendait depuis des années, le commencement de sa vraie vie. Pensant aux
journées lugubres de l'Académie militaire, il se rappela les tristes soirées d'étude, où il entendait passer
dans la rue les gens libres et que l'on pouvait croire heureux ; il se rappela aussi les réveils en plein
10 hiver, dans les chambrées glaciales où stagnait le cauchemar des punitions, et l'angoisse qui le prenait à
l'idée de ne jamais voir finir ses jours dont il faisait quotidiennement le compte.
Maintenant, enfin, tout cela était du passé, il était officier, il n’avait plus à pâlir sur des livres, ni
à trembler à la voix du sergent. Tous ces jours qui lui avaient paru odieux, étaient désormais finis pour
toujours et formaient des mois et des années qui jamais plus ne reviendraient. Oui, maintenant, il était
15 officier, il allait avoir de l’argent, de jolies femmes le regarderaient peut-être, mais, au fond, il se rendit
compte, ses plus belles années, sa première jeunesse, étaient probablement terminées. Et, considérant
fixement le miroir, il voyait un sourire forcé sur le visage qu’il avait en vain cherché à aimer.
DOC C : Le Ravissement de Lol V. Stein Marguerite Duras 1964.
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Lol V. Stein est née ici, à S. Tahla, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse. Son père
était professeur à l'Université. Elle a un frère plus âgé qu'elle de neuf ans - je ne l'ai jamais vu - on dit
qu'il vit à Paris. Ses parents sont morts.
Je n'ai rien entendu dire sur l'enfance de Lol V. Stein qui m'ait frappé, même par Tatiana Karl,
sa meilleure amie durant leurs années de collège. Elles dansaient toutes les deux, le jeudi, dans le préau
vide. Elles ne voulaient pas sortir en rangs avec les autres, elles préféraient rester au collège. Elles, on
les laissait faire, dit Tatiana, elles étaient charmantes, elles savaient mieux que les autres demander
cette faveur, on la leur accordait. On danse, Tatiana? Une radio dans un immeuble voisin jouait des
danses démodées - une émission-souvenir - dont elles se contentaient. Les surveillantes envolées,
seules dans le grand préau ou ce jour-là, entre les danses, on entendait le bruit des rues, allez Tatiana,
allez viens, on danse Tatiana, viens. C'est ce que je sais.
Cela aussi : Lol a rencontré Michael Richardson à dix-neuf ans pendant des vacances scolaires,
un matin, au tennis. Il avait vingt-cinq ans. Il était le fils unique de grands propriétaires terriens des
environs de T. Beach. Il ne faisait rien. Les parents consentirent au mariage. Lol devait être fiancée
depuis six mois, le mariage devait avoir lieu à l'automne, Lol venait de quitter définitivement le collège,
elle était en vacances à T. Beach lorsque le grand bal de la saison eut lieu au Casino municipal.
Tatiana ne croit pas au rôle prépondérant de ce fameux bal de T. Beach dans la maladie de Lol
V. Stein.
Tatiana Karl, elle, fait remonter plus avant, plus avant même que leur amitié, les origines de
cette maladie. Elles étaient là, en Lol V. Stein, couvées, mais retenues d'éclore par la grande affection
qui l'avait toujours entourée dans sa famille et puis au collège ensuite. […]
Je lui ai demandé si la crise de Lol, plus tard, ne lui avait pas apporté la preuve qu'elle se
trompait. Elle m'a répété que non, qu'elle, elle croyait que cette crise et Lol ne faisaient qu'un depuis
toujours.
Je ne crois plus à rien de ce que dit Tatiana, je ne suis convaincu de rien.
Voici, tout au long, mêlés, à la fois, ce faux semblant que raconte Tatiana Karl et ce que
j’invente sur la nuit du Casino de T.Beach . A partir de quoi je raconterai mon histoire de Lol V. Stein.
Séquence 2 – Les Âmes Grises, enquête sur l’âme
DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES
DOC D : Bilan Des âmes grises par le narrateur
Toute ma vie tient à ce dialogue avec quelques morts. Cela a suffi à me faire aller dans
l’existence, à attendre la fin. J’ai parlé à Clémence. J’ai évoqué les autres. Il y a peu de jours où je
ne les ai fait apparaître contre moi pour reprendre leurs gestes et leurs paroles et me demander si je
les avais bien entendus comme il fallait.
Quand je croyais avoir trouvé enfin une lueur, bien vite venait autre chose qui soufflait la
lumière, et agitait des cendres autour de mes yeux. Tout était à reprendre.
Mais peut-être est-ce cela qui m’a fait durer, ce dialogue à une voix, toujours la même,
toujours la mienne, et l’opacité de ce crime qui n’a peut-être de coupable que l’opacité de nos vies
mêmes. C’est bien curieux la vie. Sait-on jamais pourquoi nous venons au monde, et pourquoi nous
y restons ? Fouiller l’Affaire comme je l’ai fait, c’était sans doute une façon de ne pas poser la vraie
question, celle qu’on se refuse tous de voir venir sur nos lèvres et dans nos cerveaux, dans nos
âmes, qui ne sont, il est vrai, ni blanches ni noires, mais grises, joliment grises comme me l’avait
dit jadis Joséphine.
Images extraites de l’adaptation réalisée par Yves Angelo, scénario et dialogues de P. Claudel
Séquence 2 – Les Âmes Grises, enquête sur l’âme
DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES
DOC E : extraits d’une interview de Philippe Claudel (par Mélanie Carpentier pour Evene.fr - Mars 2006)
Vous aimez écrire sur les hommes, sur les gens du commun, la beauté et la fragilité de nos
existences, l'implacable réalité de la vie... mais toujours avec optimisme. Vous définiriez-vous
comme un humaniste ?
Ca me fait plaisir que vous parliez d'optimisme, car généralement les gens me disent : "C'est très
pessimiste ce que vous faites". Alors que moi je n'ai pas du tout cette vision-là des choses. J'écris
des choses qui sont souvent graves, souvent tragiques mais toujours éclairées par des lumières ou
des espoirs. J'essaie d'en rendre compte dans les livres. C'est vrai que je m'intéresse à des gens du
quotidien. Le grand matériau c'est quand même l'humain et l'humanité. L'écriture est à la fois une
façon d'être dans l'humanité et au plus près de l'humain. C'est ainsi que je fais mon métier d'homme.
Le mot humaniste est un mot que j'aime vraiment car il m'a toujours marqué littérairement quand
j'étais jeune. C'est un très beau mot.
[à propos de la guerre]
En effet, elle est présente dans tous mes livres. Plus ou moins. Souvent dans un arrière-plan, dans
une suggestion, dans une mémoire. Certes aujourd'hui, vivre en France, c'est vivre dans un pays en
paix, un pays démocratique, mais c'est vivre aussi dans un pays à côté duquel d'autres pays sont en
guerre. La guerre est un état permanent de l'humanité. On peut en être plus ou moins conscient. On
peut être plus ou moins touché de plein fouet. Elle est toujours là. Ceci pour expliquer qu'elle
vienne et revienne soit de manière frontale, soit de façon indirecte dans mes livres.
Est-ce un choix conscient de toujours la suggérer plutôt que de l'évoquer dans toute sa violence et
son horreur ?
Je suis davantage touché, en tant que lecteur ou spectateur, par la suggestion que par l'évidence.
J'aime quand l'auteur fait appel à moi, à ma perspicacité et à mon prolongement. Il faut toujours
supposer le lecteur intelligent, ne pas tout lui mâcher. Dans Les Ames grises, je trouvais le
background de la guerre plus saisissant que si je l'avais une millième fois de plus décrite. Il y a eu
de tels chef-d'oeuvre sur la guerre : ce n'est pas la peine d'essayer d'en faire un petit roman. Il faut
mieux prendre un angle différent.
Philippe Claudel

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