un bon habitat à poissons? - Association forestière du sud du Québec

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un bon habitat à poissons? - Association forestière du sud du Québec
milieu aquatique
un bon habitat à poissons?
Saviez-vous que les ruisseaux du sud du Québec abritent plusieurs dizaines d’espèces de poissons, dont
certaines sont des espèces menacées ou vulnérables? Pourtant, lors d’une balade en campagne, il est facile
d’observer des exemples de la dégradation des petits cours d’eau agricoles. Un type de dégradation très
commun est la perte de la végétation riveraine forestière. Avant la colonisation, la plupart des petits ruisseaux étaient sous un couvert forestier. Est-ce qu’un reboisement des berges de ces cours d’eau pourrait
remédier aux dommages qui ont été causés, et ainsi servir à restaurer l’habitat aquatique et sa faune? Cet
article présente une étude de trois ruisseaux en milieu agricole en Estrie, sur les berges desquels une bande
riveraine d’arbres, des peupliers hybrides, a été plantée. Nous évaluons l’effet de ces bandes d’arbres, après
9 saisons de croissance, sur la qualité de l’habitat aquatique et sur la composition et l’abondance de la
faune aquatique, en comparaison avec ce qui a été mesuré dans des sections des mêmes ruisseaux qui se
trouvent sous une forêt naturelle ou en plein champ agricole.
Par Azade Simavi, L.Sc., Daniel Gagnon, Ph.D., et Benoit Truax, Ph.D.
Sources de dégradation des ruisseaux
en milieu agricole
utilisés pour les cultures. Ces nutriments sont facilement emportés vers
les cours d’eau. L’apport excessif de phosphore provoque l’apparition
d’algues filamenteuses dans les ruisseaux et d’algues bleu vert toxiques
(cyanobactéries) dans les rivières et les lacs où se jettent les ruisseaux.
La croissance rapide des algues filamenteuses provoque une importante
mortalité des œufs de certains poissons, tel l’éperlan arc-en-ciel, et
ce, par manque d’oxygène. Le milieu agricole est aussi une source de
pesticides qui peuvent atteindre les cours d’eau, où ils peuvent causer
des problèmes au système endocrinien et au métabolisme des poissons.
Beaucoup de ruisseaux en milieu agricole au Québec ont été fortement
modifiés et ont perdu leurs caractéristiques initiales. Bien sûr, le déboisement eut un impact majeur en augmentant du coup l’insolation et la
température de l’eau. Plus tard, entre 1944 et 1986, près de 25 000 km
de cours d’eau ont été « aménagés » de diverses façons. Ainsi, pour le
drainage des sols, la plupart des cours d’eau reçoivent maintenant les
sorties de drains agricoles souterrains, amenant directement dans les
cours d’eau l’azote et le phosphore excédentaires des champs agricoles.
Beaucoup de petits cours d’eau ont aussi vu leur tracé transformé
d’un parcours sinueux à rectiligne. La perte de ces méandres ainsi que
les apports importants de sédiments fins (érodés des terres agricoles
et des berges déboisées) uniformisent les cours d’eau. Cela réduit le
nombre de fosses profondes à fond sableux, ainsi que le nombre de
zones peu profondes où l’eau coule rapidement sur un fond rocheux.
Une hétérogénéité de la forme du ruisseau, de son débit et des types
de substrats du fond est essentielle à l’habitat de la faune aquatique
(abris, frayères, zones d’alevinage des poissons).
Un autre problème important des ruisseaux en milieu agricole est
l’apport excédentaire d’azote et de phosphore provenant des engrais
été
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Effets des bandes riveraines sur la qualité
de l’eau et l’habitat de la faune aquatique
Les bandes riveraines d’arbres jouent un rôle très important pour la
protection de la qualité de l’eau et de l’habitat, la régularisation des
débits et la stabilisation des berges. Lors des crues et des pluies fortes,
les sédiments fins, les pesticides et les nutriments excédentaires sont
transportés vers les cours d’eau. La présence d’une bande riveraine formée d’arbres protège les berges des cours d’eau contre l’érosion (grâce
à leurs racines profondes qui stabilisent les berges) et les apports de
sédiments fins lessivés des champs. Ces sédiments fins rendent l’habitat
aquatique impropre à la truite, par exemple.
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Naseux noirs sous l’eau
Les ruisseaux sous les bandes
riveraines de peupliers hybrides,
Une bande riveraine peut stocker d’énormes quantités de nutriments.
Les bandes riveraines de peuplier hybride peuvent séquestrer dans leur
biomasse aérienne jusqu’à 52 tonnes/ha de carbone, 770 kg/ha d’azote
et 82 kg/ha de phosphore, après seulement 6 ans de croissance. Grâce
à l’ombrage que créent les arbres, la température de l’eau baisse.
L’absence d’arbres fait augmenter la température de l’eau de 2 à
10 °C, ce qui est néfaste à certains poisons, telle la truite arc-en-ciel.
Une eau froide aura un taux d’oxygénation élevé : plus la température
de l’eau augmentera, moins la concentration d’oxygène y sera élevée.
De plus, la présence d’obstacles, tels les grosses roches et les troncs
d’arbres tombés à l’eau, augmentera l’oxygénation de l’eau. L’omble
de fontaine (truite mouchetée) tolère très mal les eaux chaudes et
commence à perdre son sens de l’équilibre à partir de 28 °C. Ses œufs
sont encore plus sensibles, ne pouvant pas survivre à une température
supérieure à 10 °C. L’omble a aussi des exigences élevées pour la teneur
en oxygène de l’eau.
Il est indispensable de conserver une bande riveraine le long des
cours d’eau pour sauvegarder le milieu aquatique et sa biodiversité.
Cet environnement riverain crée un milieu écologique très riche qui
favorise la présence et l’abondance de la faune aquatique et terrestre.
Pour illustrer ceci, prenons l’exemple des feuilles d’arbres, incluant celles
des peupliers hybrides, qui tombent dans le ruisseau. Elles forment
des débris organiques qui serviront de sites de ponte, de croissance,
de repos et de refuge à la faune aquatique. Les feuilles mortes servent
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Ruisseau en champ agricole (à l’avant-plan) et sous bande riveraine
de peupliers hybrides (à l’arrière-plan).
aussi de nourriture pour les larves d’insectes du fond du ruisseau, qui
elles-mêmes serviront de nourriture pour les poissons.
Description des sites et de l’étude
Le projet de recherche a été effectué en Estrie à l’été 2011 dans trois ruisseaux en milieu agricole, situés à Roxton Falls, Bromptonville et Magog.
Chacun des ruisseaux étudiés se jette dans des rivières importantes de
l’Estrie. Le ruisseau étudié à Magog se jette dans la rivière Magog. Le
ruisseau étudié à Bromptonville se jette dans la rivière Saint-François,
la plus importante de l’Estrie. Enfin, le ruisseau étudié à Roxton Falls se
jette dans la rivière Noire, qui est un affluent de la rivière Yamaska. Le
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long de ces trois ruisseaux, trois habitats ont été étudiés : une bande
riveraine plantée de peupliers hybrides (à leur 9e saison de croissance
en 2011), la forêt riveraine naturelle (sauf à Bromptonville, où aucune
forêt ne se trouvait à proximité) et le champ ouvert (l’état avant la
plantation des bandes). Sur chaque site et dans chacun des habitats,
une section de ruisseau de 90 mètres de longueur a été échantillonnée.
Échantillonnage des ruisseaux
Les poissons, les salamandres et les écrevisses ont été échantillonnés
par la méthode de la pêche électrique. Cette méthode est particulièrement bien adaptée aux petites rivières, aux ruisseaux et aux étangs. La
pêche électrique se pratique à l’aide d’un appareil portatif muni d’une
perche en forme d’anneau, qui est alimentée par une pile électrique
(de motocyclette) portée sur le dos du pêcheur. Un champ électrique
de faible intensité est créé dans l’eau entre deux électrodes, la perche
tenue dans les mains à l’avant et un fil de fer qui traine derrière. Les
poissons et les autres organismes aquatiques sont temporairement
engourdis par ce courant électrique et ils peuvent être récupérés facilement à l’aide d’une épuisette. Après identification à l’espèce, ils sont
remis vivants là où ils ont été capturés.
Pêche électrique en ruisseau sous la forêt naturelle.
le naseux noir et le mulet à cornes. Ces deux espèces ont été retrouvées dans chacun des trois ruisseaux et dans chacun des trois types
d’habitats. Au total, 1 167 naseux noirs et 595 mulets à cornes ont été
capturés. La troisième espèce en abondance est le ventre rouge du Nord,
avec 57 individus capturés uniquement à Bromptonville; 72 % de ces
individus ont été pêchés dans la bande riveraine. Le meunier noir est
une autre espèce très abondante (204 individus), présente dans chacun
des habitats des ruisseaux de Magog et de Bromptonville, mais absente
à Roxton Falls. Quelques espèces ont été capturées seulement dans le
milieu ouvert à Bromptonville et nulle part ailleurs : le mené d’herbe
(désigné vulnérable au Québec), le menton noir, l’achigan à petite
bouche, la perchaude, l’épinoche à cinq épines et l’umbre de vase. Un
seul fouille-roche gris a été trouvé en milieu ouvert à Magog. Ce poisson
rare est désigné vulnérable au Québec et menacé au Canada. Certaines
espèces que l’on retrouve exclusivement dans le sud du Québec ont
aussi été observées, tel le raseux de terre noir, vu uniquement dans le
milieu ouvert à Magog. D’autres espèces moins abondantes ont aussi
été capturées, telles que le naseux des rapides, le mené jaune, ainsi que
la truite brune et l’achigan à grande bouche, ces deux dernières étant
seulement présentes au ruisseau de Magog.
Les poissons
Dix-huit espèces de poissons ont été capturées dans les trois ruisseaux
étudiés, dont sept d’entre elles dans les ruisseaux sous les bandes
riveraines de peupliers hybrides. Les espèces les plus abondantes sont
Pas que des poissons!
Plusieurs autres types d’organismes aquatiques ont aussi été capturés
dans les ruisseaux étudiés, des larves d’invertébrés dans les sédiments
du fond (surtout des larves d’insectes), des écrevisses et des salamandres
à deux lignes. Les invertébrés benthiques (qui signifie « du fond ») sont
d’excellents bio-indicateurs pour évaluer à la fois la qualité de l’eau et
la qualité de l’habitat. C’est un groupe d’organismes très diversifié et
très sensible à la pollution et aux modifications de l’habitat. Plusieurs
invertébrés benthiques sensibles à la pollution (ex. : larves d’éphémères,
de plécoptères et de trichoptères) ont été échantillonnés dans le fond
des ruisseaux étudiés, montrant que l’eau de ceux-ci n’est pas polluée.
La présence de larves de certaines familles de trichoptères, trouvées
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surtout dans les ruisseaux en forêt et en bande riveraine (80 % des
individus), montre que la qualité de l’eau y est très bonne.
Naseux noir
(l’espèce la plus commune)
Les types d’habitats sont-ils différents?
Il n’y a pas d’espèces de poisson qui se retrouve de façon significativement plus abondante dans un type d’habitat plutôt qu’un autre.
Les résultats montrent toutefois qu’il y a présence de plus d’espèces
de poissons (16 espèces) en milieu ouvert, mais que la diversité des
poissons sous les bandes riveraines est identique à celle retrouvée
sous la forêt naturelle. La bande riveraine de peuplier hybride ne
nuit donc pas à la diversité des poissons du ruisseau. Le naseux noir
montre une grande différence d’abondance parmi les trois ruisseaux,
étant beaucoup plus abondant dans le ruisseau à Magog. Ceci reflète
la largeur, la profondeur et le débit de ces ruisseaux. Le ruisseau à
Roxton Falls est le moins large et le moins profond des trois. Les
ruisseaux de Bromptonville et de Magog se ressemblent en termes de
dimensions, mais celui de Magog possède un bien plus fort débit. Il
semblerait que le ruisseau de Magog, de 2 m de largeur et de 20 cm
de profondeur (en moyenne), avec son fort débit, remplit le mieux les
exigences écologiques du naseux noir.
On observe aussi très peu de différences entre les types d’habitat
pour les caractéristiques du milieu aquatique. Sauf bien sûr pour
l’ombre créée par les arbres de la forêt et des peupliers des bandes
riveraines, et l’absence d’ombre au champ. Toutefois, cette différence
d’ombre n’a pas produit de différence importante de la température
de l’eau ni une baisse d’oxygène en milieu ouvert, sans doute à cause
de la rapidité du courant et la faible distance entre les différentes
sections d’habitats. Une autre différence importante entre les types
d’habitats est la grande abondance de grosses roches (50 cm et plus
de diamètre) dans les ruisseaux en forêt, soit plus de 20 % du lit
du ruisseau, alors qu’en milieu ouvert et sous les bandes riveraines
moins de 5 % du lit du ruisseau est formé de grosses roches. Cette
particularité des ruisseaux en forêt s’expliquerait par le fait que c’est
justement la présence de ces grosses roches dans les sols adjacents
qui aurait empêché qu’ils soient transformés autrefois en terres agricoles. Par contre, les terres agricoles ont été créées sur les sols où les
roches sont généralement absentes, particulièrement les grosses. On
a en effet relevé très peu de grosses roches dans les sections des ruisseaux qui étaient en champ et sous les bandes de peupliers hybrides,
elles-mêmes ayant été plantées dans un champ agricole il y a 9 ans.
Mulet à cornes
(2e espèce la plus commune)
Crapet-soleil
Truite brune
La restauration des habitats des ruisseaux
La restauration vise à rétablir les caractéristiques de l’habitat et les
populations d’espèces à un état semblable à celui d’avant perturbation
ou dégradation. On peut rarement atteindre un tel objectif, mais tout
progrès vers son atteinte sera bénéfique.
Comment pourrait-on restaurer les ruisseaux dégradés en milieu
agricole? La plantation d’une bande riveraine d’arbres, de peupliers
hybrides ou d’autres espèces, joue un rôle important dans la restauration en stabilisant les berges et en réduisant les apports de
sédiments et de nutriments en provenance des champs. Toutefois,
Umbre de vase
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le passé agricole, ayant mené à la transformation physique des petits
cours d’eau, ne s’efface pas si facilement pour ce qui est de l’habitat
aquatique. En effet, les méandres, les fosses naturelles et les sédiments
grossiers (gravier, cailloux, roches) ne peuvent pas être recréés par la
seule plantation d’arbres. La restauration de l’habitat aquatique exigera
d’importants travaux d’aménagement.
Ruisseau avec bande de peupliers.
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier le ministère des Ressources naturelles
et de la Faune du Québec pour sa contribution au financement du
projet. Nous souhaitons également remercier M. Marcel Beauregard,
Mme Carole Vincent, M. Jacques Lamontagne et M. Maurice Richer de
nous avoir donné accès à leurs terrains. Nous souhaitons aussi souligner la contribution importante de Mme Marie-Christine Bellemare
lors de la pêche électrique, ainsi que l’aide sur le terrain fournie par
M. Denis Pageault, M. Lucas Gonzaga et Mme Justine Schoeb. Nous
remercions le Dr Pedro Peres Neto (UQAM) de nous avoir prêté son
appareil de pêche électrique. Merci également à M. Julien Arsenault,
du laboratoire d’analyse du Groupe de recherche interuniversitaire en
limnologie et en environnement à l’UQAM, pour les analyses d’eau et
le prêt d’appareils. Enfin, Azade Simavi désire remercier la Fiducie de
recherche sur la forêt des Cantons-de-l’Est pour la bourse accordée.
Photos : Azade Simavi, Daniel Gagnon
Pour joindre les auteurs
Azade Simavi, Licence en Sciences, candidate à la M. Sc. en sciences
de l’environnement, Université du Québec à Montréal,
[email protected]
Daniel Gagnon, Ph. D., professeur chercheur,
doyen de la Faculté des Sciences, Université de
Regina, [email protected]
Benoit Truax, Ph. D., chercheur et directeur
général, Fiducie de recherche sur la forêt des
Cantons-de-l’Est, [email protected]
Pour en savoir plus
Fortier, J., D. Gagnon, B. Truax et F. Lambert
(2010). Nutrient accumulation and carbon
sequestration in 6-year-old hybrid poplars in
multiclonal agricultural riparian buffer strips.
Agriculture, Ecosystems & Environment 137 :
276–287.
Les autres références utilisées pour la rédaction de cet article sont disponibles auprès de
M. Benoit Truax, directeur général, Fiducie de
recherche sur la forêt des Cantons-de-l’Est, 1,
rue Principale, Saint-Benoît-du-Lac (Québec)
J0B 2M0 – Tél. 819 821-8377 www.frfce.qc.ca
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