Juillet 2016_Mohamed_04

Transcription

Juillet 2016_Mohamed_04
Les scribouilleurs
Thème du mois de Juillet :
Tu es un employé d'une usine de textile au Bangladesh, ce soir
sur ta couche, tu penses au consommateur à l'autre bout du
monde !
A toi de scribouiller !
Pour participer aux ateliers, rendez-vous sur www.foulexpress.com
JE N’EN PEUX PLUS !
Cela fait seulement deux mois mais tout semble plus dur depuis que tu n’es plus là.
Je suis exténuée quand je rentre tard le soir de l’atelier mais je ne peux m’empêcher
de penser à toi. J’ai ces pensées qui m’obsèdent, ces questions qui m’empêchent
de dormir alors que mon corps est sur le point de lâcher. Je suis parfois tellement
fatiguée que je m’endors dans les mêmes vêtements crasseux de la journée pour
me réveiller le lendemain, très tôt, le t-shirt qui me colle encore à la peau. Je pars
ainsi travailler. Et plus que je ne marche, j'erre comme un zombie, je zigzague
d’abord entre les buissons, je saute par-dessus les ruisseaux, j’enjambe les grosses
pierres. Puis viennent les voitures, les vélos, et les gens. Mon esprit n’est pas encore
éveillé. Mes jambes connaissent par cœur ce chemin, parfois je fais même quelques
dizaines de mètres les yeux fermés juste pour grappiller quelques secondes de répit
pour mes yeux qui dès le réveil me piquent. Conséquence de mes longues heures
assises à coudre ces foutues étiquettes sous cette lumière artificielle qui n’arrête pas
de tuer des mouches par paquets. Alors oui, cela a toujours été dur mais sans toi ça
l’est encore plus maintenant. Je n’en peux plus. Je ne cesse de me répéter la même
question, pourquoi toi ? Question qui me semble tellement bête parfois puisque des
milliers comme toi sont partis en même temps au Rana Plaza. Je ne sais même pas à
qui me plaindre, ou à qui en vouloir, le propriétaire, le responsable de la sécurité,
celui qui a construit l’immeuble, celui qui nous exploite depuis son bureau en Europe,
celui qui porte ces t-shirts, le monde, ou toi maman pour avoir pris ce boulot. Je sais
que tu n’as pas eu le choix comme je ne l’ai pas aujourd’hui, je sais que tu as pris la
responsabilité et que tu voulais qu’on puisse au moins grandir moi et les petits frères.
Tout ça depuis la mort de papa dans un de ces autres foutus ateliers! Je ne peux
m’empêcher de repenser à cette scène. Bien qu’avec le temps j’ai accepté la
douleur et l’absence de papa, je l’imagine à chaque fois, lui essayant de défoncer
cette porte condamnée qu’on avait fermée avec des chaînes parce que certains
employés quittaient les lieux en pleine journée, pour des urgences. Et ces flammes le
prendre doucement pour ne laisser que ses cendres derrière cette même porte. Qui
blâmer ?! Je n’en sais rien. Je suis trop petite pour savoir cela, je ne sais rien de ce
monde, que le chemin qui me mène à l’atelier, rien d’autre, c’est la seule chose que
j’ai apprise de toi maman en dehors des frontières de la maison. Ce chemin, et
comment faire en sorte que l’étiquette reste droite quand on la coud sur le t-shirt.
Maintenant je comprends ce par quoi tu es passée, tes soupirs et tes larmes retenues
que je voyais bien malgré tout. Je comprends maintenant ta douleur, mais pour moi
c’est trop, je n’ai que treize ans ! Pourtant je n’ai pas le choix. Maintenant je ramène
presque 23 euros le mois, peut-être que tu serais fière de moi. Je sais que je n’en suis
pas à tes 31 euros mais j’ai progressé et je fais aussi plus d’heures supplémentaires.
Au fait, je dois te dire, c’est finalement arrivé… La semaine dernière quand j’étais
assise par terre accoudée contre les autres femmes, je me suis sentie toute bizarre
pendant un moment puis j’ai compris. Et je pense que ma voisine a compris ce qui
m’arrivait quand j’ai rapidement croisée les jambes et que j’ai voulu partir aux
toilettes. Elle m’a pourtant déconseillé de le faire, un des superviseurs était juste
derrière et cela ne faisait que deux heures que nous avions commencé le travail. Elle
m’a discrètement donné un mouchoir et m’a subtilement fait comprendre que je lui
faisais perdre son temps. J’ai dû rester comme ça encore trois heures avant de
pouvoir bouger. A la fin de la journée j’ai pleuré. Je suis rentrée en courant à la
maison, il devait être vers les onze heures quand je suis arrivée, j’ai récupéré le bébé
chez le voisin et puis j’ai pleuré à nouveau très longtemps le bébé serré dans mes
bras. Parfois je me demande ce que serait ma vie si j’étais l’une de ces personnes
qui portent ces t-shirts. Est-ce que je viendrais dans ces magasins, insouciante, me
payer ces vêtements sans me poser de question ? Est-ce que l’étiquette me gênerait
dans le cou ? Est-ce que je me poserais la question de savoir quelle est la vie de
ceux qui sont derrière ça? Je n’en sais rien, je suis trop petite pour savoir cela. A vrai
dire je m’en fiche bien de savoir ce qu’ils pensent, parce que je sais bien qu’il se
fichent bien de ce que l’on pense ou vit ici.
Tout ce que je sais, c’est que je n’en peux plus.