Profiteurs de crise, un business en or ! 15. 2. 15

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Profiteurs de crise, un business en or ! 15. 2. 15
les do ssiers de
15
Profiteurs de crise, un business en or !
Depuis le krach boursier de 2008, plus de 60 000 entreprises déposent le bilan en France chaque année. Ces faillites plongent
dans l’angoisse des milliers de salariés, mais elles ne font pas que des victimes. Hommes d’affaires, managers de crise ou fonds
d’investissement prospèrent sur les décombres de l’économie. En 2015, Terrains de Luttes a publié les bonnes feuilles du livre Le
business des faillites, ainsi qu’un entretien de l’auteur. Il s’est également intéressé au cas de Vivarte, géant de l’habillement français
qui a déclenché l’un des plus gros plans sociaux de l’année. L’article dévoile les mécanismes par lesquels les professionnels de la
restructuration – fonds vautours, banquiers, avocats – prennent le contrôle d’une entreprise. Toutes les faillites ne sont pas la
conséquence de la crise économique. Certaines sont fabriquées de toutes pièces par les propriétaires d’une entreprise dont ils veulent
se débarrasser sans payer la note. L’article publié par TdL sur la papeterie STRACEL, montre comment siphonner une usine rentable.
15. 1.
Le business des
faillites… ne
connaît pas la
crise
Dans son ouvrage
Le business des
faillites, Cyprien
Boganda décrit
l’essor du marché
des retourneurs,
repreneurs et autres
vautours
qui prospèrent sur
les licenciements
collectifs et fermetures
d’usines. Parmi cette
galaxie d’acteurs au
cynisme sans faille, les
cabinets
de conseil occupent
une bonne place, y
compris ceux qui sont
en théorie mandatés
par les Comités
d’Entreprise. Extrait.
p. 2
15. 2.
Le business
des faillites ?
« La plupart des
grands noms
du capitalisme
hexagonal
ont bâti leur
fortune de
cette manière »
Tapie, Pinault,
Bolloré… La plupart
des chefs d’entreprise
érigés en modèle dans
les années 1980 ont
bâti leur fortune sur
les mises en faillite de
fleurons traditionnels
de l’industrie
française. Dans son
livre, Le business
des faillites, Cyprien
Boganda revient sur
l’histoire
de ce business tout
particulier qui est
aujourd’hui peuplé
d’une galaxie
d’intermédiaires de
toutes sortes.
p. 5
15. 3.
Vivarte :
15 ans de
pillage
financier
en bande
organisée
Plus qu’une
entreprise, c’est un
cas d’école. L’histoire
de Vivarte, ancien
fleuron tricolore de
l’habillement
qui vient d’annoncer
un gigantesque plan
social, permet de
comprendre comment
les financiers mettent
à sac une entreprise.
En quinze ans, fonds
vautours et banquiers
ont amassé une
fortune sur le dos de
Vivarte.
Pendant ce temps,
les 20 000 salariés
travaillent dans
des conditions
déplorables.
Les contribuables
trinquent, eux aussi,
sans le savoir…
p. 7
15. 4.
« A Stracel, ils
ont jeté le
citron après
l’avoir pressé »
5 techniques pour
siphonner une usine
rentable
Un cas d’école qui sera
demain enseigné aux
consultants aux dents
longues ? Quand
la multinationale
finlandaise UPM
rachète la « Cellulose
de Strasbourg » en
1988, les ouvriers
de cette usine de
production de pâte
à papier sont plutôt
confiants dans
l’avenir. Mais ce
rachat ne visait, pour
le groupe UPM, qu’à
s’implanter sur le
territoire français,
avec une garantie de
pérennité du site de
pâte seulement pour
10 ans.
La « promesse »
prend fin en 1998,
avec l’annonce d’un
premier plan social
massif de 210 salariés,
avant l’annonce d’une
cession définitive
du site en 2012. Retour
sur le lessivage d’une
usine rentable.
p. 9
2
les dossiers de terrain de luttes
15. 1.
Le business des faillites… ne connaît pas la crise
Dans son ouvrage Le business des faillites, Cyprien Boganda décrit l’essor du marché des retourneurs, repreneurs et autres vautours
qui prospèrent sur les licenciements collectifs et fermetures d’usines. Parmi cette galaxie d’acteurs au cynisme sans faille, les cabinets
de conseil occupent une bonne place, y compris ceux qui sont en théorie mandatés par les Comités d’Entreprise. Extrait.
dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.1.)
Des experts (chèrement) payés par les directions
Si les cabinets peuvent mettre en échec, dans certains cas, les
stratégies patronales, ils n’en demeurent pas moins prisonniers
d’une ambiguïté fondamentale : ce sont les directions ellesmêmes qui sont tenues de régler leurs honoraires.
Cette obligation, contenue dans la loi de 1982, avait pour but de
ne pas grever le budget des comités d’entreprise. Au grand dam
des patrons, qui rechignent parfois à payer la note.
« Chaque cabinet fixe ses tarifs en fonction de ce qui se pratique sur
le marché, raconte un expert travaillant pour l’un des principaux
cabinets français. En moyenne, les prix oscillent entre 1 000 et 1 500 euros par journée d’intervention. Cela varie en fonction de
la taille de l’entreprise – on ne facture pas la même chose à la
petite PME de quartier qu’au groupe du CAC 40 – et du type de
mission. Les patrons sont obligés de nous payer, mais ils ont le
droit de contester nos tarifs s’ils estiment qu’ils ne correspondent
pas réellement au travail effectué. Dans ce cas, ils doivent saisir
le tribunal de grande instance… Le plus souvent, ils se contentent
de se plaindre de nos prix auprès des élus du CE ! »
Ce mode de financement pose un autre problème de taille :
comment mordre la main qui vous nourrit ? Les syndicalistes
soupçonnent parfois les experts de faire montre de complaisance
à l’égard des directions, pour ne pas mettre en péril leur gagnepain. C’est particulièrement vrai lorsque les cabinets font flamber
la note. Les experts sont alors accusés d’acheter la paix sociale,
selon une technique rodée : se faire payer au prix fort par les
directions d’entreprise, contre la promesse implicite de ne pas
rendre des expertises trop défavorables aux patrons.
À cet égard, le dossier PSA est emblématique. En 2012, les
syndicats du constructeur automobile français avaient mandaté
Secafi lors de la fermeture de l’usine d’Aulnay-sous-Bois. Ils
espéraient trouver de quoi étayer leur argumentaire contre le
projet de restructuration du groupe, baptisé « Rebond 2015 », qui
prévoyait au total 8 000 suppressions de postes. Pour l’occasion,
Secafi a mis les petits plats dans les grands. Le rapport commandé
par le comité central d’entreprise aurait coûté plus de 470 000
euros[1]. Quand on l’interroge sur cette somme astronomique,
Secafi rétorque qu’un tel rapport nécessite au moins 300 jours
de travail et que ses conclusions sont utiles aux salariés. Dans
le milieu des experts aux comptes, on convient cependant que la
somme est élevée. Le soupçon de complaisance évoqué plus haut
a alimenté les discussions des syndicalistes. Achevé en décembre
2012, le rapport de Secafi a été abondamment commenté dans la
presse. « Le rapport confirme la nécessité d’une restructuration »,
titre par exemple le site spécialisé Autonews.fr. « Le malade est
bien malade et la situation empire de jour en jour », rapporte de
son côté Le Figaro.
Conclusion sans appel de Philippe Julien, délégué CGT de
l’usine d’Aulnay : « Quand nous demandons une contre-expertise
dans le cadre d’un PSE, ce n’est pas pour que l’on nous serve la
même analyse que celle du patron ! On attendait d’un cabinet de
ce type qu’il aille creuser plus en profondeur, au lieu de s’appuyer
sur des comptes publiés et connus de tous. Au final, le cabinet
nous a expliqué qu’il était indispensable de sacrifier des lignes
de production, afin que Peugeot sorte la tête de l’eau. On ne peut
pas s’appuyer sur une telle analyse pour s’opposer à la fermeture
de l’usine… »
Que dit, en définitive, le fameux rapport ? Les experts de Secafi
cultivent une prudence de Sioux, sans doute pour ménager à la fois
les syndicats et la direction. Oui, la situation financière de PSA,
mise en avant pour justifier les 8 000 suppressions de postes, est
apocalyptique, confirme Secafi. « Les moyens limités du groupe le
contraignent à des renoncements et à adopter un nouveau plan
d’économie, Rebond 2015 », écrivent noir sur blanc les experts.
Autrement dit, une restructuration drastique semble nécessaire.
Mais, dans le même temps, le rapport suggère d’étudier plus en
détail la proposition alternative des syndicalistes, qui permettrait
d’éviter la fermeture de l’usine d’Aulnay en répartissant au mieux
la production de véhicules entre les différents sites français
du groupe. Ce refus d’adopter une ligne claire a horripilé les
syndicalistes, qui se sont sentis trahis.
Dans le cas de PSA, un détail attire l’attention. Une grosse
partie du rapport rédigé par Secafi, filiale de Groupe Alpha, est
consacrée au nécessaire accompagnement des salariés licenciés.
Ce qui n’est peut-être pas un hasard : c’est une autre filiale de
Groupe Alpha, Sodie, qui s’occupera des reclassements !
Le business du reclassement…
Le cas de figure de PSA n’est pas unique. Il n’est pas rare de voir,
lors d’un plan social, Secafi conseiller les syndicalistes tandis que
Sodie s’occupe des reclassements. Ce qui revient, selon la formule
pleine d’ironie d’un concurrent, à « contester les licenciements le
matin et à accompagner les licenciés l’après-midi ». De son côté,
Pierre Ferracci défend bec et ongles sa ligne de conduite : « On
nous accuse de schizophrénie, mais je ne comprends même pas
de quoi il s’agit. Notre boulot, c’est de défendre l’emploi à tous
les bouts de la chaîne. Si on n’arrive pas à empêcher les plans
sociaux en amont, nous aidons les licenciés à retrouver un emploi,
par le biais de notre filiale de reclassement. »
Le groupe Alpha s’est lancé dans le reclassement en 1991.
L’objectif de cette diversification est avant tout économique, le
marché étant promis à un bel avenir. Rappelons tout d’abord
quelques principes simples. Quand elles licencient, les
grandes entreprises ont l’obligation de proposer des congés de
reclassement aux salariés, pendant une période comprise entre
quatre et douze mois. C’est à ce moment-là que les cabinets
spécialisés proposent leurs services. Ils accompagnent les
salariés dans leurs démarches de recherche d’emploi, effectuent
des bilans de compétences, soutiennent les créations d’entreprise,
etc.
Trois géants se taillent la part du lion : Altedia, fondé par l’ancien
conseiller social de Nicolas Sarkozy Raymond Soubie, qui brasse
66 millions d’euros de chiffre d’affaires (le cabinet est entré en
Bourse en 2000) ; BPI Group, créé dans les années 1980, qui pèse
3
dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.1.)
les dossiers de terrain de luttes
59 millions d’euros ; et Sodie, filiale de Groupe Alpha, qui réalise
27,4 millions d’euros de chiffre d’affaires. Avec les années, le
reclassement des chômeurs et des salariés licenciés est devenu
un véritable business. Les tarifs pratiqués varient entre 2 000
et 3 000 euros par salarié suivi. À ce prix-là, la note globale
affole rapidement les compteurs. À titre d’exemple, lorsqu’une
usine de 1 000 salariés met la clé sous la porte, une société de
reclassement peut espérer toucher plus de 2 millions d’euros.
Une partie de la somme est « variable », indexée sur les résultats
des reclassements[2].
« Cela incite les cabinets à proposer un peu tout et n’importe quoi,
soupire un connaisseur. Une cellule de reclassement va inciter un
licencié à créer sa pizzeria, pourvu qu’il sorte des statistiques des
demandeurs d’emploi ! »
Dans leurs ateliers pratiques, les cellules de reclassement
n’hésitent pas à faire appel à un psychologisme rudimentaire
pour remotiver les troupes. Pour s’en rendre compte, il suffit de
parcourir les fiches remises aux salariés à l’issue d’une session
type. Ce document distribué en 2013 aux ouvriers licenciés par
un grand groupe automobile français, en est une bonne preuve.
Objectif de la session : apprendre à sonder sa personnalité pour
mieux « rebondir ». Le principe est simple. En fonction de vos
principaux traits de caractère, la cellule de reclassement vous
orientera vers un métier adéquat. Par exemple, si vous êtes guidé
par « l’originalité, la beauté, l’intensité des émotions », on vous
conseille vivement de tenter votre chance dans « la publicité,
le spectacle ou la conception de produits ». Un salarié épris de
« vérité et de justice » pourra se reconvertir comme « manager
ou chef d’entreprise ». Une ouvrière en quête de « consensus,
tranquillité et harmonie » fera une excellente « assistante de
direction ». Et si votre principal moteur est la quête du « plaisir et
de la nouveauté », vous avez toutes les chances de vous épanouir
dans un poste « nécessitant l’esprit d’aventure », tel que « grand
reporter » ou « professeur de fitness »…
Au cours de la même séance, le salarié congédié est invité à
« sortir de la colère » pour atteindre, étape par étape, l’apaisement
nécessaire à la recherche d’un nouvel emploi. Traduit en phrases
stéréotypées, cela donne :
« 1) Ce n’est pas possible, la situation va s’arranger » ; « 2) Jamais
je ne retrouverai un boulot comme celui-là » ; « 3) C’est difficile
mais je suis un bon professionnel, j’ai les ressources pour y arriver
» ; « 4) De toute façon cela peut arriver à tout le monde, personne
n’a un parcours parfait » ; « 5) Au fond ce travail n’était pas si bien,
je vais pouvoir en choisir un autre plus adapté à mon projet » ; « 6)
Je vais passer plusieurs entretiens pour me laisser la possibilité
de choisir le travail qui me correspond ».
Les reclassements sont-ils efficaces ? Les rares études disponibles
sur le sujet sont très nuancées. En 2010, le Conseil économique,
social et environnemental (Cese) assurait que « leur efficacité est
souvent jugée peu satisfaisante sur le plan du retour à l’emploi,
en particulier de l’emploi durable » [3]. À l’époque, le taux de
reclassement tournait autour de 60 %, ce qui incluait contrats à
durée indéterminée (CDI), contrats à durée déterminée (CDD),
mais aussi intérim et créations d’entreprises. Trois ans plus tard,
le taux global aurait chuté autour de 45 %, dont moins de 20 % en
CDI. Les grands noms du secteur mettent en avant les difficultés
économiques actuelles et les créations d’emplois en berne pour
expliquer ces mauvais résultats.
…et de la « revitalisation »
Récapitulons. Quand un plan de licenciements ou une fermeture
de site se profile à l’horizon, Groupe Alpha est susceptible de
fournir à la fois une analyse économique détaillée aux syndicats,
grâce à sa filiale Secafi, et une cellule de reclassement à la
direction, grâce à sa filiale Sodie. En clair, qu’il y ait ou non casse
sociale, Groupe Alpha rafle la mise. Dans certains cas, on peut
même se demander quel intérêt aurait le cabinet à contrecarrer
un plan de licenciements qui lui permettra de toucher le gros
lot : le reclassement de centaines de salariés rapporte plus qu’une
simple expertise aux comptes.
Mais le savoir-faire d’Alpha ne s’arrête pas là. Le groupe est
aussi capable, une fois que le site est liquidé, d’étudier les
conséquences de la fermeture sur le tissu économique local. C’est
sa filiale Semaphores qui se charge de cette mission. Le groupe
mise beaucoup sur cette structure qu’il a rachetée en 2008. Forte
de 200 salariés, Semaphores draine chaque année 25 millions
d’euros dans les caisses d’Alpha. La filiale réalise des études
d’impact pour le compte de grands groupes. « Ces études ont
pour but de mesurer le plus précisément possible les retombées
économiques de la fermeture d’un site, explique Patrick Cazorla,
directeur général de Semaphores. Une fermeture va peser sur
l’emploi local mais aussi sur la fiscalité, par la baisse des recettes
de taxe professionnelle et de taxe foncière. » En moyenne,
Semaphores facture ses rapports entre 50 000 et 100 000 euros,
selon les dimensions du site concerné.
Dans le cas de la fermeture de l’usine PSA d’Aulnay, Semaphores
a été mandaté par le groupe automobile pour réaliser l’étude
d’impact. Là encore, ses conclusions sont contestées par
les syndicats de l’usine. « Estimant que l’arrêt de la chaîne
d’assemblage d’Aulnay ne toucherait que “2 700 emplois directs
(en CDI dans l’usine), 400 postes d’intérimaires et 315 emplois de
fournisseurs” et seulement “600 emplois induits”, l’étude présente
des chiffres largement inférieurs à ceux avancés par les syndicats,
qui évaluent plutôt à 10 000 le nombre total de postes concernés,
y compris chez les sous-traitants et dans le bassin d’emploi »,
relevait L’Humanité en février 2013[4].
Est-ce parce que l’étude a été commandée par la direction du
groupe automobile que ses conclusions sont aussi clémentes ?
Refusant d’entrer dans la polémique, les responsables de
Semaphores préfèrent souligner le sérieux d’un travail qui a
mobilisé une dizaine de personnes pendant six semaines. Mais
il est évident que le procédé pose problème.
« C’est un peu comme si McDonald’s commandait une étude sur
l’impact sanitaire de la malbouffe, raille un observateur. En même
temps, ce genre de soupçon ne vaut pas uniquement pour les
rapports de Semaphores, mais pour tous ceux de ses concurrents.
Pour être vraiment indiscutable, les études d’impact devraient
être commandées et payées par les pouvoirs publics eux-mêmes…
Même si ce genre d’argument est difficilement perceptible en
cette période de crise des finances publiques. »
Dépenser de l’argent en études d’impact permet aux directions
d’entreprise de redorer leur image. Mais la revitalisation, elle,
relève d’une obligation légale. Le code du travail est très clair :
les entreprises de plus de 1 000 salariés qui procèdent à des
licenciements collectifs doivent mettre en place des mesures de
revitalisation, afin de limiter les effets des suppressions de postes
sur le bassin d’emploi. Ces mesures sont de différents types :
soutien à la création ou la reprise d’entreprise, financement
des investissements des Très Petites Entreprises (TPE) et PME
locales, soutien à la création d’emplois pour les entreprises
de la région, etc. Les grands groupes sont tenus d’y consacrer
l’équivalent d’au moins deux SMIC bruts par emploi détruit. En
clair, si une entreprise comme Renault supprime 150 emplois
dans son usine du Mans, elle devra injecter quelque 290 000
4
dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.1.)
les dossiers de terrain de luttes
euros dans la revitalisation de l’agglomération. En général, la
durée totale de l’opération n’excède pas trois ans.
Lorsqu’elles sont soumises à cette obligation, les entreprises
se tournent vers des professionnels de la revitalisation. Ce
secteur connaît une croissance constante depuis le début des
années 1980. À l’époque, la désindustrialisation commençait à
ravager des bassin d’emploi entiers, et les grands groupes ont
commencé à développer leurs propres sociétés de revitalisation :
Saint-Gobain Développement pour Saint-Gobain, Sofrea pour
Total, Side pour Michelin, etc. Aujourd’hui, le secteur est dominé
par les acteurs publics, tels que les chambres de commerce et
d’industrie, mais une poignée de sociétés privées tirent leur
épingle du jeu. On trouve BPI, Altedia, Alixio et Semaphores,
la filiale de Groupe Alpha. Quand un grand groupe doit mettre
en place des mesures de revitalisation, ces sociétés s’occupent
de jouer les intermédiaires, en identifiant dans le bassin local
les petites entreprises susceptibles de bénéficier d’aides à
l’emploi. « Évidemment, les grands groupes ne vont pas accorder
des subventions à n’importe qui, souligne un ancien cadre de
Semaphores. Notre rôle est de recenser les projets créateurs
d’emplois et d’évaluer leur solidité. » Les honoraires de ces
intermédiaires tournent généralement autour de 1 000 euros par
emploi créé. Notre ancien cadre explique qu’une grosse partie de
cette somme (70 % en moyenne) est versée au début du processus,
et le reste lorsque les emplois ont bien été créés.
Les grands groupes n’hésitent pas à communiquer sur les
projets mis en oeuvre, afin de restaurer leur image écornée par
les restructurations. Mais l’efficacité réelle des mesures prête à
discussion. À l’échelle nationale, il existe très peu d’études sur le
sujet. En 2006, une étude menée conjointement par l’Inspection
générale des finances et l’Inspection générale des affaires
sociales sur trente sites industriels a néanmoins permis de se
faire une (petite) idée de l’efficacité du dispositif. Les différentes
entreprises concernées avaient détruit quelque 13 600 postes
par leurs restructurations. Dans le même temps, les mesures de
revitalisation ont permis la création de 7 583 emplois, soit un
peu plus de la moitié des destructions. Cependant, ces chiffres
doivent être pris avec des pincettes, les auteurs de cette étude
soulignant que « la confusion est fréquente entre emplois créés et
emplois programmés ». Autre bémol non négligeable, le chiffre
de 7 583 postes intègre les simples « consolidations » d’emplois :
quand un grand groupe prête de l’argent à une PME afin de
lui permettre de franchir un cap difficile, cela vient gonfler les
statistiques. Même si l’obligation de revitalisation part d’une
intention louable, les résultats ne sont donc pas au rendez-vous.
« base » seraient de plus en plus réticents à travailler avec Secafi.
« Sur le terrain, les camarades prennent leurs distances, expliquet-il. Plusieurs unions départementales tiennent désormais à
diversifier leurs interlocuteurs, pour ne pas dépendre exclusivement
des expertises d’Alpha. La position de Ferracci est de plus en plus
intenable, on ne peut pas travailler à la fois pour les patrons et les
syndicalistes. »
Si cette prise de distance se confirmait, elle poserait de sérieux
problèmes à Secafi : ce sont les unions départementales et les
fédérations qui lui amènent la plupart de ses contrats. Mais la
polémique dépasse le seul cadre de la CGT. Chez Goodyear
aussi, le recours à Secafi a engendré un sacré remue-ménage
parmi les syndicalistes. Client historique du cabinet, le comité
central d’entreprise (CCE) l’avait mandaté dans le cadre de la
fermeture du site d’Amiens Nord.
Les syndicats espéraient, comme dans le cas de PSA, trouver
des arguments susceptibles de justifier la survie de l’usine.
Malheureusement, le rapport commandé a beaucoup déplu.
Prenant totalement à contre-pied la stratégie de la CGT majoritaire,
les experts de Secafi confirmèrent les difficultés économiques
avancées par Goodyear pour justifier la fermeture d’Amiens :
endettement surélevé, bénéfices en berne, ralentissement du
marché des pneumatiques. Le tableau a-t-il été noirci à dessein ?
D’autres spécialistes du secteur ont mis en avant le fait que le
groupe industriel avait renoué avec les bénéfices en 2011 et que
les ventes de pneus en Europe repartaient progressivement
à la hausse, autant de signes annonciateurs d’une prochaine
embellie. Difficile de trancher dans un tel débat d’experts. Ce
qui est sûr en revanche, c’est que les syndicalistes du groupe ont
fait la grimace. Déçu par la teneur du rapport, le CCE a décidé
de se passer des services de Secafi. « Il y a eu un vote au sein
du CCE sur le choix du cabinet d’expertise, explique un délégué
central. Cela se passait à la fin de l’année 2013. Les débats ont été
houleux. Finalement, Secafi a été éjecté : il n’a obtenu qu’une voix
sur cinq… C’est une décision historique. Cela fait plus de dix ans
que je travaille chez Goodyear, et j’ai toujours vu le CCE travailler
main dans la main avec Secafi. »
Extrait du livre de Cyprien Boganda, Le business des faillites paru à la
Découverte (2015)
1.
2.
Le prix du mélange des genres
Aide aux syndicats, reclassement des salariés, revitalisation
des territoires : Alpha tire profit d’une diversification unique en
France pour conforter sa bonne santé financière. Mais ce mélange
des genres pratiqué à grande échelle finit par faire grincer des
dents, jusque dans les rangs de la CGT. Selon un poids lourd de la
confédération, qui préfère conserver l’anonymat, les délégués de
3.
4.
[notes]
Chiffre fourni à l’auteur par plusieurs élus syndicaux du groupe
automobile.
À titre d’exemple, lorsque Pôle emploi a commencé à sous-traiter
le suivi de chômeurs à des opérateurs privés, en 2009, la répartition était la suivante : 50 % lors de la prise en charge du demandeur
d’emploi, 25 % si le chômeur décroche un emploi, 25 % s’il occupe
toujours ce poste six mois après.
Marcelle RAMONET, « Les cellules de reclassement », Notes d’Iéna, nº 357, 22 janvier 2010 (disponible sur <www.lecese.fr>).
« Retombées en cascade du plan PSA », L’Humanité, 22 février
2013.
5
les dossiers de terrain de luttes
15. 2.
Le business des faillites ?
« La plupart des grands noms du capitalisme hexagonal
ont bâti leur fortune de cette manière »
dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.2.)
Tapie, Pinault, Bolloré… La plupart des chefs d’entreprise érigés en modèle dans les années 1980 ont bâti leur fortune sur les mises en faillite de
fleurons traditionnels de l’industrie française. Dans son livre, Le business des faillites, Cyprien Boganda revient sur l’histoire
de ce business tout particulier qui est aujourd’hui peuplé d’une galaxie d’intermédiaires de toutes sortes.
Terrains de Luttes : Votre livre commence par revenir sur
l’histoire du business des faillites en France. Quand a émergé
ce marché et quels sont les premiers à se lancer dans ce
business au cynisme sans faille ?
Cyprien Boganda : Ce business s’est développé dès la fin des
années 1970. A cette époque, la crise économique frappe la
France de plein fouet et le nombre de faillites explose : plus de
20 000 en 1980 contre 10 000 dix ans plus tôt. Dans ce contexte,
des hommes d’affaires en devenir décident de se lancer dans la
reprise d’entreprises en difficultés. Leur stratégie est simple :
racheter une société en dépôt de bilan pour une bouchée de pain,
la restructurer à la hache, puis la revendre quelques années plus
tard, en réalisant une plus-value au passage. Pour que l’opération
soit juteuse, il faut choisir sa cible avec soin. En général, ce sont
des entreprises endettées mais disposant d’actifs de valeur, ou des
sociétés dont les difficultés résultent avant tout d’une mauvaise
gestion. La plupart des grands noms du capitalisme hexagonal
ont bâti leur fortune de cette manière : François Pinault, Bernard
Arnault et Vincent Bolloré, pour les plus connus.
Tous ont bénéficié des largesses des pouvoirs publics. Les
gouvernements de gauche comme de droite ont préféré confié
la restructuration des canards boiteux à ces repreneurs, quitte
à les subventionner. François Pinault, par exemple, a bénéficié
de 250 millions de francs d’argent public en rachetant Isoroy, un
gros fabricant de contreplaqué. Selon les sources de l’époque, il
a supprimé un millier d’emplois (sur 4 000) avant de revendre
l’entreprise pour une somme conséquente. Certains évoquent le
chiffre de 950 millions de francs…
Evidemment, tous ces hommes d’affaires ont préféré gommer
ces épisodes peu reluisants de leur biographie. Bernard Arnault
déteste qu’on lui rappelle les origines de son empire. Il faut
pourtant se souvenir que LVMH, géant du luxe tricolore, s’est
construit sur les décombres d’un ancien fleuron du textile en
faillite, Boussac. Après avoir la main dessus au milieu des
années 1980, Arnault s’est débarrassé de toutes les marques qui
ne l’intéressaient pas pour ne conserver que les plus rentables :
Dior, le Bon Marché, etc.
Heureusement pour lui, les journalistes le renvoient rarement à
cette période. Cette indulgence ne date pas d’hier. En regardant
les grands médias de l’époque, on est frappé du pouvoir de
fascination que les repreneurs exerçaient sur les journalistes.
Vincent Bolloré, surnommé « le Petit prince du cash-flow » par la
presse économique, était invité en héros sur tous les plateaux
télés. Son emploi du temps était scruté à la loupe, depuis son
jogging matinal jusqu’à ses dîners en famille… On était vraiment
en plein mythe du « self made man » à la française.
Les choses ont un peu changé depuis, parce que le business
du sauvetage d’entreprises s’est transformé. Dans les années
1980, il était relativement artisanal. Avec le temps, il s’est
professionnalisé, jusqu’à devenir une industrie à part entière. Les
Bernard Arnault de la grande époque ont été remplacés par des
fonds d’investissement modernes et discrets, spécialisés dans
le rachat d’entreprises en difficultés. Aux côtés de ces fonds de
« retournement », des dizaines de cabinets ont vu le jour, dans
différents secteurs.
T. d. L. : Quels sont aujourd’hui les cabinets les plus actifs sur
ce marché ? Quelles sont leurs méthodes ?
C. B. : Les professionnels du sauvetage d’entreprises, friands
de terminologies anglo-saxonnes, parlent de « restructuring »
pour désigner leur marché. Le terme est plus élégant que
« restructuration » mais les réalités sont les mêmes. Restructurer
une entreprise, c’est retrouver le chemin de la rentabilité par
tous les moyens : suppressions de postes, réorganisations de
services, vente d’actifs, renégociation de dettes. Pour réaliser
ces opérations parfois complexes, les directions font appel à de
nombreux acteurs, qui travaillent souvent en étroite collaboration.
Les cabinets d’audit sont les experts du chiffre. Ils sont chargés
d’éplucher les comptes d’une entreprise pour passer en revue
les principaux « coûts » : achat de matières premières, frais
de personnel, frais généraux, etc. Ils surveillent également la
trésorerie de l’entreprise et bâtissent des business plan. A l’issue
de leur mission, ces cost-killers peuvent préconiser à la direction
des mesures radicales, sur le mode : « Il nous semble que votre
masse salariale est trop élevée, il serait bon de la réduire de tant.
Voici les postes sur lesquels on peut jouer »… Les missions de
ce type sont coûteuses. En moyenne, elles mobilisent cinq ou
six personnes et sont facturées autour de 900 euros de l’heure.
Quatre géants se partagent le marché de l’audit à travers le
monde : KPMG, Ernst&Young, Deloitte et PwC. La France
compte aussi des acteurs de taille plus modeste mais en pleine
croissance, comme Eight Advisory.
Autre famille d’acteurs, les managers de crise. Appelés au
secours par les directions ou les actionnaires, ils débarquent
dans l’entreprise en crise, prennent la place du dirigeant et se
débrouillent pour redresser les comptes, quel qu’en soit le prix.
En moyenne, la durée d’une intervention est de huit mois. Pour
redresser la barre d’une entreprise, ils peuvent être amenés à
prendre des décisions brutales : mise en place d’un plan social,
réorganisation du temps de travail, rupture de contrat avec des
fournisseurs. Un manager réputé facture au moins 1 500 euros la
journée. Les cabinets les plus connus sont Valtus, NIM ou MCG
Managers.
Les restructurations comportent toujours une dimension
juridique. L’avocat intervient tout d’abord pour orienter le chef
d’entreprise dans le labyrinthe du droit. C’est lui qui l’aidera à
choisir entre les différentes procédures collectives encadrant les
entreprises en difficulté : redressement judiciaire, conciliation,
6
les dossiers de terrain de luttes
dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.2.)
etc. C’est surtout lui qui joue le rôle du scribe : il tient le stylo à
chaque étape du plan de redressement, et ce type de procédures
génère des kilomètres de paperasse. En cas de vente de
l’entreprise en difficulté ou de renégociation de dette, il rédige
les contrats. Enfin, les cabinets d’avocat conçoivent les plans de
sauvegarde de l’emploi (PSE), qui peuvent compter plusieurs
centaines de pages. Les honoraires atteignent, là encore, des
sommes colossales (500 euros de l’heure). Pour le PSE d’une
multinationale, un cabinet peut toucher jusqu’à 500 000 euros.
T. d. L. : Vous évoquez aussi dans votre ouvrage le caractère
trouble de certaines décisions prises par la justice consulaire.
Est ce que vous pourriez nous dire quels sont les problèmes
principaux que pose le système français de mise en faillite ?
C. B. : Les tribunaux de commerce occupent une place centrale
dans le business des faillites. Les repreneurs viennent y faire
leur marché depuis des décennies. Au nombre de 134, ces
tribunaux hérités du Moyen-Age décident du sort de plus de
50 000 entreprises tous les ans. Lorsqu’une société ne peut plus
payer ses dettes, elle est placée en redressement judiciaire. A
l’issue de la procédure, les juges tranchent entre trois options : la
liquidation, la poursuite d’activité avec la même direction ou la
cession à un repreneur. Nommés par les tribunaux de commerce,
les administrateurs judiciaires assistent ou remplacent les chefs
d’entreprise pendant toute la durée de la procédure.
Pendant des siècles, personne ne s’est réellement soucié du
fonctionnement de la justice commerciale. Très peu coûteuse
pour l’État, puisque les juges sont bénévoles et que les
administrateurs sont rémunérés directement par les entreprises
en dépôt de bilan, elle était par ailleurs réputée pour son efficacité
et sa discrétion. La crise économique du milieu des années 1970
change la donne. Les tribunaux se retrouvent submergés par
un flot continu d’entreprises en déconfiture. Si l’on cherche
aujourd’hui à dresser un bilan chiffré de cette justice, ce n’est
pas très brillant : 70 % des entreprises placées en redressement
judiciaire sont liquidées à l’issue de la procédure. En moyenne,
ce sont plus de 100 000 emplois qui sont détruits chaque année.
Il est bien évident que ces mauvais résultats s’expliquent en
partie par la fragilité des entreprises qui arrivent à la barre
des tribunaux. Mais il faut aussi, à mon avis, s’interroger sur le
fonctionnement même de cette justice, qui n’a d’équivalent nulle
part ailleurs. En France, les juges siégeant dans les tribunaux
de commerce sont eux même issus du monde de l’entreprise :
dirigeants de sociétés (principalement), cadres d’entreprises,
commerçants. En clair, ce sont des patrons qui jugent d’autres
patrons ! Les risques de conflits d’intérêts sont omniprésents. Il
n’est pas rare de voir des dirigeants d’entreprises liquider des
concurrents. Dans d’autres cas, les juges sont directement liés
aux entreprises en dépôt de bilan. Cela a été le cas récemment
dans l’affaire Doux, un gros producteur de volaille breton
placé en faillite en 2012. L’entreprise a été démantelée par le
tribunal de commerce de Quimper, alors même qu’une solution
alternative existait. Mais cette solution impliquait que Charles
Doux, dirigeant et actionnaire ultra-majoritaire, accepte de
passer la main. Plus d’un millier d’emplois ont été supprimés
dans l’opération, soit le tiers des effectifs. Quelques semaines
plus tard, un article du Télégramme de Brest a révélé que sept
juges consulaires sur seize entretenaient des liens plus ou
moins étroits avec le groupe Doux. On trouvait par exemple son
directeur juridique et l’un de ses principaux commissaires aux
comptes.
Pour mettre un terme à ces situations ubuesques, il faudrait
limiter le pouvoir exorbitant des juges consulaires, en
introduisant dans les tribunaux des magistrats professionnels
totalement indépendants des entreprises. C’est ce que l’on
appelle l’échevinage, pratiqué en Alsace et en Moselle depuis
le xixe siècle. Au cours des trente dernières années, plusieurs
responsables politiques ont tenté de faire évoluer la justice
commerciale, mais toutes les tentatives se sont heurtées au
puissant lobby des juges consulaires.
T. d. L. : On a beaucoup parlé de l’affaire Mory Ducros
récemment. Est ce que cette faillite annonce une nouvelle
façon de faire des affaires sur les restructurations ?
C. B. : Je crois surtout que cette histoire illustre une pratique
apparue il y a une dizaine d’années en France, qui consiste à soustraiter la liquidation d’une entreprise à des repreneurs. L’épisode
Mory Ducros débute fin 2009. DHL, géant de la logistique,
annonce son intention de céder son activité de messagerie
(transport de colis). Cela fait des années que le groupe veut se
débarrasser de sa filiale, plombée par de lourdes pertes. Pour
appâter les candidats au rachat, DHL promet de laisser dans
les caisses de l’entreprise la somme de 200 millions d’euros. En
2010, le fonds de retournement Caravelle finit décroche le gros
lot. Ducros Express voit le jour, bientôt rebaptisée Mory Ducros
à la suite de la fusion avec une autre société. Trois ans plus tard,
Mory est placée en faillite. Que s’est-il passé ? Pourquoi DHL
a-t-il vendu son entreprise de messagerie à Caravelle, pourtant
dénué de la moindre expérience dans le secteur ? Les syndicats
soupçonnent en réalité DHL d’avoir sous-traité la restructuration
de l’entreprise au fonds de retournement, pour éviter d’assumer
le coût et les désagréments d’un plan social. Il est difficile
aujourd’hui d’être affirmatif, dans la mesure où une procédure de
justice est en cours. Si jamais la manipulation était avérée, elle
rappellerait une autre affaire emblématique, l’affaire Samsonite.
En 2005, cette usine située dans le nord de la France avait été
revendue par le bagagiste américain à un duo de repreneurs peu
scrupuleux, qui se sont chargés de liquider le site.
Entretien avec Cyprien Boganda
Propos recueillis par Terrains de Luttes
7
les dossiers de terrain de luttes
15. 3.
Vivarte :
15 ans de pillage financier en bande organisée
Plus qu’une entreprise, c’est un cas d’école. L’histoire de Vivarte, ancien fleuron tricolore de l’habillement
qui vient d’annoncer un gigantesque plan social, permet de comprendre comment les financiers mettent à sac une entreprise.
En quinze ans, fonds vautours et banquiers ont amassé une fortune sur le dos de Vivarte.
Pendant ce temps, les 20 000 salariés travaillent dans des conditions déplorables.
Les contribuables trinquent, eux aussi, sans le savoir…
L
dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.3.)
a diversion a fait merveille. Le 7 avril, la direction du
groupe d’habillement Vivarte (La Halle, André, Kookaï,
Naf-Naf…) annonce publiquement la suppression de 1 600
postes, ainsi que la fermeture de quelque 200 magasins. Voilà
qui aurait dû faire la une des journaux pendant des jours… Mais
cette information a été très rapidement supplantée par un autre
« scoop », autrement plus croustillant. Le Parisien affirme deux
jours plus tard que Marc Lelandais, ancien PDG de Vivarte mis
sur la touche à la fin de l’année dernière par les nouveaux actionnaires du groupe, aurait perçu plus de 3 millions d’euros en
guise de chèque de départ.
Dans son enquête, le Parisien cite des documents internes de
Vivarte pour justifier ses chiffres. Ces documents ne sont pas
tombés du ciel. Ils ont été envoyés par mail à plusieurs journaux
français début avril. L’origine de cet envoi ne fait guère de
doute : « Il s’agit vraisemblablement d’une manip’ des nouveaux
actionnaires de Vivarte, explique sous couvert d’anonymat l’un
des journalistes destinataires. En gros, l’idée était d’accabler
l’ancien PDG du groupe, pour mieux détourner l’attention. »
L’opération a parfaitement réussi. Marc Lelandais, patron
« trop gourmand », s’est retrouvé sous le feu des projecteurs.
Mais qui s’est intéressé, dans la presse, au profil des nouveaux
propriétaires du groupe, les fonds anglo-saxons Oaktree,
Alcentra, Babson et Golden Tree ? Ce sont pourtant eux qui font
la pluie et le beau temps chez Vivarte depuis l’été 2014, eux qui
ont décidé la gigantesque casse sociale qui se prépare.
Les sales méthodes des fonds vautours
Ce type d’actionnaires traîne dans son sillage une réputation
sulfureuse. Les médias les surnomment parfois « fonds
vautours », quand les professionnels de la finance préfèrent
l’appellation anglo-saxonne plus neutre de « fonds distressed »
(comme « distressed debt », c’est-à-dire dette dépréciée). Ces
prédateurs sont spécialisés dans le rachat de dette d’entreprises
en difficultés, une activité juteuse dès lors que l’on dispose
d’une mise de départ conséquente. L’objectif est simple. Ils
repèrent une entreprise potentiellement rentable mais dont
l’endettement menace le bon fonctionnement, et rachètent sa
dette à bas prix. Ensuite, ils s’invitent à la table des négociations
aux côtés des autres créanciers. Objectif : convertir leurs
créances en capital de l’entreprise (c’est-à-dire abandonner une
partie de leur créances contre des actions de la société), afin
d’en prendre le contrôle, et revendre leur participation au prix
fort quelques années plus tard…
Le PDG d’une grosse boite française, qui a eu affaire à l’un
de ces fonds il y a quelques années, décrit le mécanisme de
l’intérieur : « En général, ils opèrent dans l’ombre. Un beau matin,
j’ai découvert que l’une de mes banques avait revendu une partie
de la dette de mon groupe à un fonds vautour. Elle l’avait cédée
en “sous participation”, une technique qui permet à l’acheteur de
demeurer masqué. Une fois que les fonds vautours ont racheté
suffisamment de dette pour être en position de force, ils exigent
de la direction de l’entreprise le remboursement total des
créances. Comme l’entreprise n’a généralement pas les moyens
de le faire, elle est contrainte d’accepter la conversion de la
dette en capital. » Dès qu’ils ont pris les rênes de l’entreprise,
les fonds vautours s’emploient à faire remonter du cash, par tous
les moyens. « Une grosse entreprise, même endettée, dispose
toujours d’actifs, souligne le PDG. Cela peut être des brevets,
de mètres carrés de magasins, n’importe quoi. S’il faut revendre
l’entreprise par morceaux et licencier 1 000 personnes, ils le
feront. Ces gens là ne savent faire qu’une seule chose : compter. Et
ils rentrent toujours dans leurs frais… »
250 000 euros de jetons de présence
Il suffit de consulter les comptes annuels de quelques uns de ces
fonds vautours pour juger de leur excellente santé financière.
Le fonds Oaktree, créé en 1995 à Los Angeles (Etats-Unis), est
l’un des principaux actionnaires de Vivarte. Ce monstre gère
à lui seul 84 milliards d’euros d’actifs à travers le monde, pour
le compte de divers clients : fonds de pension, compagnies
d’assurance, fondations, fonds souverains, etc. Son portefeuille
d’investissements est varié : émissions obligataires à haut
rendement (dette émise par des entreprises en difficultés, dont
le taux d’intérêt est très élevé), trading de matière première
(pétrole, gaz, etc.), immobilier. En 2014, Oaktree a engrangé
un demi-milliard d’euros de bénéfices. Ces revenus assurent
un train de vie confortable aux dirigeants du fonds – avocats
d’affaires ou financiers pour la plupart. A titre d’exemple, la
rémunération totale du PDG, Jay Wintrob, s’élevait pour l’année
2014 à 14,5 millions d’euros ; celle du Directeur général, John
Frank, à 12 millions. [1]
Ces sommes astronomiques feraient presque passer nos patrons
du CAC 40 pour des gagne-petit… D’ailleurs, les prétentions
salariales des nouveaux dirigeants de Vivarte en ont étonné
plus d’un. Leur quatre représentants siégeant au sein du conseil
d’administration toucheraient 250 000 euros de jetons de
présence chacun, soit 3,5 fois la moyenne du CAC !
Pour prendre le contrôle de Vivarte, Oaktree, Alcentra, Babson
et Golden Tree ont appliqué leur méthode favorite. Après avoir
racheté de la dette du groupe, ils ont poussé l’ensemble des
créanciers de Vivarte à négocier une restructuration financière
gigantesque. Par son ampleur inédite en Europe, l’opération
a frappé les esprits. En effet, il s’agissait de restructurer une
montagne de dettes évaluée à 2,8 milliards d’euros. A l’arrivée,
l’endettement du groupe a été ramené à 800 millions. Les fonds
vautours ont converti 1,3 milliard d’euros de créances en capital
de Vivarte, prenant ainsi le contrôle de l’entreprise. Le Parisien
8
les dossiers de terrain de luttes
a révélé que Marc Lelandais aurait touché un « bonus pour
restructuration » d’un million d’euros. La somme est colossale,
mais ce n’est qu’une goute d’eau dans l’océan d’honoraires
perçus par tous les experts qui ont conseillé les diverses parties
en présence pendant la restructuration. Parmi ces experts
figuraient notamment une administratrice judiciaire – Hélène
Bourbouloux -, les banques Lazard et Rothschild et le cabinet
d’avocat d’affaires Weil Gotshal. En six mois, tout ce petit monde
a empoché 43,4 millions d’euros.[2]
Maintenant qu’ils se sont installés aux commandes du groupe
d’habillement, les fonds anglo-saxons n’auront plus qu’une
obsession : faire grimper les marges de l’entreprise pour revendre
leur participation au plus vite. D’où les 1 600 suppressions de
postes annoncées et les fermetures en cascade…
dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.3.)
« Georges le nettoyeur »
fait le bonheur des actionnaires
Ce n’est pas la première fois que Vivarte fait ainsi office de
vache à lait pour des financiers aux dents longues. C’est même
l’unique tâche que lui assignent ses propriétaires successifs
depuis quinze ans. Tout commence en avril 2000, époque où
cette ancienne manufacture de chaussures fondée au début du
xxe siècle à Nancy, porte encore le nom de Groupe André. Deux
financiers prennent à grand fracas le contrôle de l’entreprise. Il
s’agit de Nathaniel Rothschild, richissime héritier de la famille
de banquiers du même nom, et Guy Wyser-Pratte, un ancien
marine américain reconverti dans la finance. Le groupe André
fait alors figure de « bel endormi », qui malgré un portefeuille de
marques bien garni (André, Minelli, Kookaï…) et une multitude
de points de vente sur tout le territoire français, ne produit
pas assez de valeur pour l’actionnaire. Les nouveaux arrivants
promettent de transformer l’entreprise en machine à cash, au
moyen d’une thérapie de choc. Pour ce faire, ils nomment à la
tête du groupe un certain Georges Plassat, PDG réputé pour son
amour de l’opéra, du ski, et des plans sociaux. « Moi, je travaille
à la Kalachnikov », confie-t-il en petit comité. Sous l’impulsion
du nouvel arrivant, le groupe réorganise ses filiales de fond
en comble, ferme une centaine de magasins, et supprime 400
postes. Cette rugosité vaudra au PDG le surnom peu amical de
« Georges le nettoyeur », ainsi que la reconnaissance émue des
actionnaires. Dans le même temps, les investissements sont
relancés.
Flairant la bonne affaire, le fonds français PAI entre au capital
de l’entreprise en mars 2004. Il ne lui faut que deux ans et demi
pour toucher le jackpot. Alors qu’il n’a investi que 474 millions
d’euros lors du rachat, PAI revend sa participation début 2007 à
un autre fonds d’investissement, le britannique Charterhouse.
Montant de la vente : 2,3 milliards d’euros… soit 4,8 fois la mise
de départ. Les hasards faisant bien les choses, PAI profite au
passage de la nouvelle législation française très clémente en
matière d’imposition sur les plus-values. Auparavant, ses 1,8
milliard d’euros de plus-values auraient été taxés à hauteur de
20%. En 2007, le taux n’est plus que de 1,66%, soit une économie
fiscale de 340 millions.
Un milliard d’euros d’intérêts
Spectaculaire, le redressement du groupe se poursuit pendant
les années suivantes. Mais le ver est déjà dans le fruit. Le rachat
en 2007 par Charterhouse s’est fait par LBO (leveraged buy-out,
ou rachat par endettement). Sous l’impact de la crise, les ventes
diminuent et l’endettement du groupe devient incontrôlable.
Pour redresser les marges du groupe, la direction tente une
montée en gamme, qui éloigne les acheteurs historiques sans
convaincre une clientèle plus huppée. En 2014, l’endettement
est tel qu’il nécessite la restructuration financière décrite plus
haut. Cette dernière a été abondamment saluée par la presse
économique comme une grande réussite. Néanmoins, il y a
fort à parier qu’elle ne suffise pas à sauver Vivarte, comme le
soulignent les experts au compte travaillant pour le comité
d’entreprise (CE). « La solvabilité du groupe n’est pas assurée,
écrivent-ils noir sur blanc dans un de leur rapport. Pour que
le groupe soit en capacité de rembourser sa dette bancaire, il
faudrait qu’il génère plus de 700 millions d’euros de cash en
2019 et 2020. Ce qui est loin des niveaux prévus sur 2017/2018
(158 millions). »
Bref, des restructurations sont probablement encore à craindre.
« Le plus inquiétant, c’est l’absence totale de stratégie de la
nouvelle direction, déplore Jean-Louis Alfred, délégué CFDT. Ils
sont en train de tuer ce groupe. La restructuration annoncée ce
mois ci va conduire à la fermeture de la moitié des magasins de
“La Halle aux vêtements”. Mais il s’agit d’un fusil à deux coups :
tout le monde sait pertinemment que ces fermetures auront un
impact sur la fréquentation des “halles aux chaussures”, dont
les magasins sont accolés aux halles aux vêtements. Il y aura
d’autres fermetures. »
Encore une fois, les salariés paieront au prix fort les
conséquences des errances stratégiques de leur direction,
comme c’est le cas depuis dix ans. Chez Vivarte, la précarisation
des travailleurs est une constante depuis le début de l’ère Plassat
(2000-2012), marquée par une impitoyable chasse aux coûts de
fonctionnements. Actuellement, 4 salariés sur 10 triment à temps
partiel, et 1 sur 6 est en CDD. Quant aux salaires, ils flirtent
avec le SMIC. « Avec 22 ans d’ancienneté, je touche 1450 euros
par mois, primes comprises, assure Jean-Louis Alfred. Certains
directeurs de magasins gagnent encore moins que moi ! »
En attendant, le surendettement de Vivarte n’aura pas fait que
des malheureux. S’il y a un chiffre qui énerve particulièrement
les salariés du groupe, c’est celui du pactole touché par les
163 créanciers (fonds d’investissement et banques) qui ont tiré
profit du LBO débuté en 2007. En sept ans, ces derniers ont
perçu un milliard d’euros d’intérêts[3], soit 143 millions d’euros
par an en moyenne. La liste exhaustive des créanciers est tenue
secrète, mais parmi les principaux fonds anglo-saxons figurent :
Alcentra, Babson, Canyon, CSAM, GLG, Golden Tree, Hayfin,
ICG, Oakhill, Oaktree, 3i. Par ailleurs, un autre chiffre devrait
énerver… les contribuables français. En effet, les intérêts versés
par un groupe sous LBO sont déductibles de l’impôt sur les
sociétés. Pour le dire autrement, l’Etat – donc les contribuables –
participent ainsi au financement de ces montages financiers.
Dans le cas de Vivarte, la facture globale dépasse les 400
millions d’euros.
Alexis Moreau
1.
2.
3.
[notes]
Tous les chiffres sont tirés du rapport annuel 2014 d’Oaktree, disponible à l’adresse : https://www.nyse.com/quote/XNYS:OAK/sec
Chiffre figurant dans un rapport interne de Vivarte, daté d’avril
2015.
Idem.
9
les dossiers de terrain de luttes
15. 4.
« A Stracel, ils ont jeté le citron après l’avoir pressé »
5 techniques pour siphonner une usine rentable
Un cas d’école qui sera demain enseigné aux consultants aux dents longues ? Quand la multinationale finlandaise UPM rachète la « Cellulose
de Strasbourg » en 1988, les ouvriers de cette usine de production de pâte à papier sont plutôt confiants dans l’avenir. Mais ce rachat ne visait,
pour le groupe UPM, qu’à s’implanter sur le territoire français, avec une garantie de pérennité du site de pâte seulement pour 10 ans.
La « promesse » prend fin en 1998, avec l’annonce d’un premier plan social massif de 210 salariés, avant l’annonce d’une cession définitive
du site en 2012. Retour sur le lessivage d’une usine rentable.
dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.4.)
L
e site de production de STRACEL est rentable et l’arrivée d’un
grand groupe ne peut qu’être synonyme d’investissements sur
le long terme. Et de fait, le site de production va peu à peu
s’agrandir, avec notamment la création en 1990 d’une unité de production de papier journal à côté de la vieille chaîne de production
de pâte à papier, anciennement nommée Cellulose de Strasbourg.
Fin 1999 – début des années 2000, UPM investit même 76 millions
d’euros dans un process de fabrication, innovant à l’époque, afin de
pouvoir produire le papier couché magazine, un tout nouveau papier
brillant et satiné, destiné à la presse écrite.
Mais l’arrivée de ce type de multinationales, hautement capitalistiques, laisse rarement inchangées les logiques comptables qui assuraient jusque-là la rentabilité d’un site de production.
Très vite, les représentants du personnel qui siègent au conseil
d’établissement, voient défiler devant leurs yeux des comptes
de résultats alarmants faisant état de pertes pour leur usine. La
production fonctionne pourtant toujours à plein régime car le
marché asiatique est un grand consommateur de papier. Mais par
une série de jeux d’écritures comptables l’entreprise a été rendue non
rentable. Une manière pour le groupe de ne pas payer d’impôts sur
les bénéfices pour ce site et de ramener l’argent vers la holding qui
trône au sommet du groupe financier que constitue UPM : le groupe
est côté en bourse, à Helsinki et à Londres, le groupe ayant pris la
précaution de ne pas déclarer ses cotations boursières en France…
Contrairement à ce que le discours libéral peut laisser croire, les
fermetures d’usine ou les délocalisations se font souvent sur des sites
de production qui dégageaient de l’argent avant qu’entrent en scène
une série de stratégies qui finissent par couler l’usine et entraîner la
mise au chômage des ouvriers.
Chose rare dans cette usine, les délégués syndicaux ont sollicité très
vite un cabinet d’expertise comptable indépendant, pour porter au
jour les malversations internes qui ont mis à terre leur usine. Petit
passage en revue des diverses façons de couler une boîte.
stratégie n° 1 : les investissements du groupe
sont en fait des dettes pour l’usine
Le nouveau process dont fait partie intégrante le site de production
de Stracel semble, dans un premier temps, être un signe positif pour
les ouvriers qui travaillent là : le groupe investit pour l’avenir. Mais
sur le plan comptable, ces investissements n’ont pas fait l’objet d’un
emprunt classique auprès d’une banque à un taux correspondant à
celui du marché de l’époque, soit 2 à 3 %, taux pratiqué à l’époque sur
les marchés financiers.
« Officiellement », c’est l’entité mère du groupe qui a prêté l’argent
à l’usine. Les 76 millions d’euros d’investissements sont donc, en
réalité, une sorte de « prêt » que le site de Stracel doit rembourser à
UPM sur ses résultats d’exploitation. L’entité mère du groupe prélève
ainsi entre 1,3 et 1,6 million d’euros à un taux usurier de 9 % d’intérêts
auquel il faut ajouter l’amortissement initial. Ceci constitue une
niche fiscale bénéfique dont la finalité a été dévoyée.
Au fil des ans, le site de Stracel aura ainsi remboursé près de 100 millions
d’euros d’intérêts, sans compter le capital initial également remboursé,
pendant une période d’au moins 11 années. Et « comme par hasard »
l’annonce de la fermeture du site surviendra lorsque le prêt arrivera à
échéance, le 31 août 2011, suite à une prétendue « baisse du marché du
papier » en Europe. Comme on pourrait dire c’est « l’arbre qui cache la
forêt », les millions d’euros emmagasinés ont grassement payé les actionnaires du groupe qui s’est ensuite débarrassé du site de production :
prêt remboursé + fin des amortissements = bénéfices engrangés + taux
maximal de rentabilité… C’est là un signal pour tout délégué syndical
digne de ce nom : un gros investissement dans l’entreprise peut paradoxalement marquer le lancement d’une mise à mort d’une usine par le
simple jeu des taux d’intérêt faramineux qu’une maison-mère impose à
sa filiale. Mais ce n’est pas là la seule stratégie possible pour vider les
caisses d’un site de production.
stratégie n° 2 : les bénéfices dégagés par le site sont
transférés vers le siège via un jeu de commissions opaques
L’usine produit du papier, mais c’est le siège, via sa centrale de vente,
qui assure la signature des contrats de vente auprès de gros acheteurs.
Pour chaque vente réalisée, l’usine de Stracel se voit ainsi facturée une
commission de vente qui représente 3 à 7 % de la vente, via les bureaux
commerciaux et pour la plus grosse partie via la maison mère. Sur le
plan comptable, ces commissions sont noyées dans les comptes. Ce
sont des« ventes intra-groupe », une des autres « techniques » pour
faire sortir l’argent des comptes d’exploitation, « l’évasion fiscale »
made in finland et hors de France…
L’usine de Stracel produisant entre 230 000 et 280 000 tonnes de papier
par an, ces commissions représentent un moyen quasi quotidien pour
l’entité mère du groupe de prélever une partie de la plus value dégagée
par le site de production. La rentabilité du site se dégrade peu à peu et
de façon invisible. Peuvent alors être mis en place des techniques plus
structurelles pour dégager encore plus de bénéfices, comme ce sera le
cas début d’année 2012, avec la création d’une structure appelée OESC
(One European Sales Company), un centre de coûts basé en Finlande et
dont la maison mère « refacture » aux clients, et non plus le site de Stracel,
qui est devenu un simple site de production. La stratégie « établissement
low cost » avait déjà été dénoncée par la CGT en décembre 2007,
syndicat pourtant minoritaire mais vigilant, ceci avait d’ailleurs donné
lieu à un mouvement de grève massif sur le site, et qui avait obligé le
siège d’UPM France à fournir des explications, tout ceci faisant suite
aux déclarations intempestives du DG de l’époque qui déclarait déjà
que le site de Stracel ne serait plus voué qu’à la production, le « coeur de
métier » ne serait plus que l’outil de production, tous les autres services
étant destinés à une prochaine et possible externalisation…
stratégie n° 3 : arguer de la dégradation
des comptes du site pour licencier
Avril 1999, la direction confirme le plan social de l’unité de pâte. Celuici concerne plus de 210 salariés. Tout au long des années et à partir
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les dossiers de terrain de luttes
de 2004, la direction annoncera très régulièrement plusieurs autres
plans sociaux sur l’unité de papier magazine, avec à chaque fois
plusieurs dizaines de licenciements. Ceux-ci touchent cette fois tous
les autres établissements de l’entité juridique UPM France, suite à la
« fusion comptable » provoquée par le groupe des entités françaises,
pour pouvoir mettre en place leur nouvelle stratégie, notamment
pour mettre la main sur l’ensemble des amortissements financiers.
Ces licenciements ont une double utilité pour la maison mère. D’une
part, ils permettent de ne pas couler directement le site de production
en restaurant temporairement les équilibres comptables (on paie
moins de salaires donc on continue de dégager quelques bénéfices).
D’autre part, ils permettent de rassurer les actionnaires du groupe
qui exigent 5 % de retour sur investissement par an. Le groupe est, en
effet, côté en bourse et égrainer les plans sociaux permet de conforter
régulièrement les marchés. Jusqu’au jour où le citron est trop pressé.
Il faut alors envisager une autre stratégie plus radicale car connectée
à une vision plus globale du marché du papier.
dossier n° 14 STREIKE ! L’envers du soi-disant « modèle social » allemand (14.5.)
stratégie n° 4 : Acheter d’autres usines
pour se placer soit disant en « surcapacité »
Le marché du papier est un marché encore rentable, la principale
source de bénéfices avec la pâte à papier pour UPM, les deux
productions étant indissociables. Il voit s’opposer principalement
deux grands groupes en Europe UPM et Stora Enso, mais aussi d’autres
multinationales du genre comme MReal. Dans une situation de quasi
monopole, les grands groupes qui structurent ce marché n’ont de fait
pas d’intérêt à se faire une trop grande concurrence, d’ailleurs ils se
mettent d’accord sur une stratégie commune, sur les prix de vente du
papier notamment, une sorte « d’entente concurrentielle », pratique
tout à fait illégale que la Cour Européenne avait tenté de dénoncer.
En réduisant les capacités de production du papier, ils rendent leur
produit rare et peuvent donc le vendre plus cher, la Loi de « l’offre et
de la demande » pour faire remonter au plus fort les prix de vente du
papier, mettant à leur tour en difficulté les titres de presse.
UPM a adopté une stratégie classique dans ce genre de situations :
il rachète régulièrement des usines tierces pour absorber la petite
concurrence et contrôler ainsi les volumes de production globaux
en Europe. Fermer alors ses propres sites permet dans un second
temps de limiter sa propre production et permet paradoxalement de
contrôler mieux les prix et de faire plus de marge. Ainsi le groupe
UPM rachète et absorbe le groupe familial Myllykoski le 1er août 2011.
30 jours après, le 31 août 2011, UPM annonce la fermeture/cession du
site de Stracel, ainsi que la fermeture de plusieurs unités, dont celle
d’Allbrück en Allemagne et de Myllykoski en Finlande. Son exigence
est alors de réduire les capacités de production d’au moins 1,3 Millions
de tonnes de papier, mais dans le même temps en absorbant le groupe
Myllykoski la capacité de production a augmenté de 2,8 Millions de
tonnes : UPM a donc « artificiellement » créé lui-même sa propre
surcapacité et celle des marchés du papier en Europe…
stratégie n° 5 : Trouver un repreneur
et lui garantir une usine sans syndicalistes
En 2012, le site de production de Stracel change donc de main et va
être cédé par le groupe UPM à Blue Paper, détenu par VPK/Klingele,
une « joint-venture » germano-belge et qui produit du papier carton
ondulé par un investissement de plus de 100 Millions d’euros. Au
final ce groupe n’embauchera que 105 salariés sur les 132 emplois du
site (contre près de 500 il y a plus de 20 ans). La rentabilité promise
aux actionnaires de VPK est d’au moins 12 % par an.
La réembauche après le plan social suppose donc de faire le tri et
surtout de réduire la masse salariale. VPK réembauche donc une
partie des ouvriers mais les salaires sont en moyenne 30 % inférieurs
à ceux qui étaient pratiqués auparavant chez UPM, sans compter la
perte ou baisse de la plupart des acquis d’entreprise. Mais VPK va
encore plus loin, ce dernier fait réembaucher les principaux cadres
de Stracel, l’ancien responsable de production devient directeur
général de l’usine, l’ancienne assistance RH devient DRH du site,
l’ancien ingénieur de production devient responsable du process.
Bizarrement, alors que la plupart des syndicalistes de FO sont
réembauchés, à part l’un d’entre eux aucun syndicaliste engagé de
la CGT ne l’est, sûrement dû au fait qu’ils sont très gênants pour une
direction d’entreprise…
Par ailleurs, il faut dire que les syndicalistes de la CGT, contestent
toujours le licenciement économique des salariés de Stracel.
Comment aujourd’hui UPM peut-il justifier de la fermeture d’un
site rentable, qui dégageait des résultats d’exploitation positifs, et
qui aurait pu continuer à assurer la production au moins 3 ans au
moment de l’annonce de la fermeture de l’usine ?
Un combat syndical difficile face aux manipulations
comptables et financières
Dans combien d’usines ce type de manipulation est-il passé inaperçu ?
A Stracel, par leur opposition, une partie des ouvriers ne se laissent
pas faire et contestent leur licenciement. Ils rendent alors visible ce
qui est souvent caché : une usine qui devient une filiale d’un groupe
financiarisé n’a plus son destin économique en main. Si le site ferme,
ce n’est pas parce que des ouvriers coûtent trop chers comparés à des
ouvriers chinois mais parce que le principe de « non rentabilité » est
devenu l’horizon fiscal souhaitable pour l’usine depuis 20 ans.
Terrains de Luttes et les élus CGT de Stracel
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