Profiteurs de crise, un business en or ! 15. 2. 15
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Profiteurs de crise, un business en or ! 15. 2. 15
les do ssiers de 15 Profiteurs de crise, un business en or ! Depuis le krach boursier de 2008, plus de 60 000 entreprises déposent le bilan en France chaque année. Ces faillites plongent dans l’angoisse des milliers de salariés, mais elles ne font pas que des victimes. Hommes d’affaires, managers de crise ou fonds d’investissement prospèrent sur les décombres de l’économie. En 2015, Terrains de Luttes a publié les bonnes feuilles du livre Le business des faillites, ainsi qu’un entretien de l’auteur. Il s’est également intéressé au cas de Vivarte, géant de l’habillement français qui a déclenché l’un des plus gros plans sociaux de l’année. L’article dévoile les mécanismes par lesquels les professionnels de la restructuration – fonds vautours, banquiers, avocats – prennent le contrôle d’une entreprise. Toutes les faillites ne sont pas la conséquence de la crise économique. Certaines sont fabriquées de toutes pièces par les propriétaires d’une entreprise dont ils veulent se débarrasser sans payer la note. L’article publié par TdL sur la papeterie STRACEL, montre comment siphonner une usine rentable. 15. 1. Le business des faillites… ne connaît pas la crise Dans son ouvrage Le business des faillites, Cyprien Boganda décrit l’essor du marché des retourneurs, repreneurs et autres vautours qui prospèrent sur les licenciements collectifs et fermetures d’usines. Parmi cette galaxie d’acteurs au cynisme sans faille, les cabinets de conseil occupent une bonne place, y compris ceux qui sont en théorie mandatés par les Comités d’Entreprise. Extrait. p. 2 15. 2. Le business des faillites ? « La plupart des grands noms du capitalisme hexagonal ont bâti leur fortune de cette manière » Tapie, Pinault, Bolloré… La plupart des chefs d’entreprise érigés en modèle dans les années 1980 ont bâti leur fortune sur les mises en faillite de fleurons traditionnels de l’industrie française. Dans son livre, Le business des faillites, Cyprien Boganda revient sur l’histoire de ce business tout particulier qui est aujourd’hui peuplé d’une galaxie d’intermédiaires de toutes sortes. p. 5 15. 3. Vivarte : 15 ans de pillage financier en bande organisée Plus qu’une entreprise, c’est un cas d’école. L’histoire de Vivarte, ancien fleuron tricolore de l’habillement qui vient d’annoncer un gigantesque plan social, permet de comprendre comment les financiers mettent à sac une entreprise. En quinze ans, fonds vautours et banquiers ont amassé une fortune sur le dos de Vivarte. Pendant ce temps, les 20 000 salariés travaillent dans des conditions déplorables. Les contribuables trinquent, eux aussi, sans le savoir… p. 7 15. 4. « A Stracel, ils ont jeté le citron après l’avoir pressé » 5 techniques pour siphonner une usine rentable Un cas d’école qui sera demain enseigné aux consultants aux dents longues ? Quand la multinationale finlandaise UPM rachète la « Cellulose de Strasbourg » en 1988, les ouvriers de cette usine de production de pâte à papier sont plutôt confiants dans l’avenir. Mais ce rachat ne visait, pour le groupe UPM, qu’à s’implanter sur le territoire français, avec une garantie de pérennité du site de pâte seulement pour 10 ans. La « promesse » prend fin en 1998, avec l’annonce d’un premier plan social massif de 210 salariés, avant l’annonce d’une cession définitive du site en 2012. Retour sur le lessivage d’une usine rentable. p. 9 2 les dossiers de terrain de luttes 15. 1. Le business des faillites… ne connaît pas la crise Dans son ouvrage Le business des faillites, Cyprien Boganda décrit l’essor du marché des retourneurs, repreneurs et autres vautours qui prospèrent sur les licenciements collectifs et fermetures d’usines. Parmi cette galaxie d’acteurs au cynisme sans faille, les cabinets de conseil occupent une bonne place, y compris ceux qui sont en théorie mandatés par les Comités d’Entreprise. Extrait. dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.1.) Des experts (chèrement) payés par les directions Si les cabinets peuvent mettre en échec, dans certains cas, les stratégies patronales, ils n’en demeurent pas moins prisonniers d’une ambiguïté fondamentale : ce sont les directions ellesmêmes qui sont tenues de régler leurs honoraires. Cette obligation, contenue dans la loi de 1982, avait pour but de ne pas grever le budget des comités d’entreprise. Au grand dam des patrons, qui rechignent parfois à payer la note. « Chaque cabinet fixe ses tarifs en fonction de ce qui se pratique sur le marché, raconte un expert travaillant pour l’un des principaux cabinets français. En moyenne, les prix oscillent entre 1 000 et 1 500 euros par journée d’intervention. Cela varie en fonction de la taille de l’entreprise – on ne facture pas la même chose à la petite PME de quartier qu’au groupe du CAC 40 – et du type de mission. Les patrons sont obligés de nous payer, mais ils ont le droit de contester nos tarifs s’ils estiment qu’ils ne correspondent pas réellement au travail effectué. Dans ce cas, ils doivent saisir le tribunal de grande instance… Le plus souvent, ils se contentent de se plaindre de nos prix auprès des élus du CE ! » Ce mode de financement pose un autre problème de taille : comment mordre la main qui vous nourrit ? Les syndicalistes soupçonnent parfois les experts de faire montre de complaisance à l’égard des directions, pour ne pas mettre en péril leur gagnepain. C’est particulièrement vrai lorsque les cabinets font flamber la note. Les experts sont alors accusés d’acheter la paix sociale, selon une technique rodée : se faire payer au prix fort par les directions d’entreprise, contre la promesse implicite de ne pas rendre des expertises trop défavorables aux patrons. À cet égard, le dossier PSA est emblématique. En 2012, les syndicats du constructeur automobile français avaient mandaté Secafi lors de la fermeture de l’usine d’Aulnay-sous-Bois. Ils espéraient trouver de quoi étayer leur argumentaire contre le projet de restructuration du groupe, baptisé « Rebond 2015 », qui prévoyait au total 8 000 suppressions de postes. Pour l’occasion, Secafi a mis les petits plats dans les grands. Le rapport commandé par le comité central d’entreprise aurait coûté plus de 470 000 euros[1]. Quand on l’interroge sur cette somme astronomique, Secafi rétorque qu’un tel rapport nécessite au moins 300 jours de travail et que ses conclusions sont utiles aux salariés. Dans le milieu des experts aux comptes, on convient cependant que la somme est élevée. Le soupçon de complaisance évoqué plus haut a alimenté les discussions des syndicalistes. Achevé en décembre 2012, le rapport de Secafi a été abondamment commenté dans la presse. « Le rapport confirme la nécessité d’une restructuration », titre par exemple le site spécialisé Autonews.fr. « Le malade est bien malade et la situation empire de jour en jour », rapporte de son côté Le Figaro. Conclusion sans appel de Philippe Julien, délégué CGT de l’usine d’Aulnay : « Quand nous demandons une contre-expertise dans le cadre d’un PSE, ce n’est pas pour que l’on nous serve la même analyse que celle du patron ! On attendait d’un cabinet de ce type qu’il aille creuser plus en profondeur, au lieu de s’appuyer sur des comptes publiés et connus de tous. Au final, le cabinet nous a expliqué qu’il était indispensable de sacrifier des lignes de production, afin que Peugeot sorte la tête de l’eau. On ne peut pas s’appuyer sur une telle analyse pour s’opposer à la fermeture de l’usine… » Que dit, en définitive, le fameux rapport ? Les experts de Secafi cultivent une prudence de Sioux, sans doute pour ménager à la fois les syndicats et la direction. Oui, la situation financière de PSA, mise en avant pour justifier les 8 000 suppressions de postes, est apocalyptique, confirme Secafi. « Les moyens limités du groupe le contraignent à des renoncements et à adopter un nouveau plan d’économie, Rebond 2015 », écrivent noir sur blanc les experts. Autrement dit, une restructuration drastique semble nécessaire. Mais, dans le même temps, le rapport suggère d’étudier plus en détail la proposition alternative des syndicalistes, qui permettrait d’éviter la fermeture de l’usine d’Aulnay en répartissant au mieux la production de véhicules entre les différents sites français du groupe. Ce refus d’adopter une ligne claire a horripilé les syndicalistes, qui se sont sentis trahis. Dans le cas de PSA, un détail attire l’attention. Une grosse partie du rapport rédigé par Secafi, filiale de Groupe Alpha, est consacrée au nécessaire accompagnement des salariés licenciés. Ce qui n’est peut-être pas un hasard : c’est une autre filiale de Groupe Alpha, Sodie, qui s’occupera des reclassements ! Le business du reclassement… Le cas de figure de PSA n’est pas unique. Il n’est pas rare de voir, lors d’un plan social, Secafi conseiller les syndicalistes tandis que Sodie s’occupe des reclassements. Ce qui revient, selon la formule pleine d’ironie d’un concurrent, à « contester les licenciements le matin et à accompagner les licenciés l’après-midi ». De son côté, Pierre Ferracci défend bec et ongles sa ligne de conduite : « On nous accuse de schizophrénie, mais je ne comprends même pas de quoi il s’agit. Notre boulot, c’est de défendre l’emploi à tous les bouts de la chaîne. Si on n’arrive pas à empêcher les plans sociaux en amont, nous aidons les licenciés à retrouver un emploi, par le biais de notre filiale de reclassement. » Le groupe Alpha s’est lancé dans le reclassement en 1991. L’objectif de cette diversification est avant tout économique, le marché étant promis à un bel avenir. Rappelons tout d’abord quelques principes simples. Quand elles licencient, les grandes entreprises ont l’obligation de proposer des congés de reclassement aux salariés, pendant une période comprise entre quatre et douze mois. C’est à ce moment-là que les cabinets spécialisés proposent leurs services. Ils accompagnent les salariés dans leurs démarches de recherche d’emploi, effectuent des bilans de compétences, soutiennent les créations d’entreprise, etc. Trois géants se taillent la part du lion : Altedia, fondé par l’ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy Raymond Soubie, qui brasse 66 millions d’euros de chiffre d’affaires (le cabinet est entré en Bourse en 2000) ; BPI Group, créé dans les années 1980, qui pèse 3 dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.1.) les dossiers de terrain de luttes 59 millions d’euros ; et Sodie, filiale de Groupe Alpha, qui réalise 27,4 millions d’euros de chiffre d’affaires. Avec les années, le reclassement des chômeurs et des salariés licenciés est devenu un véritable business. Les tarifs pratiqués varient entre 2 000 et 3 000 euros par salarié suivi. À ce prix-là, la note globale affole rapidement les compteurs. À titre d’exemple, lorsqu’une usine de 1 000 salariés met la clé sous la porte, une société de reclassement peut espérer toucher plus de 2 millions d’euros. Une partie de la somme est « variable », indexée sur les résultats des reclassements[2]. « Cela incite les cabinets à proposer un peu tout et n’importe quoi, soupire un connaisseur. Une cellule de reclassement va inciter un licencié à créer sa pizzeria, pourvu qu’il sorte des statistiques des demandeurs d’emploi ! » Dans leurs ateliers pratiques, les cellules de reclassement n’hésitent pas à faire appel à un psychologisme rudimentaire pour remotiver les troupes. Pour s’en rendre compte, il suffit de parcourir les fiches remises aux salariés à l’issue d’une session type. Ce document distribué en 2013 aux ouvriers licenciés par un grand groupe automobile français, en est une bonne preuve. Objectif de la session : apprendre à sonder sa personnalité pour mieux « rebondir ». Le principe est simple. En fonction de vos principaux traits de caractère, la cellule de reclassement vous orientera vers un métier adéquat. Par exemple, si vous êtes guidé par « l’originalité, la beauté, l’intensité des émotions », on vous conseille vivement de tenter votre chance dans « la publicité, le spectacle ou la conception de produits ». Un salarié épris de « vérité et de justice » pourra se reconvertir comme « manager ou chef d’entreprise ». Une ouvrière en quête de « consensus, tranquillité et harmonie » fera une excellente « assistante de direction ». Et si votre principal moteur est la quête du « plaisir et de la nouveauté », vous avez toutes les chances de vous épanouir dans un poste « nécessitant l’esprit d’aventure », tel que « grand reporter » ou « professeur de fitness »… Au cours de la même séance, le salarié congédié est invité à « sortir de la colère » pour atteindre, étape par étape, l’apaisement nécessaire à la recherche d’un nouvel emploi. Traduit en phrases stéréotypées, cela donne : « 1) Ce n’est pas possible, la situation va s’arranger » ; « 2) Jamais je ne retrouverai un boulot comme celui-là » ; « 3) C’est difficile mais je suis un bon professionnel, j’ai les ressources pour y arriver » ; « 4) De toute façon cela peut arriver à tout le monde, personne n’a un parcours parfait » ; « 5) Au fond ce travail n’était pas si bien, je vais pouvoir en choisir un autre plus adapté à mon projet » ; « 6) Je vais passer plusieurs entretiens pour me laisser la possibilité de choisir le travail qui me correspond ». Les reclassements sont-ils efficaces ? Les rares études disponibles sur le sujet sont très nuancées. En 2010, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) assurait que « leur efficacité est souvent jugée peu satisfaisante sur le plan du retour à l’emploi, en particulier de l’emploi durable » [3]. À l’époque, le taux de reclassement tournait autour de 60 %, ce qui incluait contrats à durée indéterminée (CDI), contrats à durée déterminée (CDD), mais aussi intérim et créations d’entreprises. Trois ans plus tard, le taux global aurait chuté autour de 45 %, dont moins de 20 % en CDI. Les grands noms du secteur mettent en avant les difficultés économiques actuelles et les créations d’emplois en berne pour expliquer ces mauvais résultats. …et de la « revitalisation » Récapitulons. Quand un plan de licenciements ou une fermeture de site se profile à l’horizon, Groupe Alpha est susceptible de fournir à la fois une analyse économique détaillée aux syndicats, grâce à sa filiale Secafi, et une cellule de reclassement à la direction, grâce à sa filiale Sodie. En clair, qu’il y ait ou non casse sociale, Groupe Alpha rafle la mise. Dans certains cas, on peut même se demander quel intérêt aurait le cabinet à contrecarrer un plan de licenciements qui lui permettra de toucher le gros lot : le reclassement de centaines de salariés rapporte plus qu’une simple expertise aux comptes. Mais le savoir-faire d’Alpha ne s’arrête pas là. Le groupe est aussi capable, une fois que le site est liquidé, d’étudier les conséquences de la fermeture sur le tissu économique local. C’est sa filiale Semaphores qui se charge de cette mission. Le groupe mise beaucoup sur cette structure qu’il a rachetée en 2008. Forte de 200 salariés, Semaphores draine chaque année 25 millions d’euros dans les caisses d’Alpha. La filiale réalise des études d’impact pour le compte de grands groupes. « Ces études ont pour but de mesurer le plus précisément possible les retombées économiques de la fermeture d’un site, explique Patrick Cazorla, directeur général de Semaphores. Une fermeture va peser sur l’emploi local mais aussi sur la fiscalité, par la baisse des recettes de taxe professionnelle et de taxe foncière. » En moyenne, Semaphores facture ses rapports entre 50 000 et 100 000 euros, selon les dimensions du site concerné. Dans le cas de la fermeture de l’usine PSA d’Aulnay, Semaphores a été mandaté par le groupe automobile pour réaliser l’étude d’impact. Là encore, ses conclusions sont contestées par les syndicats de l’usine. « Estimant que l’arrêt de la chaîne d’assemblage d’Aulnay ne toucherait que “2 700 emplois directs (en CDI dans l’usine), 400 postes d’intérimaires et 315 emplois de fournisseurs” et seulement “600 emplois induits”, l’étude présente des chiffres largement inférieurs à ceux avancés par les syndicats, qui évaluent plutôt à 10 000 le nombre total de postes concernés, y compris chez les sous-traitants et dans le bassin d’emploi », relevait L’Humanité en février 2013[4]. Est-ce parce que l’étude a été commandée par la direction du groupe automobile que ses conclusions sont aussi clémentes ? Refusant d’entrer dans la polémique, les responsables de Semaphores préfèrent souligner le sérieux d’un travail qui a mobilisé une dizaine de personnes pendant six semaines. Mais il est évident que le procédé pose problème. « C’est un peu comme si McDonald’s commandait une étude sur l’impact sanitaire de la malbouffe, raille un observateur. En même temps, ce genre de soupçon ne vaut pas uniquement pour les rapports de Semaphores, mais pour tous ceux de ses concurrents. Pour être vraiment indiscutable, les études d’impact devraient être commandées et payées par les pouvoirs publics eux-mêmes… Même si ce genre d’argument est difficilement perceptible en cette période de crise des finances publiques. » Dépenser de l’argent en études d’impact permet aux directions d’entreprise de redorer leur image. Mais la revitalisation, elle, relève d’une obligation légale. Le code du travail est très clair : les entreprises de plus de 1 000 salariés qui procèdent à des licenciements collectifs doivent mettre en place des mesures de revitalisation, afin de limiter les effets des suppressions de postes sur le bassin d’emploi. Ces mesures sont de différents types : soutien à la création ou la reprise d’entreprise, financement des investissements des Très Petites Entreprises (TPE) et PME locales, soutien à la création d’emplois pour les entreprises de la région, etc. Les grands groupes sont tenus d’y consacrer l’équivalent d’au moins deux SMIC bruts par emploi détruit. En clair, si une entreprise comme Renault supprime 150 emplois dans son usine du Mans, elle devra injecter quelque 290 000 4 dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.1.) les dossiers de terrain de luttes euros dans la revitalisation de l’agglomération. En général, la durée totale de l’opération n’excède pas trois ans. Lorsqu’elles sont soumises à cette obligation, les entreprises se tournent vers des professionnels de la revitalisation. Ce secteur connaît une croissance constante depuis le début des années 1980. À l’époque, la désindustrialisation commençait à ravager des bassin d’emploi entiers, et les grands groupes ont commencé à développer leurs propres sociétés de revitalisation : Saint-Gobain Développement pour Saint-Gobain, Sofrea pour Total, Side pour Michelin, etc. Aujourd’hui, le secteur est dominé par les acteurs publics, tels que les chambres de commerce et d’industrie, mais une poignée de sociétés privées tirent leur épingle du jeu. On trouve BPI, Altedia, Alixio et Semaphores, la filiale de Groupe Alpha. Quand un grand groupe doit mettre en place des mesures de revitalisation, ces sociétés s’occupent de jouer les intermédiaires, en identifiant dans le bassin local les petites entreprises susceptibles de bénéficier d’aides à l’emploi. « Évidemment, les grands groupes ne vont pas accorder des subventions à n’importe qui, souligne un ancien cadre de Semaphores. Notre rôle est de recenser les projets créateurs d’emplois et d’évaluer leur solidité. » Les honoraires de ces intermédiaires tournent généralement autour de 1 000 euros par emploi créé. Notre ancien cadre explique qu’une grosse partie de cette somme (70 % en moyenne) est versée au début du processus, et le reste lorsque les emplois ont bien été créés. Les grands groupes n’hésitent pas à communiquer sur les projets mis en oeuvre, afin de restaurer leur image écornée par les restructurations. Mais l’efficacité réelle des mesures prête à discussion. À l’échelle nationale, il existe très peu d’études sur le sujet. En 2006, une étude menée conjointement par l’Inspection générale des finances et l’Inspection générale des affaires sociales sur trente sites industriels a néanmoins permis de se faire une (petite) idée de l’efficacité du dispositif. Les différentes entreprises concernées avaient détruit quelque 13 600 postes par leurs restructurations. Dans le même temps, les mesures de revitalisation ont permis la création de 7 583 emplois, soit un peu plus de la moitié des destructions. Cependant, ces chiffres doivent être pris avec des pincettes, les auteurs de cette étude soulignant que « la confusion est fréquente entre emplois créés et emplois programmés ». Autre bémol non négligeable, le chiffre de 7 583 postes intègre les simples « consolidations » d’emplois : quand un grand groupe prête de l’argent à une PME afin de lui permettre de franchir un cap difficile, cela vient gonfler les statistiques. Même si l’obligation de revitalisation part d’une intention louable, les résultats ne sont donc pas au rendez-vous. « base » seraient de plus en plus réticents à travailler avec Secafi. « Sur le terrain, les camarades prennent leurs distances, expliquet-il. Plusieurs unions départementales tiennent désormais à diversifier leurs interlocuteurs, pour ne pas dépendre exclusivement des expertises d’Alpha. La position de Ferracci est de plus en plus intenable, on ne peut pas travailler à la fois pour les patrons et les syndicalistes. » Si cette prise de distance se confirmait, elle poserait de sérieux problèmes à Secafi : ce sont les unions départementales et les fédérations qui lui amènent la plupart de ses contrats. Mais la polémique dépasse le seul cadre de la CGT. Chez Goodyear aussi, le recours à Secafi a engendré un sacré remue-ménage parmi les syndicalistes. Client historique du cabinet, le comité central d’entreprise (CCE) l’avait mandaté dans le cadre de la fermeture du site d’Amiens Nord. Les syndicats espéraient, comme dans le cas de PSA, trouver des arguments susceptibles de justifier la survie de l’usine. Malheureusement, le rapport commandé a beaucoup déplu. Prenant totalement à contre-pied la stratégie de la CGT majoritaire, les experts de Secafi confirmèrent les difficultés économiques avancées par Goodyear pour justifier la fermeture d’Amiens : endettement surélevé, bénéfices en berne, ralentissement du marché des pneumatiques. Le tableau a-t-il été noirci à dessein ? D’autres spécialistes du secteur ont mis en avant le fait que le groupe industriel avait renoué avec les bénéfices en 2011 et que les ventes de pneus en Europe repartaient progressivement à la hausse, autant de signes annonciateurs d’une prochaine embellie. Difficile de trancher dans un tel débat d’experts. Ce qui est sûr en revanche, c’est que les syndicalistes du groupe ont fait la grimace. Déçu par la teneur du rapport, le CCE a décidé de se passer des services de Secafi. « Il y a eu un vote au sein du CCE sur le choix du cabinet d’expertise, explique un délégué central. Cela se passait à la fin de l’année 2013. Les débats ont été houleux. Finalement, Secafi a été éjecté : il n’a obtenu qu’une voix sur cinq… C’est une décision historique. Cela fait plus de dix ans que je travaille chez Goodyear, et j’ai toujours vu le CCE travailler main dans la main avec Secafi. » Extrait du livre de Cyprien Boganda, Le business des faillites paru à la Découverte (2015) 1. 2. Le prix du mélange des genres Aide aux syndicats, reclassement des salariés, revitalisation des territoires : Alpha tire profit d’une diversification unique en France pour conforter sa bonne santé financière. Mais ce mélange des genres pratiqué à grande échelle finit par faire grincer des dents, jusque dans les rangs de la CGT. Selon un poids lourd de la confédération, qui préfère conserver l’anonymat, les délégués de 3. 4. [notes] Chiffre fourni à l’auteur par plusieurs élus syndicaux du groupe automobile. À titre d’exemple, lorsque Pôle emploi a commencé à sous-traiter le suivi de chômeurs à des opérateurs privés, en 2009, la répartition était la suivante : 50 % lors de la prise en charge du demandeur d’emploi, 25 % si le chômeur décroche un emploi, 25 % s’il occupe toujours ce poste six mois après. Marcelle RAMONET, « Les cellules de reclassement », Notes d’Iéna, nº 357, 22 janvier 2010 (disponible sur <www.lecese.fr>). « Retombées en cascade du plan PSA », L’Humanité, 22 février 2013. 5 les dossiers de terrain de luttes 15. 2. Le business des faillites ? « La plupart des grands noms du capitalisme hexagonal ont bâti leur fortune de cette manière » dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.2.) Tapie, Pinault, Bolloré… La plupart des chefs d’entreprise érigés en modèle dans les années 1980 ont bâti leur fortune sur les mises en faillite de fleurons traditionnels de l’industrie française. Dans son livre, Le business des faillites, Cyprien Boganda revient sur l’histoire de ce business tout particulier qui est aujourd’hui peuplé d’une galaxie d’intermédiaires de toutes sortes. Terrains de Luttes : Votre livre commence par revenir sur l’histoire du business des faillites en France. Quand a émergé ce marché et quels sont les premiers à se lancer dans ce business au cynisme sans faille ? Cyprien Boganda : Ce business s’est développé dès la fin des années 1970. A cette époque, la crise économique frappe la France de plein fouet et le nombre de faillites explose : plus de 20 000 en 1980 contre 10 000 dix ans plus tôt. Dans ce contexte, des hommes d’affaires en devenir décident de se lancer dans la reprise d’entreprises en difficultés. Leur stratégie est simple : racheter une société en dépôt de bilan pour une bouchée de pain, la restructurer à la hache, puis la revendre quelques années plus tard, en réalisant une plus-value au passage. Pour que l’opération soit juteuse, il faut choisir sa cible avec soin. En général, ce sont des entreprises endettées mais disposant d’actifs de valeur, ou des sociétés dont les difficultés résultent avant tout d’une mauvaise gestion. La plupart des grands noms du capitalisme hexagonal ont bâti leur fortune de cette manière : François Pinault, Bernard Arnault et Vincent Bolloré, pour les plus connus. Tous ont bénéficié des largesses des pouvoirs publics. Les gouvernements de gauche comme de droite ont préféré confié la restructuration des canards boiteux à ces repreneurs, quitte à les subventionner. François Pinault, par exemple, a bénéficié de 250 millions de francs d’argent public en rachetant Isoroy, un gros fabricant de contreplaqué. Selon les sources de l’époque, il a supprimé un millier d’emplois (sur 4 000) avant de revendre l’entreprise pour une somme conséquente. Certains évoquent le chiffre de 950 millions de francs… Evidemment, tous ces hommes d’affaires ont préféré gommer ces épisodes peu reluisants de leur biographie. Bernard Arnault déteste qu’on lui rappelle les origines de son empire. Il faut pourtant se souvenir que LVMH, géant du luxe tricolore, s’est construit sur les décombres d’un ancien fleuron du textile en faillite, Boussac. Après avoir la main dessus au milieu des années 1980, Arnault s’est débarrassé de toutes les marques qui ne l’intéressaient pas pour ne conserver que les plus rentables : Dior, le Bon Marché, etc. Heureusement pour lui, les journalistes le renvoient rarement à cette période. Cette indulgence ne date pas d’hier. En regardant les grands médias de l’époque, on est frappé du pouvoir de fascination que les repreneurs exerçaient sur les journalistes. Vincent Bolloré, surnommé « le Petit prince du cash-flow » par la presse économique, était invité en héros sur tous les plateaux télés. Son emploi du temps était scruté à la loupe, depuis son jogging matinal jusqu’à ses dîners en famille… On était vraiment en plein mythe du « self made man » à la française. Les choses ont un peu changé depuis, parce que le business du sauvetage d’entreprises s’est transformé. Dans les années 1980, il était relativement artisanal. Avec le temps, il s’est professionnalisé, jusqu’à devenir une industrie à part entière. Les Bernard Arnault de la grande époque ont été remplacés par des fonds d’investissement modernes et discrets, spécialisés dans le rachat d’entreprises en difficultés. Aux côtés de ces fonds de « retournement », des dizaines de cabinets ont vu le jour, dans différents secteurs. T. d. L. : Quels sont aujourd’hui les cabinets les plus actifs sur ce marché ? Quelles sont leurs méthodes ? C. B. : Les professionnels du sauvetage d’entreprises, friands de terminologies anglo-saxonnes, parlent de « restructuring » pour désigner leur marché. Le terme est plus élégant que « restructuration » mais les réalités sont les mêmes. Restructurer une entreprise, c’est retrouver le chemin de la rentabilité par tous les moyens : suppressions de postes, réorganisations de services, vente d’actifs, renégociation de dettes. Pour réaliser ces opérations parfois complexes, les directions font appel à de nombreux acteurs, qui travaillent souvent en étroite collaboration. Les cabinets d’audit sont les experts du chiffre. Ils sont chargés d’éplucher les comptes d’une entreprise pour passer en revue les principaux « coûts » : achat de matières premières, frais de personnel, frais généraux, etc. Ils surveillent également la trésorerie de l’entreprise et bâtissent des business plan. A l’issue de leur mission, ces cost-killers peuvent préconiser à la direction des mesures radicales, sur le mode : « Il nous semble que votre masse salariale est trop élevée, il serait bon de la réduire de tant. Voici les postes sur lesquels on peut jouer »… Les missions de ce type sont coûteuses. En moyenne, elles mobilisent cinq ou six personnes et sont facturées autour de 900 euros de l’heure. Quatre géants se partagent le marché de l’audit à travers le monde : KPMG, Ernst&Young, Deloitte et PwC. La France compte aussi des acteurs de taille plus modeste mais en pleine croissance, comme Eight Advisory. Autre famille d’acteurs, les managers de crise. Appelés au secours par les directions ou les actionnaires, ils débarquent dans l’entreprise en crise, prennent la place du dirigeant et se débrouillent pour redresser les comptes, quel qu’en soit le prix. En moyenne, la durée d’une intervention est de huit mois. Pour redresser la barre d’une entreprise, ils peuvent être amenés à prendre des décisions brutales : mise en place d’un plan social, réorganisation du temps de travail, rupture de contrat avec des fournisseurs. Un manager réputé facture au moins 1 500 euros la journée. Les cabinets les plus connus sont Valtus, NIM ou MCG Managers. Les restructurations comportent toujours une dimension juridique. L’avocat intervient tout d’abord pour orienter le chef d’entreprise dans le labyrinthe du droit. C’est lui qui l’aidera à choisir entre les différentes procédures collectives encadrant les entreprises en difficulté : redressement judiciaire, conciliation, 6 les dossiers de terrain de luttes dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.2.) etc. C’est surtout lui qui joue le rôle du scribe : il tient le stylo à chaque étape du plan de redressement, et ce type de procédures génère des kilomètres de paperasse. En cas de vente de l’entreprise en difficulté ou de renégociation de dette, il rédige les contrats. Enfin, les cabinets d’avocat conçoivent les plans de sauvegarde de l’emploi (PSE), qui peuvent compter plusieurs centaines de pages. Les honoraires atteignent, là encore, des sommes colossales (500 euros de l’heure). Pour le PSE d’une multinationale, un cabinet peut toucher jusqu’à 500 000 euros. T. d. L. : Vous évoquez aussi dans votre ouvrage le caractère trouble de certaines décisions prises par la justice consulaire. Est ce que vous pourriez nous dire quels sont les problèmes principaux que pose le système français de mise en faillite ? C. B. : Les tribunaux de commerce occupent une place centrale dans le business des faillites. Les repreneurs viennent y faire leur marché depuis des décennies. Au nombre de 134, ces tribunaux hérités du Moyen-Age décident du sort de plus de 50 000 entreprises tous les ans. Lorsqu’une société ne peut plus payer ses dettes, elle est placée en redressement judiciaire. A l’issue de la procédure, les juges tranchent entre trois options : la liquidation, la poursuite d’activité avec la même direction ou la cession à un repreneur. Nommés par les tribunaux de commerce, les administrateurs judiciaires assistent ou remplacent les chefs d’entreprise pendant toute la durée de la procédure. Pendant des siècles, personne ne s’est réellement soucié du fonctionnement de la justice commerciale. Très peu coûteuse pour l’État, puisque les juges sont bénévoles et que les administrateurs sont rémunérés directement par les entreprises en dépôt de bilan, elle était par ailleurs réputée pour son efficacité et sa discrétion. La crise économique du milieu des années 1970 change la donne. Les tribunaux se retrouvent submergés par un flot continu d’entreprises en déconfiture. Si l’on cherche aujourd’hui à dresser un bilan chiffré de cette justice, ce n’est pas très brillant : 70 % des entreprises placées en redressement judiciaire sont liquidées à l’issue de la procédure. En moyenne, ce sont plus de 100 000 emplois qui sont détruits chaque année. Il est bien évident que ces mauvais résultats s’expliquent en partie par la fragilité des entreprises qui arrivent à la barre des tribunaux. Mais il faut aussi, à mon avis, s’interroger sur le fonctionnement même de cette justice, qui n’a d’équivalent nulle part ailleurs. En France, les juges siégeant dans les tribunaux de commerce sont eux même issus du monde de l’entreprise : dirigeants de sociétés (principalement), cadres d’entreprises, commerçants. En clair, ce sont des patrons qui jugent d’autres patrons ! Les risques de conflits d’intérêts sont omniprésents. Il n’est pas rare de voir des dirigeants d’entreprises liquider des concurrents. Dans d’autres cas, les juges sont directement liés aux entreprises en dépôt de bilan. Cela a été le cas récemment dans l’affaire Doux, un gros producteur de volaille breton placé en faillite en 2012. L’entreprise a été démantelée par le tribunal de commerce de Quimper, alors même qu’une solution alternative existait. Mais cette solution impliquait que Charles Doux, dirigeant et actionnaire ultra-majoritaire, accepte de passer la main. Plus d’un millier d’emplois ont été supprimés dans l’opération, soit le tiers des effectifs. Quelques semaines plus tard, un article du Télégramme de Brest a révélé que sept juges consulaires sur seize entretenaient des liens plus ou moins étroits avec le groupe Doux. On trouvait par exemple son directeur juridique et l’un de ses principaux commissaires aux comptes. Pour mettre un terme à ces situations ubuesques, il faudrait limiter le pouvoir exorbitant des juges consulaires, en introduisant dans les tribunaux des magistrats professionnels totalement indépendants des entreprises. C’est ce que l’on appelle l’échevinage, pratiqué en Alsace et en Moselle depuis le xixe siècle. Au cours des trente dernières années, plusieurs responsables politiques ont tenté de faire évoluer la justice commerciale, mais toutes les tentatives se sont heurtées au puissant lobby des juges consulaires. T. d. L. : On a beaucoup parlé de l’affaire Mory Ducros récemment. Est ce que cette faillite annonce une nouvelle façon de faire des affaires sur les restructurations ? C. B. : Je crois surtout que cette histoire illustre une pratique apparue il y a une dizaine d’années en France, qui consiste à soustraiter la liquidation d’une entreprise à des repreneurs. L’épisode Mory Ducros débute fin 2009. DHL, géant de la logistique, annonce son intention de céder son activité de messagerie (transport de colis). Cela fait des années que le groupe veut se débarrasser de sa filiale, plombée par de lourdes pertes. Pour appâter les candidats au rachat, DHL promet de laisser dans les caisses de l’entreprise la somme de 200 millions d’euros. En 2010, le fonds de retournement Caravelle finit décroche le gros lot. Ducros Express voit le jour, bientôt rebaptisée Mory Ducros à la suite de la fusion avec une autre société. Trois ans plus tard, Mory est placée en faillite. Que s’est-il passé ? Pourquoi DHL a-t-il vendu son entreprise de messagerie à Caravelle, pourtant dénué de la moindre expérience dans le secteur ? Les syndicats soupçonnent en réalité DHL d’avoir sous-traité la restructuration de l’entreprise au fonds de retournement, pour éviter d’assumer le coût et les désagréments d’un plan social. Il est difficile aujourd’hui d’être affirmatif, dans la mesure où une procédure de justice est en cours. Si jamais la manipulation était avérée, elle rappellerait une autre affaire emblématique, l’affaire Samsonite. En 2005, cette usine située dans le nord de la France avait été revendue par le bagagiste américain à un duo de repreneurs peu scrupuleux, qui se sont chargés de liquider le site. Entretien avec Cyprien Boganda Propos recueillis par Terrains de Luttes 7 les dossiers de terrain de luttes 15. 3. Vivarte : 15 ans de pillage financier en bande organisée Plus qu’une entreprise, c’est un cas d’école. L’histoire de Vivarte, ancien fleuron tricolore de l’habillement qui vient d’annoncer un gigantesque plan social, permet de comprendre comment les financiers mettent à sac une entreprise. En quinze ans, fonds vautours et banquiers ont amassé une fortune sur le dos de Vivarte. Pendant ce temps, les 20 000 salariés travaillent dans des conditions déplorables. Les contribuables trinquent, eux aussi, sans le savoir… L dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.3.) a diversion a fait merveille. Le 7 avril, la direction du groupe d’habillement Vivarte (La Halle, André, Kookaï, Naf-Naf…) annonce publiquement la suppression de 1 600 postes, ainsi que la fermeture de quelque 200 magasins. Voilà qui aurait dû faire la une des journaux pendant des jours… Mais cette information a été très rapidement supplantée par un autre « scoop », autrement plus croustillant. Le Parisien affirme deux jours plus tard que Marc Lelandais, ancien PDG de Vivarte mis sur la touche à la fin de l’année dernière par les nouveaux actionnaires du groupe, aurait perçu plus de 3 millions d’euros en guise de chèque de départ. Dans son enquête, le Parisien cite des documents internes de Vivarte pour justifier ses chiffres. Ces documents ne sont pas tombés du ciel. Ils ont été envoyés par mail à plusieurs journaux français début avril. L’origine de cet envoi ne fait guère de doute : « Il s’agit vraisemblablement d’une manip’ des nouveaux actionnaires de Vivarte, explique sous couvert d’anonymat l’un des journalistes destinataires. En gros, l’idée était d’accabler l’ancien PDG du groupe, pour mieux détourner l’attention. » L’opération a parfaitement réussi. Marc Lelandais, patron « trop gourmand », s’est retrouvé sous le feu des projecteurs. Mais qui s’est intéressé, dans la presse, au profil des nouveaux propriétaires du groupe, les fonds anglo-saxons Oaktree, Alcentra, Babson et Golden Tree ? Ce sont pourtant eux qui font la pluie et le beau temps chez Vivarte depuis l’été 2014, eux qui ont décidé la gigantesque casse sociale qui se prépare. Les sales méthodes des fonds vautours Ce type d’actionnaires traîne dans son sillage une réputation sulfureuse. Les médias les surnomment parfois « fonds vautours », quand les professionnels de la finance préfèrent l’appellation anglo-saxonne plus neutre de « fonds distressed » (comme « distressed debt », c’est-à-dire dette dépréciée). Ces prédateurs sont spécialisés dans le rachat de dette d’entreprises en difficultés, une activité juteuse dès lors que l’on dispose d’une mise de départ conséquente. L’objectif est simple. Ils repèrent une entreprise potentiellement rentable mais dont l’endettement menace le bon fonctionnement, et rachètent sa dette à bas prix. Ensuite, ils s’invitent à la table des négociations aux côtés des autres créanciers. Objectif : convertir leurs créances en capital de l’entreprise (c’est-à-dire abandonner une partie de leur créances contre des actions de la société), afin d’en prendre le contrôle, et revendre leur participation au prix fort quelques années plus tard… Le PDG d’une grosse boite française, qui a eu affaire à l’un de ces fonds il y a quelques années, décrit le mécanisme de l’intérieur : « En général, ils opèrent dans l’ombre. Un beau matin, j’ai découvert que l’une de mes banques avait revendu une partie de la dette de mon groupe à un fonds vautour. Elle l’avait cédée en “sous participation”, une technique qui permet à l’acheteur de demeurer masqué. Une fois que les fonds vautours ont racheté suffisamment de dette pour être en position de force, ils exigent de la direction de l’entreprise le remboursement total des créances. Comme l’entreprise n’a généralement pas les moyens de le faire, elle est contrainte d’accepter la conversion de la dette en capital. » Dès qu’ils ont pris les rênes de l’entreprise, les fonds vautours s’emploient à faire remonter du cash, par tous les moyens. « Une grosse entreprise, même endettée, dispose toujours d’actifs, souligne le PDG. Cela peut être des brevets, de mètres carrés de magasins, n’importe quoi. S’il faut revendre l’entreprise par morceaux et licencier 1 000 personnes, ils le feront. Ces gens là ne savent faire qu’une seule chose : compter. Et ils rentrent toujours dans leurs frais… » 250 000 euros de jetons de présence Il suffit de consulter les comptes annuels de quelques uns de ces fonds vautours pour juger de leur excellente santé financière. Le fonds Oaktree, créé en 1995 à Los Angeles (Etats-Unis), est l’un des principaux actionnaires de Vivarte. Ce monstre gère à lui seul 84 milliards d’euros d’actifs à travers le monde, pour le compte de divers clients : fonds de pension, compagnies d’assurance, fondations, fonds souverains, etc. Son portefeuille d’investissements est varié : émissions obligataires à haut rendement (dette émise par des entreprises en difficultés, dont le taux d’intérêt est très élevé), trading de matière première (pétrole, gaz, etc.), immobilier. En 2014, Oaktree a engrangé un demi-milliard d’euros de bénéfices. Ces revenus assurent un train de vie confortable aux dirigeants du fonds – avocats d’affaires ou financiers pour la plupart. A titre d’exemple, la rémunération totale du PDG, Jay Wintrob, s’élevait pour l’année 2014 à 14,5 millions d’euros ; celle du Directeur général, John Frank, à 12 millions. [1] Ces sommes astronomiques feraient presque passer nos patrons du CAC 40 pour des gagne-petit… D’ailleurs, les prétentions salariales des nouveaux dirigeants de Vivarte en ont étonné plus d’un. Leur quatre représentants siégeant au sein du conseil d’administration toucheraient 250 000 euros de jetons de présence chacun, soit 3,5 fois la moyenne du CAC ! Pour prendre le contrôle de Vivarte, Oaktree, Alcentra, Babson et Golden Tree ont appliqué leur méthode favorite. Après avoir racheté de la dette du groupe, ils ont poussé l’ensemble des créanciers de Vivarte à négocier une restructuration financière gigantesque. Par son ampleur inédite en Europe, l’opération a frappé les esprits. En effet, il s’agissait de restructurer une montagne de dettes évaluée à 2,8 milliards d’euros. A l’arrivée, l’endettement du groupe a été ramené à 800 millions. Les fonds vautours ont converti 1,3 milliard d’euros de créances en capital de Vivarte, prenant ainsi le contrôle de l’entreprise. Le Parisien 8 les dossiers de terrain de luttes a révélé que Marc Lelandais aurait touché un « bonus pour restructuration » d’un million d’euros. La somme est colossale, mais ce n’est qu’une goute d’eau dans l’océan d’honoraires perçus par tous les experts qui ont conseillé les diverses parties en présence pendant la restructuration. Parmi ces experts figuraient notamment une administratrice judiciaire – Hélène Bourbouloux -, les banques Lazard et Rothschild et le cabinet d’avocat d’affaires Weil Gotshal. En six mois, tout ce petit monde a empoché 43,4 millions d’euros.[2] Maintenant qu’ils se sont installés aux commandes du groupe d’habillement, les fonds anglo-saxons n’auront plus qu’une obsession : faire grimper les marges de l’entreprise pour revendre leur participation au plus vite. D’où les 1 600 suppressions de postes annoncées et les fermetures en cascade… dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.3.) « Georges le nettoyeur » fait le bonheur des actionnaires Ce n’est pas la première fois que Vivarte fait ainsi office de vache à lait pour des financiers aux dents longues. C’est même l’unique tâche que lui assignent ses propriétaires successifs depuis quinze ans. Tout commence en avril 2000, époque où cette ancienne manufacture de chaussures fondée au début du xxe siècle à Nancy, porte encore le nom de Groupe André. Deux financiers prennent à grand fracas le contrôle de l’entreprise. Il s’agit de Nathaniel Rothschild, richissime héritier de la famille de banquiers du même nom, et Guy Wyser-Pratte, un ancien marine américain reconverti dans la finance. Le groupe André fait alors figure de « bel endormi », qui malgré un portefeuille de marques bien garni (André, Minelli, Kookaï…) et une multitude de points de vente sur tout le territoire français, ne produit pas assez de valeur pour l’actionnaire. Les nouveaux arrivants promettent de transformer l’entreprise en machine à cash, au moyen d’une thérapie de choc. Pour ce faire, ils nomment à la tête du groupe un certain Georges Plassat, PDG réputé pour son amour de l’opéra, du ski, et des plans sociaux. « Moi, je travaille à la Kalachnikov », confie-t-il en petit comité. Sous l’impulsion du nouvel arrivant, le groupe réorganise ses filiales de fond en comble, ferme une centaine de magasins, et supprime 400 postes. Cette rugosité vaudra au PDG le surnom peu amical de « Georges le nettoyeur », ainsi que la reconnaissance émue des actionnaires. Dans le même temps, les investissements sont relancés. Flairant la bonne affaire, le fonds français PAI entre au capital de l’entreprise en mars 2004. Il ne lui faut que deux ans et demi pour toucher le jackpot. Alors qu’il n’a investi que 474 millions d’euros lors du rachat, PAI revend sa participation début 2007 à un autre fonds d’investissement, le britannique Charterhouse. Montant de la vente : 2,3 milliards d’euros… soit 4,8 fois la mise de départ. Les hasards faisant bien les choses, PAI profite au passage de la nouvelle législation française très clémente en matière d’imposition sur les plus-values. Auparavant, ses 1,8 milliard d’euros de plus-values auraient été taxés à hauteur de 20%. En 2007, le taux n’est plus que de 1,66%, soit une économie fiscale de 340 millions. Un milliard d’euros d’intérêts Spectaculaire, le redressement du groupe se poursuit pendant les années suivantes. Mais le ver est déjà dans le fruit. Le rachat en 2007 par Charterhouse s’est fait par LBO (leveraged buy-out, ou rachat par endettement). Sous l’impact de la crise, les ventes diminuent et l’endettement du groupe devient incontrôlable. Pour redresser les marges du groupe, la direction tente une montée en gamme, qui éloigne les acheteurs historiques sans convaincre une clientèle plus huppée. En 2014, l’endettement est tel qu’il nécessite la restructuration financière décrite plus haut. Cette dernière a été abondamment saluée par la presse économique comme une grande réussite. Néanmoins, il y a fort à parier qu’elle ne suffise pas à sauver Vivarte, comme le soulignent les experts au compte travaillant pour le comité d’entreprise (CE). « La solvabilité du groupe n’est pas assurée, écrivent-ils noir sur blanc dans un de leur rapport. Pour que le groupe soit en capacité de rembourser sa dette bancaire, il faudrait qu’il génère plus de 700 millions d’euros de cash en 2019 et 2020. Ce qui est loin des niveaux prévus sur 2017/2018 (158 millions). » Bref, des restructurations sont probablement encore à craindre. « Le plus inquiétant, c’est l’absence totale de stratégie de la nouvelle direction, déplore Jean-Louis Alfred, délégué CFDT. Ils sont en train de tuer ce groupe. La restructuration annoncée ce mois ci va conduire à la fermeture de la moitié des magasins de “La Halle aux vêtements”. Mais il s’agit d’un fusil à deux coups : tout le monde sait pertinemment que ces fermetures auront un impact sur la fréquentation des “halles aux chaussures”, dont les magasins sont accolés aux halles aux vêtements. Il y aura d’autres fermetures. » Encore une fois, les salariés paieront au prix fort les conséquences des errances stratégiques de leur direction, comme c’est le cas depuis dix ans. Chez Vivarte, la précarisation des travailleurs est une constante depuis le début de l’ère Plassat (2000-2012), marquée par une impitoyable chasse aux coûts de fonctionnements. Actuellement, 4 salariés sur 10 triment à temps partiel, et 1 sur 6 est en CDD. Quant aux salaires, ils flirtent avec le SMIC. « Avec 22 ans d’ancienneté, je touche 1450 euros par mois, primes comprises, assure Jean-Louis Alfred. Certains directeurs de magasins gagnent encore moins que moi ! » En attendant, le surendettement de Vivarte n’aura pas fait que des malheureux. S’il y a un chiffre qui énerve particulièrement les salariés du groupe, c’est celui du pactole touché par les 163 créanciers (fonds d’investissement et banques) qui ont tiré profit du LBO débuté en 2007. En sept ans, ces derniers ont perçu un milliard d’euros d’intérêts[3], soit 143 millions d’euros par an en moyenne. La liste exhaustive des créanciers est tenue secrète, mais parmi les principaux fonds anglo-saxons figurent : Alcentra, Babson, Canyon, CSAM, GLG, Golden Tree, Hayfin, ICG, Oakhill, Oaktree, 3i. Par ailleurs, un autre chiffre devrait énerver… les contribuables français. En effet, les intérêts versés par un groupe sous LBO sont déductibles de l’impôt sur les sociétés. Pour le dire autrement, l’Etat – donc les contribuables – participent ainsi au financement de ces montages financiers. Dans le cas de Vivarte, la facture globale dépasse les 400 millions d’euros. Alexis Moreau 1. 2. 3. [notes] Tous les chiffres sont tirés du rapport annuel 2014 d’Oaktree, disponible à l’adresse : https://www.nyse.com/quote/XNYS:OAK/sec Chiffre figurant dans un rapport interne de Vivarte, daté d’avril 2015. Idem. 9 les dossiers de terrain de luttes 15. 4. « A Stracel, ils ont jeté le citron après l’avoir pressé » 5 techniques pour siphonner une usine rentable Un cas d’école qui sera demain enseigné aux consultants aux dents longues ? Quand la multinationale finlandaise UPM rachète la « Cellulose de Strasbourg » en 1988, les ouvriers de cette usine de production de pâte à papier sont plutôt confiants dans l’avenir. Mais ce rachat ne visait, pour le groupe UPM, qu’à s’implanter sur le territoire français, avec une garantie de pérennité du site de pâte seulement pour 10 ans. La « promesse » prend fin en 1998, avec l’annonce d’un premier plan social massif de 210 salariés, avant l’annonce d’une cession définitive du site en 2012. Retour sur le lessivage d’une usine rentable. dossier n° 15 Profiteurs de crise, un business en or ! (15.4.) L e site de production de STRACEL est rentable et l’arrivée d’un grand groupe ne peut qu’être synonyme d’investissements sur le long terme. Et de fait, le site de production va peu à peu s’agrandir, avec notamment la création en 1990 d’une unité de production de papier journal à côté de la vieille chaîne de production de pâte à papier, anciennement nommée Cellulose de Strasbourg. Fin 1999 – début des années 2000, UPM investit même 76 millions d’euros dans un process de fabrication, innovant à l’époque, afin de pouvoir produire le papier couché magazine, un tout nouveau papier brillant et satiné, destiné à la presse écrite. Mais l’arrivée de ce type de multinationales, hautement capitalistiques, laisse rarement inchangées les logiques comptables qui assuraient jusque-là la rentabilité d’un site de production. Très vite, les représentants du personnel qui siègent au conseil d’établissement, voient défiler devant leurs yeux des comptes de résultats alarmants faisant état de pertes pour leur usine. La production fonctionne pourtant toujours à plein régime car le marché asiatique est un grand consommateur de papier. Mais par une série de jeux d’écritures comptables l’entreprise a été rendue non rentable. Une manière pour le groupe de ne pas payer d’impôts sur les bénéfices pour ce site et de ramener l’argent vers la holding qui trône au sommet du groupe financier que constitue UPM : le groupe est côté en bourse, à Helsinki et à Londres, le groupe ayant pris la précaution de ne pas déclarer ses cotations boursières en France… Contrairement à ce que le discours libéral peut laisser croire, les fermetures d’usine ou les délocalisations se font souvent sur des sites de production qui dégageaient de l’argent avant qu’entrent en scène une série de stratégies qui finissent par couler l’usine et entraîner la mise au chômage des ouvriers. Chose rare dans cette usine, les délégués syndicaux ont sollicité très vite un cabinet d’expertise comptable indépendant, pour porter au jour les malversations internes qui ont mis à terre leur usine. Petit passage en revue des diverses façons de couler une boîte. stratégie n° 1 : les investissements du groupe sont en fait des dettes pour l’usine Le nouveau process dont fait partie intégrante le site de production de Stracel semble, dans un premier temps, être un signe positif pour les ouvriers qui travaillent là : le groupe investit pour l’avenir. Mais sur le plan comptable, ces investissements n’ont pas fait l’objet d’un emprunt classique auprès d’une banque à un taux correspondant à celui du marché de l’époque, soit 2 à 3 %, taux pratiqué à l’époque sur les marchés financiers. « Officiellement », c’est l’entité mère du groupe qui a prêté l’argent à l’usine. Les 76 millions d’euros d’investissements sont donc, en réalité, une sorte de « prêt » que le site de Stracel doit rembourser à UPM sur ses résultats d’exploitation. L’entité mère du groupe prélève ainsi entre 1,3 et 1,6 million d’euros à un taux usurier de 9 % d’intérêts auquel il faut ajouter l’amortissement initial. Ceci constitue une niche fiscale bénéfique dont la finalité a été dévoyée. Au fil des ans, le site de Stracel aura ainsi remboursé près de 100 millions d’euros d’intérêts, sans compter le capital initial également remboursé, pendant une période d’au moins 11 années. Et « comme par hasard » l’annonce de la fermeture du site surviendra lorsque le prêt arrivera à échéance, le 31 août 2011, suite à une prétendue « baisse du marché du papier » en Europe. Comme on pourrait dire c’est « l’arbre qui cache la forêt », les millions d’euros emmagasinés ont grassement payé les actionnaires du groupe qui s’est ensuite débarrassé du site de production : prêt remboursé + fin des amortissements = bénéfices engrangés + taux maximal de rentabilité… C’est là un signal pour tout délégué syndical digne de ce nom : un gros investissement dans l’entreprise peut paradoxalement marquer le lancement d’une mise à mort d’une usine par le simple jeu des taux d’intérêt faramineux qu’une maison-mère impose à sa filiale. Mais ce n’est pas là la seule stratégie possible pour vider les caisses d’un site de production. stratégie n° 2 : les bénéfices dégagés par le site sont transférés vers le siège via un jeu de commissions opaques L’usine produit du papier, mais c’est le siège, via sa centrale de vente, qui assure la signature des contrats de vente auprès de gros acheteurs. Pour chaque vente réalisée, l’usine de Stracel se voit ainsi facturée une commission de vente qui représente 3 à 7 % de la vente, via les bureaux commerciaux et pour la plus grosse partie via la maison mère. Sur le plan comptable, ces commissions sont noyées dans les comptes. Ce sont des« ventes intra-groupe », une des autres « techniques » pour faire sortir l’argent des comptes d’exploitation, « l’évasion fiscale » made in finland et hors de France… L’usine de Stracel produisant entre 230 000 et 280 000 tonnes de papier par an, ces commissions représentent un moyen quasi quotidien pour l’entité mère du groupe de prélever une partie de la plus value dégagée par le site de production. La rentabilité du site se dégrade peu à peu et de façon invisible. Peuvent alors être mis en place des techniques plus structurelles pour dégager encore plus de bénéfices, comme ce sera le cas début d’année 2012, avec la création d’une structure appelée OESC (One European Sales Company), un centre de coûts basé en Finlande et dont la maison mère « refacture » aux clients, et non plus le site de Stracel, qui est devenu un simple site de production. La stratégie « établissement low cost » avait déjà été dénoncée par la CGT en décembre 2007, syndicat pourtant minoritaire mais vigilant, ceci avait d’ailleurs donné lieu à un mouvement de grève massif sur le site, et qui avait obligé le siège d’UPM France à fournir des explications, tout ceci faisant suite aux déclarations intempestives du DG de l’époque qui déclarait déjà que le site de Stracel ne serait plus voué qu’à la production, le « coeur de métier » ne serait plus que l’outil de production, tous les autres services étant destinés à une prochaine et possible externalisation… stratégie n° 3 : arguer de la dégradation des comptes du site pour licencier Avril 1999, la direction confirme le plan social de l’unité de pâte. Celuici concerne plus de 210 salariés. Tout au long des années et à partir 10 les dossiers de terrain de luttes de 2004, la direction annoncera très régulièrement plusieurs autres plans sociaux sur l’unité de papier magazine, avec à chaque fois plusieurs dizaines de licenciements. Ceux-ci touchent cette fois tous les autres établissements de l’entité juridique UPM France, suite à la « fusion comptable » provoquée par le groupe des entités françaises, pour pouvoir mettre en place leur nouvelle stratégie, notamment pour mettre la main sur l’ensemble des amortissements financiers. Ces licenciements ont une double utilité pour la maison mère. D’une part, ils permettent de ne pas couler directement le site de production en restaurant temporairement les équilibres comptables (on paie moins de salaires donc on continue de dégager quelques bénéfices). D’autre part, ils permettent de rassurer les actionnaires du groupe qui exigent 5 % de retour sur investissement par an. Le groupe est, en effet, côté en bourse et égrainer les plans sociaux permet de conforter régulièrement les marchés. Jusqu’au jour où le citron est trop pressé. Il faut alors envisager une autre stratégie plus radicale car connectée à une vision plus globale du marché du papier. dossier n° 14 STREIKE ! L’envers du soi-disant « modèle social » allemand (14.5.) stratégie n° 4 : Acheter d’autres usines pour se placer soit disant en « surcapacité » Le marché du papier est un marché encore rentable, la principale source de bénéfices avec la pâte à papier pour UPM, les deux productions étant indissociables. Il voit s’opposer principalement deux grands groupes en Europe UPM et Stora Enso, mais aussi d’autres multinationales du genre comme MReal. Dans une situation de quasi monopole, les grands groupes qui structurent ce marché n’ont de fait pas d’intérêt à se faire une trop grande concurrence, d’ailleurs ils se mettent d’accord sur une stratégie commune, sur les prix de vente du papier notamment, une sorte « d’entente concurrentielle », pratique tout à fait illégale que la Cour Européenne avait tenté de dénoncer. En réduisant les capacités de production du papier, ils rendent leur produit rare et peuvent donc le vendre plus cher, la Loi de « l’offre et de la demande » pour faire remonter au plus fort les prix de vente du papier, mettant à leur tour en difficulté les titres de presse. UPM a adopté une stratégie classique dans ce genre de situations : il rachète régulièrement des usines tierces pour absorber la petite concurrence et contrôler ainsi les volumes de production globaux en Europe. Fermer alors ses propres sites permet dans un second temps de limiter sa propre production et permet paradoxalement de contrôler mieux les prix et de faire plus de marge. Ainsi le groupe UPM rachète et absorbe le groupe familial Myllykoski le 1er août 2011. 30 jours après, le 31 août 2011, UPM annonce la fermeture/cession du site de Stracel, ainsi que la fermeture de plusieurs unités, dont celle d’Allbrück en Allemagne et de Myllykoski en Finlande. Son exigence est alors de réduire les capacités de production d’au moins 1,3 Millions de tonnes de papier, mais dans le même temps en absorbant le groupe Myllykoski la capacité de production a augmenté de 2,8 Millions de tonnes : UPM a donc « artificiellement » créé lui-même sa propre surcapacité et celle des marchés du papier en Europe… stratégie n° 5 : Trouver un repreneur et lui garantir une usine sans syndicalistes En 2012, le site de production de Stracel change donc de main et va être cédé par le groupe UPM à Blue Paper, détenu par VPK/Klingele, une « joint-venture » germano-belge et qui produit du papier carton ondulé par un investissement de plus de 100 Millions d’euros. Au final ce groupe n’embauchera que 105 salariés sur les 132 emplois du site (contre près de 500 il y a plus de 20 ans). La rentabilité promise aux actionnaires de VPK est d’au moins 12 % par an. La réembauche après le plan social suppose donc de faire le tri et surtout de réduire la masse salariale. VPK réembauche donc une partie des ouvriers mais les salaires sont en moyenne 30 % inférieurs à ceux qui étaient pratiqués auparavant chez UPM, sans compter la perte ou baisse de la plupart des acquis d’entreprise. Mais VPK va encore plus loin, ce dernier fait réembaucher les principaux cadres de Stracel, l’ancien responsable de production devient directeur général de l’usine, l’ancienne assistance RH devient DRH du site, l’ancien ingénieur de production devient responsable du process. Bizarrement, alors que la plupart des syndicalistes de FO sont réembauchés, à part l’un d’entre eux aucun syndicaliste engagé de la CGT ne l’est, sûrement dû au fait qu’ils sont très gênants pour une direction d’entreprise… Par ailleurs, il faut dire que les syndicalistes de la CGT, contestent toujours le licenciement économique des salariés de Stracel. Comment aujourd’hui UPM peut-il justifier de la fermeture d’un site rentable, qui dégageait des résultats d’exploitation positifs, et qui aurait pu continuer à assurer la production au moins 3 ans au moment de l’annonce de la fermeture de l’usine ? Un combat syndical difficile face aux manipulations comptables et financières Dans combien d’usines ce type de manipulation est-il passé inaperçu ? A Stracel, par leur opposition, une partie des ouvriers ne se laissent pas faire et contestent leur licenciement. Ils rendent alors visible ce qui est souvent caché : une usine qui devient une filiale d’un groupe financiarisé n’a plus son destin économique en main. Si le site ferme, ce n’est pas parce que des ouvriers coûtent trop chers comparés à des ouvriers chinois mais parce que le principe de « non rentabilité » est devenu l’horizon fiscal souhaitable pour l’usine depuis 20 ans. Terrains de Luttes et les élus CGT de Stracel Qui sommes-nous ? Terrains de luttes est un nouveau site Internet d’information et de réflexion critiques… Terrains de luttes est un site Internet qui propose un espace d’échanges où l’on prend le temps de l’examen concret et du recul historique pour donner à voir la situation des classes populaires et comprendre les stratégies des classes dominantes. Il a vocation à incarner, pour mieux y résister, les transformations et les effets du capitalisme à travers des visages et des figures, des adresses et des lieux, des institutions et des organisations, des pratiques et des évènements. Il vise à construire des ponts et des échanges entre travailleuses/eurs, militant-e-s et chercheuses/eurs engagé-e-s afin d’alimenter et de solidariser nos Terrains de luttes. Pour ce faire, nous publions des entretiens réalisés par des militant-e-s, des chercheuses/eurs ou des journalistes ; des récits et des analyses d’évènements (grèves, manifestations, etc.) et d’activités (actions de lobbyistes, répression patronale, etc.), des reportages vidéos, des « bonnes feuilles » d’ouvrages ou encore des chroniques. Nous proposons également des passerelles avec les luttes et les connaissances produites par des collectifs de syndicalistes et de chercheurs dans d’autres pays ou par des associations anti-lobbys en Europe. Terrains de luttes est animé par des syndicalistes (CGT, Solidaires, FSU), des militant-e-s associatives/ifs ou politiques (Front de Gauche, NPA, Alternative Libertaire) et des chercheuses/eurs en sciences sociales. Nous travaillons de manière privilégiée avec des éditeurs indépendants (Agone, Le Croquant, La Dispute, Libertalia, etc.). 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