Parler-jouer, acte VIII : Au coeur de la nuit

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Parler-jouer, acte VIII : Au coeur de la nuit
DÉAMBULATIONS
Parler-jouer, acte VIII : Au coeur de la nuit !
«
Néa mirn proporn ? Sangksa ? Tcheutchét pro-srey, reu pro reu srey ? Néa
barang sée, mao timouy khniom somrap
srölagn steu léb ! – Toi avoir mari ? Femme ?
Aimer garçon-fille, ou garçon ou fille ? Toi
français-cheval, venir avec moi pour aimer
à avaler ! – Tu es marié ? Tu aimes les ladyboys, les garçons ou les filles ? Tu es un
Français bien monté, tu viens avec moi pour
qu’on s’aime beaucoup ! »
… La Yey me téléporte et me dépose devant
une boîte que je connais trop bien… Elle me fait
une soufflette d’herbe magique au vu et au su de
tout le monde, mais personne ne nous voit... V.
n’est pas là mais moi j’y suis jusqu’au cou, rue
51, alias Pasteur1, au cœur de la nuit, in « The
Heart of Darkness », en anglais dans le texte. Le
Club de Phnom Penh ! Ici, foin des rizières, on
est loin du vert des campagnes : du gris-bitume
défoncé au noir de cette boîte un peu mythique il
n’y a qu’un pas à franchir que je viens de… Oui,
j’entre en affranchi dans le sacro-saint sanctuaire
des pots aux roses, sis on the night, là où il est de
bon ton de prendre la pose. Frénésie ! Autoroute
du déclin ! D’ailleurs les freins n’existent pas.
C’est de la roue libre, une prison de vices dans
laquelle, paradoxalement, nous nous croyons
libre : free excès !
déversent en froufrouteries extravagantes
alors que les money-boys sont tous en chasse,
attendent La Passe qui leur fera la soirée.
« Innocents », au fil des nuits, des milliers de
touristes, ébahis par tant de liberté, enivrés par
les vodkas/Redbull à trois dollars, dans l’espace
enfumé, s’agitent, rient et s’extasient sur le dancefloor affolé ! Des jeunes en mode baba-fleurs et
post-hippies de France ou d’Australie croient
retrouver ici un semblant de Woodstock spirit
version néo-moderne exotico-érotico-asiatique !
Des bedonnants, la cinquantaine bien tassée,
bedonnent sur scène et les retraités, plutôt
que de battre en retraite, retrouvent à coup
de gin tonic la tonicité de leur vingt-ans ! Des
filles sublimes, incarnations mythologiques de
la grâce Apsara, font croire à de naïfs petits
puceaux dont c’est le premier voyage qu’ils sont
les Rocco Siffredi de leur vie, les princes de leur
nuit, les Don Juan du cul, les maîtres de la baise,
et qu’elles, elles sont l’Origine du Monde qui les
fera courber ; qu’elles leur donneront l’Orgasme
Suprême, et qu’au lit ils vont jouir et toucher
du bout du vit l’essence même de la vie ! Les
couillons foncent alors têtes baissées se faire
baiser aux deux sens du terme, les membres
fiers, les egos gonflés à bloc, pendant qu’autour
les copines se marrent, et moi avec !
Une fois dedans, je monte à l’étage, commande
et m’assoie, observe ! La fourmilière des hères
en déshérence s’agite et s’affole. Le D.J. est
le sale gosse qui donne des coups de pieds
dedans. L’imbroglio des lumières suit les
pulsations : spots modernes coréens créant des
kaléidoscopes arc-en-ciel qui rythment l’impulse
sur la scène. Les feux sont sur des rampes, et
les lasers se dispatchent des plafonds. Au centre,
tout de toc, règne un lustre ridicule de profusion
diamantaire, digne de la Galerie des glaces de
Versailles. Parfaitement abscons, tout à fait
obsolète, kitch comme les Chinois en rêvent, il
donne cette touche fashion sans laquelle le Heart
d’aujourd’hui ne serait que le reflet pâli de celui
d’hier, et je vous parle là de dix avant ! Flash
back !
(D’ailleurs, je m’y revois, dix ans avant ! Et je
remarque, ce qui est assez marrant, qu’à quelques
variantes près la musique est la même… À part
Eminem qui a définitivement disparu de cette
arène « aseptisée », qui, fut un temps, était un
repère bien plus mal fréquenté ! Dokni2 le rap
commercial, les tubes des années 2000, quinze
à vingt ans de retard ! Et fini aussi les pipes
goulues dans les chiottes, les encugulades en
myriades discrètes sur les coussins douteux des
canapés défoncés ! Fini le temps de l’anarchie, et
bienvenu celui de la nostalgie…)
Mais je m’égare… C’est que je n’écris pas à
moitié, en faisant des concessions, non j’ai
décidé de titiller un peu la bienséance… Tout en
sachant que je sais que la Yey, vieille chaman
manipulatrice, a un peu chargé la dose de
l’hypnotique produit a-chimique et atypique
qu’elle m’a fait avaler ! Voilà le Heart ! Les lady-boys se déhanchent dans de grandes
folies chorégraphiques, se frayent des chemins
de traverses sur la piste et dans la foule, se
L’Écho du Cambodge n° 167 novembre 2014
D’ailleurs, mais que m’as-tu donné, Ô GrandMère ! Je me sens si bien, tel un apôtre du rire,
lucide et les sens en éveil, aux aguets, la jugeote
affûtée, monstre de clairvoyance pareil à un aigle
perché sur un pic de haute-montagne, j’observe
le manège de ce soir à travers le temps ! Je suis
d’humeur moqueuse et du sommet de mon mât,
avec le fier navire de ma plume, sans juger je
m’esclaffe à m’en filer des baffes ! Oui, en bas
c’est la mare aux canards ! La plupart se font
des coins-coins dans les moindres recoins !
C’est un sacré capharnaüm, tout un touin-touin,
un vrai sex-barnum mais quel cirque ! Filles,
femmes, hommes, garçons, transgenres, catins,
humanitaires, expats, voyageurs, tous s’agitent et
se reniflent dans le grand chenil techno / trance !
Ouaf ouaf ! Tout cela est parfois interrompu par
un irréel Happy birthday to you tout de suite
oublié sous le gros son hard-core d’un mauvais
remix à la limite du delirium ad-nauseum !
Sous le regard des sculptures in en stuc, c’est la
grand-messe furieuse des abbés du stupre et des
papesses de la prostitution ! Ô My Bouddha !
Au billard les habitués et les putains fatigués
entretiennent la routine nocturne alors qu’au bar,
les sièges croulent sous les lourds fessiers des
Khmers ou des Occidentaux à bout de force qui
éclusent, les yeux dans le vide...
Mais regardons de plus près… Un nouveau riche
russe et ivre marche sur le pied gracile d’une
gazelle sans s’excuser : elle lui fait l’honneur de
l’ignorer… Sous les yeux d’une statue en faux
bronze représentant un éphèbe grec au corps
musculeux, qui n’a rien à faire ici, un Khmer
de France puant de prétention se prend pour
la réincarnation de Jayavarman VII, Roi-Dieu
bâtisseur d’Angkor… Une autre donzelle de vingt
ans, qui en paraît seize, gifle un Allemand au
ventre gonflé et au teint couperosé qui s’est permis
d’être un peu trop vulgairement entreprenant : il
se fait mettre à la rue par les adorables videurs,
tout de même au nombre de cinq pour jarcler le
porc sur le trottoir dehors ! À une table au fond
à droite, deux garçons new generation s’enfilent
une girafe d’Anchor3 en matant leurs clients,
deux sexagénaires usagés qui se déhanchent
ridiculement sur du Michael Jackson… Et le
DJ, pas inspiré, fait tourner la sauce !... Deux
Suédoises aux décolletés évocateurs confondent
David Guetta et la Macarena après dix tequilas
de trop… Un Australien bien éméché bouscule
une jeune suissesse bien entamée et lui
demande pardon en anglais… Un Chinois de
Hong-Kong, un Hongkongais gay un peu gaga,
dévale trop vite et avec un déhanché trop marqué
les escaliers, rate une marche et se vautre
lamentablement, heureusement sans se faire
mal, sur une Belge catholique, en renversant
sa pinte de bière dans son décolleté bucolique.
Cette dernière l’aide à se relever et lui pardonne
sans faire d’esclandre… Un Vietnamien d’un
mètre-cinquante tout transpirant envahit deux
mètres d’espace en dansant comme un damné…
Trois Indiens boivent entre eux, parlent entre eux,
rigolent entre eux, entre eux agitent leurs grosses
bedaines autour de leur table à eux… Une folleperdue vient gigoter son séant et exhiber ses
nichons tout droit importés de Bangkok sous mon
nez inintéressé, et me rappelle qu’ensemble on a
déjà couché et tous les bons moments passés, et
me donne son tarif actuel : cinquante dollars pour
une nuit de rêve ! Gentiment je lui réponds non
merci et très classe il/elle ne s’offusque même
pas que j’ai oublié notre dernière étreinte… Un
couple de Cambodgiens d’une infernale beauté
s’embrassent et s’enlacent et se paluchent,
merveilleuses petites peluches ils s’étreignent
et autour le monde n’existe plus, et moi encore
moins : je retourne au bar passer à la vitesse
supérieure : double vodka-Redbull, comme tous
les couillons de l’univers ! (à suivre, acte IX).
Texte : Emmanuel Pezard
Illustration : Sou Mey
1. Rue Pasteur (51) : une des rues importantes
de P.P., avec, sur quelques centaines de
mètres, dans le même quartier, bars de nuit, à
filles, discothèques, restos de rues ambulants,
supermarket 24/24, ATM, terrasses, billards, et
une partie du concentré de la vie de nuit à P.P.…
2. Dokni ! : pareil !
3. Une girafe d’Anchor : un long tube de bière
contenant plusieurs litres.
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